Novembre-1921

Cahier n°10

9 novembre [1921]

Madame Blumenthal, posant aujourd'hui sa dernière séance, m'apporte un chèque de 10 000 F et me dit :

— Vous ne m'avez pas demandé assez, Monsieur Landowski. Je vous donnerai autant lorsque le marbre sera fini.

Je commence l'esquisse d'Alger[1].

24 [novembre 1921]

Fini le Monument de Schaffhouse. Je suis tout à fait content. Je regrette seulement d'avoir fait ce modèle un peu petit. En grand cela me donnera des difficultés[2].

Cahier n°11

29 novembre 1921

 

Feuille volante en tableau intégrée dans la version papier p.324

Excellente journée aux Fantômes. Le matin avec le petit Le Bohec, travaillé à la capote, au col ouvert, au harnachement. Je vais arriver à tirer, j'espère bien, un parti sculptural de tout ce fourniment. Puis j'ai, à la fin de la matinée, repris le groupe central (la femme et l'enfant) du bas-relief de l'École normale[3]. L'après-midi, avec le grand Ledrevo, l'Homme à la pioche. Ça marche.

Cependant Alexandre et Lélio installent le grand plateau pour le montage des quatre figures du second plan. Soudant travaille au Bouclier. Voilà aussi qui pourrait être magnifique. Il va falloir que je m'y mette aussi.

Le groupe de Schaffhouse commence à sortir de sous le plâtre. La tête de la fillette fait bon effet.

À l'hôpital Péan, j'ai trouvé l'ami Bigot, rose et gras, couché dans un tout petit lit, dans une toute petite chambre entièrement occupée par une immense femme brune et déjà un peu passée. Mme de G. me paraît au comble du bonheur de cette occasion de grande possession de ce pauvre ami. Il se laisse faire.

Plus[4] je réfléchis à ce qui s'est passé à Washington, plus je suis désolé. Nous voici de moins en moins bien avec l'Angleterre et l'Italie. Avec l'Angleterre, encore, cela s'explique. Ces gens, depuis l'armistice, se sont continuellement dressés contre nous. Mais l'Italie ! Et ce n'est qu'une question de mots. Rien ne nous sépare, si ce n'est la rage de faire des mots spirituels sur des gens très susceptibles.

30 novembre [1921]

Passé tout à l'heure une heure remarquable, boulevard Flandrin, à visiter la collection Mellon, avec H[erbert] Haseltine. M. Mellon est un jeune homme mince et sympathique. Ses salles d'exposition sont merveilleusement installées. Fonds sombres. Plafonds blancs. Pas de mouluration. Que cela fait du bien de ne pas voir du Louis XV ou du Louis XVI ! La spécialité d'œuvres dont M. Mellon fait commerce a orienté son goût vers les simples et grandes lignes. En entrant dans sa grande salle du haut, j'ai pensé à une disposition analogue[5] pour l'exposition que j'espère faire un jour de mes œuvres. Mais où ?

Dans les salles du bas un magnifique paravent de Coromandel, d'une harmonie grise et or inoubliable. De belles vitrines avec des faïences, des grès, des pierres sculptées. Tout cela intéressant et fort beau. J'ai moins aimé un marbre antique, torse de femme drapée.

Mais la grande salle du haut me réservait d'immenses bonheurs. D'abord une stèle de porphyre rouge, d'art chinois, d'époque très ancienne, tout à fait dans l'esprit de mes recherches monumentales[6]. La face que j'ai préférée peut-être est la postérieure, avec le Bouddha assis sous les deux dragons enlacés et la longue inscription en dessous. Cette stèle daterait du Ve ou VIe siècle. La façon dont la draperie du Bouddha est traitée.

Dans le fond de la salle, sur un très haut socle, une statue du Bouddha. Elle est placée un peu haut. Mais la façon dont les plis de l'étoffe sur les jambes sont traités, me persuade une fois de plus que les artistes[7] en quelque partie du monde que ce soit procèdent de même. Si cette statue n'avait une tête asiatique caractéristique et quelques autres attributs qui la situent, on la prendrait pour une statue romane. De même pour les petits bas-reliefs à gauche de cette statue, bas-reliefs hindous, épisodes de la vie du Bouddha. Sculptés absolument comme des tympans d'églises romanes.

Mais en me retournant, j'aperçois une merveille, une statue de jeune dieu, le bras droit plié et portant sur l'épaule une grappe de fruits. Les épaules sont larges, le bassin étroit. Le visage est spirituel. La pierre est comme dorée. Cette statue a, paraît-il, séjourné longtemps dans le Gange. Quelle émotion de voir cela de près. C'est un Dionysos, un Krishna, je ne sais pas[8]. Mais c'est magnifique.

 

Un très beau scribe accroupi de granit, qui serait de la même époque que celui du Louvre. Le scribe du Louvre est un des plus anciens morceaux de sculpture que nous connaissions, sinon le plus ancien. La tête de celui-ci n'est pas très bonne.

En face, une délicieuse statuette en bois d'une princesse. C'est[9] la statue funéraire de la princesse Hathor-Ouad-Sembats, princesse de la XIe ou XIIe dynastie. Elle est dans la pose rituelle des statues funéraires. J'en demande à M. Mellon le prix. Deux cent soixante-quinze mille francs ! Le prix n'empêche pas la statuette d'être une sorte de petit chef-d'œuvre, avec son torse mince, ses bras et ses jambes un peu lourdes.

Nous devrions, nous, sculpteurs, beaucoup regarder les[10] têtes égyptiennes de granit. La plénitude des plans[11] en est extraordinaire. Ce n'est pas rond et ce n'est pas sec. C'est la vraie puissance. Il y avait là deux ou trois têtes de granit noir, dont une tête de jeune homme qui est un chef-d'œuvre.

Je pense de plus en plus exécuter mon Prométhée en granit. Noir ou rouge ?

Même impression de grandeur et de force sereine devant deux têtes de génies à tête de lion. Aussi en granit.

Nous sommes sortis de cette belle salle, comme d'un temple. Nous sommes ensuite descendus dans les sous-sols où nous avons regardé de beaux livres avec d'excellentes reproductions. J'ai noté plusieurs titres.

Très bonne journée de travail aux Fantômes. Lily avait raison. Je commence à croire aussi que ce groupe fera grande impression.

 


[1]    Alger, Monument aux morts, Le Pavois.

[2]    . Cf. appendice, emploi du temps sur une feuille volante insérée dans le cahier.

[3]    Ecole normale supérieure (Monument aux morts de l’)

[4]    . La phrase débutait par les mots "Je suis...", raturé.

[5]    . Au lieu de : "sembla[ble]", raturé.

[6]    . Note de P. L. : "Stèle de Nieuport. Monument Paul Adam."

[7]    . Suivi par : "primitifs", raturé.

[8]    . Au lieu de : "que sais-je ?", raturé.

[9]    . Au lieu de : "Ce serait", raturé.

[10]  . Au lieu de : "certaines", raturé.

[11]  . Au lieu de : "formes", raturé.