Novembre-1954

1 novembre [1954]

Téléphone de André Cornu. Il viendra à l'atelier mercredi.

Je travaille au bouclier de mon embêtante France[1]. Tout sera banal dans cette figure. Même ce détail. Les trois figures : L[iberté], É[galité], F[raternité] augmentaient la froideur. Mon imagination fonctionne mal. Vieillesse ou surmenage? Je me rabats sur un thème de tout repos. Persée vainqueur du monde!

2 novembre [1954]

Grand mouvement d'insurrection en Algérie. Les récits qu'en donnent les journaux font penser aux dessins de Goya sur les Horreurs de la guerre.

3 nov[embre 1954]

Le général Gaubert, général des services de transmission (1914-1918) me téléphone. Met à ma disposition 700 000 F pour représenter ce service dans le monument du Trocadéro. Je lui dis que c'est bien difficile. Il cherchait à se débarrasser de cette somme dont il n'a en somme que faire? Je lui dis que ce serait mieux de faire une stèle consacrée uniquement à ce service.

Dans Hommes et Mondes de ce mois, le récit d'un médecin dans la brousse. Il raconte une exécution. Le supplicié est dévoré ensuite par les vautours.

5 nov[embre 1954]

Mort de Henri Matisse. Articles formidables sur lui! Coty envoie un télégramme de condoléances à sa famille. Non. Ce ne fut pas un si grand peintre. Faisait surtout partie d'une bande d’admiration mutuelle. En notre époque, il suffit presque pour être en renom de se poser en anticonformiste. Je me souviens de la visite que je lui fis à Vence, il y a quelques années. Il était couché. Il avait depuis longtemps une éventration, suite probable d'une opération mal faite. Il peignait une petite bonne femme de chic, se servant pour fond du paysage quelconque qu'il voyait par la fenêtre. Notre conversation était pleine de réticences. C'était un gros bonhomme aux joues rebondies. Barbe en collier. Expression sans grand intérêt. Aspect mi bébé, mi banquier.

Après midi, conférence de presse au ministère des Anciens combattants. Accueil très sympathique des officiers anciens combattants du cabinet du ministre. Discours de celui-ci. Puis traditionnel champagne.

7 nov[embre 1954] dimanche

Visite Albert Sarraut, Dropsy, Domergue. La toujours jeune et gentille Mme Schneider, l'Américain et son amie Mme Neuzillet, etc. Tout le monde paraît bien impressionné. En fin de journée, Dr Gardinier et sa femme, et Jacques Meyer.

8 nov[embre 1954]

Dans le groupe[2] où tout l'ensemble des personnages s'incline vers la droite (du spectateur), une seule verticale, au centre, La France.

9 nov[embre 1954]

Exposition des envois de Rome. La note dominante est la faiblesse, comme les autres années. Quand on parle avec ces jeunes gens, on sent surtout une grande satisfaction de soi-même. Le plus sincère, chez les sculpteurs, me paraît être Ferraud. Son grand envoi est banal et sans intérêt. Il a d'assez bons bustes. Un certain Calca[3] semble occuper beaucoup l'opinion des autres pensionnaires et du directeur. Ce qu'il fait est impressionné par l'art égyptien. Mais on ne sent pas la nature en dessous, aussi est-ce froid, sans émotion. L'intelligence a plus de part que le cœur, l'intelligence et le désir d'étonner. De même pour celui qui s'appelle Derycke. Lui imite le Moyen Âge du XIII et du XII°. Quelle fécondité et quelle rapidité de production! Il encombre toute la salle. Et rien qui retienne! Pourtant ce n'est certainement pas un garçon indifférent. Le défaut de l'époque se voit dans le nu, qui est son envoi réglementaire. Alors comme il n'y a pas là, dans la composition à violents contrastes, des trous profonds, des grimaces et des gestes impossibles, il ne reste plus que la sculpture toute pure. Et alors c'est le vide, l'ignorance s'affirme et surtout l'insensibilité. Chez les peintres, non plus, un talent latent ne se remarque pas.

Mais quelle faiblesse. Dans toute cette production, ce qui manque essentiellement, c'est l'amour, l'amour de la nature et l'amour de l'œuvre. C'est ce que remarquait déjà, il y a pas mal d'années, Desvallières "le manque de cœur" dans un discours qu'il fit à l'Académie. Il y a autre chose qui s'affirme lorsque l'on parle avec ces jeunes gens : la satisfaction de soi-même. Elle est immense. Heureuse jeunesse!

10 nov[embre 1954]

Visite officielle de la direction générale des B[eau]x-Arts à l'exposition des envois de Rome. Depuis la réforme des années dernières, l'administration vient voir, juger. Comme c'est là qu'est l'argent, l'administration peu à peu se substitue à l'Académie. Accompagné par Unterst[eller], Jaujard admirait, louait tout, voire même contait. Les jeunes gens se rengorgeaient plus ou moins. L'euphorie régnait. Mon impression reste la même. Faiblesse. Mais ils sont jeunes.

Séance annuelle de notre Académie. Souverbie présidait. Son discours fut plein de contradictions, bien sûr. Après avoir recommandé aux jeunes lauréats de faire des études classiques sérieuses (qu'il n'a pas faites), il leur cite en exemple Matisse et Picasso (qui n'en n'ont pas faites, principalement Picasso. Matisse travailla quelques années chez Gustave Moreau où il ne brilla guère. Je l'ai connu à cette époque). Jaujard assistait à la séance. Peut-être a-t-il l'intention de se présenter un jour à l'Académie. En tout cas c'est un homme bien charmant. Mme Ibert et Jacques Ib[ert] nous invitent de nouveau à venir à Rome l'hiver prochain. C'est bien tentant. Ibert et elle me disent les ennuis et complications qu'ils ont avec les mariés…

11 nov[embre 1954]

Jacques Meyer a eu sa cérémonie d'inauguration de la pose de la première pierre du monument du Troc[adéro][4]. [Le] président Coty prit la truelle. Quelques mots furent dits par Jacques Meyer et le ministre des Anciens combattants. Me voici de plus en plus coincé par le temps, ce fameux temps qui n'existe pas métaphysiquement, mais qui existe fameusement pour le pauvre sculpteur. Je ne suis malheureusement pas emballé par mon projet. Rencontré le jeune Derycke et Calka. Ils sont aussi prétentieux l'un que l'autre.

13 nov[embre 1954]

Mendès-France part pour l'Amérique. La Russie fait une proposition de la réunion de 23 États pour un pacte de sécurité européenne. On pressent son but qui est la destruction du Pacte atlantique.

15 nov[embre 1954]

Comité des Artistes français. On se plaint beaucoup de la mauvaise volonté de l'État vis-à-vis des artistes. L'administration vise à éliminer les artistes du Grand Palais. Formigé a alerté Debu-Bridel, Palewski. En même temps une réunion massive de toutes les sociétés a demandé 1° la remise en état du Grand Palais, délabré; 2° une meilleure organisation du fameux 1 %.

Au dîner, nous avions à dîner Roland[5] et ses deux cousins, Gérard et Alain Bomier et Wanda[6]. Tous les trois aussi tristes physiquement que Roland est beau. On les sent, tous les trois, Wanda et ses deux fils, acharnés à gagner de l'argent. Toutes les conversations aboutissent à ça.

16 nov[embre 1954]

À l'Institut, comm[ission] adm[inistrative] où l'on nous apprend que l'actuel duc de Wellington a remis à l'Institut les papiers de son aïeul concernant Napoléon et Waterloo. Ça a fait à peu près la même impression que le transfert des cendres du roi de Rome aux Invalides. Pourtant c'est de l'histoire, mais surtout pour les spécialistes. Et puis, cette bataille de Waterloo, Napoléon l'a tellement perdue par la faute de Ney et de Grouchy, que la gloire de Wellington est sans grandeur militaire. Pour ses conséquences, c'est autre chose.

Revu les envois des sculpteurs à l'École. Vraiment je n'y trouve que faiblesse et prétention.

18 nov[embre 1954]

Fin de la conférence de Londres. La Russie tient une conférence avec ses satellites. C'est-à-dire qu'elle leur donne des ordres. Lesquels?

20 nov[embre 1954]

Grosse modification à la figure de l'aviateur[7]. Je l'éloigne du centre et lui donne la place du marin. Travail dans le plâtre. Avec un garçon qui le gâche, le travail est rapide et solide.

22 nov[embre 1954]

Commencé l'étude à fond de l'épée Girardeau. Une épée. C'est le type d'une composition orientée par l'architecture. Proportion obligatoire. Rôle pratique. Poids à prévoir léger pour l'équilibre. Et tout ce qu'il y a à mettre pour expliquer l'activité du futur propriétaire.

Discours remarquable de Mendès-France devant le Congrès des U.S.A. Homme vraiment intelligent et courageux.

23 nov[embre 1954]

Téléph[one] ce matin de Jacques Meyer, me demandant un rendez-vous immédiat. Bien sûr, je le donne pour l'après-midi.

C'était parce qu'il avait reçu des lettres protestant contre l'absence du marin qui était dans l'esquisse, entre autres du ministère de la Marine. Donc, je remettrai le marin. Ça n'est pas plus mal. C'est même plus logique. C'était ma première idée. Mais un monument de ce genre, avec tous les désirs manifestés, on finit par ne plus savoir soi-même ce que l'on voulait! Au fond, je ne l'ai jamais bien su moi-même depuis qu'il a fallu, pour question financière, renoncer à occuper toute la muraille. Et puis, au fond, tant de ces monuments ont été faits qu'on se débat pour ne pas ressembler à celui-ci ou à celui-là. En fin de compte, j'exécute une mauvaise réplique de mes Fantômes.

En ce moment, dans le midi, se déroule le procès de la famille Dominici. L'aff[aire] des trois touristes anglais, assassinés dans leur tente. Un savant anglais, sa femme, sa fillette. Un crime ignoble. Avec de grosses difficultés, on a fini par arrêter le coupable. Un vieux fermier de plus de 80 ans. Toute la famille semble avoir été coupable, peut-être pas de l'assassinat, mais des efforts faits pour empêcher la justice de trouver l'assassin. Il semble qu'il y ait un complice dans la famille qui aurait tué la fillette blessée, pour supprimer un témoignage. La raison du crime n'est pas le vol. D'après ce qu'on est arrivé à savoir, le vieux Dominici aurait cherché à voir la femme se déshabiller. Le mari s'en serait aperçu, aurait voulu le chasser. Altercation. Le vieux coléreux serait rentré chez lui, aurait pris sa carabine et aurait tiré sur le ménage et blessé la fillette, qui se serait sauvée en criant. Alors un des fils l'aurait abattue. C'est déjà suffisant. Mais les choses deviennent balzaciennes durant les interrogatoires où toute la famille s'accorde pour charger le vieux (qui avait avoué à l'instruction, puis s'est rétracté à l'audience).

24 novembre [1954]

Grave incident à l'Académie. Paul Léon, le sage Paul Léon, revenu de tout, ainsi qu'il l'affirme la main sur le cœur, se lève et fait tout un discours qui stupéfie tout le monde (sauf la petite bande dont il était le porte-parole), en disant qu'il fallait donner le droit de vote aux membres libres pour les élections des membres titulaires. "C'est inéluctable ". Il donne comme témoignage que l'Académie des Inscriptions, des Sciences morales veut le faire. En somme les membres libres, qui sont douze — trois anciens directeurs des B[eau]x-A[rts], un pharmacien, un historien d'art (Réau, celui-ci est un peu lâche, mais bien), un mondain (comte Doria), un ancien conservateur (Lemoine), un bibliothécaire (J[ulien] Cain), un homme politique (A[lbert] Sarraut), un ancien directeur de théâtre (Rouché, celui-ci très bien, un peu snob), un banquier (M[aurice] de Rothschild), un petit critique d'art touche-à-tout (Kuntzler) — voudraient, grâce à leur nombre, diriger l'Académie. Avec son habileté souveraine, P[aul] Léon après avoir terminé son boniment, après avoir, sans courage, précisé que cette déclaration n'était pas "la sienne", s'est rassis disant :

— Ce n'est pas pressé.

Il s'est rassis dans un silence total.

Après la séance, les Untersteller, Souverbie, V[an] Hasselt, se sont répandus :

— Ce serait très bien.

Mais la majorité, dont je suis, était quelque peu indignée de ce manque aux engagements pris. Dans l'escalier, j'entends le petit arriviste de Kuntzler déclarer :

— Si nous obtenons ça, nous serons très puissants…

Comme je suis à côté de P[aul] Léon, au cours de la séance, je lui ai rapporté un mot de l'avocat Barboux qui à 80 ans se présentait à l'Académie française :

— Que nous resterait-il, à nous autres vieillards, si nous n'avions pas l'ambition?

Il n'a rien répondu. La plupart des confrères en se séparant disaient :

— Il ne faut pas donner suite à ça.

Boschot m'a téléphoné le soir pour me dire qu'il n'avait pas l'intention d'inscrire ça à l'ordre du jour. Mais avec Boschot?…

26 nov[embre 1954]

Général de Gaulle recommande de sonder les Russes avant de signer le pacte de Londres… Mendès-France pense qu'il faut signer avant tout. Pour les Russes, on verra ensuite. Parce que, les Russes, qui peut attacher valeur réelle à ce qu'ils diront ou promettront?

29 nov[embre 1954]

Association artistique. Questions de crédits. Présents : Cassou, G. Bazin, Julien Cain, Marx, Jaujard président de l'association, Bourbon-Busset des Aff[aires] étr[angères], président de l'Expansion, Erlanger l'affreux, Huisman toujours très sympathique. Il s'agissait, entre autres, d'exonérer la troupe américaine nègre des droits sur les spectacles. Malgré leur très gros succès, si mérité, ils sont en déficit. L'avis est favorable.

Des Aff[aires] étr[angères], je suis allé au comité des A[rtistes] f[rançais]. Tous les membres de l'Académie présents sont absolument hostiles à la proposition Paul Léon… stupéfaits, comme moi, de cette proposition blessante et injustifiée.

30 nov[embre 1954]

Comme je suis décidé, plus j'y réfléchis, à prendre très nettement parti contre Paul Léon — à mon grand regret — car on aime moins homme qui tout a coup se révèle hostile et méprisant pour les artistes dont il a vécu. Je trouve correct de lui écrire pour le prévenir que je ne suis pas du tout partisan de sa proposition et que je prendrai personnellement position contre.

 


[1] A la Gloire des armées françaises.

[2] A la Gloire des armées françaises.

[3] Calka.

[4] A la Gloire des armées françaises.

[5] Roland Chabannes.

[6] Wanda Landowski-Bomier.

[7] A la Gloire des armées françaises.