Février_1903

Cahier n°1

Février 1903 [Rome]

Excellent état. Vais-je enfin me trouver ? La souffrance de l'artiste qui se cherche est égale aux plus grandes souffrances. Se trouver soi-même, trouver son soi est le but auquel il faut tendre. Dans cet esprit il faut aborder toute chose. Si, sans même avoir rien produit de très bien, j'arrive à la fin de mon séjour à Rome à bien me connaître, et à avoir une formule solide de ma sculpture, ces quatre années n'auront pas été des années perdues. Une formule est nécessaire. Une formule personnelle. Malheur à celui qui veut se servir de la formule d'un autre. Il n'est pas personnel. Il n'est donc rien.

Je remarque que tant que je travaillais au Héros grandeur nature, j'étais très intéressé par le sujet, pas du tout par la statue. Maintenant, je fais la Bayadère indienne[1]. Il n'y a là guère d'idée. Je suis très intéressé par cette statue. Pourquoi ? J'avais commencé le Héros avec enthousiasme. J'ai entamé la Bayadère parce qu'il le fallait. Je trouve une cause de cela dans la question modèle. Pour le Héros il me fallait transformer mon modèle, faire ce qu'on appelle une forme idéale. Les efforts que j'ai faits durant deux mois ont abouti à me prouver mon incapacité à ce point de vue-là. La Bayadère m'est le complément merveilleux de l'expérience. Je n'ai qu'à copier fidèlement et sincèrement mon modèle, à donner la vie à ma statue. Je sens que j'y réussis. Depuis un an déjà je sentais cette tendance. C'est maintenant chez moi une conviction faite, un point de base. Il me faut pour toute œuvre trouver le modèle répondant parfaitement à mon idée et que je n'ai qu'à copier.

Est-ce une qualité, cela, ou une faiblesse ? Ce peut être une très grande qualité, si je sais tirer parti de cette disposition. Il faut savoir développer ses tendances afin de leur faire donner leur maximum. C'est donc dans un sens très nature et très vivant que je vais diriger mes efforts comme moyen d'expression de mes idées. Pas de plus belle œuvre d'art que la nature, d'ailleurs. Pas de plus belle œuvre d'art que la vie. Arranger la nature, arranger la vie, m'apparaît même comme une tentative mauvaise, un funeste, nuisible effort. Le cerveau n'est pas une machine à formes. Notre corps, par l'amour, crée la forme. Notre cerveau crée les idées. Écrivant ceci, ceci m'apparaît comme encore plus solidement vrai. Vérité en soi.

 

Idéal de l'œuvre :

Une grande conception philosophique manifestée par l'action humaine dans le drame.

"La vraie liberté se trouve non dans la révolte et le désordre, mais dans les règles librement choisies et librement acceptées."

Une idée est un problème et n'a qu'une solution.

Tout sacrifier au caractère et à la vérité et se fiche de l'arrangement.

Fuir le décoratif.

 

Tout chef-d'œuvre est la trouvaille de cette solution unique de l'idée :

            Le Moïse de Michel-Ange ;

            La Naissance de l'Homme (chapelle Sixtine) ;

Il n'y en a pas des masses.

            La chapelle des Médicis[2].

Se plaçant à ce point de vue-là, Michel-Ange domine tout. Il sculptait avec son cœur.

            Les Bourgeois de Calais de Rodin ;

            Le Victor Hugo.

 

Quand l'œuvre n'est qu'une note de nature, elle doit rester petite. Quand tu en fais une idée générale, symbole, tu dois la faire grande.

Le mois de mai 1903 me restera comme un souvenir pénible. Il sera important dans ma vie. C'est l'année de la Bayadère sacrée.

Je regrette de n'avoir pas noté au jour le jour mes impressions. C'eût été drôle et instructif. 9 Août 1904[3].

 


[1]    . Bayadère sacrée.

[2]    . Précédé par : "La Dispute du s[ain]t Sacrement de Raphaël", raturé.

[3]    . Encre différente, réflexion ajoutée a posteriori en relisant ses notes et datée.