Janvier_1925

Cahier n°20

1er janvier 1925

Pas fait de visites. Porté quelques cartes. Travaillé à la maquette du Mur du Héros recommencée[1]. En fin de journée été voir Coutan, posé des cartes chez m[aréch]al Pétain, c[omte]sse de Béhague. Une belle œuvre remplace cent visites. Voilà la vérité. Mes enfants, comme tous les ans, sont terriblement gâtés.

3 [janvier 1925]

C'est effrayant ce que cette exposition me coûte cher. Ma quinzaine aujourd'hui est de 5 500 F !

6 [janvier 1925]

Je travaille dur. Maquette Mur du Héros. Modèle Cantique au soleil. Je ne médite plus dans mes cahiers.

Mais des gens qui ne respectent guère notre temps, ce sont ces gens de l'Exposition des Arts Décoratifs. Convoqué ce matin à un rendez-vous, je n'ai trouvé absolument personne. La lettre de convocation m'a paru signée de M. Chérioux, conseiller municipal. Je lui ai aussitôt écrit une lettre de protestation.

10 [janvier 1925]

Il paraît que la lettre du rendez-vous sans personne n'était pas signée Chérioux, mais Dulong ! Chérioux n'a rien dû comprendre à ma lettre d'engueulade. Il n'en a pas moins été charmant au rendez-vous hebdomadaire de ce matin :

— Mais ça ne compte pas, ces lettres de convocation, m'a dit quelqu'un. On en reçoit tout le temps. Mais personne n'en tient aucun compte.

11 [janvier 1925]

Je dis que le premier modèle demi-grandeur du groupe de S[ain]t Fr[ançois] est fini. Bien des choses ne me plaisent pas dans ce groupe.

13 [janvier 1925]

Chez Paul Léon, pour essayer d'avoir un peu d'argent. Il m'en a promis. Mais dans les bureaux les mandats restent en panne.

19 [janvier 1925]

Vie tellement occupée que je ne pense plus à noter à quoi elle est occupée ? Tandis que Alexandre et Spranck montent la statue de S[ain]te Claire, je perfectionne le Mur du Héros corrigé. Il y a un certain mérite à recommencer une semblable maquette. Je ne m'en repens pas. La frise de Rama valait la peine de se greffer là, ainsi que l'histoire de l'Héraclès babylonien, Gilgamesh. C'est un conte admirable.

20 [janvier 1925]

Rendu visite à Riou. Il va faire une étude sur mon projet[2] que nous tâcherons de faire paraître, dans une revue importante, au moment où ouvrira l'Exposition. Mais quand ouvrira l'Exposition ? Pour le moment, là-bas, tout paraît fameusement en retard.

21 [janvier 1925]

Avec les frères Guidetti, est venu le maire de Fargniers, pour me demander de faire à Fargniers le monument aux morts. Ils sont allés voir celui de Boulogne et veulent quelque chose d'analogue. Les travaux viennent. À cause de l'Exposition, je ne peux me mettre à aucun.

22 [janvier 1925]

La pauvre Madame de Nieuport et sa fille sont venues me voir. Elles voudraient que je me mette tout de suite au monument de leur fils et frère.

25 [janvier 1925]

À déjeuner, Dorville et les Hourticq. Hourticq veut me faire un important article dans la Revue de l'art ancien et moderne ou dans celle de Dézarrois. Je préfère Dézarrois. Raison d'amitié d'abord.

Rue de l'Université, je vais rejoindre Lily et les petits qui sont venus jouer à leur grand-mère[3] leurs derniers morceaux de piano. Elle va mieux. Elle s'est levée. Après le petit concert, suis resté seul une bonne heure avec elle, à bavarder au coin de son feu.

26 [janvier 1925]

Au milieu de la nuit, le téléphone nous a réveillés. C'était notre beau-père qui nous disait qu'il nous envoyait la voiture pour que nous ramenions Ladislas, ma belle-mère ayant été reprise d'horribles douleurs d'angine de poitrine. L'auto n'est pas arrivée. Nous l'avons attendue anxieusement, avons essayé en vain de retéléphoner. Lily est partie rue de l'Université à la première heure. Vers dix heures elle m'a téléphoné que ça allait mieux. À deux heures téléphone de Mlle Saillard, me dit de venir immédiatement, que ma pauvre belle-mère est au plus mal. J'ai couru chercher Ladis. Nous sommes arrivés alors qu'elle venait d'expirer dans les bras de Lily. Mon beau-père semble[4] effondré... Lily, concentrée sur elle-même, n'arrive pas à se remettre. C'est vraiment une femme d'une intelligence extraordinaire qui disparaît. Seul un moment auprès d'elle, je regardais ce si beau, si fin visage. Je m'étais beaucoup attaché à elle. C'est un immense malheur.

26 [janvier 1925]

Quand nous sommes arrivés, Ladislas et moi, rue de l'Université, nous croisons Suzanne Saillard qui sortait vivement. François, le domestique, attendait dans l'antichambre, devant la porte des W.-C. Cette porte s'ouvre et mon beau-père en sort, poussant un gémissement à chaque expiration, boutonnant sa braguette, et s'en va, suivi de nous trois, gémissant, en marchant les jambes écartées, n'en finissant pas de boutonner cette braguette. Arrivé dans son bureau, il se laisse tomber dans le fauteuil le plus confortable, continuant à pousser un gémissement à chaque expiration. Dans la chambre de ma belle-mère, je trouve Lily et Mlle F[iévet], Philomène, la domestique. Au bout d'un moment, revient la Suzanne Saillard; je sors de la chambre et vais m'asseoir auprès de mon beau-père. Bientôt apparait la silhouette de la S[aillard]. Mon beau-père cesse de gémir et demande :

— Qui vient là ?

Je lui dis :

— C'est S[uzanne].

Il dit :

— Approchez mon enfant.

Elle vient s'asseoir de l'autre côté et je m'en vais car cette comédie est écœurante. Mais en gémissant, mon beau-père se lève et vient dans la chambre de sa malheureuse femme qu'il a tant humiliée. Péniblement, après avoir réfléchi sur le geste théâtral qu'il conviendrait de faire, il s'agenouille. Il fait semblant de prier. Puis, passant de nouveau devant les amis accourus, il retourne dans son fauteuil confortable retrouver Suz[anne] Saill[ar]d.

29 [janvier 1925]

On ne peut imaginer cérémonie plus cruelle que cet enterrement de Mme Cruppi. On sentait la hâte de mon beau-père de voir au plus vite disparaître cette morte, escamoter sa mémoire. Ce fut un véritable escamotage. Il ne pensait qu'à sa secrétaire. Au moment du départ de la maison, je l'entendis qui murmurait :

— J'espère bien qu'ils vont la laisser monter en voiture, qu'ils ne vont pas la laisser aller à pied.

"Ils", c'est nous évidemment. "La", c'est la Saillard.

Dépouillant le courrier énorme, arrivé rue de l'Université, je tombe sur une lettre du notaire de S[ain]t-Gaudens, annonçant à mon beau-père qu'il a tous les renseignements nécessaires pour la maison qu'il l'a chargé d'acheter... Il s'agit d'une maison qu'il voulait acheter pour Suzanne Saillard ! Et ma pauvre belle-mère qui, par mesure d'économie, n'avait pas voulu cette année faire sa cure à Royat.

 


[1]    . Au lieu de : "que je reco[mmence]", raturé.

[2]    . Cette étude s'appellera : Essai sur le Temple à la pensée et à l'effort humain.

[3]    Louise Cruppi.

[4]    . Au lieu de : "est", raturé.