Juillet_1904

Cahier n°1

13 juillet [1904 Rome]

La faillite de l'amitié m'a laissé sans rancœur, tout à l'heure. Sc[hmitt], est un mufle inconscient. Je l'avais toujours jugé ainsi. Sa conduite même et ses conseils vis-à-vis de Mlle R. m'amusent. Mais elle, que pense-t-elle ? Qu'en pense-t-elle ? A-t-elle jugé sa conduite ce soir comme elle doit être jugée : une muflerie ? Ses yeux noirs ! N'avoir qu'un désir, lire tout ce qui est en eux, et ce serait si facile ! Ils ne demandent que cela, ces yeux noirs ! Et nous ne parlons que des livres pâles de l'excellent Schuré !

Depuis cinq ans, je me retiens. Je retiens tous mes élans, mon cœur et mon cerveau. Quand je leur donnerai la liberté, le ressort ne sera-t-il pas rouillé ? Hélas !

15 juillet [1904 Rome]

La nuit, c'est laid, c'est triste. Des rues noires et des coins d'ombres. Des becs de gaz dans cette ombre. Et dans cette ombre on voit des ombres qui font des ombres. Rien n'est. Tout est vague. Ah ! Du soleil ! du soleil ! De la lumière ! de la lumière !

17 juillet [1904 Rome]

Gaston Angeli est mort. Nietzsche a raison. Il faut crier bis au spectacle. La mort même est belle. Sa tête sous la mousseline, dans le cercueil. Les fleurs rouges sur le blanc du linceul. La beauté de sa femme pleurant. Tache blanche dans l'ombre rouge de la pièce sombre. Mais il n'était pas un homme nécessaire.

25 juillet [1904]. Tagliacozzo

Dans les Abruzzes, dans les montagnes, un village accroché à une montagne — gris — vieux village médiéval. La place avec son minuscule obélisque, sa vieille boucherie — Beccheria — le rideau rouge qui la ferme, l'homme à la chemise rouge assis à l'entrée : Puissance de l'effet. Dans le noir, les rues étroites, on monte, on monte ; deux de front, c'est presque trop. Vue exquise, énorme, complète. Un chemin de croix conduit à une vieille chapelle. On monte encore jusqu'à un vieux château en ruines. Deux gamins, gardeurs de cochons noirs, y cuisent leur repas de pommes de terre. Dans un champ en pente, des femmes travaillent en chantant des cantiques. Sur la route, passent des pèlerins, retour d'un sanctuaire distant de deux jours de marche. Des hommes derrière travaillent le blé. Impression de puissance. En partant, vues complètes. Paysage intime et puissant. C'est le pays qui jusqu'à présent m'a plu le plus, mieux qu'Assise, mieux que Capri. Excursion à Avezzano. Étang de Fuccino.

Derrechi et Cultivi par A. Torlonia. Deux magnifiques spectacles : les blés, les bœufs. Le premier : Une immense quantité de blé, que des chevaux battent ; 4 femmes enlèvent les pailles ; dans la poussière d'or des épis que le vent emporte et que le soleil colore.  Les bœufs : Un troupeau tout blanc dans le soleil ; des hommes accouplent leurs bêtes pour le travail. Comme tout cela, heureusement, est peu XXe siècle.

Amelia est une très bonne petite fille. Certainement je garderai d'elle un joli souvenir.