Décembre-1920

Cahier n°9

1er décembre 1920.

Visite de M. Siot-Decauville. Il s'agit de traiter pour la reproduction de la statue du Pugiliste (Carpentier). Question délicate sur laquelle il hésite. M. Siot-Decauville est un homme charmant.

Puis Madame P[aul] Adam est venue avec M. et Mme Corbin. Visite tout à fait sympathique. J'ai montré le Temple et M. Corbin m'a paru fort intéressé. Mais personne ne pense à me dire : "Voilà 100 000 F, commencez un des morceaux !" Je commencerai tout seul.

Puis Laiter aussi est venu, avec Lélio et son grand immense chapeau. Je crois que ses affaires ne vont pas fameusement. Il ne m'a [pas] paru extrêmement pressé de voir finir son groupe.

4 [décembre 1920]

Corrections rue du Dragon[1]. Toujours la même chose. C'est peu intéressant. Il est surtout peu intéressant de corriger des jeunes gens influencé par ce qui se fait de mauvais en notre époque troublée. Ils font d'un modèle maigre une jeune fille grasse et vous disent :

— Je le vois bien, mais j'ai besoin de faire ces gros volumes.

Je m'efforce de les mettre en garde contre la mode. La mode n'est pas le style. Aujourd'hui, la mode est de faire des jambes torses et lourdes, demain elle sera de faire des jambes minces et longues. Tout cela c'est facile. Ce qui est difficile, c'est de faire ressemblant à la nature qu'on a devant soi. Le mot à la mode, mis à la mode par Maurice Denis, c'est :

— Il ne faut pas que l'œuvre pue le modèle.

Alors ça "pue le musée" ce qui est bien pis. Car c'est tout de même en s'efforçant de faire vrai que l'on arrivera à des résultats riches d'avenir. La vérité est infinie, toujours nouvelle et je dis même toujours belle. Dans l'autre voie on est tout de suite arrivé au but.

Acheté un très beau livre sur Mantegna. Tous les artistes que j'aime me confirment dans ma façon de voir.

5 décembre [1920]

Gentil déjeuner chez nous. Bokanowski et sa femme. Henri Rabaud et sa femme. Pierre Coutan et sa femme et le vieil ami Bigot. On a eu l'air d'aimer sincèrement mon atelier. Madame Bokanowski très emballée ainsi que son mari. Celui-ci m'a demandé à revenir voir le marbre de la Becquée quand il sera terminé. Rabaud, homme exquis, réservé et très fin. Entièrement pris par l'administration de son conservatoire. Or je lui annonce en même temps qu'à Bigot (je le savais par M. Nénot), que Bigot vient d'être nommé architecte en chef du conservatoire. Rabaud aussitôt est excessivement inquiet. Bigot n'est qu'à moitié content :

— Mais je n'y connais rien ! dit-il avec son sourire à la Diogène.

— Justement, dit Rabaud, les radiateurs font un bruit d'enfer.

— Mais je ne connais rien aux radiateurs. Continue Bigot.

Nous nous sommes amusés un moment. Au fond ni Rabaud, ni sa femme ne s'amusaient, car ils attendent que leur logement au conservatoire soit fait et Bigot, pour cette sorte de travail, ne leur inspire pas confiance. Et quoi, ils ont tort, car s'il veut s'y mettre, il leur arrangera quelque chose de très bien.

8 [décembre 1920]

Passé les journées d'hier et d'avant-hier en voyage à Vichy. Georges Baugnies m'avait très vivement conseillé d'y aller pour voir le maire, à propos du Monument aux Morts que celui-ci se propose de faire élever là-bas et pour lequel une somme de 250 000 F est déjà réunie. Je suis reçu par M. Coubon, ami de Baugnies, ancien directeur de la Compagnie fermière. Après une bonne petite marche dans la promenade le long du fleuve, nous nous rendons chez le maire. Un solide vieillard d'une soixantaine d'années. C'est un ancien acteur de l'Ambigu. Fixé à Vichy depuis longtemps, il y fait de la politique sociale. D'après ce qu'il m'a semblé comprendre, il a dû gagner sa vie un moment en copiant des toiles dans les musées, en aquarelle ! Mais il a de fameuses prétentions artistiques. Le Monument est tout fait dans sa tête, il l'a composé, choisi les matériaux, etc. Il y aura des rochers, des soldats de bronze avec des clairons qui surgissent de ces rochers en regardant une France qui fera je ne sais quoi. Il y aura des cascades d'eau. "D'eau de Vichy ?" ai-je eu envie de demander. Il y aura des rampes, des allées. Et on dépensera pour réaliser ce beau programme 450 000 F. Je suis revenu ravi. Tant d'argent perdu à cause de cet imbécile. Son ridicule même, ne m'a pas déridé longtemps. Comme nous prenions congé de lui :

— Je vais vous demander quelque chose, m'a-t-il dit.

— Tout ce que vous voudrez.

— Eh bien, je crois que c'est vous qui ferez ce Monument. Eh bien, faites mon portrait dedans, quelque part.

— Mais certainement, en territorial.

— Ou en colonel.

— C'est ça, en colonel.

— Ah ! et puis je poserai très bien pour vous, savez-vous ? Je pose très bien. Tenez !

Et le voilà qui se met à me prendre des poses héroïques, comme les hommes de bronze devant les terrasses des cafés, fronçant les sourcils, les bras étendus dans tous les sens.

Nous nous sommes quittés très bons amis. Mais je me disais : Ce n'ai pas moi qui ferai ce Monument. Quel malheur de voir 450 000 F dans de pareilles mains. Car cet imbécile trouvera le sculpteur de son niveau. Sauf une douzaine, ils sont tous de ce niveau.

Mais notre conversation fut un moment interrompu par l'arrivée de M. Lefèvre, ministre de la guerre, en ce moment à Vichy où il fait une cure. Il est délicat de juger un homme sur une impression d'une demi-heure. J'ai eu l'impression d'avoir devant moi un demi-fou. S'il était resté une heure, peut-être aurais-je eu l'impression d'avoir devant moi un fou complet. Agité, se tortillant, gesticulant, grimaçant, levant les sourcils au-dessus de son crâne, les abaissant au-dessous de ses narines, avalant ses joues, ouvrant d'immenses yeux ronds tout noir, les fermant brusquement, j'avais une fois de plus cette lamentable impression que m'ont fait presque toujours les personnages importants de notre époque. Il nous a appris que jusqu'en avril dernier l'armée française ne pouvait pas être mobilisée. Nous avons tous fait "Oh !" d'un air peiné et profond. Mais que grâce à lui, maintenant, l'armée française pourrait être mobilisée. Nous avons tous fait "Ah !" d'un air soulagé et admiratif "les Anglais n'en reviennent pas." "Ah ! Ah ! les Anglais !", etc. Et comme dans la conversation M. Coubon prononçait le mot "Société des Nations", M. le ministre a levé ses deux pieds plus haut que sa tête, s'est dressé au moment où ils touchaient le sol, et s'est mis à rire en enfilant son pardessus, nous a dit au revoir en riant et est parti en riant, riant, riant. "Quel homme remarquable !" a dit le maire sans rire. Et s'est alors qu'il m'a demandé de mettre son portrait dans le Monument.

9 [décembre 1920]

Travaillé au Boxeur agenouillé. Cette petite figure vient bien. Je voudrais en avoir fini avec cette série de boxeurs que je veux faire. Je les ferai car c'est intéressant comme tout. Mais quel véritable supplice au fond d'avoir tant d'idées dans la tête, et que deux mains.

Hier soir, dîner Rome-Athènes. Je revois quantité de vieux camarades. Segoffin est plus jeune que jamais. À table entre Bigot et Chifflot. Chifflot ne me plaît plus. C'est un lâche. Il m'avait parlé du Monument du Havre, il y a longtemps. Puis un jour, il me dit qu'il avait été obligé de prendre Ernest Dubois comme collaborateur. Ce soir, il me dit qu'il a lâché Dubois et pris Jean Boucher, à cause d'un engagement antérieur ! C'est un homme à ambitions mesquines. Le manque de fidélité à ses amis est la caractéristique des ambitions académiques.

9 [décembre 1920]

Beaucoup d'argent rentre dans la maison en ce moment. Plus de trente mille francs sont rentrés ces jours-ci. Hélas ! ça ne durera pas longtemps.

10 [décembre 1920]

Très intéressant déjeuner chez Brunschvicg. Il nous avait promis de nous faire déjeuner avec Bergson, afin que je puisse inviter celui-ci à venir à mon atelier pour lui montrer le cahier bleu. Les Brunschvicg habitent un agréable petit hôtel à Passy.

Madame, qui est une personne fort intelligente et était jeune fille bien dotée, avait déclaré qu'elle était assez riche pour s'offrir un intellectuel sans le sou. Elle s'offrit donc Brunschvicg qui a les pieds plats et en dedans et marche en se cognant tout le temps contre vous. Mais c'est un homme d'une intelligence extraordinaire et le meilleur des amis. Je l'aime beaucoup. Sa femme est remarquablement intelligente aussi. Sa vie le prouve.

À déjeuner nous nous retrouvons avec les gentils Rabaud. Puis arrivent M. et Madame Xavier Léon, Madame Bergson bientôt suivi de son mari, Chaumeix. Conversation sans intérêt particulier. Je suis un peu étonné des idées reçues que profère M. Bergson sur la guerre et l'Allemagne. Pas de point de vue original et personnel. Ce sont les idées qui traînent chaque matin dans le Petit Parisien.

En sortant nous avons été au Louvre. Nous voulions voir les nouvelles salles françaises du Louvre. Je voulais revoir notre admirable collection des Poussin. Nous nous sommes trompés. Nous avons été par la grande galerie où l'on est arrêté à chaque pas malgré soi et avons aboutit à la collection Chauchard. Quand nous sommes entrés dans les salles des Poussin, il faisait presque nuit.

Chez Hébrard, une collection d'un verrier d'un goût quelconque et douteux.

12 [décembre 1920]

Excellente séance de musique chez M. d'Estournelles de Constant. C'est un petit festival Fauré. Il paraît que Fauré est dans la gêne. M. d'E[stournelles de Constant] a donc organisé ce concert, a invité le ministre, le directeur des Beaux-arts, pour obtenir que la vieillesse du grand musicien soit sans souci. Remarquable musique. Quatuor joué magnifiquement par les jeunes filles. Puis Poulet pour un concerto de violon. Paul Léon arrive en retard. Nous bavardons un moment et il me dit soudain :

— Et bien, vous allez faire le buste du président de la République.

— Ah ! Je comprends cette lettre énigmatique que j'ai reçue l'autre jour, me donnant audience. Je n'y comprenais rien et je croyais que c'était une erreur.

— Pas de doute. Ça a été décidé dans le train en revenant de Verdun. M. Millerand m'a demandé ce que je pensais de son choix. Vous pensez ce que j'ai répondu. Je vois que c'est un homme décidé qui va vite. Il posera certainement très bien.

Je ne sais comment remercier Paul Léon, car je suis sûr qu'il a fait plus qu'il ne m'a dit pour décider tout à fait le choix de M. Millerand.

13 [décembre 1920]

À la Sorbonne nous arrivons trop tard pour entendre les discours prononcés à l'occasion du don d'une bibliothèque américaine faite par M. Carnegie. J'aperçois M. d'Estournelles de Constant et Bouglé. Bigot arrive. Nous partons ensemble. J'achète chez Flammarion un beau livre sur Fra Angelico et une étude sur l'architecture médiévale en Orient.

14 [décembre 1920]

Le docteur Toonis m'a adressé un modèle merveilleux. C'est un nommé Renaud, employé de commerce, sans emploi. Il est superbe, élégant et fort. Il sera excellent pour le Monument Normale, pour le Cantique des cantiques et même pour le Héros. En attendant je travaille avec lui aux Fantômes, la figure nue centrale. Il m'a permis de faire un progrès mais ce n'est pas encore ça. Il me faudrait, pour cette figure centrale, un homme plus jeune et plus frêle. Mais dans la pose du mourant de l'École normale il est parfait.

Travaillé au Boxeur tombé avec le beau Nicolas. Le petit Lélio travaille au Monument de Grand-Couronne. Ça ne va pas fameusement.

15 [décembre 1920]

Arrivé un peu trop tôt à mon entrevue avec M. Millerand, j'ai fait arrêter mon taxi un peu avant l'entrée de l'Élysée. Aussitôt un agent de police s'est avancé et m'a suivi tandis que je traversais pour aller de l'autre côté, passer mon temps en flânant devant les boutiques d'antiquaires. J'ai passé ainsi les vingt minutes d'avance. Puis je suis entré à l'Élysée. Attendu très peu. Notre président est un homme petit, robuste. Le visage est plein de caractère, l'œil bien enchâssé, le front haut. Un bon buste à faire si on pouvait le faire commodément. Quand je lui ai demandé une dizaine de séances il a poussé des cris. Il m'a pourtant paru décidé à bien poser. Il a décidé de venir chez moi pour les séances. Notre première séance, vendredi prochain.

Je pars un peu inquiet. Dix séances d'une heure pour un buste de cette importance ! Un [2] buste d'homme est plus difficile et plus long à faire qu'un buste de femme ou d'enfant. À faire en charge c'est plus facile. Mais à faire un beau morceau de sculpture, c'est ce qu'il y a de plus difficile. Les plans généraux sont plus difficiles à saisir. Il y a surtout les masses charnues du menton et du cou qui sont d'un délicat à construire. Je m'appliquerai.

Dîner chez Kapferer, dans son appartement arrangé par Süe, sur les murs des Odilon Redon mièvres, des Vuillard fragiles. La caractéristique des peintres dit "modernes" (quelle appellation stupide), c'est de ne développer qu'une qualité, de ne pas chercher à se corriger de ses défauts, sans chercher à acquérir les solides qualités d'ensemble qui font la maîtrise. Cela produit cet art fragile, dont la valeur est aussi fragilisée que la mode auquel il obéit. Je regardais, dans l'espèce de petit salon or et rouge qui précède la salle à manger, la façon dont Süe avait accroché quatre consoles dans les angles du dit salon. On ne peut imaginer plus pauvre arrangement. Nous regardions cela avec Woog. Et nous n'admirions pas. Ce n'est pas construit. Or la construction est à la base de tout. Mais la construction, c'est ce qui est vraiment difficile. J'ai revu Woog avec plaisir. Changé en bien.

16 [décembre 1920]

Travaillé avec Renaud à la figure nue des Fantômes. Ce n'est pas ça encore.

Brève entrevue avec M. Paul Léon au sujet de la commande du buste de M. Millerand. Je crois que cette fois je ne serai pas trop mal payé. Quel homme charmant que Paul Léon.

Dîner chez M. Hermant. Nous nous sommes d'abord trompés et sommes entrés[3] chez des Américains somptueux. Chez les Hermant dîner sans intérêt. Je suis à table à côté d'une jeune Belge dont les mains sont d'une finesse remarquable. Des mains de Vierge du XIVe. C'était la seule intéressante du dîner.

17 [décembre 1920]

Première séance du buste de M. Millerand. Arrivé avec une exactitude remarquable. Malheureusement parti avec une exactitude non moins remarquable au bout d'une heure. Tête pleine de caractère. Moue de la bouche qu'il faudrait faire avec audace. Le front, l'enchâssement des yeux ont de la noblesse. Le bas du visage moins. Dans presque tous les visages est ainsi marquée la dualité du tempérament. Cet œil, ce front, sont les yeux et le front d'un homme élevé. La bouche est brutale, volontaire et sensuelle. J'avais remarqué la même dualité chez Rodin. Le front et les yeux étaient magnifiques. Sous la longue moustache, la bouche de travers était triviale.

18 [décembre 1920]

Avec Louis Artus, après ma correction aux petites filles de l'académie Julian[4], j'ai été voir un Américain qui possède une grande, énorme collection de Ravier. Ce Ravier est réellement le père des impressionnistes. Ses études sont d'une extraordinaire audace et d'une belle santé. Corot dont il était l'ami, n'eut sur lui qu'une influence médiocre et de peu de durée. On la voit dans les aquarelles d'Italie qui sont exquises, fines, habiles et sensibles. Revenu dans son pays, il fut de plus en plus attiré par les effets de soleil couchant. M. Thiollier qui le connaît, me raconte qu'il devint aveugle à force de se coller en face du soleil.

Après-midi, bonne séance avec la petite Germaine Bouglé.

Ravier est le vrai précurseur des impressionnistes.

19 [décembre 1920]

Marcel[5], retour de Turquie, nous expose à déjeuner ses idées sur la Turquie[6]. Elles me paraissent justes. Le fond en est qu'il faut se rapprocher de la Turquie sans perdre de temps, sans quoi la Turquie sera bolchevisée sous peu. Compter sur les Grecs est une sottise. Le seul élément solide, ce sont les Turcs.

Fin de la journée, visites : chez Xavier Léon où je retrouve Challaye perdu de vue depuis fort longtemps et le fils de Jacques Stern, un jeune homme qui veut se consacrer aux études d'art. Il me dit grand bien de mon Monument Wilbur Wright, ce qui fait toujours plaisir.

À l'École normale, grande réception chez M. Lanson. Milieu sympathique et supérieur. Bavardé longuement avec M. Dumas, avec Dupuy, avec Monsieur Bergson.

20 [décembre 1920]

J'espérais finir aujourd'hui mon Boxeur tombé. Mais il me faudra encore une séance. Cette petite figure fera bien. Je ferais ensuite [7] la série de boxeurs que je me promets depuis longtemps de faire : le Repos, un boxeur assis dans l'attitude du boxeur du musée des Thermes. Ce sera amusant de remontrer[8] après tant de siècles cette même attitude. Les Bandelettes, un boxeur assis mettant ses bandelettes. Enfin je ferai un Combat. Ces trois morceaux de la taille de 1 mètre.

Après-midi, travaillé avec Renaud aux Fantômes. Mais c'est du temps perdu. Ce n'est pas le modèle de cette figure-là.

22 [décembre 1920]

Fini le Boxeur tombé. Nicolas part faire quatre combats à Londres.

Deuxième séance de M. Millerand. Une heure exactement ! Je commence à comprendre sa construction qui est difficile. Les pommettes sont très en arrière. La mâchoire avance par un flanc oblique très difficile à installer, car il remue tout le temps. Ce qui est très difficile dans les bustes d'hommes de cet âge, c'est l'encolure empâtée. Affreusement difficile.

Très sympathique dîner chez Mademoiselle Fiévet, après avoir été passé une agréable demi-heure chez le gentil jeune ménage Vaudoyer. Vaudoyer est le type de ces jeunes critiques d'art d'aujourd'hui, dont le goût au fond est mesuré et va surtout vers les œuvres aimables du XVIIIe, mais que la crainte de ne pas être à la page lui fait admirer les horreurs que l'ignorance et le lucre imposent à nos yeux. Le simple courage de dire simplement son sentiment est chose rare. Vaudoyer est intelligent et peu à peu prend une place assez importante dans le monde de la critique. Il faut dire que ce monde est si pauvre en individualités de valeur qu'y prendre une place importante est de peu de mérite.

Dîner chez Mademoiselle Fiévet. Convives : ménage Borel, ménage Pichon, ménage Siegfried. M. Borel nous parle de son voyage en Chine avec Painlevé. Comme toujours, les discussions là-bas roulaient souvent sur cette question stupide de savoir quel est le premier peuple du monde. Les Chinois bien entendu trouvent que se sont eux, dont la civilisation date de plusieurs milliers d'années. Pour les Français ils ont assez d'estime, car ils ont un passé déjà assez important. Mais les Américains sont des barbares qu'ils méprisent profondément.

Causé longuement avec M. Siegfried qui me paraît, bien que financier, très intéressant. Il viendra visiter mon atelier avec sa femme.

24 [décembre 1920]

Après ma correction rue de Berri, aux Invalides, le[9] général Maleterre pour lui demander [du] matériel pour les Fantômes. Très bien reçu. Trouverai là ou à la caserne Tour-Maubourg ce qui m'est nécessaire. Rien de particulièrement intéressant.

Troisième séances buste président de la République. Cela vient. Mais il m'a exprimé le désir d'avoir terminé pour le 15 janvier ! L'éternelle gageure[10] de la date fixe. Il y a pourtant un très beau buste à faire.

25 [décembre 1920]

Conversation amusante ce soir chez Madame Mühlfeld entre Gide, Valéry, L[ouis] Artus. On parle de choses diverses, du dernier livre de Madame de Regnier, du Chéri de Colette Willy, de spiritisme. Chacun raconte sa petite histoire, mais le plus intéressant est certainement ce que m'a dit Louis Artus de sa femme, qui est catholique convaincue. Un soir elle se laisse aller à faire tourner des tables avec des amis et se révèle médium remarquable. Le lendemain, malgré elle, elle faisait à différentes reprises remuer des tables, chez elle, à son grand émoi et sans le vouloir ?

26 [décembre 1920]

Montré buste de M. Millerand à mon beau-père. Il l'a trouvé bien parti.

Chez Madame de Camastra, agréable réception.

27 [décembre 1920]

J'ai bien du mal à donner [11] de la vie et du caractère à la statue du Poilu en marche de Grand-Couronne sur laquelle Lélio peine depuis plusieurs semaines. Le pauvre n'en sort pas. Et j'ai eu, moi-même, bien du mal, sur un travail préparé de la sorte à l'améliorer. On en sortira tout de même.

Quatrième séance M. Millerand.

Arbre de Noël et danse chez M. d'Estournelles de Constant. Il me présente à des Albanais tout heureux que l'Albanie soit admise à la Société des Nations. Gens sympathiques qui me demandent à venir à mon atelier.

29 [décembre 1920]

Commencé avec Renaud la figure du gisant de l'École normale. Renaud  me donne un mouvement magnifique. Je ferai une bonne statue et ne la laisserai que lorsque j'en serai tout à fait content.

Lélio améliore le Monument Grand-Couronne. Mais il y a quelque chose dans cette statue qui ne va pas. Je commence à penser que c'est la tête qui est trop grosse, quoiqu'elle soit juste. C'est toujours la même chose. Le modèle est mal choisi. Trop léger et pose mal.

30 [décembre 1920]

École normale avec Renaud. Bonne, excellente séance. Bon travail. Je n'ai décidément l'impression de travailler que sur des morceaux plus grands que nature. C'est une joie sans pareille.

Déjeuner chez Ladis[las] avec le gentil oncle Max, femme et fils[12].

Buste de Germaine Bouglé. Un buste de jeune fille est plus facile à faire qu'un buste d'homme.

Visite de M. Pater, architecte à Buenos Aires. Il s'agit d'un Monument à élever à Buenos Aires, dans l'hôpital français, aux Morts de la guerre. Encore ça et toujours. C'est un architecte bourguignon. Il a parlé du projet à Bouchard. Ce sera donc un monument à faire en collaboration. Je verrai Bouchard demain matin.

Chez Madame Paul Adam, que je trouve plongée dans ses souvenirs de l'année dernière, relisant les ordonnances médicales, toujours douce, vaillante et si, si sympathique. Nous avons parlé de son mari et de Camille Mauclair qui écrit en ce moment une grande étude sur Paul Adam. Il paraît que ce pauvre Mauclair vit avec une femme qui a plus de soixante ans, une quinzaine d'années de plus que lui. Dans sa jeunesse elle le consola d'un chagrin. Maintenant elle est malade. Loyal et fidèle il croit de son devoir de lui rester fidèle. Il la soigne, fait le ménage, fait la cuisine. Le reste du temps il écrit des articles pour gagner leur vie. Ainsi s'en va, aux plus précieuses années de sa vie, le meilleur de lui-même.

Tandis que j'écris, Lily, au-dessus de ma tête, en compagnie de la fidèle Béatrice, prépare un arbre de Noël pour les petits, demain.

 

 


[1]    . Au lieu de : "Berri", raturé. L'Académie Julian.

[2]    . Précédé par : "Pour moi", raturé.

[3]    . Au lieu de : "arrivés", raturé.

[4]    . Suivi par : "(elles sont bien gentilles ces enfants)", raturé.

[5]    Marcel Cruppi.

[6]    . Suivi par : "le plus rapidement", raturé.

[7]    . Au lieu de : "après", raturé.

[8]    . Au lieu de : "retrouver", raturé.

[9]    . Précédé par : "voir", raturé.

[10]  . Suivi par : "de la date fixe", raturé.

[11]  . Au lieu de : "remettre", raturé.

[12]  . Maximilien Vieuxtemps, son fils Jean et sa femme.