Mars-1954

1 mars [1954]

Graves incidents au Soudan pendant la visite de Néguib. [L']inauguration du parlement est remise. Un peu partout on joue la farce de l'apprenti sorcier.

2 mars [1954]

Bon arrangement de l'épée de Fernand Gregh.

Au déjeuner du Dernier-Quart (plutôt des Deux Quarts), Joseph Badel, retour du Canada, nous disait qu'il est impossible d'imaginer la puissance des curés.

À l'Institut, on nous lit un rapport de Ibert sur les envois de Rome en cours à la Villa. Je crois que Ibert, assez snob, se laisse épater par ses pensionnaires sculpteurs. Son rapport, excessivement bienveillant pour nos jeunes gens, montre une grande ignorance des questions plastiques.

Chez Gaumont, voir son bas-relief pour une école, genre Séassal, construit à Paris.

4 mars [1954]

Passé chez Lefevre-Lacroix pour acheter la lame et le fourreau de l'épée de Gregh.

6 mars [1954]

Achevé l'étude sur les sculpteurs de la villa Médicis depuis 150 ans.

7 mars [1954]

J’ai dû raccourcir mon texte sur les sculpteurs de la villa Médicis. Il ne faut pas que la lecture prenne plus de six minutes. Et pourtant, autour de ce noyau, il y aurait un très intéressant article et important à faire sur toute la sculpture depuis 150 ans et le rôle important, très, qu’ont eu les Grands prix. Quand on étudie la question, on s’aperçoit que presque tous les grands monuments élevés à Paris et en France ont été, pour la sculpture, décorés en grande partie par d’anciens Grands prix. Colonne Vendôme, Arc de Triomphe, l’Opéra, et en province, à Marseille l’arc de triomphe entre autres, dans le Nord aussi, à Lille, Valenciennes. Aussi montrer l’heureux modernisme, pour employer ce mot idiot, qu’ont apporté les grands prix, Sicard, Bouchard, etc. Qu’il y ait du déchet sur les 150 types, bien sûr. Ce serait trop beau si les 150 types étaient de génie. Il faudra que je mette ça au point. Mais pas maintenant. Mon monument du Troc[adéro][1] me prend trop et je n’ai plus l’énergie que j’avais quand j’écrivais Peut-on enseigner les B[eau]x-A[rts], que j’ai pu mener par bribes, entre deux séances, ou le soir.

Visite Lagriffoul qui relève d’une arthrose de la hanche. Il me dit qu’à l’École on n’a pas pu trouver 10 bonnes esquisses pour la montée en loge du concours Sanzal[?].

8 mars [1954]

Mon groupe vient Bien. J'ai trouvé pour "La France" le mouvement que j'avais cherché en vain pour mon Héros, à Rome, il y a cinquante ans! Aucun modèle ne me l'avait donné. La jeune M[arie] C[ombet] qui me pose "La France" m'a donné dans l'immobilité le mouvement d'élévation que je n'avais pas trouvé sur moi-même. Je peux très bien travailler sans modèle, mais au départ il me faut la nature vivante. Elle seule permet des audaces vraies.

9 mars [1954]

Au déjeuner des Deux-Quarts. Bedel qui revient d'un voyage au Canada nous dit qu'on ne peut avoir idée du rôle des curés dans les familles. On comprend l'anticléricalisme quand on a vu ça de près. Conversations variées. La situation au Maroc. Là, c'est le fonctionnarisme, une des grandes causes du mécontentement. Le nombre des fonctionnaires est inimaginable. D'où l'énormité du budget.

Passé voir Gaumont et son bas-relief. Comme toujours c'est plein d'un goût excellent, et d'une charmante exécution.

Lagriffoul que je rencontre me parle de l'École, mais avec dégoût. Untersteller a rempli les jurys des types auxquels il fait la cour, ceux qu'on appelle les artistes "modernes".

11 mars [1954]

Les Gregh viennent dîner avec Gérard et Françoise[2]. Grosse discussion à propos de la CED. Harlette est enragée contre. On la comprend certes. Et pourtant, cette CED est le seul moyen de surveiller l'armée allemande intégrée dans l'Europe.

Baudry venu me voir. Il me cite un mot de Salles, le directeur des musées nationaux. Pendant l'exposition des sculpteurs (cubistes et abstraits) envoyés à Caracas pour y être montrés, et achetés pour le musée en formation là-bas, Salles se promenait au milieu de ces bronzes ahurissants, disant du haut de sa tête de héron :

— Comme c'est réconfortant.

Tordant, vraiment.

12 mars [1954]

Ce "modernisme", en fait, c'est un vrai vandalisme. Je pensais cela en me promenant un moment dans le musée du Louvre. Les salles de sculpture du Moyen- Âge sont assez bien réinstallées. Les salles du XIX° ne le sont pas. On attend, paraît-il, le pavillon de Flore. Mais quand? Quant à la peinture, c'est un désastre. Pauvre salon carré, le cœur du musée. Qu'en ont-ils fait, ces imbéciles! Et quelle singulière façon de présenter la peinture française, comme dans un couloir provisoire. Les Rubens que Redon et Pontremoli avaient vraiment brillamment présentés, ils sont encadrés dans des cadres noir et or, très deuil. Comme c'est bête.

Revu le plafond de Braque. Pas une voix d'aucun critique ne s'est élevée pour protester contre ce vandalisme et cette ineptie et cette prétention. Pas une. Comme ils sont lâches tous.

13 mars [1954]

Lu le Périclès de Homo[3], rudement bien, vivant, bien fait. N'est pas arrivé à bien débrouiller l'affaire Phidias. Il semble certain qu'il est mort en prison. Son amitié avec Périclès ne l'a pas sauvé. Mais pourquoi? Vol de l’or? Impiété pour s’être représenté lui-même sur les bas-reliefs du socle[4].

Promenade au bois ce matin, le long de la plaine de Bagatelle. Il y avait de bien jolis chevaux.

Passé au Petit Palais où Chamson, cet autre lâche intellectuel, a organisé cette exposition 1843-1954. Il y a de bonnes choses, bien sûr, du milieu du XIX° siècle, de très bonnes. Il a mis en place d'honneur la stupide Baigneuse de Renoir, statue vraiment nulle à laquelle d'ailleurs Renoir n'a nullement travaillé. Mon Hymne à l'aurore n'y est naturellement pas. Il faudra que je l'engueule, le Chamson. Ah! Les hommes de lettres. Le mal qu'ils font dans les arts plastiques. Si j'étais plus content de ce groupe, je le lui dirais. Dommage que je n'aie pas eu, à ce moment, le geste que j'ai actuellement dans le plâtre, à l'atelier.

16 mars [1954]

Presque fini le petit motif, Murène dévorant un cyprin[5], pour Mme Ch[arles] Schneider.

Après l'Institut (séance sans grand intérêt), été chez l'orfèvre Canale pour l'épée Gregh. Ai-je bien fait de confier à ce bonhomme ce travail? Il est petit, porte une perruque à cheveux blancs, qui lui couvre le front très bas. Il a des manières passées qui me font penser au père Goriot. Il parle d'une petite voix de tête, avec des gestes précieux des mains. Et il est d'un désintéressement que je trouve inquiétant…

— Non, non, ne parlons pas d'argent. Ça ne m'intéresse pas.

18 mars [1954]

Passé à la radiotélévision pour déposer le texte de ma communication de mardi en huit.

Jugement du 1er essai du concours de Rome. Quand je faisais le concours il y a une cinquantaine d'années, on était 110 ou 120 concurrents parmi lesquels on choisissait les 20 meilleures esquisses. Il y en avait toujours au moins une dizaine de très bonnes. Ce matin il y avait 19 concurrents, c['est]-à-d[ire] un de moins qu'on devait en recevoir. Et parmi ces dix-neuf, pas une seule bonne esquisse, pas une. Au jury, nous aurions du être 16, nous étions 9. Et comme la plupart des adjoints sont quelconques. Janniot est le seul qui ne soit pas médiocre. Mais quel homme injuste. Il m'est quand même bien sympathique.

19 mars [1954]

Chez Jacques Sainsère. C'est l'héritier de l'autre partie de la collection Sainsère. Jacques Richet avait l'autre partie. Ce Jacques-là a aussi de belles pièces. La fin du XIX° fut aussi, avec les impressionnistes, un beau moment de la peinture française. Je n'aime pas les Picasso qu'il a et qui sont cependant de ce qu'on appelle la période la meilleure, la bleue ou la rose.

20 mars [1954]

Visite d'un jeune élève de l'École. Celui-là, comme les quelques autres que je vois quelquefois, est aussi en plein désarroi.

21 mars [1954]

À l'assemblée générale des A[rtistes] f[rançais], Leroux lance l'idée d'une exposition rétrospective du portrait par les artistes vivants de la Société. Certains disent que c'est dangereux. Peut-être? Crainte de la malveillance des critiques? Bien sûr. Mais pas de complexe d'infériorité. J'approuve Leroux.

Passé chez Duresne pour voir ce fer fondu et bronzifié dont m'a parlé Ricard-pastis. Pas bien beau.

22 mars [1954]

Téléphoné à Goutal à propos du sort réservé aux Fils de Caïn dans le chambardement du Carrousel. Il semble à peu près certain qu'ils iront au musée d'Art moderne, à moins qu'ils ne restent seuls où ils sont, ce qui serait le mieux.

Ma communication à la radio a passé ce matin et a été bonne, paraît-il. Mlle Fiévet nous a téléphoné.

Mais ce qui a été très bien c'est l'audition de Marcel[6] dans le "Pour et Contre" avec Gavotti et Lesur[7] comme interlocuteurs. Il a été même remarquable et ce n'est pas l'amour paternel qui m'aveugle.

23 mars [1954]

Visite à Cornu. Il me confirme que les Fils de Caïn iront au musée d'Art moderne ou bien resteront au Carrousel.

À l'Institut, je fais une observation à mes confrères. Je leur signale le danger que représente leur absence aux jurys du concours de Rome. En persistant, bien que je comprenne qu'on soit dégoûté, on peut se faire retirer complètement des jugements.

Chez la duchesse de la Rochefoucauld, je rencontre Thiébaud qui me dit qu'il attend mon article sur les prix de Rome depuis cent cinquante ans. Il paraîtrait en octobre. Mais vais-je avoir le temps de l'écrire…

24 mars [1954]

Le groupe Trocadéro[8] se monte à l'atelier. Je crois que j'en sortirai bien.

À l'Association française d'action artistique, Jaujard aussi me rassure sur le sort des Fils de Caïn. Il me parle de l'éventuel achat du Michel-Ange… Mais…

25 mars [1954]

Derudder et Tabon, l'architecte de la V[ille] de P[aris] viennent pour les mesures en profondeur du groupe. Ils peuvent me donner 1, 80, mesure maximum. Avec cette proportion, je pourrai donner le mouvement au groupe.

Travaillé au petit bibelot pour Mme Schn[eider], Murène dévorant un petit poisson. Travaillé aussi à la chevelure de son buste. La sculpture, ce n'est jamais fini.

Les États-Unis viennent de faire exploser une bombe H. Il paraît que c'est très supérieur aux bombes genre Hiroshima! Quel progrès Hélas! C'est notre seule sauvegarde contre les armes massives. Mais des remous politiques sont provoqués. En crise d'humanitarisme, les amis des Russes et les neutres imprévoyants envisagent de provoquer un accord interdisant ces armes nouvelles.

26 mars [1954]

Les Georges Huisman et le ménage du fils Philippe viennent déjeuner. Huisman nous parle de Lebrun. C'est un homme d'avant 1940.

— Nous n'en avons plus qui les égalent, nulle part, nous dit Huisman. Voyez, même dans les B[eaux]-A[rts] l'insuffisance d'un Delvincourt et surtout d'un Untersteller.

Il nous parle de la subvention demandée par Beckmans pour monter Le Fou de Marcel. Ça n'a pas marché par la rouerie d'Erlanger. Erlanger fait partie du clan où nous ne sommes pas aimés.

La politique. Nos soldats tiennent dans la ratière de Diên Biên Phu. Mais pour combien de temps? Aucun secours ne peut leur parvenir. Alors?

27 mars [1954]

Les journaux citent une sorte de confession d'Einstein dans laquelle il dit presque avoir des remords de ses découvertes dans le problème atomique. Le Fou de Marcel est de plus en plus actuel.

Hier soir à l'Opéra, Parsifal. Formidable, mais mal joué. Parsifal était [joué] par un mauvais ténor, bêtement habillé. Faisait lourdement le benêt. Son costume du début était comme un short de femme. Mais toutes les mises en scène imaginées par Wagner sont mauvaises.

28 mars

Journée : l'Homme à la pioche[9]. Le groupe que j'appelle Piéta : le jeune homme tombant. Quant à la figure de la France, elle me donne le mal de toutes les figures symboliques ou allégoriques. C'est une erreur d'avoir cédé là-dessus. Quand on a bien fondé ses convictions, il ne faudrait jamais les trahir. Je ne l'ai pas fait souvent. Un peu tard pour faire pareille faute et dans un monument de pareille importance. La statuaire allégorique est une facilité. Je n'ai pas eu cette fois-ci la trouvaille…

Au comité des Artistes français. Cette société a de grosses difficultés. Il y a plusieurs causes : la mode qui n'est plus aux grands Salons. Et puis l'hostilité de l'État (quelques fonctionnaires tremblant devant les journalistes) dont le but est la création d'un Salon unique, non dirigé par les artistes. Ce serait revenir à la situation du milieu du XIX°. L'éternel pendule. Et puis, l'autre mode, celle du goût "moderne" que l'orchestration publicitaire fait triompher.

29 mars [1954]

Commission administrative centrale. Entre autres choses, on y apprend qu'il y a dans les archives Condé d'Aumale des milliers de documents qui n'ont jamais été inventoriés.

Passé à Neuilly voir le président Fernand Bouisson qui vient d'être opéré de la cataracte. Il est dans son lit avec d'un côté sa femme et de l'autre Madame L., son amie.

30 mars [1954]

Revenant de l'Académie, j'avais froid. J'entre dans un café pour prendre un grog, sur la grande place, sorte de carrefour près de l'École militaire où aboutissent des avenues (Tourville, Ch[arles]-Floquet, Magdebourg, etc.). Un personnage vient à moi, maigre, barbu.

— Vous ne me reconnaissez pas? Montel, ancien député, vice-président de la Chambre au moment de l'inauguration de votre monument de la Marne[10]. Je vous ai reconnu tout de suite. Extraordinaire votre monument. Lebrun présidait. Lorsqu'il a été élu président de la République, il n'aurait tenu qu'à moi d'être élu à sa place.

Et il me raconte des tas de potins de la Chambre, dont je n'ai rien retenu. Après quoi, il m'a quitté, errant dans le café, entre les tables.

 

[1] A la Gloire des armées françaises.

[2] Gérard Caillet et Françoise Landowski-Caillet.

[3] Léon Homo, paru en 1954.

[4] Phidias a été accusé faussement d’avoir volé une partie de l’or qu’il avait reçue pour la réalisation de l’Athéna Parthénos.

[5] Œuvre inconnue.

[6] Marcel Landowski.

[7] Daniel-Lesur.

[8] A la Gloire des armées françaises.

[9] A la Gloire des armées françaises.

[10] Les Fantômes.