Avril-1931

Cahier n°28

5 avril [1931] Pâques, le Brusc

Je dis à Lily :

— Quand bien même on ne pourrait passer ici que quarante huit heures par an, cela vaudrait d’avoir cette propriété.

Lily proteste. C’est pourtant vrai.

Lu, avec le désir de le trouver mauvais, un roman de Mistler : Châteaux en Bavière. Il y a de bonnes choses, assez sensibles. Un de ces petits romans subjectifs, comme il en paraît des centaines. Peu d’originalité. Un Lys rouge en Bavière, moins bien écrit. Son autre roman, sur le fond de la Révolution et contre-révolution autrichienne est mieux.

6 [avril 1931] le Brusc

Magnifique promenade hier après-midi, à ce pèlerinage de la Bonne Mère, au point culminant du Cap Sicié. Vu de loin, ce petit sanctuaire, auquel on accède par un chemin assez difficile est émouvant. Il a dû coûter bien de la peine à élever. Que de choses émouvantes, et immenses souvent, ont été édifiées par les hommes. On peut même le dire de la plupart des grandes choses dans tous les temps, dans tous les pays, c’est une croyance religieuse qui a fait surgir ces monuments. Les civilisations[1] païennes s’effondrent, nous laissant le témoignage magnifique de leurs temples en l’honneur de dieux périmés. Dans l’Inde, en Chine, au Japon, à Java, un monde de dieux, de héros, de génies stupéfiants[2], dont les images de pierre sont les seuls réels habitants des temples, comme dans les cathédrales gothiques. Ce qui importe, ce n’est pas l’idée, c’est la foi, la foi qui entoure l’imagier[3], instrument plus ou moins inspiré. La foi ne suffit pas à donner le talent. Nombreux sont les exemples d’artistes mécréants ayant pétri de poignantes images[4]. L’imagination est la vraie déesse[5].

Entourée de vieux pins et d’yeuses, la petite chapelle nous apparaissait toute blanche dans le ciel, puis disparaissait suivant les tournants du difficile sentier. Nous avions pris le chemin en corniche et l’on apercevait de l’autre côté, la route ordinaire[6] venant du milieu des terres, abrupt chemin de croix, dont chaque station était (heureusement) sans sculptures, une grande croix dressée sur un bloc de pierre. Il fut un temps où des pèlerinages grimpaient là en chantant. À chaque station, on s’arrêtait pour prier et adorer. Non un Dieu immatériel, mais un Dieu fait homme, il n’y a pas de religion purement spiritualiste. L’idée fausse c’est le dogme. Mais il abrite en lui l’idée vraie, l’aspiration spirituelle. Toutes les religions sont fausses, dans leur diversité. Mais l’inconscient de toutes les religions est partout le même : l’ardente aspiration d’éternité humaine.

De près, le charme du lieu demeure. Les vieilles pierres sont d’une magnifique matière picturale. Elle est toute petite, cette chapelle. Un chemin de ronde l’entoure. Des inscriptions puériles encadrent la porte de chaque côté, promettant mille bonheurs et le paradis et le dernier refuge. À l’intérieur, des ex-voto rappellent la simplicité des cœurs, vestiges naïfs des offrandes et sacrifices aux dieux de jadis. Eux aussi faisaient des miracles, guérissaient, sauvaient, et leurs temples s’ornaient aussi d’ex-voto touchants. Les dieux sont morts! Le grand Pan est mort! Mais la foi de ceux qui ont cru en eux les a rendus immortels. Les hommes ont donné l’immortalité aux dieux. Les dieux, hélas! ne l’ont pas donnée aux hommes. La vérité est dans l’effort des hommes. Mais quand l’homme aura-t-il foi en lui-même? Quand l’homme comprendra-t-il son immensité, sa véritable grandeur, sa puissance, et que la divinité est en lui. Est-ce Neptune, vraiment, qui habita jadis ce temple roux, là-bas, à Paestum? Est-ce Minerve qui habita le Parthénon? Est-ce Dieu qui est là-bas aussi, sous les voûtes de Chartres? Peut-être mais c’est  l’homme surtout que j’y vois, créateur formidable qui a su vivre ses rêves, bâtir à leur mesure des demeures telles qu’on baisse la voix en y entrant, qu’on se découvre et qu’on s’incline, comme si réellement tant de grandeur et de beauté avait donné naissance aux dieux, et que les dieux ensuite étaient venus dans ces demeures.

Nous sommes redescendus par le chemin de croix, puis à travers un grand ravin embroussaillé nous avons rejoint un bois de grand pins. De longues saignées blanches rayaient leurs troncs, au bas desquels de petits pots soigneusement placés recueillaient le sang résineux. Est-ce parce que partout, sur la terre, l’homme marque son passage, qu’il est grand? Il dresse un sanctuaire tout en haut d’une colline difficile. En même temps, pour son utilité, il saigne soigneusement de longs arbres. Je me rappelle, à Capri, dans une grotte, cet autel à Mitra. Tout en haut, les ruines du palais de Tibère, où l’on ne s’occupait pas beaucoup d’idéalisme. Si le fait de marquer son passage était un signe de grandeur, les termites ou les fourmis seraient de grandes races. Ce qui fait la grandeur humaine[7], ce n’est pas cette activité utilitaire[8]. Quand l’homme saigne un sapin, il ne vaut pas plus que le termite qui le taraude. Quand l’homme construit une chapelle, pour y honorer le Christ, la Vierge ou le Buddha, il est aussi grand que ces dieux qu’il honore. Dans certains temples païens, se succédèrent les cultes juifs, mahométans, et puis chrétiens. Rien de plus naturel que cette pérennité religieuse. C’est que, au fond, ces cultes aux manifestations variées, puériles et magnifiques, sont la représentation inconsciente d’une unité de pensée, qui est le meilleur de l’homme, vers quoi tendent toutes ses aspirations. L’amour, le sacrifice, l’immortalité, c’est cela qu’il adore, qu’il appelle, vers quoi il tend les bras, vers quoi il crie. S’il n’y avait pas cela, rien ne se serait construit de vraiment grand. Ces sentiments profonds sont la substance de ces fables qui ne seraient sans eux que des fables inconsistantes, substance qui se cache comme le noyau au milieu d’un beau fruit. Petite chapelle de la Bonne Mère, tu mérites qu’on aille à toi, qu’on s’arrête sur ton petit parvis, qu’on fasse le tour de ton chemin de ronde. D’un côté, c’est la mer, la grande mer, qui se perd dans l’horizon : à vingt quatre heures de navigation c’est l’Afrique. Quand on se retourne, c’est encore la mer, mais fermée par la côte, Sanary, au pied de sa colline. À droite, c’est Toulon, c’est-à-dire d’abord un immense cirque bleu, bien découpé, bien nettement délimité d’un côté par la presqu’île de S[ain]t-Mandrier (qui semble à peine retenue à la terre par une ficelle de terre), de l’autre par les collines de la côte (Cap Brun, etc.). Au fond de ce cirque d’eau, Toulon, assez noyé dans la verdure, grimpant dans la montagne. Du côté opposé à Toulon, on voit jusqu’à Marseille. L’île Riou se voyait merveilleusement. Mais Toulon, comme les petites villes de la côte, les routes sur la terre et les bateaux sur la mer, les arbres, les rochers gris et le ciel, et la petite chapelle, tout participait dans le silence de la même vie éternelle et immense.

6 [avril 1931] le Brusc

J’adore[9] le marché aux poissons, à Toulon. Il y a quatre spectacles : le cadre, tout en gris, maisons qui l’entourent, pavés, trottoirs, charpentes. Les vendeuses. Les acheteurs. Et enfin ce qui constitue le lien entre les uns et les autres : les étalages. Comme, au moment où ils sont face à face, vendeuses et acheteurs pensent poisson, c’est comme si on avait ouvert leurs cervelles et étalé leurs idées. Sous la forme de raies, de dorades, de sardines, les idées sont belles. Sans faire de littérature, rien n’est plus beau que l’étalage d’une poissonnerie. Les blancs argentés prennent une valeur d’autant plus forte et fine tout à la fois que cela joue dans des gris. Les solides vendeuses habillées de noir forment un fond puissant. Autour de ces richesses circule la foule variée et comique.

7 [avril 1931] le Brusc

De la terrasse je voyais le père Borely[10] poser ses filets pour pêcher ces petits poissons, morceaux d’argent vif, qu’on appelle siouclets. Avec mon petit Marcel nous avons pris la barque et sommes allés auprès de lui. À gestes lents, il retirait son filet à toutes petites mailles. De temps en temps, dans le marron frétillait le morceau d’argent. Mais la pêche n’était pas très fructueuse. On la fait avec des filets très fins à toutes petites mailles. Ce ne sont pas des filets très longs. Une trentaine de mètres. On les pose très près des côtes, à quelques mètres. À peine posés, après avoir fait du bruit, tapé sur l’eau avec ses rames, on retire les filets. Quand il a fait cela toute sa matinée, tout seul dans sa grande barque, ramant, callant, levant, le vieux père Borely revient avec ses paniers pleins de tous petits poissons, tous pareils. Ils sont excellents en friture. Ils sont excellents après la palangre pour prendre des congres. La pêche à la palangre reste ma préférée.

7 [avril 1931] le Brusc

Retour de sa promenade visite, Ladis me dit que M. F[ernand] Bouisson lui a confirmé que la loi Foch était votée. Vincent Auriol a été, a-t-il dit, particulièrement amical et actif. Lui-même, M. Bouisson a été très agissant. Il l’a laissé entendre à Ladis. Il lui a dit que c’était une affaire faite. Alors, vraiment, c’en serait fini!

Ladis a été aussi voir le bon vieux M. Tuck. Il est très préoccupé de l’allure de la Bourse de New York.

9 [avril 1931] Boulogne

Quitté le Brusc hier soir. Arrivé ce matin à 9 h. À 10 heures j’étais au travail à la statue Douglas Haig. Il faut qu’elle soit terminée la semaine prochaine! Tour de force. Mais je me sens bien et j’y arriverai. Dulac a pas mal travaillé. Mais la proportion d’ensemble n’est pas bonne. Il va falloir le grandir.

Téléph[oné] à la Ville de Paris pour savoir ce qui en était des fontaines de S[ain]t-Cloud. Martzloff n’est pas à Paris, mais son second me dit que le projet n’a pas été présenté à cette session, qu’il le sera à la prochaine, en juin. J’aime autant, avec tout ce que j’ai à finir, que cela traîne un peu.

10 [avril 1931]

Bonne matinée à Douglas Haig. J’ai monté le torse, sans grandir les jambes. Principe : il ne faut pas donner au cavalier les proportions pareilles à celles de la nature. Il faut toujours grandir le torse. Sans quoi le bonhomme a l’air d’être à cheval sur son nombril. Ne tenir donc aucun compte des avis des spécialistes.

Repris le Cantique des cantiques, c’est un peu ma récompense que ce beau nu, œuvre que je fais pour moi. Retrouvé la charmante petite M. Combet qui pose si courageusement cette pose difficile. C’est le vrai bonheur du sculpteur de copier en tremblant, comme disait Ingres, un corps merveilleux. Mais un malheur est arrivé aujourd’hui. Pendant un repos, à un moment où je ne regardais pas la statue, la tête, mal armaturée et trop mouillée est tombée. Elle m’avait donné tant de mal à mettre en place. Rien de si difficile que de construire une tête ainsi levée, rejetée en arrière. Elle s’est complètement aplatie. Il faut la refaire entièrement.

Acheté le Journal officiel, vote du projet de loi à la Chambre. Mais je n’ai pas trouvé le vote du Sénat.

11 [avril 1931]

Téléphoné à Martzloff. Il rentre de voyage. Il me confirme que le projet des fontaines[11] sera présenté au mois de juin seulement.

— Mais tout le monde est d'accord, me dit-il, et tu peux commencer tes études définitives.

Vu M. Verdier, aux Beaux-Arts. Tout va bien aussi pour le tombeau Foch. Il me dit d'étudier maintenant avec Hulot le devis définitif.

Sujet du deuxième essai du concours de Rome, donné par moi, Le Roi des Aulnes, le dernier vers : "Dans ses bras, l'enfant était mort".

12 [avril 1931]

Hélène Alphandéry, retour de Davos, où elle avait été à ces séances internationales universitaires, nous parle avec intérêt de ce qu’elle y a vu et entendu. Il y a partout en ce moment des groupements de jeunes gens de bonne volonté qui cherchent à se comprendre et à se connaître. Ce rendez-vous de Davos où tous les ans à Pâques étudiants français et allemands se réunissent , où l’on fait venir d’Allemagne et de France des conférenciers, où chaque conférence provoque des causeries et des discussions explicatives, est un des chaînons de plus de cet immense désir de paix qui est le fond de la pensée de tous les peuples. Il paraît que le sénateur Honnorat avec une conférence sur la Cité universitaire a eu le plus grand succès.

13 [avril 1931]

Mon atelier encore cette année a un grand succès à la montée en loges. Ils sont cinq logistes. Il faut maintenant leur trouver un beau sujet.

14 [avril 1931]

Je recommence la tête du Cantique des cantiques. Je n’ai qu’à copier la jolie expression que j’ai sous les yeux. Grande joie sculpturale. Ce serait une erreur de chercher à faire de l’exotisme pour cette statue. Il faut au contraire grandir le sujet en le généralisant. Principe d’ordre général.

La statue Douglas Haig approche tout à fait de sa fin. Je me souviendrai de cette statue, de la bousculade dans laquelle je l’ai finie.

Le jeune D. a apporté le buste qu’il vient de faire d’une jeune femme roumaine et avait demandé à cette dame de venir poser ici une dernière séance. C’était tout le sud de l’Europe en une seule personne. Une grande femme magnifique et d’un brun de bohémienne, à en être impressionnante.

15 [avril 1931]

Je fais commencer l’installation des bas-reliefs de Grasse dans le jardin. Impression bonne. Quoique continuellement dérangé par ces séances de concours, jugements, sujets à donner, je travaille bien.

16 [avril 1931]

Buste Louis Bréguet. Très intéressant. Front, yeux très bien. Grande intelligence. Le bas du visage a moins de noblesse. La bouche beaucoup de volonté.

17 [avril 1931]

Douglas Haig est virtuellement terminé. Je le terminerai demain. Je n’irai pas à l’Institut.

Remis la tête du Cantique des cantiques en place[12]. Construite le mieux possible, d’abord, à part, et droite. Je n’ai rien de mieux à faire que de copier la nature que j’ai sous les yeux[13]. Les difficultés recommencent. Elle fait bien. Mais ce n’est pas encore comme elle était.

18 [avril 1931]

Le Temps publie ce soir la loi pour le tombeau Foch parue aujourd’hui au Journal officiel. Donc elle a aussi été votée au Sénat. Donc voilà de fameuses étapes franchies! Ne reste plus que la dernière. Je ne prévois plus beaucoup de difficultés, mais tant que je n’aurai pas ma lettre de commande en poche, je ne crierai pas victoire. J’en suis près.

Chez le ministre de Chine, le sénateur Honnorat faisait ce soir, à deux ou trois types, dont moi, sa conférence de Davos sur la Cité universitaire. Absolument les idées de mon Temple. Dommage que cet homme ne soit pas plus artiste. Il a des côtés très chics, Honnorat. Avant sa dernière réélection au Sénat il a dit à ses électeurs :

— Je me présente à vous, mais je vous préviens que je ne désire plus être ministre. Je veux me consacrer à la Cité universitaire, si bien que vous ne me reverrez pas souvent parmi vous, que je serai très pris par cette œuvre d’intérêt général et ne pourrai plus me consacrer autant à vos intérêts particuliers.

Il fut réélu. Et ceci prouve, ce que j’ai toujours pensé, que les hommes sont bien supérieurs à ce que l’on pense d’eux, que le peuple surtout est avant tout d’instinct généreux. Il en est ainsi dans tous les domaines. Au théâtre on lui donne des sottises. Mais donnez-lui une belle chose. Il y courra. Quelqu’un demandait à un maire d’un village du midi, village riche, prospère dont tous les habitants sont aisés et propriétaires pourquoi il votaient tous pour le socialiste :

— C’est que nous avons du cœur.

Je lis L’Âme primitive, de Levy-Bruhl. Excessivement intéressant[14].

19 [avril 1931]

Travaillé toute ma journée à Douglas Haig. Il est fini. Il fait bien.

Visite de la charmante et intelligente Jeannine Rivoire. Lui ai montré, parce qu’elle me l’a demandé, le Cantique des cantiques. Nadine était avec elle. Je crois que toutes deux étaient assez impressionnées, bien qu’en ce moment cette étude ne soit pas dans son aspect le plus favorable. Les linges l’ont fatiguée. Mais le jet en est bon.

Avec les Isay, au Français, Le Maître de son cœur. J’aime peu[15]. D’abord ces personnages oisifs, jeunes gens bien rentés, qui ne s’occupent que d’analyser leurs émotions amoureuses, soucieux, tout en aimant, de réserver leur liberté, etc., ce n’est pas intéressant. Ce qui est intéressant, c’est l’amour jouant son rôle dans une vie totale. Il n’y a dans cette pièce que le second acte de bon. Bien jouée, certainement. Été voir dans sa loge Mme Marie Marquet, que le mouchoir de Tardieu a ennoblie! Pour qu’un homme se plaise dans la compagnie d’une femme aussi vulgaire, il faut qu’il lui manque bien de la sensibilité, et que le fond en soit grossier. Elle est une grande fille, trop grande, assez maigre, mais à grands traits assez sculpturaux, quoique sans finesse. Son jeu[16] assez canaille, mais ce n’est rien à côté de ce qu’elle est au naturel.

20 [avril 1931]

Séance Louis Bréguet. Parti trop grand. Obligé de tout ramener à la grandeur nature[17]. Pour un intérieur, il le faut.

Mais je suis très content de mon bas-relief de Grasse dont le montage est terminé. Aucune mauvaise surprise, au contraire.

Je me remets à la maquette du tombeau Foch. Je vais la pousser énormément dans cette taille. Quand je serai débarrassé de cette période Salon, Haigde Grasse, je prendrai modèle pour chaque figure. Bien entendu les journaux commencent à me téléphoner. Aujourd’hui l’Intransigeant. J’ai été plus que réservé, me demandant quelle bêtise on allait mettre. Le rédacteur est le jeune d’Esparbès, le fils de d’Esparbès. Sa note est très bien, impersonnelle et inoffensive.

21 [avril 1931]

Les deux soldats porteurs avant du tombeau Foch. Beaucoup plus calmes. Beaucoup plus de caractère. Le geste des bras gauche et droit appuyés l’un sur l’autre, très bon.

La tête du Cantique des cantiques s’arrange de nouveau bien.

22 [avril 1931]

À la Fonderie où le bronze de Grasse est dressé. Je crois que c’est une bonne chose. Dommage de ne pas pouvoir la mettre au Salon au lieu du plâtre.

Mais je suis passé au Salon, où Octobre m’avait dit que l’envoi du pauvre Lefebvre[18] était installé. C’est lamentable. Un sujet aussi poignant, il l’a rendu ridicule. Et c’est énorme. Il y a une quinzaine de figures. Tout le Salon en sera ridiculisé. Évidemment dans son état, le pauvre n’est qu’à moitié responsable. Mais comment son entourage n’a-t-il pas pu l’empêcher. Naturellement on l’a mis à la place d’honneur. C’est embêtant pour tout le monde.

23 [avril 1931]

Au Trocadéro, nous nous apercevons de quelques erreurs de mesure pour la pose de de Grasse. Pas très grave. Mais ce qui est plus ennuyeux, c’est ce que me téléphone Marcel Knecht. Il a été évidemment délégué par Pelletier et consorts. Il me dit solennellement que tous les sénateurs et députés du Nord sont allés voir Laval, Briand, etc., pour les inviter, qu’ils ont accepté… mais que le comité n’a plus le sou! (je m’en doute bien, puisqu’ils ne me payent pas) et qu’à la rentrée on déposera un petit projet de loi pour compléter la somme nécessaire.

Bouchard à l’École me raconte une histoire énorme. Un commissionnaire est venu récemment le trouver pour lui demander son prix pour un buste d’un Japonais de passage. D’accord pour demander une trentaine de mille francs, le commissionnaire lui dit qu’il doit aller demander son prix à Despiau aussi et à un autre. Au bout de quelques jours téléphone :

— Impossible de proposer votre prix à côté de celui de Despiau, ce dernier demandant 150 000 F (150 000 F pour un buste!), il faut absolument vous en approcher.

Alors décision de demander 130 000 F pour Bouchard, 150 000 F pour Despiau… et le client japonais s’est sauvé.

25 [avril 1931]

Rendu visite à M. Petsche. Je le remercie d’avoir fait voter les crédits. Il me dit :

— Oui, c’est à moi que vous le devez. J’ai écarté les communistes, leur ayant accordé quelque chose pour S[ain]t-Denis le matin et leur ai dit de sortir. Au Sénat, j’ai cru que nous allions buter à la commission. Enfin ça y est. Maintenant il faut vous y mettre.

Conversation d’ordre général, ensuite, sur le ministère qu’il occupe.

— Je n’y étais nullement préparé. Mais depuis que je suis ici, je suis de plus en plus persuadé qu’il vaut mieux qu’il n’y ait pas un soi-disant connaisseur. Ainsi pas de parti pris.

Reparlant du tombeau Foch :

— Pour faire passer le projet, j’ai dû secouer ici un esprit de lâcheté. Ils craignent je ne sais quoi.

En sortant passé serrer la main à Paul Léon.

Douglas Haig en plâtre enfin monté dans l’atelier. Ça va. Mais si j’avais eu deux mois de plus!

Déjeuner sympathique à la maison. Albert Sarraut, les Berthelot, R[aymond] Escholier, E[rnest] Charles, les Cappiello, Mme [Elyse...] Stern, Marthe Millet. Rien de sensationnel. Albert Sarraut, très sympathique. Il prépare un livre sur les colonies. D’après ce qu’il m’en a dit, il y émet des idées qui feront sensation sur l’évolution de la colonisation, la nécessité de donner aux colonies leur autonomie, la fin de la colonisation militaire, etc.

26 [avril 1931]

Mon bas-relief de Grasse est au Salon. Je suis navré de l’avoir envoyé, car l’éclairage est déplorable. On a entrepris le remplacement des vitrages de la nef. On a commencé par les côtés. Alors la coupole centrale est noire et tout ce qui s’y trouve est éclairé à contre-jour.

27 [avril 1931]

J’ai pu orienter un peu mieux mon monument de Grasse. Malgré un éclairage abominable j’ai l’impression que l’impression produite est bonne. Armand Dayot, très vert malgré son âge, m’en parle avec chaleur.

28 [avril 1931]

Reçu de manière charmante à l’Hôtel de ville, grâce à M. Weiss. On ne me fait pas attendre. Je vois M. de Castellane à qui je remets une photographie de Grasse [et] le Syndic à qui j’en remets un lot pour les journaux.

Bonne séance au Cantique des cantiques.

Dîner chez ce brave Armand Blanchet. Monde figé. Ça date du temps de Monsieur Poirier. On y est contre Briand. On ne sait pas pourquoi exactement. Parce que les journaux qu’ils lisent "font contre". On collectionne le faux gothique. On a un salon japonais à éclairages mystérieux. Mais on n’y fume que du caporal. On est braves gens quand même jusqu’à la limite de ses intérêts.

29 [avril 1931]

Le bas-relief de Grasse en bronze est arrivé au Trocadéro. Il n’est pas posé. Mais ici j’ai l’impression d’un éclairage excellent.

30 [avril 1931]

Assez amusant[19]. Au Salon c’était le vernissage. Cependant au Trocadéro s’achevait la pose du bronze. Impression très bonne. Je suis très content. Ça console du Salon. Et pourtant l’accueil fait est vraiment chaleureux. Je finis la journée chez Mme Piazza, et après dîner nous allons à la conférence du jeune Chabannes, chez Madame Rosenthal. Belle et aimable et accueillante femme dans une belle maison. Entrée gothique, bien entendu. Il y a un salon chinois, bien entendu, une salle à manger dix huitième bien entendu. Et une grande salle de réception et de musique de style bric-à-brac. Très intelligent le jeune Chabannes. Le titre de sa conférence […] "Dieu est européen". Beaucoup de très bons aperçus. Quelques observations judicieuses. Celle-ci entre autres : "Notre État-Major prépare en ce moment la guerre de 1914." La conclusion fut émouvante. Pourquoi faut-il qu’une aussi simple et élémentaire idée que celle de l’union européenne rencontre tant d’obstacles et de mauvaise volonté!

 

[1]    . Au lieu de : "religions", raturé.

[2]    . Suivi par : "sortant de la pierre, plus vrais", raturé.

[3]    . Au lieu de : "le créateur qui n'est qu'un", raturé.

[4]    . Suivi par : "religieuses, qui n'avaient pas la foi. Mais ce qu'il faut, c'est la foi autour de l'artiste, du créateur. Pour lui, l'imagination est autrement nécessaire", raturé.

[5]    . Au lieu de : "L'imagination est leur suprême richesse", raturé.

[6]    . Au lieu de : "le vrai chemin", raturé.

[7]    . Suivi par : "c'est la pensée", raturé.

[8]    . Suivi par : "c'est la pensée qui parfois la dirige", raturé.

[9]    . Suivi par : "me promener dans", raturé.

[10]    Ou Borelli

[11]  Sources de la Seine.

[12]  . Suivi par : "Je la construit", raturé.

[13]  . Suivi par : "J'espère la remettre en place la prochaine fois", remettre.

[14]  . Suivi par : "Je me crois revenu à mon année de philosophie", raturé.

[15]  . Suivi par : "Situation", raturé.

[16]  . Suivi par : "assez vulgaire", raturé.

[17]  . Suivi par : "C'est le mieux", raturé.

[18]  Hippolyte.

[19]  . Suivi par : "Tandis que le vernissage", raturé.