Mai-1954

3 mai [1954 Boulogne]

Partis du Brusc samedi. Déjeuner à Montélimar. Couchés à Moulins. Arrivés à Paris à midi. Déjeuner à la Closerie des Lilas. Au carrefour Vavin, petit accident avec un taxi G7.

J'étais parti plein de projets : La pièce byzantine; Le Dante. Je n'ai rien fait. Et il y a aussi ce livre sur l'art pour Flammarion. Ce serait pourtant bien important de l'écrire.

À Diên Biên Phu attaque générale des Viêt-Minh-chinois. C'est la même comédie qu'en Corée. Tout le monde sait que les Chinois, avec les Russes derrière, alimentent les attaques. Tout le monde fait semblant de l'ignorer. Cependant qu'à Genève on se sourit les uns aux autres, avec ces sourires qui retroussent les lèvres et montrent les dents. L'Angleterre semble très réservée. Elle pense un peu trop uniquement à son commerce. Le manque d'homogénéité de l'Occident sera sa perte définitive.

Mai 4 [1954]

Signe des temps : La maison Barbedienne ferme son magasin de vente. Ce commerce, qui était un des moins critiquables, ne rend plus. On n'achète plus de bronzes pour soi-même ou pour faire des cadeaux. C'est cher. C'est encombrant. Peu mobile. Sans espoir de plus value. Un tableau, c'est plus lucratif.

Je suis donc allé ce matin dans cette vieille fonderie, royaume de la poussière. Les ouvriers sont très peu nombreux. L'atelier de retouche des cires perdues est vide. Des modèles se couvrent de poussière. Je venais rechercher tous ceux que je laissais moi-même en cours de retouche. Pas le temps. Et puis ça n'est pas amusant de reprendre, même à tirage limité, comme c'est le cas, le même motif. Je fais ramener tout cela à Boulogne.

5 mai [1954]

Déjeuner au Cercle de la Géographie économique. Le ministre actuel du Commerce, un des hôtes de Giscard d'Estaing, annonçait la chute du ministère pour demain.

7 mai [1954]

Après des mois et des mois, Diên Biên Phu est tombé. Une des plus monstrueuses imbécillités militaires. Je parle du commandement. Car pour les soldats, c'est un des plus magnifiques efforts qui soit.

8 mai [1954]

J'affirme la forme circonférence pour l'ensemble du groupe Troc[adéro][1]. Sur ce long mur, il faut au centre un motif géométrique donnant l'impression d'immobilité. La circonférence et le carré sont les seules formes ayant essentiellement ce caractère. Platon ne les considérait-il pas comme les plus belles? Très discutable cette hiérarchie. Ce qui est en tout cas évident, c'est leur caractère monumental. Aussi le triangle équilatéral, dont on a trop abusé, surtout le néoclassique qui ne concevait que le pyramidal.

Chez Mme de Dampierre. On ne parle que de Diên Biên Phu. Charles Henry accuse Pleven des pires choses (vente d'avions à l'Inde entre autres). Il accuse Bidault d'avoir refusé l'aide atomique américaine. Crainte toujours de l'extension du conflit.

Dimanche 9 [mai 1954]

Nous avons déjeuné à Voisins que Marthe[2] a restauré. Il y avait Christian[3] et sa femme fort jolie. Il y avait le chef adjoint du cabinet Bidault. Visite des jardins. Mes deux groupes sont un peu détériorés par les lichens. Christian dit que les Américains nous avaient proposé l'aide massive de leur aviation. Nous avons refusé. Confirmation de ce que disait Ch[arles] Henry hier chez Madame de Dampierre.

10 mai [1954]

Mon groupe commence à bien se bloquer. C'est égal, c'est de la resucée. Le terrible, vraiment terrible, pour ce genre de monument, c'est que, une fois l'esquisse acceptée, on ne peut plus la changer. Un artiste doit avoir le droit de se tromper. Et bien non. Malgré mon inquiétude, malgré une sorte d'intuition qui me fait penser à un autre parti (que je ne trouve pas d'ailleurs), je vais tâcher de tirer le maximum du parti accepté.

Au comité des 90. On parle beaucoup du 1 % et de la façon dont il est distribué. De l'absurdité de la commission d'agrément devant laquelle on fait comparaître l'architecte et le sculpteur.

Cherché Lily[4] à son club dit le CLAFT. Mme B confirmait le refus du gouvernement d'accepter l'aide américaine, par crainte de la presse.

11 mai [1954]

Exposition de quelques heures des envois de la France à l'expo[sition] de Venise (la fameuse biennale). Pourquoi ce caractère clandestin? Ce n'est d'ailleurs pas fameux ce choix. Un Derain bien, mais alors combien académique! Semble un pastiche. Tout le reste est la banalité cubiste et surréaliste que prône M. Cassou. Il y a beaucoup de très bons peintres indépendants en France. Avec un échantillonnage comme celui-là, la France ne paraît vraiment plus être à la tête de l'art contemporain. Hélas! Je me rappelle, autour de 1900, quand je visitais l'Italie et que je comparais notre Luxembourg à ce que je voyais dans les musées d'art moderne, quelle supériorité indiscutable. Maintenant nous sommes à la remorque.

Et voilà que la presse explose à propos du désastre de Diên Biên Phu. Grosse agitation au Parlement et chute de Laniel en retard de six jours sur la date donnée l'autre jour au déjeuner de la Géographie économique. Chaque fois que tombe un ministère, on dit : "C'est catastrophique!" Et puis, ça s'arrange toujours, plus ou moins vite, parlementairement.

12 mai [1954]

Visite (sous la conduite admirative de soi-même de Untersteller) des aménagements nouveaux de l'École des Beaux-arts. Les bureaux et celui du directeur sont mieux. Ce n'était d'ailleurs pas mal. Je trouvais même mon bureau très bien. Il l'a transféré au rez-de-chaussée, dans l'ancien salon des Chimay. C'est somptueux. Il se carre avec complaisance dans son fauteuil, en plein centre. Je comprends que ce garçon, assez médiocre peintre, soit pleinement heureux d'être à ce poste. S'il n'y était pas, il ne serait absolument rien. Mais si donc la disposition des bureaux est bien et logique, il n'en est pas de même du reste. La suppression des salles-musée qui encadraient la salle Melpomène est désastreuse. Toute la collection des grands prix de Rome de sculpture, celle des têtes d'expression sont supprimées, ainsi que les prix du paysage historique et une partie des copies. Toute cette "iconoclastie" pour faire 1° une salle d'exposition dont la nécessité n'avait aucune raison valable et pour multiplier les ateliers d'architectes. Je ne sais pas combien il y aura d'ateliers d'architecture. Et je n'en vois pas la raison car on n'a pas augmenté le nombre des élèves reçus. Mais en architecture le nombre des ateliers libres (ceux dont les professeurs ne sont pas nommés par le ministre) se multiplient. Presque tout jeune grand prix revenant d'Italie a un atelier d'élèves. Beaucoup de ces jeunes débutants se groupent pour se préparer au concours d'entrée et cotisent pour louer l'atelier et indemniser le patron. Alors, comme pas mal de ces élèves (libres) ne savent où se loger, Untersteller, en bon démagogue, a obtenu de les installer dans l'École même. (Comme si on installait dans les lycées, les boites à bachot ou les cours comme Lacascade, etc.) de sorte que l'École est surpeuplée, que depuis trois ans elle est dans les échafaudages. Conséquence du manque de courage de l'administration centrale et de beaucoup d'artistes.

Toutes ces nouvelles salles sont dans l'esprit des boutiques commerciales de la rue de Seine. Pour l'architecture on n'a pas eu le courage de créer le diplôme supérieur parce que la grande Masse s'y est opposée. La grande Masse c'est une direction presque au-dessus de la Direction. Ça a commencé du temps de Huisman. Quand je suis arrivé rue Bonaparte, j'ai tout de suite été mal impressionné de la familiarité excessive entre le directeur général et le grand massier. Depuis ça n'a fait que croître et embellir! Et n'avons-nous pas vu le directeur actuel prendre l'initiative de pétitions contraires aux règlements qu'on faisait signer dans le bureau de Untersteller (affaire des jurys des concours de Rome, le mariage des pensionnaires, etc.)? L'Académie, dans toutes ces affaires, a d'ailleurs manqué de courage.

13 mai [1954]

Visite Marthe de Fels avec Mme Jacquinot et une amie anglaise dont j'ai oublié le nom.

15 mai [1954]

Visite Mme Schn[eider], très contente de son buste.

Demain, départ pour Luxembourg, pour choisir l’emplacement du buste de Lacour-Gayet.

17 mai [1954 Luxembourg]

Avec Tabouis, Peulvey et de Clauzel, nous avons trouvé, non sans peine, un emplacement pour le buste[5]. En haut, dans le vestibule. Éclairage mauvais. Mais on fera un éclairage artificiel.

Déjeuner chez Peulvey. Il y avait le ménage Tabouis, le président du Conseil luxembourgeois, Beck et M. Geoffroy, le ministre de France. La CED a été le grand sujet de la conversation. Sans l'avouer, Geneviève[6] est à fond pour les Russes contre les Américains, c['est]-à-d[ire] contre la CED. Elle est la grande conseillère de Éd[ouard] Herriot. Lui aussi s'est laissé épater par les Russes. Peulvey m'étonne aussi. Il dit que si la CED est signée, nous perdrons l'Union française. Je suis stupéfait. Beck, à un moment, les larmes aux yeux, dit :

— Si la CED n'est pas signée par la France, qu'allons-nous devenir!...

Et nous, France, complètement isolés! Car qu'est-ce qu'on entend par solution de remplacement?

Soir, grand dîner villa Louvigny[7]. Très charmant. Tout le grand vestibule est plein. Discours du président luxembourgeois M. de Reuter, puis de Tabouis qui ne parle pas suffisamment de Lacour-Gayet. Beck me redit son angoisse. Que deviendra le Bénélux? L'Italie sera livrée au communisme. Geneviève Tabouis affirme que les Russes, Chinois, Viêt-Minh sont des plus corrects. Par exemple qu'ils viennent de libérer les prisonniers [du] Viêt-Nam. Or c'est faux. Une note a précisément paru ce matin à ce sujet et les mauvais traitements. Lily[8] la lui communique. Elle est très vexée.

19 mai [1954 Boulogne]

Rentrés hier soir. Repris immédiatement le boulot. L’Homme au fusil mitrailleur[9].

Commission administrative. On vient de recevoir un legs de 40 000 000 pour une maison de retraite.

Je téléphone une fois de plus à Cassou pour rendez-vous. Aucun résultat. Remis à la semaine prochaine. Ah! L’importance que se donnent ces conservateurs. Ils doivent finir par se prendre pour les auteurs de tout ce qui est dans leurs salles.

20 mai [1954]

Je remplace l'officier artilleur et sa lorgnette par un artilleur portant un obus. L'obus permet un rythme avec la tête de cheval du goumier.

On ne peut s'isoler de la situation politique internationale. Ça n'est pas brillant! À Genève on est au fond de l'impasse. Quelle farce!

21 mai [1954]

Je croix heureux de remplacer le marin, impossible à cause du ridicule petit béret (et que je ne veux pas le mettre en casque), par un aviateur. Mais est-ce bien?

Gérard[10] lâche Paris-Comœdia et entre à la General Motors. Paris-Comœdia sombrait. Lehman est l'auteur de cette débâcle. Gérard n'était même plus payé. Dommage. Mais mon pauvre Gérard aura maintenant une vie plus assurée.

23 mai [1954]

À Chevreuse, invité par une Madame Douglas, femme charmante, très amie de Jaulmes. Elle est veuve d'un sculpteur américain, mort prématurément. C'était un homme d'affaires, venu tard à la sculpture, mais avec de vrais dons. Elle me demande de faire une notice pour préfacer le catalogue de l'exposition. Nous avons passé une très agréable après-midi avec Jaulmes.

24 mai [1954]

Nouveau téléphone, sans résultat, à Cassou. À quels trafics se mêlent ces conservateurs? Depuis qu'on a inventé les valses des musées, ces messieurs sont fort occupés. Le rendez-vous que je lui demande est remis à la semaine prochaine.

25 mai [1954]

Bien que je ne sois pas enthousiasmé de mon monument du Trocadéro[11], ce soir j'ai une bonne impression. J'espère que ce n'est pas une impression de fatigue. J'ai massé le bouclier de la France.

26 mai [1954]

Institut. Lettre de Ibert à la direction générale des Beaux-arts qui demande la nomination d'une commission pour réviser certains points du règlement. Mais la commission de la villa Médicis existe. Formigé qui ne connaît pas du tout la question a dit quelques bêtises.

Dîner chez Baudry avec les Huisman, les Jean Marie et les F[ernand] Gregh. Rien ne s'est dit de sensationnel.

27 mai [1954]

Un drame ce matin. Durant la nuit, le groupe que j'appelle Piéta[12] s'est effondré. Trop confiance dans cette plastiline. C'est un retard! Les Schneider viennent prendre le bibelot de la Murène dévorant un poisson. Elle est enchantée, d'ailleurs il est bien. Et la pierre est très amusante, elle vient d'Afrique et lui a été rapportée par un frère jésuite.

Téléph[oné] à Cassou, impossible à joindre.

29 mai [1954]

Au Petit Palais. L'exposition spectaculaire du Dr Girardin qui fait don de ses collections à la Ville de Paris. Il y a plus de 100 toiles de Gromaire! Ce peintre a du tempérament. Aucune sensibilité, ni de dessin, ni de couleur. Pourtant, de la puissance, mais rien d'enthousiasmant. Gromaire vivotait lorsqu'il rencontra un israélite qui lui marchanda un tableau. Il parla de Gromaire à la maison Carré, avenue de Messine. Alors, conformément au scénario, un an après, Gromaire achetait un pavillon avec atelier. Girardin, orienté vers lui, lui achetait toile sur toile, etc. Il y a des toiles de Boussingault, de Dufrêne, de Segonzac[13] (très mauvais), un assez bon Vlaminck, Lhote qu'on pourrait appeler le Bouguereau des cubistes, etc. En résumé, des choses assez bonnes. Beaucoup de choses nulles. Et absolument rien de très bien.

À l'ambassade d'Italie. Je rencontre, auprès de M. Quaroni, un accueil plutôt favorable pour le Centre des Amitiés franco-italiennes.

Travaillé à la France et à masser le groupe dit Piéta. J'espère que ce sera remonté lundi.

30 mai [1954]

Fait ma notice sur le sculpteur Bruce Douglas.

Avancé la Piéta.

31 mai [1954]

Le groupe Piéta est remonté. Mais tout le travail est à refaire, le jeune homme nu.

Au Parlement, le parti socialiste a voté pour la CED. Mais ça n'est pas fait, hélas!

 


[1] A la Gloire des armées françaises.

[2] Marthe de Fels.

[3] Christian de Fels.

[4] Amélie Landowski.

[5] Luxembourg Grande Duchesse du.

[6] Geneviève Tabouis.

[7] Siège de Radio-Luxembourg.

[8] Amélie Landowski.

[9] A la Gloire des Armées françaises.

[10] Gérard Caillet.

[11] A la Gloire des armées françaises.

[12] A la Gloire des armées françaises.

[13] Dunoyer de Segonzac.