Septembre-1955

Cahier n° 58

23 sept[embre 1955]

Au Trocadéro[1]. Depuis que l'échafaudage est un peu descendu, ma bonne impression persiste. Mon monument est bien pensé pour sa taille. Mais Juge n'était pas au travail. Deux ouvriers seulement au lieu des quatre convenus. Je vais maintenant convoquer Jacques Meyer et parler avec lui sérieusement d'une remise de l'inauguration. C'est d'une importance énorme.

Au déjeuner nous avions Roland et Ama [2], et Alain Bomier. Roland et Alain reviennent chacun d'un été de voyage. Alain : du nord de l'Allemagne, de la Norvège, du Danemark et a fini par un rapide tour dans le nord de l'Italie. Roland est peu expansif. Il répond quand on lui pose des questions. Mais il n'a pas la vivacité, ni l'enthousiasme d'Alain, pas mal plus âgé. Il y a chez Roland beaucoup de réserve. Mais je crois qu'il a beaucoup d'esprit d'observation. Il peut être aussi, à certains moments, d'une extrême drôlerie. Alain Bomier peut être également fort drôle. Il a notamment un grand don d'imitation. Ce don a fait la fortune de certains hommes politiques. Quand il nous raconte ses voyages et ses conversations, il prend aussitôt le ton et l'accent de ses interlocuteurs. Il nous dit que les peuples nordiques sont sérieux, froids, mais quand on les connaît ils sont excessivement accueillants. Aussi bien les Norvégiens que les Danois, que les Allemands qu'il a rencontrés. Ces peuples sont assez ahuris du comportement de la France. Alain connaît aussi, par ses études, d'assez nombreux Africains (Algériens, Tunisiens, Marocains). Ce qu'ils veulent surtout c'est avoir une administration autonome. Mais ils ne veulent pas avoir une politique étrangère en dehors de la France. Les communistes cherchent évidemment à s'emparer des mouvements actuels. Mais ils sont une infime minorité. Les nord-africains ne veulent pas des communistes parce qu'ils n'ont aucune religion. Il en est de même des asiatiques (Indochinois). Cependant ces derniers tourneront plus facilement à l'athéisme, car le culte des ancêtres est déjà une religion sans dieu, chaque famille ayant ses dieux propres, qui sont les ancêtres. Il n'y a pas de religion organisée autour de ce culte. Le bouddhisme, c'est autre chose, comme le brahmanisme. Là il y a un grand culte, une sorte de panthéisme splendide.

Excellent article de V[incent] Auriol dans France-Soir. Cependant je lui reproche sa sympathie latente pour Ben Youssef qui marchait à fond avec l'Isquital ou l'Istiqual? Istiqlal est le mot juste. L'erreur de la France, à mon avis, est de vouloir faire un Conseil du trône composé de trois personnages ayant tous trois des idées fondamentalement différentes. C'est encore le système de "toutes les tendances". Système stupide qui est le nôtre, dans lequel aucune majorité ne peut se former. La sagesse doit être de s'incliner devant la vraie majorité. Et les représentants de cette majorité doivent gouverner pour tous.

24 sept[embre 1955]

Juge n'était pas, non plus, au monument ce matin. Sur ces masses de pierres, ces deux types seuls, sans surveillance!

Fin de journée à l'hôpital Beaujon voir notre vieux Marcel[3]. Hôpital immense. Semble un palais assyrien (presque!). Larges entrées. Couloirs vastes. Cours aérées. Et dans ces masses, des chambres toutes petites, ayant juste la place d'un lit. Il paraît que les commodités ne sont pas du tout… commodes. Il faut faire toute une ballade pour y arriver. Quoiqu'il en soit, ce soir notre malade est mieux.

Une idée d'un groupe Krishna et les Bergères, ou la Bergère, qui pourrait donner une utilisation heureuse du marbre rose de Milan. Article de Vincent Auriol. Bien fait. Mais il ne semble pas avoir vu seulement Ben Youssef. Ces allers et retours sont de grosses feintes. Puis Youssef était parti, il y a deux ans, sans faire d'histoires,[il] fallait continuer avec Arafa. Mais consulter Youssef, aller chercher Noguès qui fut bien idiot.

26 sept[embre 1955]

Au monument, toujours pas de Juge. Les deux qui y sont travaillent bien.

Nous allons à Compiègne voir notre Adèle, la fidèle Adèle. Elle est bien chez son neveu, boucher à Compiègne, qui semble un bien brave garçon. Nous déjeunons à Senlis. Visitons la cathédrale, bien abîmée par les guerres de religion plus que par les dernières guerres. C'est un amalgame de roman, de gothique pur, de gothique flamboyant, de renaissance et même du moderne pour deux vitraux, pas mauvais, un peu trop lumineux.

Adèle n'était pas à Coulommiers, mais dans un petit village à dix ou douze kilomètres, Ouvilliers[?]. Ravissante promenade dans une campagne très verte et accueillante qui me rappelait Chézy. Rien de grandiose, si ce n'est le ciel, étonnant d'ampleur par les nuages et de finesse et de charme par le ciel.

Au retour, nous nous sommes arrêtés de nouveau à Senlis, pour visiter des arènes, très ruinées. La verdure recouvre presque tout. C'était de très vastes arènes. Je ne crois pas qu'on y ait fait de fouilles importantes. Sans doute ne devait-il pas y avoir grand chose. Senlis faisait partie de ces marches qui protégeaient l'empire romain contre les invasions barbares. Nous regardions le même ciel que Julien l'Apostat et plus tard Clovis, etc. Mais c'est surtout Gérard de Nerval qu'on évoque à Senlis. Quel charmant pays que cette Ile-de-France, avec ses grandes plaines, ses bois, ses forêts, ses coteaux. Compiègne était en fête pour une de ces foires régionales, très à la mode en ce moment à travers toute la France. Toutes les rues étaient tendues d'oriflammes triangulaires de toutes couleurs, petits et innombrables. Cela faisait, sous l'effet du vent et du soleil, comme des petites flammes vacillantes. Très heureux effet.

Rentrés assez tard. Fait une imprudence qui n'a eu aucune suite mais qui me hante. J'ai doublé un camion, malgré une autre voiture qui venait de très loin pour nous croiser. Elle devait marcher à un train d'enfer car elle a été à notre hauteur au moment même où j'achevais de doubler. J'ai juste eu le temps de me rabattre. Au fond ce fut très élégant, mais bien idiot. Elégant peut-être, mais idiot sûrement.

27 sept[embre 1955]

Au laboratoire Bruneau, où Lily[4] et moi, pour prises de sang[5]. Rendez-vous chez le banquier Sinet[?]. La maladie d'Eisenhower a bouleversé la Bourse de New York. Nous parlons Bourse et politique, les affaires algériennes. Sinet critique beaucoup le discours Edgar Faure. Parler d'intégration en ce moment est une erreur qui va provoquer une violente protestation des nationalistes. Au fond de moi, je comprends Ed[gar] Faure. Comme lui, plus que lui peut-être, je ne peux pas considérer l'Algérie autrement que comme faisant partie intégrante de la France. Cependant la protestation n'a pas raté. Le député Beugelard[?] a pris la tête d'une manifestation de protestation. L'Assemblée algérienne devait ouvrir sa session aujourd'hui. La séance a été remise. Le communiqué annonce que les députés avaient reçu des lettres de menaces, etc.

Écrit un petit avant-propos pour une brochure de [ill.] que le bon sculpteur Dutheil m'a demandé de préfacer. Il est presque aveugle.

Au Troc[adéro][6], ça avance. J'y ai enfin trouvé Juge. Il m'assure qu'à partir de lundi il y aura quatre hommes sur le chantier. Les deux qui sont là me disent que deux types sont venus visiter, se disant membres de la commission (je crois que ce sont plutôt deux types du Fig[aro] Litt[éraire]). J'ai remis à Benj[amin][7] tous les articles parus dans cet idiot de canard. Benj[amin] juge qu'il est nécessaire de poursuivre.

Les journaux annoncent aussi ce soir que la Russie va fournir des armes à l'Égypte (à l'Algérie et aux Marocains). Cependant on comble de sourires et de prévenances cette Russie qui poursuit inexorablement ses buts destructeurs. Car la destruction les consolide.

28 [septembre 1955]

Au chantier pour recommander à mes hommes, une fois de plus, de ne laisser entrer personne sans un laissez-passer de moi. Je suis persuadé que les deux types venus l'autre jour et se disant membres de la commission étaient deux petites salopes du Fig[aro] Litt[éraire].

Mauvaises nouvelles de mon pauvre beau-frère[8] à Beaujon.

Académie. P[aul] Léon, malgré son air désintéressé et d'être "revenu de tout", poursuit son but de parvenir à faire des amateurs une section absolument pareille à celle des professionnels artistes. Dans les coins, on commence à chuchoter à propos des élections prochaines. Première : les peintres. Untersteller et Souverbie souhaitent voir diminuer le nombre des peintres. Sur les 30 000 peintres qui exercent à Paris, ils ne peuvent pas en trouver quatorze! Nous n'avons que les "à la manière de". Nous n'avons pas les hautes têtes, ni Segonzac, ni je ne sais plus qui, disent-ils. (Segonzac est-il si remarquable?) En tout cas, personnellement, j'ai fait le possible pour le décider. Dans la cour, il y avait Paray et Lemagny. Paray demande qu'on vote pour Dupré et non pour Ibert. Raison de Paray : Dupré est plus ancien que Ibert! Mais Dupré n'a rien composé, ou presque rien. Ibert est de réputation mondiale. S'il se présente, je voterai de bout en bout pour lui.

Fin de journée, je passe à Beaujon. Marcel va beaucoup mieux. Plus de fièvre. Le boulevard pour aller à l'hô[pital] était un véritable fleuve de voitures puantes d'essence. Comment ne s'accroche-t-on pas plus souvent! Miracle des miracles.

28 septembre [1955]

Visite au ministre Berthouin[9]. Homme affable. Je voulais le mettre un peu au courant de l'aff[aire] du monument de l'Armée[10]. Je l'ai invité, pour plus tard, à visiter le chantier.

Au chantier, étude avec la maison Antar du chauffage par les rayons infrarouges. Peut-être obtiendrai-je que la Ville participe à cette dépense.

Téléphone avec Han. C'est lui, avec un ami, qui est venu au chantier l'autre jour. Cela me soulage un peu. Bien que la bande du Fig[aro], en exagérant, aurait fini par me donner des armes. Le coup de la photo prise du cimetière.

Les aff[aires] algériennes restent très compliquées, dangereusement. À mes yeux, ça va avec l'entente de l'Égypte avec la Tchécoslovaquie et la Russie pour des fournitures d'armes. D'ici peu de temps le rapport des forces Israël-Égypte peut être transformé. Et ça créera une situation des plus graves lorsque tout le nord Afrique, de Suez au Maroc inclus, sera sous l'influence absolue de l'URSS. Avec l'État d'Israël affaibli, et peut-être détruit, la Grèce hostile à la Turquie et l'Angleterre. La Russie, tout en nous faisant des sourires, joue en ce moment une belle partie contre nous. Terrible et impitoyable jeu, trop visible pour que nos gouvernants se laissent faire…

À New York, où est en ce moment la session de l'ONU, discours remarquable de Pinay. Bien fait, consistant. Mais quand même, ils sont trop bêtes. Voilà l'Angleterre empêtrée avec Chypre. Toutes nos idées généreuses se retournent contre nous. De même qu'il n'a pas été possible à l'Angl[eterre] de se servir de sa force pour rester en Égypte, ce qui lui eut été facile, elle ne le pourra pas plus à Chypre. Et nous, en quelle situation sommes-nous en Afrique! Et nous n'avons d'ailleurs même plus la force.

Et cependant que la Russie mène cet encerclement de la pauvre petite presqu'île Europe, nous ne sommes que sourires. Parlementaires, comédiens se précipitent au-delà du fameux rideau de fer pour s'y faire applaudir, y manger du caviar, boire de la vodka, et reviennent sans avoir vu plus loin que le bout de leur nez.

L'envie me prend de me remettre au travail. Depuis que nous sommes revenus de vacances, je n'ai rien fait. Je me proposais de me mettre à Shakespeare. Son effondrement me décourage, provisoirement! Je ne suis jamais découragé que provisoirement.

La chère Flore et Geneviève[11] sont reparties aujourd'hui pour Bône. Pas drôle.

 

Dryade dansant avec deux pélicans;

Le Faune et la nymphe dans une sorte de danse acrobatique;

Sylphe et sylphide. Même thème, mouvements notés au music-hall;

Cantique des cantiques II… "les soldats m'ont battue…";

Krishna et les deux bergères;

Krishna et la bergère;

La danse du lotus (danse des mains);

La jeune fille et le démon;

Danse de Siva;

Le désert;

La plaine;

La montagne;

La forêt;

La mer;

L'holocauste[12] (vieille esquisse détruite à refaire);

La Belle et la Bête (scène du bousbir à Casablanca);

Le Serment (groupe : deux êtres bloqués sous la même cape. Souvenir de la fin du Maître de Santiago);

Conte des Mille et une nuits;

Orphée, pour remplacer le motif central du mur du Christ (le Temple);

Prométhée, correction de base de la statue centrale du mur (le Temple).

29 sept[embre 1955]

Dans la lutte contre la montre qu'a été trop souvent ma vie d'artiste, je suis en train de me laisser battre! Tant de projets! Et je ne fais rien.

D'abord petits bronzes. Série des "esquisses païennes" dont le Joyeux centaure est la première pièce; 2. Le Dryade dansant avec deux pélicans; 3. Le Faune et la nymphe (dans une sorte de danse acrobatique); 4. Le sylphe et la sylphide (même thème de danse, mouvements donnés par des acrobates du music-hall).

Puis faire une figure assez grande (1 m) d'une autre version du 5. Cantique des cantiques. Thème : "à la porte de la ville, les soldats m'ont battue".

Continuer la série des danses hindoues : 6. Krishna et les Bergères (qui serait la pièce 5 de cette série); 7. Krishna et la Bergère (n°6 de la série); 8. La danse du lotus; 9. La jeune fille et le démon (la jeune fille vaincue par sa danse et la force du démon dominateur, tombe à la renverse. Devant elle danse le monstre); 10. Danse de Siva. En tout huit pièces de cette série des danses hindoues.

En dehors quatre grands thèmes de la nature : Le désert, La plaine, La montagne, La forêt, La mer. Ces cinq pièces avec des animaux.

Refaire l'esquisse l'Holocauste[13], de ma jeunesse dont il me reste une photo. Puis une esquisse d'une scène vue dans le bousbir de Casablanca : la Belle et la Bête (un nain affreux étreignant une belle et grande fille épanouie et riant).

Et puis il y a Shakespeare. Et puis enfin Prométhée [14]! Après quoi, l'heure sera venue de se coucher…

Mais avant il y aurait encore bien d'autres choses à faire. Le livre La querelle éternelle des images. Et la pièce byzantine, etc. Que θάνάθός attende.

30 sept[embre 1955]

Avec Escorne Frédal, mise en ordre des ass[urances] soc[iales] chèques.

Aff[aires] marocaines. Dans l'Express ce matin, un article ignoble de Mauriac contre Edg[ar] Faure. Le toupet que donne une feuille de journal. Tout ça déshonore la France. D'autant plus que le point de vue de Mauriac est mauvais. Ben Youssef est hostile à la France. Ben Youssef ou ses hommes pousseront au départ de la France de tout le nord Afrique où vraiment la France a tout apporté. Mauriac n'est plus qu'un médiocre Léon Daudet car il manque de la drôlerie qu'avait parfois L[éon] Daudet. Le départ de Ben Arafa sera un malheur pour la France. En ce moment aux Nations Unies, la France est attaquée par les nations communistes qui se sentent soutenues, en France même, par tous les sous-Mauriac.

Visite à Arlette[15]. Enfouie dans son capharnaüm de dernière étape. Fumant toujours. Ne sachant dans quel sens avoir une opinion. Nous non plus d'ailleurs. On ne connaît pas toutes les données du problème des deux sultans. La France cherche une solution de conciliation entre les Youssefistes et les Arafistes… ou les supprimant tous les deux. Mais est-ce une solution? Je doute.

Surtout en ce moment, où le vote scandaleux de l'ONU a mis la France dans une situation impossible. La France peut-elle se retirer de l'ONU? Voilà le mouvement pan arabe encouragé. La Russie gagne. Et ce ne sont pas les démarches des ambassadeurs auprès de l'Égypte et de la Syrie qui changent rien à la partie engagée bien mal. Toutes ces bandes vont être armées d'armes modernes et une nouvelle édition de l'aff[aire] d'Indochine va nous être donnée!

 


[1] A la Gloire des armées françaises.

[2]. Roland Chabannes et sa grand-mère paternelle.

[3] Marcel Cruppi.

[4] Amélie Landowski.

[5]. Au lieu de : "nous faisons faire des prises de sang", raturé.

[6] A la Gloire des armées françaises.

[7] Benjamin Landowski.

[8] Marcel Cruppi.

[9] Jean Berthoin.

[10] A la Gloire des armées françaises.

[11] Flore Pouy-Landowski et Geneviève Landowski-Kinzel.

[12] Les Trophées ?

[13] Les Trophées ?

[14]. Écrit en grec dans le manuscrit.

[15] Harlette Gregh.