Août-1923

Cahier n°16

1 août [1923]

Rendez-vous est pris avec L[ouis] Bonnier, des plus aimables comme toujours et cordial, pour jeudi à 7 heures. À onze heures, à la fin de ma séance avec M. Tuck, dont le buste est bien reparti, M. Nordling me téléphone qu'il viendra avec Roland-Marcel aujourd'hui à 3 heures. En effet à trois heures j'ai eu cette importante visite. Ils sont restés très longtemps. Roland-Marcel est le neveu de Henry Marcel, l'ancien directeur des Beaux-Arts. C'est un homme jeune, très allant. Il est convenu que je dois lui demander un rendez-vous en septembre, pour étudier la question avec lui, et il m'a promis de faire le nécessaire pour qu'un crédit me soit alloué.

Dépêche de Lélio me demandant de lui envoyer encore 20 000 F ! Le résultat serait connu en septembre.

2 [août 1923]

Fait toutes les démarches nécessaires pour envoyer à Lélio les 20 000 F demandés. Cela fait que ce concours me revient à ce jour à 100 000 F ! J'ai gagné assez d'argent pour faire face à cette effroyable dépense ! Quel désastre si je ne réussis pas.

Louis Bonnier m'a tout à fait rassuré à propos de 1925. Il n'y a rien de changé, et il y a toutes les chances pour que mon projet soit réalisé comme nous l'avions envisagé. Pour la question des crédits, il est aussi énigmatique.

– Les dépenses d'architecture, m'a-t-il dit, se monteront à 32 000 000 F. Le reste sera absorbé par les fêtes et autres frais accessoires !...

50 000 000 F ! pour les fêtes et frais accessoires !

3 [août 1923]

Visite du baron Gourgaud qui venait voir le buste du comte de Fels. C'est un grand sot mondain très distingué. Il a épousé une riche américaine qui ressemble à un cheval pour courses de taureaux, et dont il fit faire un extraordinaire portrait par Marie Laurencin.

4 [août 1923]

Après une charmante visite à Nacivet pour ma place pour Casablanca, rue de Valois chez M. Verdier que mon projet pour la butte de Chalmont[1] a beaucoup intéressé. Je ne suis pas encore arrivé à ce que je veux, mais je suis dans une voie très simple, ne changeant absolument rien aux lignes du paysage. Les Fantômes y sont bien en valeur et n'auront pas besoin d'être beaucoup grandis.

J'ai montré ce soir à Pontremoli, chez qui je dînais, les dessins du Temple et de la butte de Chalmont. Pour le Temple il m'a donné d'excellents conseils sans plus avoir grand chose à critiquer. Pour Chalmont il m'a conseillé, excellente idée, de faire faire un relevé exact en modelage d'après la carte d'é[tat]-m[ajor]. Ce que je vais faire. Quel homme intelligent et exquis que Pontremoli.

5 [août 1923]

Bonne et longue séance avec Taillens qui va corriger les dessins d'après les conseils de Pontremoli (notamment la suppression de la verrue pour les services qui seront bien mieux en sous-sol).

Cahier n°17

6 août [1923]

À onze heures, ce matin, Marie-Thérèse me fait appeler au téléphone et m'apprend qu'Antoinette est morte hier, à la maison du docteur Blanche. J'y suis allé aussitôt. La pauvre petite est morte d'une sorte de cachexie généralisée, abcès. À dix ans de distance, j'ai revu le même pauvre petit visage, les mêmes yeux clos [2]...

7 [août 1923]

Consacré la journée d'hier et d'aujourd'hui à Madame Nénot, repartie ce soir pour Cap-Myrtes avec le corps d'Antoinette.

J'ai passé cependant deux heures avec Mlle Déroulède et M. Gaffori, disciple de Déroulède. Sentiment indéfinissable de se trouver en présence de gens qui ne pensent pas comme vous, mais que leur sincérité rend sympathiques. Gaffori m'a emmené, rue du faubourg Poissonnière, au local des Amis Littéraires de Déroulède, où j'ai vu de très belles photographies. Je ne sais pas encore ce que je ferai pour ce monument, mais il faut, malgré sa difficulté, que je fasse quelque chose de bien. Il doit être placé square de Laborde, donnant sur la place S[ain]t-Augustin. Mme Déroulède, comme Gaffori, sont touchants par le culte qu'ils ont conservé pour Déroulède. Quant à Déroulède, ce devait être un homme très sympathique.

8 [août 1923]

Dernière séance avec M. Tuck, pour le moment. Je vais faire mouler, puis ferai faire un estampage pour reprendre le buste à mon retour, fin septembre. Travaillé au Bouclier, dont j'essaye de changer le motif central. Je ne crois pas que je trouverai mieux. J'essaye de mettre une figure seule de la France, les bras ouverts, dans une sorte de grand geste d'accueil. De loin, cela a l'air d'une figure religieuse. Je crois que je serai obligé d'en revenir à ma première idée, le groupe des trois femmes meublant bien mieux le rond.

Dîner chez les David [3].

9 [août 1923]

Travaillé au Bouclier. Je perds mon temps dans une inutile recherche. Il faudra revenir au point de départ.

Tandis qu'Oliveira était chez moi avec un de ses amis, M. Pestudon, journaliste de S[ao]-Paulo, est arrivé M. Gaffori, qui m'apportait des photographies de Déroulède. J'ai craint que d'un côté comme de l'autre il n'y ait des gaffes. Tout s'est bien passé.

Chez Taillens, pour le dernier coup d'œil aux dessins, avant le départ au Maroc. Tout va très bien. Les conseils de Pontremoli ont été excellents.

Dîner avec Pinchon au restaurant italien. Puis nous avons voulu aller aux Ambassadeurs. Moi qui suis l'indulgence même pour tous les spectacles, quels qu'ils soient, aussi inconvenants et aussi sots soient-ils, cette fois-ci je n'ai pu rester tellement c'était bête et laid.

13 [août 1923 l'Anfa]

En mer. À bord de l'Anfa.

Trois jours de somnolence. Je voyage en grand seigneur. Cabine de pont. Je suis bien. Ne pense presque à rien. J'ai commencé à me réveiller un peu hier, en vue des côtes d'Espagne, sur le pont supérieur de l'Anfa, où je m'étais assis, sous une barque. La solitude est le meilleur repos. La solitude sur mer, supérieure à tout. Je voudrais être assez bon marin pour voyager plusieurs jours, tout seul, en pleine mer, sur un tout petit voilier.

Je recommence à lire. Je n'ai emporté que trois livres : Eschyle, le Prométhée délivré de Shelley, la Nef d'Élémir Bourges. Je relis le Shelley. Je l'aime moins que jadis. Entre Eschyle et Bourges, c'est un peu comme un devoir d'écolier. Bourges cependant lui a pris des idées, embryonnaires dans Shelley, qui deviennent monumentales dans la Nef, notamment l'idée des doubles.

Trouvé le geste du bras gauche de Prométhée.

15 [août 1923] Casablanca

Excellente impression du monument. Il n'est ni trop grand, ni trop petit. Revu avec plaisir Attenni et l'excellent M. Blaise. Casablanca très changé, en si peu de temps. En fin de journée fait tout seul un petit tour dans l'ancienne ville arabe qui se démolit de plus en plus. Je me suis quand même retrempé.

20 [août 1923 l'Anfa]

À bord de l'Anfa. Retour.

Les quatre journées à Casablanca m'ont déjà reposé. La traversée me repose encore plus.

Lu dans Eschyle cette phrase très importante, où il faudrait voir une tradition pour l'attitude de Prométhée, et dont je tiendrai compte pour le geste des jambes : "Tu vas, sur ce rocher monter une garde douloureuse, debout toujours, sans prendre de sommeil ni ployer les genoux." Sans doute, faut-il voir-là le reflet de la tradition du supplice prométhéen.

La Nef d'Élémir Bourges est un monument formidable. Certes ce doit être très loin du Prométhée délivré et du Prométhée porteur de feu d'Eschyle, mais on regrette moins la perte de ces deux œuvres.

Pour le lampadaire du Temple, je note dans Bourges, cette splendide image qui pourra servir de thème à une magnifique composition en pâte de verre "N'ai-je pas vu, aux jours antiques, Ophion pendre du haut des cieux et, de toutes ses gueules béantes épancher à torrents, sur les mondes, un poison livide." Le combat d'Ophion et des vautours.

Durant mon court séjour à Casablanca rien de remarquable. Reçu d'une manière charmante par le jeune fils de Camille Bellaigue qui m'a fait connaître les distractions de la jeunesse de Casablanca. Revu le général Bertrand, toujours le même. La seule chose pittoresque, ce fut au Bousbir (quartier des femmes) cet horrible nain qui cherchait à s'emparer d'une femme à moitié nue, le nain enfouissant sa tête dans le sexe de la femme au niveau duquel il arrivait. Ses énormes mains déchirant les vêtements. La défense molle et à moitié consentante de la femme. Groupe extraordinaire pour un netsuke.

25 août [1923] Lamaguère

En visitant S[ain]t-Bertrand-de-Comminges, revu aujourd'hui les stalles de bois sculpté que j'avais complètement oubliées. Il serait très remarquable de faire une sorte de mur sculpté avec des groupes traités en bas ou hauts-reliefs, mais à jours entre les figures, au lieu d'un fond plein. Idée dont il faut se souvenir, et qu'il faudrait une occasion pour appliquer.

 


[1]    Les Fantômes.

[2]    . Antoinette Nénot, la sœur jumelle de Geneviève Nénot-Landowski.

[3]    . Fernand David.