Septembre-1930

Cahier n°27

2 septembre [1930 le Brusc]

Les amis Gregh à dîner. Gregh me faisait de la peine, car il souffre terriblement. Malgré le plaisir que j'aurais à les voir s'installer quelques jours dans la région, je lui ai conseillé de partir se soigner. C'est un homme excessivement séduisant et artiste pour lequel on est très injuste. Cela doit tenir à une certaine manière d'être qu'il a, à une façon un peu naïve de parler de lui. Mais il vaut beaucoup plus que bien de ces poètes manqués. Moi je l'aime beaucoup. Harlette est remarquablement intelligente et a aussi un vrai talent. Elle n'est pas si loin d'Anna de Noailles. Elle vient certainement tout de suite après elle.

7 [septembre 1930] Boulogne

Aucune fatigue malgré deux nuits de chemin de fer. Parti avant-hier de Toulon. Hier à Muret. Je voulais voir comment vont les inscriptions et le travail des stèles. Sauf  l'oiseau de M. Redonce, tout cela ira pas mal. Mais j'ai eu une très mauvaise surprise en faisant dévoiler le monument. L'étoffe dont on l'avait entouré et qui est bleue avait déteint, de sorte que les parties saillantes, la tête d'Ader, ses mains, étaient devenues bleues. De même sur les grands oiseaux et sur le grand nu. Heureusement le voile ne touchait pas le visage. Par contre la poitrine était assez abîmée. J'ai pu faire laver. J'ai tout fait entourer de calicot blanc. Par dessus, la toile bleue ne déteindra plus jusqu'à la pierre. Heureusement que je suis venu. On a toujours raison de tout surveiller soi-même jusqu'au bout. On a installé mes sculpteurs entre la mairie et l'école. Leurs oiseaux avancent. Tout ça ne sera pas très terminé. Mais l'ensemble comptera et fera bien. Les Auriol étaient à Muret. Charmants comme toujours. M'ont emmené dîner, avant mon train, dans un restaurant aux environs de Toulouse.

Ici, j'ai trouvé la pierre du buste de G[eneviève] Citroën ébauchée. La pierre est mauvaise. Il faudra recommencer. Bien embêtant et surtout parce que M. Citroën a tellement marchandé le prix de ce buste. Le fronton Paul Adam fera bien en pierre. Dulac a bien traité les retouches que je lui avais indiquées sur le vêtement de Grasse.

8 [septembre 1930]

Rue Sacrot, la mise aux points des Fantômes avance, avance. Il n'y a presque aucune retouche à faire. Ce granit est magnifique.

Dessins l'après-midi pour les fontaines S[ain]t-Cloud[1].

13 [septembre 1930]

Enfin terminé la lettre sur l'enseignement de la sculpture, pour Thiébault-Sisson. Il fallait que ce fut assez bien fait s'il l'a publie. Toute la journée tout le monde copiait, Mlle Fiévet, Lily et moi.

Lettre de M. Tchang Tchiao me disant que des délégués du gouvernement sudiste, de passage à Paris, voulaient me demander un autre Sun Yat Sen, debout, en bronze, costumé en moderne.

Surpris par la visite de M. Soulié de Morand. Nous parlons de la Chine. Je lui dis les difficultés rencontrées pour organiser la visite de la statue de Sun Yat Sen. Il paraît que c'est parce que le gouvernement tenait à être très prudent.

14 [septembre 1930]

Singulier, le livre de Barbusse sur la Russie. Il semble qu'il y a des choses sincères. Il semble qu'il y a aussi beaucoup de bourrage de crâne. Tout le monde s'inquiète beaucoup de la situation européenne, et beaucoup craignent la guerre. Je crains beaucoup plus la Russie. Pour arriver à réaliser peu, que de misères! Il n'y a pas de doute que la politique[2] capitaliste est finie. Elle a abouti à cette guerre de 1914 et à cette paix aux conditions stupides, et à cette situation économique, prévue depuis plusieurs années, sans que personne ait rien fait pour l'empêcher. Pas même une tentative. Mais chaque pays continue sa même politique désuète, et à Genève, où tout le monde parle de paix, on voit la crosse du revolver dans la poche de chacun. Ce n'est décidément pas par la volonté des gouvernements mais par la volonté des peuples que ces situations contradictoires s'arrangeront. Les gouvernements sont dans les mains des puissances d'argent qui ont intérêt à maintenir les tensions internationales. Et tous ces gens qui nous gouvernent, en France en tout cas, sont tous des médiocres, malgré leur intelligence superficielle. Aucun n'a de caractère. Aucun n'a d'imagination. Ils sont prisonniers de leur milieu. Et aux applaudissements de la foule, ils nous mènent à la catastrophe. Hélas! pour nous en débarrasser, c'est une catastrophe d'un autre genre qu'il faudra. Allons poser nos palangres avec les enfants!

18 [septembre 1930]

Demain départ pour Muret, en auto. Nous allons faire un voyage très beau. Je m'avoue à moi-même que le plaisir de rouler me suffit presque, lorsque je conduis. C'est intérieur. Nous allons par Marseille, nous longerons l'étang de Berre à l'est, nous descendrons sur Montpellier, Béziers. Nous irons voir le départ du canal du Midi, et ces grands parcs Louis XIV composés en pleine montagne par Riquet[3]. Nous serons à Muret vendredi soir.

23 sept[embre] Le Brusc

Retour de Muret. Journée du 21 parfaitement réussie. Vincent Auriol a été excellent. Son discours fut vraiment remarquable. Il a été pour moi, tout à fait gentil.

La veille, inauguration du camp du vol à voiles, œuvre de de Manthé. Mon monument fait bien, sauf du côté gauche où l'aspect est un peu moins heureux. Tout l'ensemble est très bon. Les stèles sont de bonnes proportions. Et la sculpture n'en compte pas trop. J'ai été heureux de diriger tout cela. Mais ça n'est pas le Temple! Au grand banquet du dimanche, j'étais à côté de Locquin, homme vraiment charmant. Je lui ai posé la question Lautier et le tombeau Foch. Il m'a dit qu'en effet il en avait causé avec Lautier et que le gros dédouané lui avait dit qu'il trouvait mon projet trop Renaissance ! Qu'il voudrait quelque chose de plus moderne? Marraud me disait qu'on trouvait mon projet trop moderne! Quelle idiotie! Et tout ça sur une esquisse de 30 cm de hauteur. Enfin! Michel-Ange en a vu bien d'autres avec ses papes. Mais moi, j'en ai six cents papes.

Nous avons fait connaissance du charmant ménage du directeur du Petit Provençal, M. et Mme Carrère. Ils nous ont rattrapés sur la route. Dîner ensemble à Montpellier. M. Carrère me disait que l'élection de M. Bouisson n'était pas tellement assurée, en janvier. Comme le vote est secret, beaucoup de socialistes le lâcheront. Pas un radical ne votera pour lui. Et des amis de Tardieu, beaucoup ne seront pas fâchés de lui jouer un tour, à l'aide de l'anonymat.

À notre arrivée ici, trouvé dépêches de Paris m'annonçant la mort de notre pauvre amie, Florence Blumenthal. Cela me gâte doublement la fin des vacances. Je crois que je devrais rentrer tout de suite à Paris pour l'enterrement.

24 septembre 1930 [le Brusc]

La journée est plus belle que jamais. Nous avions préparé une pêche magnifique pour le soir. Mais une dépêche de M. Blumenthal m'apprend qu'une cérémonie, visite du corps, aura lieu vendredi, avant le départ pour l'Amérique. Décision de partir tout à l'heure. Rangements rapides. Paquets. Et je remporte la notice d'Allard, à laquelle je n'ai toujours pas travaillé! Mais j'ai été voir son village d'origine, Le Castellet. L'église et la place de l'église et le vieux château, dont son arrière grand-père fit don à la commune, n'ont pas changé. Tout est dans un état de parfait délabrement[4]. Par une petite porte donnant sur les remparts, nous sommes allés regarder la vue qui est magnifique. On voit presque jusqu'à Marseille, on est plus élevé que la Cadière d'Azur. En bas, le village de Brulat. Des vignes, des châtaigniers, des oliviers. Un gros paysan était assis là, sur un banc de pierre. Je lui demande :

— Y a-t-il des Allard encore ici?

— Allard? non, je ne connais pas ce nom-là.

Au haut du clocher, les 3 anciennes cloches sont là, leur beffroi inutile, dressé en l'air, sans corde. Au dessus, une cloche nouvelle laisse pendre[5] une belle corde toute neuve qui, à travers le toit, descend jusqu'à l'entrée de la nef à l'endroit où il y a plus d'un siècle, un vieux brave homme[6] sonna[7] pieusement la ruine de sa famille.

25 [septembre 1930 Boulogne]

Des voitures et des voitures sont alignées devant la grille du Vieil Arbre. Le vieux concierge, tout droit, salue chacun à l'entrée. Le chauffeur qui m'a conduit me demande :

— Quelle fête y a-t-il donc ici?

Il fait beau. Je rejoins dans l'allée le bon M. Tuck qu'accompagne M. Burck. Nous nous dirigeons vers la chapelle. C'est dans cette chapelle gothique, achetée, démantelée et remontée, qu'est exposé le corps de cette malheureuse petite juive.

À l'entrée, tout l'état-major de l'Académie "Florence Blumenthal"... La pièce est pleine d'orchidées. Il y en a de toutes les couleurs. Des gerbes et des couronnes immenses. C'est à ne pas croire. Le tout petit cercueil est au milieu de la pièce. On devine, le long des murs, des gens assis. Un grand valet ne vous laisse pas vous attarder et vous indique de prendre la suite. Je la prends. De l'autre côté du cercueil j'aperçois Blumenthal. Il est tout seul. Après avoir fait de tour du cercueil, on passe devant lui, obligatoirement. Le cercueil se détache sur un rideau d'orchidées blanches et mauves. Se détachent aussi sur un rideau d'orchidées, les têtes des lauréats de sa fondation qui avec des airs graves, montent à tour de rôle, deux par deux, la garde. On a ménagé une ouverture vitrée dans le cercueil à l'endroit du visage. Chacun se penche en passant pour jeter un dernier regard à la morte. On l'a embaumée et on a eu l'idée singulière de la farder. Il y a quatre jours qu'elle est morte. Il y a des années qu'elle est malade. On lui a mis du rouge aux lèvres, aux joues. Les sourcils sont noircis. Les yeux faits. C'est d'un macabre écœurant. C'est comme le macabre [8] symbole de la flatterie dont cette femme a été entourée toute sa vie. Tout en noir, le visage blanc, ce pauvre Blumenthal vous reçoit donc de l'autre côté. Il a l'air désespéré. Toute sa vie, toute sa fortune étaient consacrées aux soins et aux désirs de sa femme. Ils vivaient tous deux très indépendants l'un de l'autre, elle, avec ses aventures trop connues, lui avec des aventures plus discrètes, mais très unis cependant. Je passe et peu à peu je reconnais des visages amicaux.

Assise dans une ancienne chaire d'église Madame Blanchenay, son mari à côté d'elle. Dans un magnifique fauteuil Henri II, en velours vert, fait pour recevoir un chevalier en armes, Mme Stern. Je vais m'asseoir à côté de Mme Bl[anchenay]. Alors, je découvre derrière Madame Stern, sur un petit tabouret Louis XIII, cette intrigante soi-disant princesse russe qui ne quitte jamais Mme Stern. Toutes les deux minutes elle se retourne vers Mme Blanchenay en clignant de l'œil. Madame Bl[anchenay] à mon côté, à haute voix, dit toutes les deux minutes :

— Quel manque de tact, tout de même! On ne se tient pas comme ça!

Madame Stern aussi semble fort agitée. On est très préoccupé dans ce coin obscur par quelque chose d'évidemment très grave!

Cependant la foule augmentait. Les visages circulaient autour du cadavre fardé, de plus en plus graves, devenant tout à fait tristes après ce tournant jusqu'à Blumenthal, puis, après l'avoir dépassé, de bons sourires s'épanouissaient. On se retrouvait[9] après les vacances. Pour un peu, on se serait dit : "Quelle bonne idée ils ont eu de nous réunir tout de suite".

Mais l'agitation devenait de plus en plus grande dans mon coin et la princesse russe clignait de plus en plus de l'œil vers Jeanne Bl[anchenay]. Enfin j'ai la clef de cette agitation. C'est ce pauvre G[aston] R[iou]. On trouve qu'il se montre trop, qu'il semble faire les honneurs. Que ça ne se fait pas... Enfin nous soupirons! G[aston] R[iou] est allé s'asseoir. Il parait que c'est Mme St[ern] qui le lui a fait dire. Ce grand incident terminé, je passe de l'autre côté. C'est le clan des artistes.

Il y a Dunand, il y a Decœur. Voici Despiau. Il arrive la tête en avant et me dit avec cet air[10] sublime[11] et las et concentré d'un homme trop chargé de pensées surhumaines, qu'il a définitivement pris depuis quelques temps :

— Je ne reste pas. C'est au dessus de mes forces.

Naturellement, J[ean] Boucher plié en équerre à chaque serrement de mains. Thiébaut-Sisson, que je rencontre en m'en allant me remercie de ma lettre.

Nous nous en allons avec Paul Léon qui m'emmène visiter son installation rue de la Pompe, très bien arrangée par Dufrène. Le défaut de ces gens est de vouloir jouer aux grands architectes, aux grands créateurs, alors qu'ils ne sont que d'ingénieux arrangeurs d'intérieurs. Nous bavardons un bon moment avec P[aul] Léon. Nous parlons de l'avenir et je crois qu'il serait content d'être élu un jour, secrétaire perpétuel de l'Académie.

Comme nous en étions convenus, je vais retrouver Riou chez lui, pour dîner ensemble. Sous la porte cochère, une dame assez grande me dit :

— Comtesse de Castel Bajac. J'attends aussi G[aston] Riou et je sais que nous devons dîner ensemble.

R[iou] arrive au bout de trois quarts d'heure. Mme de C[astel] B[ajac] connaissait beaucoup William[12]. C'est pour décorer une salle de musique chez elle qu'il a fait cette belle décoration qu'il appelait : Les Âges de la Vie. Dîner sympathique et pas triste. Ils viennent de me raccompagner jusqu'ici.

26 [septembre 1930]

À S[ain]t-Mandé, la figure nue des Fantômes a été dressée et ajustée. Aucune mauvaise surprise. L'effet est grand. Un regret : la tête. Elle n'est pas d'un beau caractère. Mais améliorable. Rencontré Behrendt à la banque. Très inquiet, très pessimiste sur la situation économique du monde entier.

Et enfin remis au travail. Je reprends dans le plâtre la statue du comte de Grasse. Je me suis passionné pour ce travail. Je ne m'étais jamais attaché à beaucoup travailler le plâtre. Si on prend la précaution de prévenir son mouleur de ne pas mettre de filasse, c'est une matière aussi intéressante que n'importe laquelle, et en tout cas supérieure à la terre, car toutes les fermetés restent. Il y a beaucoup à faire.

Réapparition de Madame Prince. Elle me demande de lui chercher encore une esquisse pour le tombeau de son fils. Ouf! À quel numéro en suis-je? Quand cette femme prendra-t-elle une décision? Très contente du buste de son mari qui est d'ailleurs très bon.

Visite d'un peintre, Clésinger, descendant, parait-il du sculpteur. Venait se documenter sur de Grasse, car il doit faire son portrait pour l'Amérique. Il m'a paru d'ailleurs plus savant que moi en archéologie XVIIIe. Je lui ai demandé de m'envoyer ses documents.

Je lis ce livre de Wassermann, L'Affaire Maurizius. C'est très remarquable.

30 [septembre 1930]

Visite de Mme Prince. Elle préfère décidément la moins intéressante des esquisses que je lui ai cherchées. Il faut que j'arrive à la décider pour le projet simple, sans gesticulation, et qui aille dans l'église de style gothique où ce tombeau doit aller. Diplomatie.

Je comptais commencer le Cantique des cantiques la semaine prochaine. Voilà que la petite M. Combet qui devait me poser cette figure, me téléphone qu'elle est entrée en apprentissage et qu'elle n'est plus libre[13]. Elle pourra peut-être venir au printemps. Je commencerai maintenant Prométhée. Il faut que j'aie toujours dorénavant un morceau du Temple en cours d'exécution. Je ne veux plus perdre de temps. Les années passent, passent.

Chez M. Tchang Tchiao. Il me remet les dessins d'un socle immense et magnifique pour étudier le prix d'un Sun Yat Sen en bronze, costume moderne.

Enfin, rue Georges-Sand, où ce pauvre Camille Bellaigue agonise. Ramené de Nice après opération de la prostate, faite d'urgence, a été pris de fièvre, infection du rein, pneumonie, etc. C'était un homme très droit, très courageux[14], très fidèle à ses amis. C'est un grand chagrin.

 

[1]    Sources de la Seine.

[2]    . Au lieu de : "civilisation", raturé.

[3]    . Suivi par : "Je suis très curieux de les voir", raturé.

[4]    . Suivi par : "La vie est", raturé.

[5]    . Au lieu de : "laisse apercevoir", raturé.

[6]    . Suivi par : "ruina pieusement sa famille", raturé.

[7]    . Suivi par : "allegrement et", raturé.

[8]    . Au lieu de : "définitif", raturé.

[9]    . Au lieu de : "reconnaissait", raturé.

[10]  . Au lieu de: "son air", raturé.

[11]  . Suivi par : "éternellement méditatif", raturé.

[12]  Laparra.

[13]  . Suivi par : "Obligé de me", raturé.

[14]  . Suivi par : "un grand ami", raturé.