Décembre-1930

Cahier n°28

1[er] Décembre [1930]

Grosse avance sur le cheval Haig. Malgré la bêtise de tout ce comité, je ne le ferai monter que lorsque j’en serai tout à fait content et que les spécialistes n’y verront plus rien à redire. Il sera sculptural et hippique.

Mais surtout la journée est précieuse parce que cette fois-ci je crois vraiment tenir la "France 1918" pour Chalmont. Elle avance toute droite, sans un geste, un vent léger dans les cheveux[1] et le grand manteau agrafé sur l’épaule droite. Son visage est long, les yeux immenses, enfoncés dans les orbites creuses, regardent très loin. La seule arme qu’elle porte est défensive. C’est le Bouclier portant les trois déesses qui font la devise de la France : Liberté, Égalité, Fraternité.

2 [décembre 1930]

Avec Petitot, étudié le moyen de commencer la fonte dès janvier, sans attendre que le maréchal soit terminé. Opération possible et cela me sauve presque. Aussitôt que sera terminé le cheval, je ferai faire un bon creux. Tandis que sur l’épreuve restée ici je sculpterai le maréchal, on fondra la tête du cheval, les membres et la plinthe. Cette combinaison me permet de ne donner le maréchal à la fonte qu’à la fin de février. C’est très limité[2], mais je peux arriver en procédant ainsi.

Journée de travail excellent. J’ai mis ma cape d’académicien sur la jeune M. C[ombet] pour poser la France de Chalmont. Plis merveilleux et malgré le relevé à cause du Bouclier, plis verticaux. Plus de déception.

Chez Verdier. Le s[ous]-secrétariat des Beaux-Arts semble un désert. Tout est arrêté, me dit M. Verdier. Il est très prudent, naturellement, à propos de son patron démissionnaire. Il me dit seulement :

— Tout le monde sait qu’il n’avait pas le sou, et il vivait sur un pied de 200 000 F par an.

C’est à cause de son journal qu’on l’embête, ajoute-t-il. Quant au tombeau Foch, c’était encore remis… à après l’outillage national. Quelle drôle d’histoire, tout de même… Remis le dernier relevé des terrains de la butte. Parlons du monument de Mondement. On a l’air de trouver très naturel qu’un membre du jury exécute la sculpture. C’est dommage que cela tombe avec Bouchard qui a un si grand talent. Mais je crois que cela fera beaucoup crier. Et au fond…

Téléph[one] de Isay. Il se rallie à l'Art et les Artistes. Je lui demande s'il a supprimé son "sculpteur lauréat". Il y tient. C’est un monsieur têtu. J’espère que Dayot lui demandera des coupures et dans ce cas qu’il arrivera à lui faire supprimer le dernier paragraphe. Mais il faudrait d’abord que Dayot veuille publier? En tout cas, j’ai fini par lui dire que conserver cette dénomination me serait très désagréable. Il changera. Quelle idée de vouloir faire de moi un sculpteur officiel!

3 [décembre 1930]

Magnifique, formidable journée de travail. Il y a des journées où il semble réellement que quelque grand bonhomme vienne se réincarner en vous. Qui était-ce aujourd’hui? Barye ou Rude ou Polyclète? En tout cas le cheval a avancé considérablement, de manière sûre et passionnante. Tout le flanc droit, l’épaule droite. Je voudrais être déjà à demain matin.

4 [décembre 1930]

Lettre idiote de ce serin de s[ous]-préfet de Montreuil[-sur-Mer], qui se termine par cette phrase énorme : "La solution que vous envisagez de la substitution d’une statue en plâtre bronzé ne peut, en aucune manière, être acceptée." C’est comme si on ne pouvait accepter non plus qu’il pleuve ce jour-là.

Je ne me frappe pas, et j’ai travaillé énergiquement et consciencieusement. Mon cheval devient vraiment bien. Je ne lui donnerai pas un coup d’outil de moins qu’il ne faut.

Téléphone de tante Henriette : le ministère Tardieu est par terre. Et comme on pense toujours quelque peu à ses affaires personnelles, que va devenir le tombeau Foch en cette nouvelle occurrence?

Montré à Ladislas mon esquisse France Chalmont. Impression excellente. De même chez Taillens à qui j’en fais un croquis.

5 [décembre 1930]

Chaque fois que j’arrive à l’atelier et retrouve mon esquisse dernière de la France Chalmont j’en suis satisfait. Ce sera la sœur de la S[ain]te-Geneviève. En ce moment à l’atelier, tout va, le cheval, le bas-relief de Grasse, qui sera un monument original. Bonne séance au Cantique des cantiques. C’est ma récréation. À une figure comme celle-là on devrait pouvoir travailler chaque jour. Je la fais en hors-d’œuvre, mais j’aboutis.

Le brave bâtonnier Mennesson en posant, ce matin, pour sa médaille me disait :

— J’ai appris par un de mes collègues, très informé, que M. Briand fait une politique étrangère absolument personnelle et sans en référer à quiconque. Chaque fois que l’Allemagne formule une demande, il répond qu’il examinera avec bienveillance et l’Allemagne considère la demande comme accordée.

Après un silence M. Mennesson ajoute :

— C’est M. Poincaré qui m’a dit cela.

Briand est le seul homme du gouvernement[3] qui fasse une politique sage et à vue audacieuse. Poincaré quel danger!

Visite des jeunes grands prix de Rome, suivant l’usage. Tous sympathiques sauf le jeune Aubin, qui est bien un des plus antipathiques garçons que je connaisse. Il pue la prétention, la grossièreté, la brutalité. Il s’était fait recommander par la terre entière à la terre entière et maintenant qu’il a le prix, il en parle de manière méprisante et supérieure. Jamais candidat[4] ne fut aussi recommandé que lui.

6 décembre [1930]

Élection de Bottée! au premier tour[5]. Il est vrai qu’il a 77 ans et qu’il ne gêne personne. Dommage qu’on ne puisse avoir là ensemble Yencesse et Damman.

Paul Léon, me parlant de Lautier me disait :

— Il est indécrottable. Tout ce qu’il a laissé en suspens, comme pour vous, dès qu’il croyait y voir la moindre difficulté!

Lily revient de chez sa tante, Mme H[enriette] Th[omson]. Il paraît que Mme Marie Marquet de la Comédie-Française, la belle amie de Tardieu, avait compte ouvert à la banque Oustric et qu’elle tirait des chèques à volonté. On dit aussi que lorsqu’on voulait obtenir certaines choses de Tardieu, il suffisait d’envoyer à la demoiselle un chèque avec un bouquet de fleurs. Est-ce possible? Ne commence-t-on pas à broder beaucoup. Paris, grande capitale d’un grand pays, ne serait-elle qu’une ville à cancans?

Le vieux Bottée, joyeux, s’en allait vers la réception mensuelle du secrétaire perpétuel[6]. Et je me disais, après tout, que l’Institut était une occasion d’apporter[7] de la joie dans la vieillesse.

7 décembre [1930]

On parle d’un ministère Barthou... Ce sera la même chose. Ce n’est pas avec lui qu’on aura une politique étrangère d’envergure!

De plus en plus content de ma France de Chalmont.

Travaillé au cheval Haig. Sans doute y ai-je trop travaillé toutes ces dernières semaines. N’ai rien fait. Très fatigué et j’ai mouillé tout de suite sans insister.

Visite de Madame Rouart et son fils. À déjeuner Marguerite Long. Visite de l’excellent Oliveira, qui nous a raconté des tas d’histoires sur l’excès de richesses de la France!

8 décembre [1930]

De nouveau en forme. Excellente journée au cheval Haig. Je crois vraiment que dans une dizaine de jours il sera terminé. Ce sera un fameux soulagement.

Visite du général Brécard. Parlant de la crise. Il paraît que Poincaré en même temps que bâtonnier veut être président du Sénat… Il aurait décidé Doumergue à se représenter à la présidence pour barrer Briand. Briand est leur bête noire : c’est un vrai pacifiste. À Genève, recevant une délégation de femmes, Briand dans son discours leur a dit :

— Tant que je serai là, il n'y aura pas de guerre.

La délégation française fut indignée d’une phrase pareille. Et on exigea de Briand qu’il la retirât du compte rendu officiel! Ce sont choses que Poincaré ne lui pardonne pas. Le général Brécard me disait :

— Pourtant la France peut-elle faire une autre politique étrangère que celle de Briand?

9 [décembre 1930]

Encolure du cheval D[ouglas] Haig. Joie sculpturale. Matin. Téléphone de M. Tchiang Tchiao. Mon grand monument a été placé, inauguré à Nanking au cours d’une cérémonie énorme à laquelle a pris part le jeune maréchal de Mandchourie. On aura bientôt des détails. Pas de réponse encore pour la statue en bronze.

Séance avec M[aîtr]e Mennesson. Presque fini.

Dernier fragment du bas-relief de Grasse presque fini également. Excellent système de préparer le travail par des dessins. Les élèves ainsi sont bien dirigés et peuvent avancer la besogne sans tâtonnements et je finis ensuite rapidement et sans fatigue.

10 [décembre 1930]

Tournée d’expositions. Salon d’automne. Vraiment rien. On essaye de beaucoup vanter cette figure de Pimienta appelée, Rebecca. Figure d’étude qui évoque celles que font nos élèves pour des concours comme le Chenavard. De la sincérité. Si c’était l’œuvre d’un jeune homme on applaudirait avec sympathie[8]. La réalisation en cire, la préservation sous verre, à contre-jour, contribue à donner le change. Passé chez Charpentier, chez Bernheim où je n’ai rien noté sauf une exposition Synave, bonne. Chez Druet des choses agréables de Gimmy et surtout une salle de Marquet, Paysages de Boulogne-sur-Mer, très remarquables. Regrettable que les choses aillent si mal en ce moment.

À l’ambassade d’Angleterre, où le colonel Needham me promet selle et harnachement. Enfin!

Déjeuner avec M. Hull, dans un restaurant de la rue Daunou, de grand luxe, où viennent s’alimenter à grands frais les américains ruinés. Que serait-ce s’ils n’étaient pas ruinés. Il paraît que M. Macomber est un être invraisemblablement nerveux. Impossibilité de rester en place. Genre Frédérick Prince avec cette différence qu’il est correct tandis que Prince ne l’est pas. Il a la folie de la vitesse en auto, voyage à une moyenne de 120 à l’heure. En ce moment est parti pour l’Afrique, d'abord en avion jusqu’à Casablanca où l’attend son bateau, ira jusqu’en Afrique-Occidentale où il retrouvera l’avion, au lac Tchad, sera de retour à Monte-Carlo le 31 janvier où il a donné rendez-vous à M. Hull. M. Hull compte bien qu’après de Grasse il me commandera un Rochambeau. Ce sera épatant. Sur un étalon syrien. Le but de M. Macomber est de faire de la propagande franco-américaine pour contrebalancer celle que font les Germano-Américains. Ils ont découvert un certain Prussien, von Stoele, je crois, chassé de la cour de Frédéric. Se rendant en Angleterre, ce von Stoele passa par Paris où il confia à je ne sais quel important personnage son intention d’aller offrir son épée à l’Angleterre. L’autre lui conseilla plutôt de se rendre auprès de Washington, lui promettant les fonds nécessaires pour s’équiper. Le Prussien, peu fixé, accepta la proposition. C’est ainsi qu’il prit part à la guerre de l’Indépendance où il joua un rôle des plus effacés. Il est même, paraît-il, avéré qu’il abandonna l’artillerie qu’il commandait, à la première rencontre. Les Germano-Américains ont depuis quelques années dressé ce fantôme contre La Fayette et Rochambeau. Ils ont fondé une association à son nom. Cette association recueille en cotisations le chiffre formidable annuel de 82 millions (francs). Cette somme sert à une propagande fantastique.

M. Hull me confirme que Rockefeller et Ford restaurent entièrement la ville de Williamstone, fondée par Rochambeau et ses officiers.

Me rendant chez mon dentiste, je rencontre M. Barthou. Il me dit :

— Je vais de ce pas porter mon refus à Laval. On veut me faire aller à droite.

Il semble d’ailleurs fort pessimiste sur la réussite de la combinaison. En me quittant il me dit :

— Vous avez bien du talent.

Dépêche de Mme Prince. Elle n’est pas fixée. Elle me fixera à la fin de la semaine, après avoir vu son beau-frère… Ça va être encore une dérobade, comme le monument La Fayette.

11 [décembre 1930]

Visite de la baronne de Lagrange, l’amie de Lady Haig. Celle-ci a été très malade, après avoir failli perdre un enfant. C’est pour cela qu’elle ne m’a pas répondu. Cette baronne de Lagrange, type duchesse d’Uzès, duchesse de Luynes, etc., va s’occuper de m’avoir vêtement et harnachement. Elle connaît tous les officiers anglais qu’elle a abrité dans son château dans le Nord, pendant la guerre.

Petite cérémonie très sympathique chez Marguerite Long à qui Paul Léon a remis la rosette.

Laval a échoué. Il paraît qu’il ne vaut pas grand chose, doit aussi être un homme d’argent. On ne s’explique pas sa fortune rapide. On dit que Steeg formera le nouveau ministère. Poincaré refuse, mais travaille dans la coulisse.

12 [décembre 1930]

Visite de M. Montigny, avec deux charmantes femmes. Elles m’ont semblé très enthousiastes, M. Montigny aussi. Le tombeau Foch les a impressionnés. Il m’a dit lui-même de faire appel à lui si je le croyais nécessaire, de ne pas craindre d’être indiscret. Je n’ai pu que le remercier avec effusion.

Agréable petite réunion chez Bouglé. Rencontré Hubert Morand. Passé à l’Amicale pour le vote du Comité. Tout le monde me serre les mains et me fait des sourires. Au fond, presque tous me détestent.

13 [décembre 1930]

À déjeuner, M. et Mme Charles Prince. Il devait me donner le choix de Mme Prince pour le tombeau de Norman. Ils me font le même coup que pour le monument de l’escadrille La Fayette. Après m’avoir fait travailler plusieurs mois, ils m’ont dit qu’ils s’étaient disputés avec le comité et que pour le moment, ils ne pouvaient donner suite, mais que je patiente. Plutôt ils me l’ont fait dire, parce qu’ils disparaissent à ce moment-là. Maintenant c’est la même chose. M. Charles Prince me dit que son frère s’est disputé avec l’architecte de la cathédrale, qu’il faut patienter, etc. C’est un mensonge puisque j’ai une lettre des architectes de la cathédrale où ils parlent du projet du tombeau et lui donnent pour moi leurs indications des proportions. Charles Prince me dit qu’il arrangera les choses et que dans la première quinzaine de janvier la solution que je désire sera obtenue… Je suis décidé, si je n’ai rien de précis et de sérieux au 15 janvier, à agir énergiquement.

Incidemment Prince me dit à propos de Lautier :

— Il ne peut rien refuser à mon frère.

Et en même temps, il fait le geste caractéristique de compter de l’argent, en frottant son pouce contre son index. Puis une histoire très extraordinaire sur Tardieu dont il aurait vu chez un juge d’instruction une lettre demandant la condamnation d’un type innocent dans une affaire intéressant la banque Morgan, "pour plaire à la banque Morgan". Bien invraisemblable. Je ne crois pas à la farouche vertu de Tardieu, mais je crois à son intelligence.

Chez Madame Jourde, où je ne remettrai plus jamais les pieds. Elle est charmante, mais elle vous ahurit.

Visite de Tchang Tchiao qui avait reçu [une] lettre de M. Sun Fo. Ma statue a eu beaucoup de succès là-bas. Elle se dresse maintenant solitaire, dans ce temple que je ne verrai probablement jamais. Pendant des générations et des générations, des hommes viendront se prosterner devant. La ferveur dont ils l’entoureront, les cérémonies qui se dérouleront autour, lui conféreront d’âge en âge de plus en plus de majesté. Les dieux ne sont pas créés seulement par les artistes qui les sculptent, ils le sont bien plus par le culte. C’est presque un phénomène magique.

14 [décembre 1930]

Charmante femme, mais un peu sotte, que cette ravissante australienne chez qui nous dinâmes aujourd’hui. Elle habite dans la maison moderne que les Perret ont construite rue Franklin, au dernier étage. Elle s’est installée dans un décor moderne, ultra moderne. Elle s’appelle Madame Dyer. Elle est grande, d’aspect encore jeune, une de ces belles grandes blondes[9] dont la peau semble être une source de lumière. Elle commence à grisonner. Donc c’est une antichambre dont murs et plafonds sont de même couleur. De grand nus. Lumière diffuse. Salle de musique avec escalier à rampe lumineuse. Intelligent. Comme convives, Briban et sa femme, Rameil, qui fut s[ou]s-secrétaire d’État aux Beaux-Arts et sa femme, Ernest Charles, et le mari, M.Dyer, un petit monsieur très correct, bien réduit, bien nettoyé, bien rasé, petite moustache blanche coupée net sur un immobile petit visage tout rose. Il aurait payé à sa femme un intérieur Louis XVI avec le même enthousiasme froid si la mode l’avait voulu. La mode ne l’a pas voulu. La mode a voulu que M. Dyer ornât les murs de ce studio d’abracadabrantes toiles et mît sur un socle en place d’honneur un bronze tout à fait comique d’un nommé Zadkine (ça représente un groupe de trois personnages jouant d’une demi-guitare, d’un demi-violoncelle, etc., avec des bras en creux, etc.), dont une vieille Américaine couperosée, par l’abus des cocktails, félicita beaucoup la propriétaire. La mode nous fit dîner dans une salle à manger aux murs et plafond bleus, dont l’éclairage, au milieu de la table, était formé d’une série de bocaux pour fils électriques, remplis d’eau, de verroterie. J’aurais bien voulu savoir ce que pensaient de ce décor les deux braves filles qui nous servaient.

Dans la journée, visite d’Haseltine qui me donne de bons conseils pour mon cheval. Il me dit que le nommé Malissard a tout fait pour avoir cette statue Haig. Il a trouvé moyen de se faire présenter au prince de Galles pour en avoir la recommandation, lui demande de venir visiter son atelier. À quoi le prince de Galles répond par une formule de politesse :

— Mais oui, sans doute, certainement, volontiers, etc.

Alors, le lendemain matin, mon grand serin débarque à l’hôtel où était descendue l’Altesse, avec une caisse dans laquelle il avait mis quelques-unes de ses effigies des officiers de la guerre. Il se dit attendu par le prince et introduit dans le salon, tandis qu’on va prévenir le prince, déballe sa marchandise. Arrive le jeune prince qui reconnaît mon gaillard, lui tourne le dos, sort de la pièce, suffoqué de ce toupet, et le fait mettre à la porte par son domestique. À mettre en pendant avec l’autre histoire, celle-là du nommé Cogné. Celui-là débarque à Madrid. Il va à l’ambassade, avec des lettres de recommandation d’un tas de gens politiques dont il a fait les bustes d’après photographie. Il se dit envoyé par la municipalité de Bordeaux qui désire offrir au roi son buste, pour lui montrer sa reconnaissance de la bienveillance qu’il témoigne à la ville. L’ambassadeur introduit notre Cogné. Le buste est déjà prêt d’après photo. On mesure. On photographie. On retouche. Ça y est. Le roi d’Espagne est au tableau. À quelque temps de là, sa majesté va à Bordeaux pour consulter le Docteur Mour [?]. Il en profite pour aller remercier le président du conseil municipal pour le buste.

— Le buste? Quel buste?

Voilà des gaillards qui s’y entendent en affaires. Ça compense le manque de talent.

16 [décembre 1930]

Notre soirée hier fut tout à fait réussie. Tout le monde était là. Ladislas ému, l’aurait été encore plus si la surprise avait été plus complète. M. Bouisson, après le dîner, me dit avoir parlé à Lautier, je pense que c’était avant sa chute, de l’affaire Foch, et confirme en somme ce que disait Dezarrois. Il y a surtout hostilité contre moi d’un nommé Mistler (trop de commandes, Institut, etc.). Il me dit que Lautier n’a rien contre moi. Pourtant ce serait à cause de ce serin comique qu’il aurait retiré le projet? Il a caché son jeu auprès de Bouisson, comme il le cache auprès de P[aul] Léon.

On annonce la mort de Poincaré. Cette nouvelle m’impressionne. C’était une force que cet homme, une force honnête. Il n’a pas eu d’idées d’envergure. En face des problèmes nouveaux de l’époque, il ne propose que les solutions périmées de l’histoire et qui nous ont mené où nous sommes. Je le sais. Je n’en suis pas moins très attristé.

Pelletier me téléphone qu’il a demandé à l’ambassadeur s’il serait possible de reculer l’inauguration de quinze jours. C’est tout de même un résultat.

17 [décembre 1930]

La mort de Poincaré était une fausse nouvelle.

Il paraît que Marie Marquet avait à la banque Oustric un compte ouvert sous le nom de Madame Nationale. Le bruit court Paris. Est-ce vrai?

18 [décembre 1930]

Bigot m’emmène chez Bouchard pour le projet Mondement. C’est maintenant très bien : son dessin. Mais ce n’est réalisable qu’en ciment. Alors, ce sera vite bien laid. C’est plus difficile d’arriver à un effet dans des dimensions possibles. Quand une chose n’est bien qu’à condition d’être grande, c’est qu’elle manque d’un élément essentiel : de l’humanité. Dans cet ordre d’idées, rien ne vaut le Mont Blanc. Mais c’est très bien quand même.

19 [décembre 1930]

Inquiet d’être sans réponse à ma lettre à Martzloff, je lui ai téléphoné. La bousculade de la fin de l’année et de la session est la seule cause de son silence. J’aimerais bien que ces fontaines soient définitivement décidées. L’année ne s’annonce pas bonne.

21 [décembre 1930]

Lettre de Laurens m’annonçant sa visite et celle de Darras pour mercredi pour revoir le projet définitif des fontaines[10].

Les Mauclair sont venus passer l’après-midi. Mauclair me paraît vieillir. Je l’évoquais aux temps lointains de l’avenue du Trocadéro, chez Paul Adam.

22 [décembre 1930]

Haseltine m’a prêté d’excellents moulages de membres chevalins, pris par lui sur des pur-sang frais abattus. Bons documents, mais combien dangereux. Woog venu me lire des lettres reçues par lui d’Angleterre où on annonce l’arrivée des documents (costume, bottes, etc.).

Dîner chez Dezarrois avec les organisateurs polonais de l’exposition polonaise actuelle. L’ambassadeur polonais est charmant, semblait très heureux de me connaître. Voilà Dezarrois installé de manière définitive et cossue[11]. Valets de pied en habit bleu, culottes courtes et boutons dorés. Ça suffit pour évoquer le reste de l’installation; les salons Louis XV, Louis XVI, la salle à manger en cuir de Cordoue, la bibliothèque encombrée etc. Le voilà heureux et il le mérite. C’est un chic type et un fidèle ami.

Je suis seul avec Nadine. Lily et les enfants partis au Brusc.

23 [décembre 1930]

Visite du général Weygand. Il a aimé beaucoup le cheval Haig, le bas-relief de Grasse. Il va aller voir Berthod. Il doit, ce soir même, parler à Barthou du tombeau Foch. Il était accompagné de Madame Weygand qui est charmante. Je suis embarrassé par la question insigne religieux désiré par Madame Foch. Je ne sais vraiment où le mettre sur ce tombeau d’allure exclusivement militaire.

Téléphone du jeune Pommier qui s’inquiète aussi. Il paraît que les bureaucrates de l’Hôtel de Ville ont trouvé mes prix un peu élevés. Est-ce là l’origine de la visite annoncée demain?

24 [décembre 1930]

Déjeuner chez Bouglé avec François-Poncet. Il est assez furieux contre Lautier remonté par Mistler. Il paraît que celui-ci me reproche d’avoir déshonoré Paris avec cette énorme histoire de la S[ain]te Geneviève!

Gras et rebondis, Darras et Laurens sont venus. Ils ont regardé, coté, mesuré les fontaines. Ils ne me l’ont pas dit, mais évidemment avec des intentions de discuter les prix [12]. Je leur ai demandé s’ils payaient [13] le sculpteur au mètre carré.

— Ne riez pas, me dit Darras, nous le faisons pour la peinture décorative.

Comme mon prix est très sérieusement étudié, je leur ai dit que je leur enverrai une note détaillée le justifiant. Il faut agir administrativement avec les administrations.

25 [décembre 1930]

Noël. Travail enragé aujourd’hui, comme tous ces temps derniers. Depuis le retour du Brusc, j’ai énormément travaillé. J’aurai achevé le bas-relief de Grasse et presque le cheval Haig.

Triste et fatigué ce soir. Cette histoire de tombeau Foch me tourmente. Dire que je m’étais promis de ne plus m’en occuper.

26 [décembre 1930]

Visite de Paul Léon qui m’a rasséréné un peu. D’abord il a beaucoup aimé tout ce que je lui ai montré, Haigde Grassetombeau Fochmédaille Mennesson terminée. Je lui ai raconté ce que je savais de Mistler. Il le connaît très bien. Il paraît que c’est un homme très intelligent et très bien. Il a noté de lui parler et me l’amènera. Ce sera la meilleure façon de faire cesser le malentendu.

Le journal annonçait hier, dans un article d’un comique irrésistible de Martet, que le monument Clemenceau était confié à Cogné. Le comique de l’article tenait surtout à ce qu’il était fait sérieusement. Le Temps publie ce soir une lettre, fort maladroite d’ailleurs, de protestation des enfants de Clemenceau, et une lettre encore plus maladroite de Castellane pour justifier le choix de la commission. Quand on sait ce que sont MM. Martet-Cogné, on en devine les raisons.

28 [décembre 1930]

Hier soir avec l’ami Behrendt, au cinéma de l’Intransigeant. Belle salle, bien conçue, avec des effets curieux de ventilateurs dans les rideaux. Un film documentaire remarquable du fils de Painlevé, sur des bêtes minuscules des algues marines ([Pantepodes et lamelles?]) Certaines photos étaient aussi séduisantes, réussies que les plus soignées estampes japonaises. Pourvu qu’on ne réalise jamais le cinéma en couleurs. Mais le fameux film, Alleluia, invraisemblable d’incohérence et de bêtise, au point d’en devenir curieux. Le seul côté intéressant est dans le milieu nègre, l’évocation de cette population noire[14] rurale, villages entiers peuplés uniquement de descendants d’esclaves congolais. Et puis la transposition du protestantisme dans ces cervelles! La religion ainsi dépouillée, c’est formidable!

Terminé bas-relief de Grasse. Voilà un monument qui ne ressemblera à aucun autre.

Bisceglia m’a rapporté le buste du Dr Legueu. Il a gagné en bronze et la patine vert antique est excellente. Ils sont venus tous deux le voir et en sont je crois très contents.

J’approuve complètement la lettre très digne que Sicard a adressé publiquement à Castellane qui s’est conduit comme un mufle.

Fatigué de ma sortie d’hier soir. Pourtant bien travaillé à de Grasse. On moule demain.

29 [décembre 1930]

Moulage du dernier fragment du bas-relief de Grasse. J’aurais voulu y travailler encore un peu. Mais là aussi le temps nous manque. Après-midi au cheval. Moins fatigué et content du travail.

Joffre est mourant. Je vois un peu tous les événements du point de vue de mon intérêt personnel! Et celui-ci, je le vois [15] dans les répercussions sur le tombeau de Foch. Bien entendu ça va amener une nouvelle complication.

30 [décembre 1930]

Le temps passe, passe terriblement, inexorablement. Il semble que les mois et les années sont gagnés aussi par la folie de la vitesse. Cette année se termine dans l’inquiétude, trouble général, trouble particulier. J’ai travaillé énormément. Depuis le retour du Brusc, j’ai donné un très grand [16] effort : grande maquette du tombeau de Foch, fin du bas-relief Grasse, esquisse définitive pour Chalmont, cheval Haigmédaille Mennesson. Je n’ai mal manœuvré que pour le cheval Haig. J’ai fait venir trop tard le modèle, croyant gagner du temps. Il faudrait une connaissance plus grande du cheval pour travailler ainsi sans modèle, et encore. On serait dans les formules. Ce serait, malgré toute la science et à cause même de toute la science, au détriment de la sensibilité. Je suis de plus en plus content maintenant. Ce soir, à la tombée du jour, il semblait fini et j’avais l’impression qu’il est vraiment de belles proportions et de grandes lignes. Je commence à en voir vraiment la fin dans une quinzaine. Aussitôt après je me mettrai à la Victoire de Chalmont. Et après, je ne vois plus rien, si tout reste en suspens comme maintenant. Car les fontaines de la porte de S[ain]t-Cloud, le tombeau de Foch, le tombeau Prince, le monument Fauré, le monument des Crapouillots sont tous en suspens… Aussi ai-je accepté de participer avec deux jeunes architectes à un concours pour la Hollande… C’est un peu de la même façon que me sont arrivés Billard et Pommier. Et ça a réussi. Cet arrêt dans les travaux n’auraient pas grande importance si les valeurs n’avaient pas tant perdu. Malgré l’argent mis de côté durant cette année, je suis moins riche que l’année dernière. C’est très inquiétant et gênant pour engager des frais pour les travaux personnels du Temple. Le répit dans les commandes devrait être pour moi une occasion heureuse fournie par le destin pour m’y consacrer quelque temps. Le Temple est l’illustration de l’Enfer de Dante. C’est ainsi qu’il faut envisager la situation. N’est-ce pas Alfred de Vigny qui écrivait que des hommes comme Napoléon ou autres[17] aventuriers posaient leur pied sur les événements contraires, comme le toréador entre les cornes du taureau et que le taureau en relevant la tête les jetait sur son dos. Et ils l’enfourchaient et le domptaient. Quand on poursuit un but aussi difficile que moi, il faut avoir un peu le cran d’un aventurier.

31 [décembre 1930]

Je peux[18] cette année encore écrire comme Vigny qu’elle se termine sans que j’aie fait de mal à personne. Par contre beaucoup ont cherché et cherchent à m’en faire. Est-ce pour cela que je me sens si mélancolique et si découragé ce soir? Je ne suis pas le premier contre qui se déclenchent ainsi les jalousies et la haine[19]. Il suffit de se rappeler ce qu’ont eu à subir d’autres artistes autrement grands que moi. Quoi qu’on fasse, on ne peut[20] pas nous enlever la joie du travail et le talent, si on arrive à nous enlever quelques commandes. Étrange retournement des situations! Quand un homme a fourni les efforts ininterrompus que j’ai fournis, quand tous les travaux[21] qui lui ont été confiés ont été réussis, quand il a atteint, sans avoir intrigué, les degrés officiels de sa carrière, quand il est jeune encore, en pleine force, en pleine production, il semble que tout naturellement, les nouveaux travaux qu’on lui confie ne devraient pas lui être discutés. Tout au contraire! Comme on n’a rien à lui reprocher c’est sa réussite même qu’on lui reproche. C’est pour de semblables raisons qu’on retira à Rude l’ensemble de la décoration de l’Arc de Triomphe et à Carpeaux celle de l’Opéra. D’ailleurs, quand on pense à la vie des vrais grands artistes, combien sont-ils qui ont pu donner leur maximum? Je ne vois que Delacroix, qu’une puissance occulte protégea puissamment. Lui s’est épanoui pleinement. Je parle de ceux qui voyaient grand et avaient besoin d’un État ou d’un mécène pour se manifester. Il y a Tintoret et il y a Phidias. Mais Poussin se réfugia à Rome tandis qu’un Lebrun triomphait. Barye se réfugia, lui, dans la petite sculpture. Chacun de ses plus petits bibelots était un monument tandis que presque tous les monuments des sculpteurs de son temps ne sont que des bibelots. Rude seul de ses contemporains est à excepter et le domine peut-être. Est-il nécessaire de rappeler Michel-Ange dont la vie est un immense désespoir. Et Phidias, dont je parle plus haut, ne dut-il pas s’enfuir d’Athènes, si le fait qu’il mourut en prison n’est pas tout à fait certain. Ah! quel regret que ce puritain de Rockefeller ne se soit pas en 1926 décidé à marcher avec G[eorge] Blumenthal pour le Temple. Ce serait presque terminé aujourd’hui! Je[22] ne serais pas à attendre[23] mon sort de la bonne volonté d’un sous-secrétaire d’État quelconque, moi, dépendre d’un Lautier? Tout de même! Aventurier, je n’en n’ai aucune des qualités. Et le temps passe et bientôt, il sera trop tard. Un Laprade me pille. Mon beau rêve, n’est-ce pas un peu de ma faute, si tu n’es pas devenu réalité? Ai-je voulu, voulu jusqu’au sacrifice? Mais le pouvais-je? On peut se sacrifier à une idée quand on est seul. Quand on n’est pas seul on n’en a pas le droit. Et ma vie ainsi s’écoule dans des velléités spasmodiques, et mon programme, je ne pourrai peut-être pas le réaliser, parce qu’il était sans doute trop sagement conçu. Un Lautier empêchant le tombeau Foch d’aboutir sur les injonctions d’un Mistler, la crise générale venant par là-dessus, et me voilà assez paralysé dans mes desseins. Tout cela c’est le noir, c’est le passé. L’avenir c’est l’inauguration du monument de Grasse, c’est celle du maréchal Haig, c’est celle des Fantômes. Quoi qu’on dise et qu’on fasse ce sont trois très bonnes choses et personnelles. Je ne négligerai rien pour que ce soit parfait. D’aussi énormes efforts ne peuvent pas ne pas avoir leur conclusion logique. C’est par la force du talent et du travail qu’il faut abattre ces derniers obstacles. La vie est faite de hauts et de bas. Ce serait trop beau qu’aucun nuage ne vienne dans mon ciel [24]. Mais le chant de Wotan : "Et bientôt le ciel sera clair".

 

 

[1]    . Au lieu de : "Le vent sera un léger mouvement dans les cheveux", raturé.

[2]    . Au lieu de : "juste", raturé.

[3]    . Au lieu de : "le seul homme gouvernemental", raturé.

[4]    . Au lieu de : "personne", raturé.

[5]    . Suivi par : "À sa première candidature", raturé.

[6]    . Suivi par : "Nous le regardions", raturé.

[7]    . Au lieu de : "d'offrir", raturé.

[8]    . Au lieu de : "sans réserve", raturé.

[9]    . Suivi par : "lumineuse", raturé.

[10]  Sources de la Seine.

[11]  . Suivi par : "L'amour chez", raturé.

[12]  . Suivi par : "Les voyant mesurer", raturé.

[13]  . Au lieu de : "cotaient", raturé.

[14]  . Au lieu de : "nègre", raturé.

[15]  . Suivi par : "du point de vue du", raturé.

[16]  . Au lieu de : "énorme", raturé.

[17]  . Au lieu de : "tout", raturé.

[18]  . Au lieu de : "pourrai", raturé.

[19]  . Suivi par : "C'est la force des gens cultivés de", raturé.

[20]  . Au lieu de : "pourra", raturé.

[21]  . Au lieu de :" toutes les commandes", raturé.

[22]  . Suivi par : "n'aurais pas besoin", raturé.

[23]  . Au lieu de : "guêter la", raturé.

[24]  . Suivi par : "Comme Wotan je veux", raturé.