Octobre-1923

Cahier n°17

1 octobre [1923]

Un peu de calvaire[1]. Téléphoné à L[ouis] Bonnier pour lui demander de venir à l'atelier voir le Mur du Héros. Il viendra mercredi matin et tâchera d'amener Plumet. Quel ennui quand même d'être obligé de soumettre de pareilles choses à ces gens mi-architecte, mi-hommes d'affaires, mi-ingénieurs. Et peut-être même en serais-je pour mes frais d'amabilité et ne viendront-ils pas.

Séance pas fameuse avec la jeune Armande pour la Becquée. Sa tête est jolie, séduisante, mais sans grand caractère. Verrai demain matin avec Marthe[2], dont la tête moins plaisante à première vue, me paraît avoir plus de ressources à la réflexion.

2 [octobre 1923]

Très bonne séance avec Marthe dont la tête va tout à fait bien. Quel ennui d'être obligé de partir au moment où tout le travail va tellement bien.

Séance, la douzième avec M. Tuck. Demain ce sera fini. Bigonet retour de vacances, très emballé par le Mur du Héros. Séance T.S.F. chez Ladis[3]. Phénomène extraordinaire, mais aux résultats bien peu intéressants. C'est heureux. Il serait dommage que des impressions vraiment belles puissent être obtenues au moyen de tant de mécaniques.

3 octobre [1923]

Visite de L[ouis] Bonnier. J'étais un peu anxieux ce matin, pendant ma séance qui fut quand même bonne. Plus je travaille avec ce modèle, plus j'en suis satisfait. Il est faux qu'avec les années on puisse se passer de la nature. La nature donne des imprévus impossibles à inventer. Il est parfois très difficile de trouver le modèle qui convient. Lorsque cela est possible il vaut mieux alors attendre de l'avoir trouvé que de faire de la forme de chic.

L[ouis] Bonnier est venu seul, car bien entendu Plumet ne s'est pas dérangé. Voilà un homme qui s'intéresse d'une manière bizarre à son affaire. Au fond c'est l'homme d'une petite chapelle. On ne peut d'ailleurs imaginer conception plus sotte que celle qui préside à la disposition de cette exposition. L'emplacement choisi oblige ces gens soi-disant libérés à respecter les Invalides qui forment la toile de fond, donc adapter leur "Art Moderne" à cette construction du XVIIe. De plus, pour que le haut des Invalides se voie, quelle importance cela a-t-il puisque la buse en sera cachée, il faut faire des constructions basses. Si bien qu'il est fort possible qu'au dernier moment on me dise qu'on ne peut pas me donner la hauteur de 6, 50 m dont j'ai besoin. Ce serait un moyen indirect de m'obliger à ne rien faire. Mais dans ce cas, je réduirai légèrement d'échelle tout le morceau. Au lieu de 5 m je lui donnerai 4, 50 m, le Héros en cire de 2, 60 m aurait seulement 2, 30 à 2, 40 m que ce serait encore très bien, et cela me permettrait[4] de donner un peu plus de longueur aux fragments des frises, ce qui serait peut-être en fin de compte un avantage.

5. 6 oct[obre 1923]

Départ pour Casablanca. Bousculade. Paul Léon que j'attendais hier et aujourd'hui n'est pas venu. Très gentille lettre du maréchal Lyautey. Porte à Plumet, absent, dessin et photo pour Exposition 1925.

Cahier n°18

18 oct[obre] 1923 [Casablanca, hôtel Majestic]

Ce séjour à Casablanca est une des périodes les plus désagréables de ma vie. De n'avoir à travailler qu'au monument de la place Administrative, dans ce pays si plein de vie, c’aurait pu être pour moi une occasion de repos et d'enrichissement d'imagination. Il me vient en même temps tant d'ennuis (la plupart m'arrive par ma faute), que tout en est gâté. Rien ne vaut, pour bien voir en soi-même, que de prendre chaque chose méthodiquement.

D'abord c'est l'histoire de la butte de Chalmont. Le danger là est latent. Je le vois. Il s'agit donc de battre en retraite, très prudemment. Le meilleur moyen de battre en retraite est de donner le moins d'importance possible au projet, afin qu'aucune collaboration ne soit nécessaire. Nul autre moyen pour moi de ne faire de peine à personne. Mais quelle leçon ! Ne jamais parler d'aucun projet ! Demander un conseil n'est pourtant pas demander une collaboration ! Une collaboration m'aurait fait plaisir, c'eût été celle de Pontremoli. Je lui en avais parlé nettement. Mais maintenant, comment faire. J'ai bien envie de raconter l'histoire à Pontremoli.

Deuxième ennui : Cette lettre d'Honnorat à cause de la ressemblance entre le monument de Barcelonnette et celui du Neubourg. C'est assez absurde, parce que c'est quand même bien différent. Mais j'ai eu le très grand tord de n'attacher dès l'origine aucune importance à cette ressemblance et de ne pas la signaler. Je ne crois pas bonne [5] ma réponse à Honnorat. J'ai eu tort, de plus, d'en envoyer une copie à P[aul] Reynaud. Mais comme je leur offre de tout recommencer, ils ne peuvent plus m'en vouloir. Cette histoire me préoccupe beaucoup.

Troisième ennui : L'échec certain à Rio. C'était pour n'avoir plus à prendre de ces petites commandes, sources de tant d'ennuis, que j'avais risqué cette grosse partie. Elle est perdue. J'ai peur que Lélio, qui m'a coûté si cher, n'ait par trop de zèle, agi maladroitement. En fait, le jugement donne les deux premiers prix à des italiens. Je ne sais même pas si je suis troisième. Dubra secouera-t-il sa naturelle apathie pour m'obtenir le remboursement de mes frais ? J'ai télégraphié à Lélio de revenir. J'en ai assez. Cet échec-là[6], je m'en consolerai facilement, surtout si je suis remboursé de mes frais.

Mais quatrième ennui : Dortignac qui était le modèle rêvé, parfait[7] pour la statue du Héros, ne peut plus venir poser. Lily m'écrit que son père vient de m'adresser une violente lettre, parce que j'avais insisté pour que son fils me pose quand même cette statue. Cela est un gros ennui, mais n'a pas la gravité morale des deux premiers.

Et comme toile de fond à tout cela, je suis toujours sous l'impression d'un refroidissement de l'amitié de Paul Léon à mon égard. La dernière fois que je l'ai vu, étant déjà dans cet état d'esprit, j'ai dû être maladroit. Quelle ligne de conduite tenir maintenant ? Peut-être a-t-il été ennuyé que je lui demande un peu trop souvent [8] de venir me voir. Le mieux je crois, sera, à partir de maintenant, de ne plus bouger jusqu'à ce qu'une décision officielle me soit communiquée à propos de mon projet 1925, ou bien qu'à l'occasion de quelque cérémonie ou de quelque exposition je le rencontre.

Tout cela m'empêche de jouir de mon séjour forcé ici. Et puis la séparation d'avec Lily et mes enfants est bien longue. Huit jours, cela va. Ce n'est même pas mauvais de temps en temps.

Que de types pourtant ici, où[9] l'esprit trouve un double élément d'intérêt. Cette ville est comme aux deux pôles de la civilisation. D'un côté ce peuple sarrasin, le même qu'il y a des siècles et des siècles, car je suis bien persuadé que tel il était au moment où il était le maître de l'Espagne et du sud de la France, tel il est aujourd'hui, figé dans[10] ses coutumes ancestrales, ne connaissant pas, ou bien superficiellement ce que nous appelons la mode et surtout le progrès. De l'autre côté, ce sont les européens, français en majorité, sorte de synthèse[11] de ce que donne le développement de la civilisation moderne, gens d'affaires de toute sorte, bien plus honnête dans la majorité qu'on ne s'amuse à le dire, aussi actif et prêt à tout entreprendre, que les Marocains sont tranquilles, immuables. Il y a des européens qui ont pris un peu de cet état d'âme. J'ai fait la connaissance de deux arabisants ardents : M. Guillemet, un colon important ; l'adjudant Brette, en retraite, parlant arabe parfaitement. Je connais surtout l'adjudant Brette. Il me rappelle Gibert[12]. Vieux garçon, vivant moitié à la musulmane, moitié à la française. Qui dit ancien adjudant dit, en général, abruti. C'est loin d'être le cas. Je regrette de n'avoir pas le temps de me promener beaucoup avec lui. Il a le goût, la passion de l'archéologie, collectionne. Il est installé dans la partie basse de la ville, dans une sorte de bicoque qui tient de l'abri de banlieue et de l'atelier montmartrois, avec une jeune esclave nègre, ramenée de Marrakech où il l'a acheté 1 500 F. C'est une robuste fille de 13 ans, avec laquelle il couche, bien entendu :

– Je ne peux plus coucher avec une blanche, déclare-t-il. Je n'aime que ces sauvageonnes du Sahara, aux pommettes saillantes, au front étroit.

Il est amusant comme tout, lorsqu'il parle de celles qui ont précédé celle-ci.

– La dernière, me dit-il, une fille superbe, je l'ai renvoyé parce que, après un voyage de six semaines que j'avais fait en France, j'ai repéré 26 européens qu'elle a amenés coucher avec elle, chez moi !

Il me raconte tout cela d'un ton placide et ironique, un peu à la manière de mon ami Gibert[13]. Il donne asile en ce moment à un peintre espagnol assez médiocre, un nommé Abascal qui vit à ses crochets, et qu'il force à travailler, avec l'espoir que la vente de ses études lui permettra de rentrer dans ses débours.

Il est venu aujourd'hui me faire une longue visite au monument. Je suis très content de ce monument qui est presque fini[14] et qui prend tout à fait bon aspect. Pas trop d'anicroches. La seule correction importante à faire a été le burnous de l'arabe. C'est refait. Hier visite du comité d'honneur, général Bertrand, etc. Des gens figés, qui, évidemment, à travers les planches, les échelles, les madriers n'ont pas pu se rendre compte de grand chose.

19 [octobre 1923 Casablanca]

Achèvement de la pose de la tête du cheval du cavalier français. Attenni me montre un des manœuvres, un petit marocain d'environ 25 à 26 ans, sorte de petit singe dont un bras est trop court :

– Il vient de se marier, me dit Julio, avec une fillette de neuf ans. Il ne voulait pas encore la prendre et voulait attendre qu'elle fut un peu plus âgée. C'est la famille de l'enfant qui a insisté, disant que c'était un déshonneur pour elle qu'on n'ait pas encore pu montrer le saroual[15]. Alors il s'est décidé. Il a raconté lui-même que comme la pauvre petite se débattait trop, il lui avait attaché les poignets aux chevilles. La petite avait été terriblement blessée : Maintenant, elle crie chaque fois, mais je recommence quand même tous les jours, disait cette sorte de petit monstre. Pendant deux ans elle ne sortira pas de la maison. Si jamais elle sort, je lui couperai la gorge.

Avec Brette, longue et instructive promenade dans la ville arabe. Sur la place publique il n'y avait que des conteurs. Un gosse de quinze à seize ans racontait une histoire à un auditoire nombreux, immobile, attentif, composé de gens de toutes sortes parmi lesquels des personnages à l'aspect grave, important. En dehors de leurs affaires, l'esprit de ces gens n'est occupé que de choses bien futiles. Mais qu'ils sont beaux. Combien leur apparence est noble[16]. Parmi nos importants personnages, il en est bien souvent de même, avec cette grosse différence que les nôtres ne sont jamais sculpturaux.

Ah ! Si je n'avais en moi toujours en ce moment cette angoisse comme si aux ennuis actuels d'autres plus graves allaient s'ajouter, combien je noterai de choses. Elles se notent en moi, malgré moi, peut-être. Je pense à une série de bibelots très soignés, certains exécutés en matières précieuses, qui tous, sous le même titre : Contes des Mille et Une nuits, me donneraient l'occasion d'utiliser avec toute la fantaisie qui me plairait, toute la liberté, cette étonnante documentation. Ici, plus que n'importe où, se trouve l'application du grand précepte de Carrière, que la rue est la meilleure école.

20 [octobre 1923 Casablanca]

Je vis, je travaille avec cette perpétuelle angoisse ! C'est une sensation[17] hélas ! Que je n'ai que trop connue déjà[18]. La raison est certainement l'histoire Honnorat. C'est la première pensée qui me vient lorsque je me réveille. Pourquoi, pourquoi n'ai-je attaché aucune importance à cette sorte de réplique, pourquoi n'ai-je pas eu l'idée de leur en parler ! C'est idiot !

Avec Blaise, avec Saboulin, avec les ingénieurs de la municipalité, nous sommes allés voir aux environs immédiats de Rabat, des carrières de marbre dont le propriétaire offre les blocs nécessaires pour le socle du monument. C'est à l'embouchure de l'oued[19] Ykem, le dernier avant Rabat. Il a fait une chaleur sans équivalent. Poussière. Paysage pelé, gris, fauve. Magnifique. Après l'oued, nous avons quitté la route et avons pris, à travers le bled[20], la direction de l'Océan. Le marbre sort de place en place de la terre rouge. Les deux rives du fleuve ne sont plus que des masses de marbre rose ou gris. Des nègres luisants travaillent à déblayer les accès. Nous arrivons, le bled semblait désert. Phénomène connu : à peine étions-nous là depuis dix minutes, sortis on ne sait d'où, comme surgis du sol, drapés dans leurs loques couleur du sol, le menton sur les genoux, sans dire un mot, nous regardant, une bonne douzaine de marocains étaient alignés, immobiles, comme s'ils étaient là depuis toujours, pareils à ces bouts de rocs émergeant de la terre. Un petit marabout, aux ombres transparentes, se profilait sur le ciel vert. Pas d'arbres. De gros moutons marrons paissaient plus loin, gardés par un petit berger antique, fillette ou garçon, je ne sais, mais si gracieux. Calme des choses. Calme des bêtes et des gens simples[21].

22 [octobre 1923 Casablanca]

Trop nerveux ce soir pour monter tout de suite après le dîner dans ma chambre, retrouver une solitude que la littérature de M. Honnorat a gâtée, j'ai eu l'idée heureuse de m'en aller loin, seul, refaire la même promenade, sur la jetée, que la semaine dernière, lorsque Pottier, m'invita avec les Dumas pêcher avec lui [22]. Belle, énorme nuit d'Afrique. Dans la mer, ce soir, encore phosphorescente, de chaque côté de la longue muraille, les poissons par centaines [23] vont, viennent, tourbillonnent [24] comme ivres de cette matière lumineuse dont ils se gavent et qui les grise. J'entendais loin derrière moi l'appel d'un petit gamin qui vendait "des amandes grillées" premier plan musical sur la vague rumeur de la ville, des grelots, des pas de chevaux, des musiques lointaines. Tout autour, sur l'horizon, d'énormes nuages laissaient vide le ciel, très pur, où la lune presque pleine baignait. D'un côté, c'était la mer immobile, le port abrité, avec de grands bateaux illuminés, à l'ancre. De l'autre, c'est le clapotis lumineux, l'attaque incessante et inlassable de la mer sur les rocs cyclopéens jetés là pour se défendre d'elle.

Je suis allé jusqu'au bout extrême, d'où Casablanca cessait d'être Casablanca, pour devenir une ville sans nom dans la nuit[25]. En bas de la digue, comme je m'asseyais, j'ai aperçu [26] un Arabe accroupi, immobile, aussi immobile que ces rocs de béton sur lesquels il était, sorte de chose parmi les choses. Plus d'autre bruit que celui des vagues. Bruit qui fait mieux sentir le silence. Au bout d'un moment, ce calme immense[27], le jeu de la lumière de la lune sur les franges des nuages, la danse des gros poissons saouls, tout cela fit qu'à mon tour, comme l'Arabe, et j'y mettais toute ma volonté, je me sentais devenir une chose entre les choses. Nous ne connaissons pas, nous autres européens, cette sensation. Parfois nous l'imaginons. Nous ne la connaissons que dans la maladie. Nous sommes des agités[28]. Eux, ils sont essentiellement immobiles. On peut dire que toute la volonté musulmane est tendue vers l'immobilité. Bien des fois j'ai changé de position, me suis tourné tantôt vers la ville, tantôt vers le port, tantôt vers le large. J'ai regardé le ciel puis me suis amusé à suivre les tournoiements de quelques gros congres, jouant dans son écharpe de lumière, pas une seule fois, cet homme qui était au-dessus de moi, les mains tendues vers ses genoux, ne remua. Sorte de sommeil éveillé.

De la ville arabe, arrivèrent les modulations monotones d'une chanson. Des silences. De vagues bruits de tambour. Le chant reprenait. Combien peu à peu, petits, tout petits me parurent mes gros tourments de ces jours derniers. Qu'est-ce que ces pauvres choses avec ce que j'ai derrière moi, avec ce que j'ai devant moi. Je me suis rappelé d'autres belles, magnifiques nuits devant la mer, les belles soirées avec Lily, et en même temps le futur se mêlant au passé, je voyais dans les nuages, les murs sculptés du Temple.

Allons, il faut toujours se persuader qu'on vaut beaucoup plus que l'on ne vaut[29]. Il faut être comme cette digue immuable contre quoi buttent les vagues. Parfois elles arriveront à la recouvrir un moment. Mais le soleil luira de nouveau[30]. Il faudrait toujours se pénétrer de ce grand calme. Les fautes que l'on commet, presque toujours c'est l'agitation de la vie, le manque de temps pour se recueillir qui en sont cause. Pour moi il en est certainement ainsi. Car, c'est certainement une faute, pas bien grave, mais faute tout de même, de n'avoir pas pensé à prévenir H[onnorat] et P[aul] R[eynaud] que le groupe de leur monument était une sorte de réplique de celui raté du Neubourg. Ce n'est pas une raison parce que soi, on n'attache pas d'importance à certaines choses pour que les autres aient le même point de vue. Il est bien de dire que l'avenir est fait du passé. Les actes sont comme les pions d'une partie d'échecs. Il faut se le dire continuellement. La vraie sagesse consisterait peut-être à se retirer de l'action ? Mais pour ceux qui sont dans l'action, la sagesse consistera toujours à agir avec le plus de netteté possible, avec le plus de prudence possible. Seul moyen de poursuivre son but en paix, avec force.

23 [octobre 1923 Casablanca]

Fête du Mouloud. J'ai négligé le chantier. À onze heures j'ai été chercher Brette et [nous] sommes partis dans la ville arabe, à la recherche des Aïssaouas. C'est aujourd'hui le jour fameux où les Aïssaouas chacals, pour fêter la naissance du Prophète, mangent les moutons crus qu'ils tuent en les dépeçant, sans avoir le droit de se servir de rien d'autre que de leurs mains. À Casablanca depuis l'année dernière, c'est interdit. Dans leurs crises de frénésie, il leur est arrivé de tuer des enfants juifs, de les dépecer, de les manger. C'est à Fez, et mieux encore à Meknès, lieu de naissance d’Aïssa, qu'il aurait fallu être. Toutes les femmes, ce jour-là, se groupent sur les terrasses. Hurlantes aussi, elles jettent sur les bandes folles d'Aïssaouas qui passent le mouton sacrifié, où il est aussitôt dévoré, puis ils continuent par les ruelles, couverts de sang, ivres de chair crue et de cris, répétant inlassablement "Allah ! Allah ! Allah !"

J'imagine le caractère formidable de pareilles scènes dans des villes comme Meknès, Fez, ou Marrakech. À Casablanca, il ne reste plus grand chose. Mais la ville était en fête. Et le soleil, le fanatisme latent, la foule orientale toujours aussi pittoresque et captivante, donnait quand même un grand intérêt à ce rudiment de fête sanglante. Comme ayant raté le départ de la mosquée, nous étions place de France, le bruit des tambourins, les chœurs aux harmonies bien connues annoncèrent une bande. C'était, comme la dernière fois que j'étais venu à Casablanca, une bande qui menait un taureau au sacrifice au marabout. Couvert d'étoffes voyantes, de bandelettes, la petite bête, tenue par les cornes évoquait tout à fait celle que l'on voit sur les bas-reliefs romains. Sur la place, à l'entrée du marabout, mouvement intense. Les terrasses de ce qui reste de l'ancienne ville arabe, se remplissent de femmes qui commencent à monter et se groupent. Fait un croquis.

De tous côtés arrivent des bandes diverses, toutes précédées de musiciens à tambourins et cymbales et trompettes nasillardes. Ce sont les Amatchos, danseurs nègres infatigables. Et voici les Aïssaouas, pas bien nombreux hélas, avançant en ligne, sautant d'un pied sur l'autre, se baissant en avant à chaque saut et répétant en chœur indéfiniment "Allah ! Allah !" On n'entend que ce cri sur toute la place, il domine, il plane sur la foule. On sent que tout ceux qui sont là, tous, sans une exception, le répètent en eux-mêmes, ardemment. Sans doute est-ce ainsi que devait penser les peuples d'Europe au XIIIe, au XIVe siècles et avant, à l'époque où le christianisme élevait les cathédrales. Derrière les Aïssaouas, un jeune garçon, sur un cheval blanc, qui tenait un nègre, suivi d'autres jeunes garçons portant des drapeaux de toutes couleurs. Puis des musiques, et la foule chantant. Fait un croquis.

Ce jeune garçon est le fils du chef des Aïssaouas, que celui-ci, resté à Meknès, a délégué à Casablanca, pour le représenter. Descendant en ligne directe de Ben Aïssa, le grand saint de Meknès, patrons des Aïssaouas. Je n'ai pu arriver à me faire expliquer par personne le sens de ces danses. C'est incroyable comme il y a peu de gens qui cherchent à comprendre le sens profond de ce qu'ils voient. J'ai l'impression que tout le monde musulman est continuellement dans l'état d'âme exceptionnel où j'ai vu les pèlerins de Lourdes. Avec en plus, la conviction qu'il est a un stade religieux supérieur et définitif.

28 [octobre 1923 Casablanca]

Vie de travail : je me lève à 6 h – je suis au chantier à 7 h – et je travaille jusqu'au soir à 6 h. Alors, je vais chez Brette. Il vit, dans une sorte de baraque, où s'accumulent divans, tables, tapis, tentures, qu'encombre la production nombreuse, banale, facile et habile d'Abascal. Une jeune négresse de 13 ou 14 ans, que Brette acheta à Marrakech pour 1 500 F, complète le mobilier. Nous nous installons tous trois et buvons le thé à la menthe. Aujourd'hui Brette m'a montré sa collection de médailles et monnaies marocaines. Elle est très belle. Vraiment curieux homme qui prit ce goût au cours de sa carrière militaire.

29 [octobre 1923 Casablanca]

Ce qui caractérise la mentalité des jeunes gens français installés à Casa, est un cynisme, un manque de discussion parfait. Dès qu'un jeune homme a obtenu les faveurs de quelque femme, et d'après ce que j'entends c'est assez facile, il le raconte partout.

30 [octobre 1923 Casablanca]

Reçu une lettre de Lélio de Rio, je le croyais en route pour revenir, pas du tout. Il est resté là-bas à essayer de provoquer l'annulation du jugement ! Folie pure. Je lui ai télégraphié de rentrer immédiatement. Comme si je n'avais pas perdu suffisamment d'argent ainsi !

Rencontré et suivi un baptême arabe. Deux cavaliers tenaient devant eux sur leur selle les deux pauvres petits gosses qu'on portait à la mosquée pour les circoncire. Les femmes marchaient derrière, à pied, portant des bannières formées de nombreuses écharpes attachées à de longues perches. Couleurs étonnantes. Comment ce fait-il que lorsqu'on est dans ces pays, tout ce qu'on voit nous paraît nouveau et jamais fait, et pourtant j'ai visité d'assez nombreuses expositions d'art oriental.

 


[1]    . Suivi par : "hier", raturé.

[2]    . Au lieu de : "la merveilleuse Marthe", raturé.

[3]    Ladislas Landowski.

[4]    . Au lieu de : "et cela aurait l'avantage même de me permettre", raturé.

[5]    . Au lieu de : "très bien", raturé.

[6]    . Au lieu de : "Cette histoire là", raturé.

[7]    . Au lieu de : "idéal", raturé.

[8]    . Au lieu de : "facilement", raturé.

[9]    Suivi par : "si l'on est observateur", raturé.

[10]  . Suivi par : "cette civilisation", raturé.

[11]  . Au lieu de : "qui sont un peu la quintessence", raturé.

[12]  . Le peintre Jean-Amédée Gibert, ancien pensionnaire à Rome, conservateur des musées de Marseille.

[13]  . A partir de : " Il est installé dans la partie basse de la ville", passage ajouté a postériori, sur la page de gauche du cahier habituellement non utilisée.

[14]  . Au lieu de : "qui avance bien", raturé.

[15]  . Pantalon traditionnel.

[16]  . Au lieu de : "contraire", raturé.

[17]  . Au lieu de : "sentiment", raturé.

[18]  . Au lieu de : "pour des raisons différentes", raturé.

[19]  . C'est un cours d'eau, une rivière.

[20]  . L'intérieur des terres, la campagne.

[21]  . Suivi par : "Il fait exagérer ses scrupules et la prudence. Un jour viendra ou mes ennuis d'aujourd'hui seront loin, comme tant d'autres. Et je serai plus vieux", raturé.

[22]  . Au lieu de : "avec eux", raturé.

[23]  . Au lieu de : "par milliers", raturé.

[24]  . Suivi par : "masses lumineuses", raturé.

[25]  . Suivi par : "mais où, on ne peut s'empêcher d'y penser, deux humanités, les deux formes d'humanité les plus extrêmes vivent", raturé.

[26]  . Suivi par : "tout seul", raturé.

[27]  . Suivi par : "la beauté du spectacle", raturé.

[28]  . Au lieu de : "essentiellement mobiles", raturé.

[29]  . Au lieu de : "Allons, secoue-toi, prends conscience de ta puissance, ne te laisse pas ronger par les menus incidents de la vie", raturé.

[30]  . Suivi par : "Heures immenses que ces heures où l'on cesse d'être uniquement soi, on se sent une créature parmi les autres, où l'on sent mieux l'unité de tout, la grandeur, la sérénité devant les petitesses, et la nécessité d'une sorte d'indulgence naturelle, grâce à quoi la vie avec les autres hommes est possible, et l'on peut poursuivre son but en paix", raturé.