Juillet-1921

Cahier n°10

1er juillet [1921]

Deux séances de portrait dans la matinée. De 8 h 30 à 10 heures le docteur Brocq m'a donné sa dernière séance. Je crois d'ailleurs que c'est du travail inutile. Une tête tourmentée comme celle-là ne gagne pas à être calmée par l'estampage. À dix heures trente est venue Madame Blumenthal. Buste bien difficile.

Monsieur Darracq m'a amené cette après-midi, de ses amis, M. Felix Aufort et un Monsieur Lefebvre et sa femme pour voir le buste que j'essaye de faire de Madame Darracq. C'est une tête réellement impossible à faire d'après des photographies.

3 [juillet 1921]

Le pauvre Carpentier s'est fait battre hier par Dempsey.

Séance buste de Madame Blumenthal.

À déjeuner nous avions aujourd'hui Darracq, A[ntony] Aubin et sa famille. Le garçon d'A[ntony] Aubin est bien doué pour la musique et nous a bien amusés avec ses improvisations. Ladis[las] est venu avec le fils de Proust, le frère de l'invraisemblable M[arcel] Proust.

Puis nous sommes allés à la garden-party de l'Élysée, où Mme Millerand a été tout particulièrement aimable pour nous. Aperçu le général Buat, le type de polytechnicien peu sympathique mais rudement intelligent. Sur une pelouse, affalés sur des chaises comme des loques, nous découvrons Laloux et Injalbert. Et nous avons fini la journée chez Mme Paul Adam. Elle me raconte que Bourdelle, bien qu'il sache par les journaux que je suis chargé du Monument Paul Adam, fait faire des démarches pour obtenir cette commande ! Un de ses amis est venu en parler à Madame Paul Adam en s'indignant que Bourdelle n'ait pas été choisi par elle. Le toupet et l'incorrection de ces gens-là est incroyable.

4 [juillet 1921]

Au Grand Palais pour m'occuper de l'emballage du groupe de Bordeaux. Avillin, devant le groupe de R[éal] del Sarte, me dit en me montrant la pancarte du prix national :

— Ça, c'est de la politique.

9 juillet [1921]

Tous ces jours-ci, travaillé aux Fantômes et au Monument de Schaffhouse. La taille de ma maquette est un peu petite. Cette Juliette Herluison qui me pose pour la figure centrale est de proportions magnifiques.

Au Louvre où M. Millerand inaugurait la remise en état des salles de sculptures, je remarque une fois de plus qu'à ces sortes de cérémonies il n'y a pas d'artistes, mais tous des mercantis de l'art, tels qu'A[drien] Hébrard, Schoeller des galeries G[eorges] Petit, Bernheim et autres. Tout ce monde se montre, s'agite, se remue, se prennent les uns les autres sous le bras, intrigue, et donne sur tout des avis définitifs.

10 [juillet 1921]

Séance avec Mme Blumenthal.

À déjeuner, le petit Marcel[1] pose à sa maman des questions indiscrètes sur des sujets qui ne le regardent pas :

— Explique-le moi maman, dit-il, après je n'y penserai plus.

11 [juillet 1921]

Grand dîner au Cercle Interallié en l'honneur de Sir Murray Butler, le président de la Colombia Université[2] Homme à l'aspect vigoureux, presque brutal.

J'ai revu le prince de Monaco, j'ai fait la connaissance de M. et Mme Tuck, qui m'ont été bien sympathiques. Viviani a fait un discours remarquable. J'ai peine à croire que cet homme soit dans la vie si grossier[3]. D'une manière générale les discours ont été excellents. Et les orateurs français ont raison d'insister sur la question des réparations.

13 [juillet 1921]

Me voici seul. Lily et les enfants sont partis pour Combloux[4]. Après les avoir conduits à la gare, j'ai été rejoindre à la faculté de droit M. Cruppi qui m'y avait donné rendez-vous avec Larnaude, au sujet du Monument des Morts de la Faculté. Puis nous avons été dîner chez Foyot. Ce Larnaude me fait l'impression d'un monsieur qui pense surtout à lui.

15 [juillet 1921]

Zébaume est venu me voir aujourd'hui avec Élisseieff. Avant la guerre, un des plus riches industriels de Russie. Je me souviens de l'impression de seigneur distant qu'il m'avait faite, lorsqu'il était venu me commander le David en marbre. D'une tenue impeccable[5] il avait surtout l'air d'être extraordinairement propre, un objet de vitrine. J'avais peine à le reconnaître dans le pauvre vieux aux souliers éculés, au pantalon en tire-bouchon qui s'asseyait timidement.

16 [juillet 1921] Bourges

J'ai fait la connaissance de Bourdelle. Il ne m'a pas été antipathique. Il a la tête fine, un regard très intelligent, et il n'a pas trop posé au demi-dieu. Dans le jugement du concours il a été d'autant de parti pris et aussi injuste qu'aurait pu l'être n'importe quel membre de l'Institut ou professeur à l'École des Beaux-arts. Il a fait donner le prix à un des plus mauvais projets. Pendant le déjeuner il nous a raconté d'intéressants souvenirs sur Falguière et sur Rodin. Falguière qui était un homme très intelligent avait été très influencé par l'œuvre de Rodin. Il faut d'ailleurs se rappeler que Falguière est avec Alfred Boucher un de ceux qui ont le plus aidé Rodin à sortir de la misère. C'est Falguière qui fit commander à Rodin sa Porte de l'Enfer. Quand, après l'histoire de la statue de Balzac, Rodin fit le buste de Falguière, ce dernier fut très impressionné par l'ardeur au travail de Rodin :

— Il travaille, il travaille ! disait-il.

Rodin, en effet, à sa bonne époque travaillait avec une extraordinaire conscience. Il travaillait très près du modèle. Procédait par estampages successifs. Il coupait parfois le masque pour le mettre tout à côté de son modèle. Il cherchait ses dessins en regardant sa sculpture et son modèle par-dessus. Clémentel m'a raconté cela. Les bonnes choses de Rodin laissent sentir ce labeur acharné. D'où leur émotion. Les bons bustes de Rodin peuvent se mettre à côté des plus beaux bustes de tous les temps.

17 [juillet 1921]

D'abord séance avec Mme Blumenthal. Puis nous sommes partis chez elle pour déjeuner. Il y avait Riou , les Boylesve, P[aul] Valéry, Mme Stern. Rien de particulièrement intéressant.

Autour du Monde, je rejoins Bouglé. Séance de cinématographe tout à fait intéressant. On nous montre entre autres des bijoux sculptés, trouvés dans une grotte préhistorique dans le sud de la France, groupe vraiment curieux. Il y a, paraît-il, dans une grotte voisine l'image sculptée d'un prêtre recouvert d'une peau de bison, première manifestation plastique que l'on connaisse des tendances magiques des premières religions.

Je suis revenu avec M. Lévy-Bruhl, à qui j'ai montré le cahier bleu, dont il a été très emballé.

18 [juillet 1921]

Commencé l'esquisse du Monument de Casablanca[6].

19 [juillet 1921]

Revu Reims. Je n'y avais plus jamais remis les pieds depuis mon service militaire. Quelle destruction !

La cathédrale est magnifique. Je n'ai pas aimé le discours de l'archevêque. Il est certainement sincère, mais on aurait cru entendre la lecture d'un article du Petit Journal. Quelques beaux morceaux de sculptures sont conservés. Pas beaucoup hélas ! Mais notamment une partie de l'encadrement intérieur du grand portail. Ça a été pour moi une révélation, car j'avais tout oublié. J'étais trop jeune. Je dis parfois en riant que j'ai l'esprit lent. C'est pourtant la vérité. À 21 ans j'avais beaucoup d'ardeur, mais j'étais bien enfant. Et sans aucune direction de culture artistique. Aujourd'hui, où tout ce que je vois je le regarde en pensant au Temple, j'enregistre doublement et cet encadrement du portail m'a été infiniment précieux à étudier. On peut, on doit faire vrai, et cela ne doit pas empêcher l'œuvre d'être décorative. Il faudra que je revienne à Reims, tranquillement, et non dans un cortège officiel comme aujourd'hui. J'ai un grand plaisir pourtant à me retrouver-là avec Capiello si intelligent, avec l'exquise Mme Paul Adam. Elle était bien émue en remettant le manuscrit de Paul Adam sur Reims, pour la bibliothèque Carnegie.

20 [juillet 1921]

À peine arrivé pour sa séance de portrait, le docteur Gosset s'est trouvé souffrant et a été obligé de partir.

21 [juillet 1921]

L'esquisse de Casablanca[7] vient bien. Mais le Monument de Schaffhouse[8] ne vient pas bien. Je crois que j'ai eu tort de changer la taille de l'enfant. Il fallait la laisser aussi grande que dans la première esquisse. Il y a un manque d'équilibre gênant. Pas content ce soir. Noémie qui faisait très bien pour la figure de l'évacuée part pour son pays. Tout à fait ennuyeux. Obligé de changer et de chercher un autre modèle.

Fin de journée à la pierre du Monument de Neubourg[9]. Pas fameux ce monument.

23 [juillet 1921]

Mon groupe de Schaffhouse[10] va tellement mal que Lélio entrant ce matin dans l'atelier et s'étant approché pour regarder ce que je faisais, je l'ai renvoyé brutalement. Je ne suis pas content du tout. Quelle angoisse de travailler ainsi pour une date précise et si rapprochée ! On est excusable d'avoir des moments de violent énervement.

Dîner avec Bigot au restaurant italien, puis passé une soirée stupide au Casino de Paris.

25 [juillet 1921]

Mauvaise période. Mon premier groupe des Fantômes ne va pas bien. Lélio ne s'en sort pas de la préparation. Pour Schaffhouse[11], je n'y suis pas encore. Seule l'esquisse de Casablanca vient bien. Rien à changer au croquis fait là-bas. C'est de la chance.

Le pauvre M. Darracq est venu. Il s'est montré à peu près satisfait du portrait de sa femme. Je n'en suis moi, pas content du tout.

26 [juillet 1921]

Toujours au Monument de Schaffhouse.

Je demandais aujourd'hui à la jeune fille qui pose en remplacement de Noémie, et qui est toute jeune, si elle avait encore sa vertu :

— Ce serait bien dégueulasse, me répond-elle avec conviction[12] si, à mon âge, je l'avais déjà perdue.

Ce mot est un charmant pendant à celui de l'autre jeune fille à qui je posais la même question indiscrète et qui me répondit :

— Vous me trouvez donc si moche pour penser que je n'ai pas rencontré encore quelqu'un pour me la prendre.

Comme quoi tout n'est que conviction.

27 [juillet 1921]

Aux Fantômes. Au Monument de Schaffhouse[13].

Au jugement pour le choix des esquisses pour le concours Chenavard, Injalbert arrive rouge, bégayant plus que jamais, indigné parce que son élève Bottiau n'a pas le prix, que le prix a été donné à Vezien, un élève de Coutan :

— Il faut décréter d'avance, criait-il en agitant sa mèche blanche, que le prix sera toujours donné à l'atelier Coutan.

Coutan avait l'air de ne pas entendre. Injalbert d'ailleurs avait raison et je regrette avec lui que Bottiau n'ait pas eu le prix.

Tandis que l'on examinait les esquisses, Segoffin me prend à part :

— J'ai à te parler, me dit-il. Si tu veux, nous partirons ensemble.

J'accepte évidemment. Et voilà qu'il se met, une fois que nous sommes ensemble dans la rue, à me parler de complots mystérieux, de gens qui passent leur temps à nous opposer l'un à l'autre, mêlant Coutan, Verlet, J[ean] Boucher, etc. Au bout d'un moment je lui dis :

— La seule fois où nous avons été opposés l'un à l'autre, c'est dans le Temps, par ton ami Thiébaut-Sisson, à propos du buste du maréchal Pétain, et d'une manière particulièrement peu convenable.

Ceci l'a gêné :

— Mais je n'ai pas vu Th[iébaut]-Si[sson] avant le Salon.

Je n'ai pas insisté. Je trouve ces discussions enfantines et stupides. Je l'ai laissé parler et nous nous sommes quittés sur un pacte de paix, après qu'il m'ait parlé même du temps de Rome, des querelles avec ce fantoche de Sabatté :

— Dorénavant, comme convenu, nous ne nous tirerons pas dans les jambes, me dit-il.

— Je me conduirai vis-à-vis de toi comme je me suis toujours conduit, lui ai-je répondu. Je ne t'ai jamais tiré dans les jambes.

Et nous avons échangé une poignée de main cordiale. C'est un demi-fou conscient.

Le comte Primoli m'a retenu à dîner avec l'amiral Lacaze. Il nous a amusés en nous racontant l'histoire de cet allemand qui dans les régions occupées par nos troupes, avait été roder avec sa sœur autour d'un camp de sénégalais, malgré la défense. Le lendemain il vint au commandement porter plainte :

— Je sais bien que j'ai eu tort d'y aller, déclara-t-il, mais tout de même c'est exagéré. Pensez donc que nous avons été entourés par une bande de nègres. Ils nous ont jetés par terre et j'ai dû y passer trois fois et ma sœur au moins six !

28 [juillet 1921]

Demain je pars pour Combloux, rejoindre Lily et les enfants. Je pars n'ayant rien fini, ni le premier groupe des Fantômes, ni la maquette de Schaffhouse[14]. J'emporte les dessins du Temple pour faire là-bas les bas-reliefs de base.

 


[1]    Marcel Landowski.

[2]    . Au lieu de : "Université Carnegie", raturé.

[3]    . Suivi par : "qu'on le dit et si grossier dans ses..." raturé.

[4]    . En Haute-Savoie.

[5]    . Suivi par : "il avait quelque chose de l'aristocrate", raturé.

[6]    La Victoire

[7]    La Victoire.

[8]    Suisse consolatrice(A la).

[9]    Le Neubourg (Monument aux morts).

[10]  Suisse consolatrice (A la)

[11]  Suisse consolatrice (A la)

[12]  . Au lieu de : "indignation", raturé.

[13]  Suisse consolatrice (A la)

[14]  Suisse consolatrice (A la)