Décembre-1923

Cahier n°18

1er décembre [1923]

Chez Paul Reynaud, où tout c'est très bien arrangé. Gentil comme tout. Ma proposition de faire la statue de Berwick contribue d'ailleurs à faciliter tout. Quand on a fait une erreur, le meilleur moyen de la rattraper est d'abord de la reconnaître. Après tout s'arrange.

Mme Mühlfeld, chez qui je vais chercher Lily, nous raconte qu'un groupe de gens du monde, présidé par M. de Beaumont, un de ces mondains trafiquant d'antiquités et d'œuvres d'art modernes, se constitue pour décerner des prix artistiques qui s'appelleront : "Le prix du public". Le fond de l'affaire est de lancer certains peintres, dont ces gens du monde ont acheté des toiles, pour profiter de la notoriété brusquée que leur conférera momentanément ce prix, autour duquel on fera une grande publicité, et revendre fort cher les toiles achetées pas cher. Dans la combinaison, toujours la même bande : Boni de Castellane, Sert et sa femme, etc. Je ne crois tout de même pas qu'à aucune époque on ait vu un pareil trafic et que des artistes s'y soient prêtés. Après avoir entendu semblables histoires, il est bon de relire, comme je l'ai fait en rentrant des pensées d'Ingres ou de quelques pages des mémoires[1] de Delacroix.

3 [décembre 1923]

Chez Madame Blumenthal, qui nous reçoit encore couchée[2], dans un lit tout en dentelles, sur lequel une petite chienne chinoise enceinte jouait avec des poupées d'enfants. Nous sommes restés longtemps à bavarder de choses et d'autres. La mort de l'infortuné fils de Léon Daudet naturellement nous occupe un moment.

Comme après être rentré, j'étais en train d'écrire, je suis appelé au téléphone par M. Nénot qui m'annonce la mort du malheureux R[aoul] Verlet :

– Eh bien ! me dit M. Nénot au téléphone, il va falloir se remuer dans six semaines pour l'élection...

J'étais si tranquille !

4 [décembre 1923]

Chez Taillens pour les dessins de la butte de Chalmont. Ça va, quoique la dualité du programme soit bien gênante, de même que l'immensité de l'emplacement. Ces six Victoires couronnant le mur sont un pis-aller. Un pis-aller maigre et qu'il faudra changer.

Passé voir Bigot. Je le trouve confortablement assis, en train de couper le livre de H[enry] Houssaye, 1815, tandis qu'en face de lui Mme Bigot tricotait et que sur les deux tables à tréteaux, ses deux employés dessinaient.

5 [décembre 1923]

Première séance du buste d'Aulard. Visage socratique d'intellectuel. Me plaît à faire. Me parlant de la sinistre affaire P[hilippe] Daudet, il me dit que le pauvre gosse aurait été acculé au suicide parce que ses nouveaux amis lui auraient donné la mission de tuer Maurras ou Daudet... Pour moi, ce que je trouve de plus extraordinaire dans toute l'histoire, c'est que les parents de l'enfant n'aient pas esquissé le moindre geste pour le faire rechercher durant toute la semaine qui s'écoula entre sa fuite et sa mort.

Porté à Verdier les dessins du projet Chalmont. Et voilà qu'en revenant j'ai trouvé, je crois, l'arrangement du couronnement du mur, entraînant la suppression des six Victoires banales et maigres.

6 [décembre 1923]

Travaillé à la modification des dessins du projet Chalmont que je simplifie énormément, apportant considérable économie. Il n'y aura, en fin de compte, aucune autre figure sculptée que les Fantômes. Aux deux extrémités de la partie supérieure du mur, deux trophées. Sur le mur formant fond, des inscriptions. Les Fantômes seront au centre de la sorte de cloître dont le mur sera le fond.

Perdu du temps à cause de cette imbécile histoire de Gallargues[3] ! Quelle profonde malhonnêteté !

Chez Plumet où j'ai pu voir le plan définitif du cloître du fond. Ma place est changée. Sur le papier, cela semble bien. En réalité c'est moins bien qu'il ne semble. D'abord je n'ai que cinq mètres en profondeur, au lieu des 6, 50 que j'avais demandés. J'aurai 11 m de longueur. Ça me fait un vrai couloir. Il va falloir étudier la question et je le crains, changer la disposition première de mon exposition.

Enfin, chez Paul Léon que j'ai retrouvé aussi charmant pour moi qu'il fut toujours. Je lui ai laissé la photographie du Mur du Héros. Les dessins de l'aménagement des Fantômes à la butte de Chalmont ne l'ont pas enthousiasmé. Au fond il a raison. La grosse difficulté est la dualité du programme : faire d'un monument aux morts un monument à la victoire. Je vais les reprendre en donnant encore plus d'importance aux Fantômes, en réduisant à l'extrême limite la partie nécessaire pour évoquer par des inscriptions seulement et des motifs décoratifs la victoire. J'aurai certainement, m'a-t-il assuré, les crédits pour les Arts Décoratifs, environ 150 000 F. Pour les Fantômes on demandera un crédit spécial aux Chambres.

7 [décembre 1923]

2e séance du buste de M. Aulard. Très sympathique, vraiment. Très bienveillant. Même de ses ennemis, comme Daudet, Maurras, parle sans violence et avec indulgence. L'homme le plus néfaste de l'Action française est Maurras. Mais il est si embêtant. Me parle du Quotidien et des énormes difficultés qui lui sont suscitées par ce fameux consortium de journaux, le journal le Matinle Petit Parisienle Petit Journall'Echo de Paris, qui ont crée une sorte d'organisation qui leur permet d'interdire en province la vente de certains journaux. C'est ainsi qu'il est impossible de se procurer un numéro du Quotidien dans une ville comme Tours.

8 [décembre 1923]

Enterrement de Raoul Verlet. Il n'avait pas grand talent. Il s'en va, regretté de peu de gens. Seuls, ceux de sa famille. Naturellement à la cérémonie beaucoup de sculpteurs. Les aspirants à sa succession. J'aperçois Ségoffin et Jean Boucher, visages intelligents et contractés. Gervex, à côté de qui je me trouve, me parle comme si j'étais de l'Institut déjà. Car, moi aussi, je suis aspirant à la succession. La tête de Jean Boucher me fait penser à ces têtes en caoutchouc que l'on prend entre le pouce et l'index et que l'on presse pour leur donner les plus extraordinaires contorsions et les plus invraisemblables grimaces. Ségoffin lui, fait penser au traître dans les drames de l'Ambigu. Regard en dessous. Envie. À plaindre, au fond.

À déjeuner le gentil ménage Vaudoyer et Gonse.

9 [décembre 1923]

Inauguration du monument de l'École normale. Heureusement il fait sombre. L'éclairage électrique seul comptait. L'impression était bonne et a été bonne. Autant le discours de M. Lanson a été excellent, autant celui de Léon Bérard a été mauvais. L'un est un homme de cœur, c'était profond, ému, sensible et admirable, d'une langue parfaite. L'autre est sans doute un homme intelligent, mais on ne sent pas le même cœur. J'ai pu longuement regarder Poincaré, visage blafard, sans aucune expression, sauf l'aspect autoritaire d'un chef de service. J'ai reçu énormément de compliments. Millerand et Poincaré m'ont félicité. Mais c'est surtout à l'émotion des parents dont les noms des enfants sont gravés sur la pierre que j'ai été sensible.

Que penser de l'Oiseau bleu de Maeterlinck ou nous avons été cet après-midi, avec les enfants. De belles idées poétiques. Mais cette pièce porte le défaut de toute œuvre où l'artiste a hésité entre deux partis et n'a pas pu se décider pour l'un ou pour l'autre. Ainsi cette pièce n'est ni tout à fait une féerie pour les enfants, ni tout à fait une œuvre profonde pour les "grandes personnes". Cela tient de la féerie en effet, un peu de la revue de café concert, un peu de la poésie lyrique. En définitive ce n'est pas très remarquable.

10 [décembre 1923]

Bon travail à la Becquée, avec cette belle fille qu'est Marthe. Il y a un morceau de sculpture splendide à faire là.

Mon buste de M. Aulard vient bien aussi. On croit que les bustes de vieillards sont plus faciles à faire que des bustes de jeunes femmes ou d'enfants. C'est le contraire. Un buste de vieillard, pour le faire juste est beaucoup plus difficile et long qu'un buste achevé. S'il s'agit d'une pochade c'est autre chose. C'est là le danger des têtes dites à caractère. On arrive vite à l'à-peu-près.

11 [décembre 1923]

Chez M. Coutan. Il me parle de la prochaine élection à l'Académie :

– Ça se passera entre vous et Sicard, me dit-il.

Dîner rue de l'Université avec le général Calmel. Brave homme.

12 [décembre 1923]

Je peine sur l'esquisse Déroulède. Sur la voie. Mais difficile. Et surtout bien embêtant. Je ne crois pas à mon sujet.

13 [décembre 1923]

Avec joie je travaille à ce nu de la Becquée. Je veux en faire un morceau de sculpture de premier ordre. Avec du temps, je suis sûr d'y arriver.

M. Aulard me parle de d'Estournelles de Constant :

– C'est un homme, me dit-il, à la fois malin et courageux. Il a le courage de ses idées, et sait s'en servir pour son bien personnel. C'est pour cela qu'il est très difficile de travailler avec lui.

Surprise de la visite du fils Carrière. Bavardage sans grand intérêt. S'il avait travaillé et appris son métier à l'âge où l'on apprend, il ferait peut-être de bonnes choses aujourd'hui. Carrière fut un grand artiste. Mais c'était un de ces démolisseurs incapables de construire. C'est très bien de démolir l'École. Mais par quoi la remplacer ? Avec ses défauts et ses lacunes, c'est encore là qu'on apprend le mieux. On y apprend d'abord la discipline du travail. Et c'est la première chose. Il ne suffit pas de se déclarer homme de génie à vingt ans pour en avoir à quarante. À vingt ans tout le monde en a. Ce qui est difficile c'est d'en avoir vraiment à quarante.

15 [décembre 1923]

Retour de Calais hier soir où j'ai été juger le concours du monument aux morts. Moreau-Vauthier a eu le prix avec une esquisse bien vilaine et qui est inexécutable. Mais cela est sans intérêt. J'ai eu une grande déception devant les Bourgeois de Calais. Est-ce leur place, leur disposition sur ce socle trop haut ? Il faut que j'aille les voir longuement au musée Rodin. Un doute me vient sur cet art pittoresque. Pourtant c'est bien. Il faut que j'aille revoir le musée.

Mais je n'ai aucun doute sur la valeur de la statue du Poilu que Jean Boucher a faite pour le monument de l'École des beaux-arts. Elle n'est pas mieux en pierre qu'en bronze. Exécution mesquine. Cela semble un acteur déguisé en Poilu et posant pour le cinéma. La tête est vieille, laide, commune. Voilà la cour du mûrier complètement éreintée, car l'arrangement de la plaque où sont les noms derrière le Poilu de Boucher ne vaut pas mieux.

À la Fédération, réunion de l'Amicale. Nous sommes très peu nombreux. H[ippolyte] Lefebvre me frappe sur le genou et me dit :

– Eh bien, voilà une vacance !

À la sortie il me dit :

– Tu te présenteras avec des chances.

16 [décembre 1923]

Visite du docteur J[ean-]L[ouis] Faure et du docteur Funck-Brentano, pour le monument Farabeuf. J[ean-]L[ouis] Faure me cite un mot amusant de Farabeuf : "si les morts étaient aussi dégoûtant que les vivants, je n'aurais jamais fait d'anatomie !"

Chez Besnard. Il me parle de l'Académie. Il me dit :

– Vous avez beaucoup de chance.

Dernièrement répondant à Mme de S[ain]t-Marceaux qui lui parlait de moi, il lui disait :

– Il n'a aucune chance.

17 [décembre 1923]

Bon travail à la Becquée.

Temps perdu à la Banque de France pour m'occuper de mes affaires financières. Mais, rue Bonaparte, j'ai acheté un joli petit Courbet, un petit cerf mort dans la neige. C'est large et profond.

Visite du fils de Tinayre, retour du Brésil. Il ne m'apprend pas grand chose de neuf. Il ne me semble pas que Lélio ait fait des erreurs trop graves, quoiqu'il ait fait de grosses bêtises et engagé bien de sottes dépenses. J'espère qu'il est en route pour le retour. Mais...

Le bon Charles-Ferdinand Dreyfuss venu dîner. J'envie sa certitude et sa conviction dans l'infaillibilité de ses jugements. Mais...

18 [décembre 1923]

Bon, excellent travail. Becquée. Commencement de l'esquisse en terre de la porte de Psyché ! Compensation. Esquisse de Déroulède. Mais ça finit par venir pas mal tout de même et du sujet je crois avoir tiré ce qu'on en pouvait tirer de moins ridicule.

19 [décembre 1923]

Dîner chez Bouchard avec un ménage Aubry. Nous n'avons parlé presque que de questions financières ! Partout, tout le monde ne parle presque plus que de cela. Tout le monde achète la Cote de la Bourse, achète des actions, vend ses obligations, et perd de l'argent.

20 [décembre 1923]

Le maréchal Lyautey m'a reçu ce soir. Il retourne au Maroc dans trois jours. J'ai retrouvé là Nacivet, plus cérémonieux, solennel et serein que jamais. Il a toute la confiance du Maréchal et de la Maréchale surtout. Son visage de carte postale est fait pour plaire aux vieilles dames. La maladie a donné au masque du maréchal Lyautey plus de puissance. Il est martelé, frappé, taillé comme un primitif masque japonais. Nous avons parlé du monument. Il m'a dit :

– Mais qu'ai-je besoin d'aller là-bas. Ma besogne de bureau, je peux aussi bien la faire d'ici. Mais voilà ! Ils veulent voir ma gueule ! Ils veulent voir ma gueule !

Je suis persuadé que rien ne sera fait pour que je reçoive les derniers acomptes pour le monument.

Dîner Rome-Athènes en l'honneur des prix de Rome. J'aime ce dîner qui me rappelle ma jeunesse. Celui de ce soir m'a amusé à cause de la tête des futurs candidats à l'Institut. Sicard particulièrement gentil. Ségoffin m'amuse le plus. Quel sinistre bonhomme. Je sens qu'entre tous, je lui inspire une antipathie toute particulière. Il y a aussi Octobre, aussi large que haut, d'une si béate sottise, si content de lui qu'il en est attendrissant. Après le dîner je me trouve un moment seul avec Sabatté, engraissé :

– Et bien, tu vas passer à l'Institut.

– N'anticipons pas.

– Si, deux membres de l'Institut me l'on dit.

– Ce n'est pas une raison. Mais qui ?

– Tu ne le répéteras pas. Coutan et Humbert.

– J'en accepte l'augure.

À dîner, j'étais à côté de Deglane qui m'a dit que Lombard était très gravement malade.

21 [décembre 1923]

À déjeuner, les Pontremoli. Parlé bien entendu de l'Institut. Il ne m'a pas caché qu'il voterait pour Sicard. Je trouve cela tout naturel. Pour moi, après, à la prochaine vacance.

À l'assemblée générale des Artistes français. Que les artistes sont bêtes ! Mais peut-on appelé artistes ces gens-là ? Ils sont une bande qui s'imagine avoir le talent de Manet parce qu'ils ont été refusés au Salon, comme celui qui se considérait être un type dans le genre de Napoléon parce qu'il avait une femme nommée Joséphine. Je voudrais avoir le temps de consacrer un mois ou deux à écrire toute une étude sur tout ce tohu-bohu artistique contemporain, remettre gens et choses en place. Courageusement. Cela ferait du bien.

22 [décembre 1923]

Dans son hôtel, sens dessus dessous, Forain m'a reçu fort gentiment. Il a une femme et un enfant et on croirait être chez un vieux garçon qui déménagerait ou qui emménagerait. C'est la même chose. Il y a des gens ainsi qui ne sont jamais installés et sont toujours, quoique dans le même lieu, en déménagement. Il me dit :

– Ma femme est dans notre maison de campagne où elle déménage.

– Et Jean-Loup ? Dis-je.

– Jean-Loup, il vient ici prendre un bain de temps en temps. Il se tire d'affaire. Ils lui demandent des dessins[4].

Il me montre un très beau dessin que lui Forain vient de faire pour le Figaro, une Germaine Berton, vraiment tragique. Nous sommes loin de penser la même chose. À certains moments, lorsque je le voyais souvent pendant la guerre, il m'a été bien antipathique. Mais dès qu'on parle art, c'est un autre homme. Il est même curieusement et solidement cultivé. Il cite par cœur des pages des lettres de Poussin. Il a un vrai amour du beau, de la belle forme pure, de la forme pour la forme, le bonheur suprême de l'artiste, lorsque la pensée est à point. Et il n'a fait que des caricatures. Et il laissera le souvenir d'un homme aux mots terribles.

Il m'a demandé si je me présentais à l'Institut :

– Si vous vous présentez, je vote pour vous, je vous le dis tout de suite.

Je n'ai pu que le remercier. Au moment où j'allais partir, il me montre une très belle toile de Daumier, un très beau dessin de Victor Hugo.

Téléphone de Mme de S[ain]t-Marceaux chez qui Besnard dînait hier soir :

– Besnard m'a dit qu'il ne vous croyait pas de chance, mais qu'il fallait vous présenter, mais que vous étiez barré par Boucher, Dubois, etc.

– Et Sicard ? Dis-je.

– Non, Sicard, pas dangereux.

Je crois le brave Besnard bien mal au courant. Je suis presque certain que Sicard passera.

Le buste de M. Aulard vient bien.

En fin de journée chez Lombard. Il est terriblement malade. Puis, rendu visite à Madame Julian qui se remue déjà énormément et si amicalement pour mon élection.

23 [décembre 1923]

Avec Taillens, aux dessins de la butte de Chalmont.

Je suis allé voir le bon M. Bartholomé, à qui je n'avais pas rendu visite depuis bien longtemps. Il est tout empoté, ne se remettant pas de son accident. Mais il a le visage rose et frais et semble toujours aussi agressif. Il y avait là M. Roll, qui m'a semblé connaître d'Aman-Jean des faits peu délicats et peu à son honneur. Bartholomé me parle du Salon des Tuileries :

– Tous les sculpteurs qui ont quitté la Nationale me doivent bien des choses, les uns des travaux, les autres des décorations. À tous j'ai rendu service. Lamourdedieu, Halou, Arnold, etc. Et pour quelques articles de journaux, ils ont tous trahi. À Besnard, j'avais offert de laisser la présidence de la Nationale. Il m'a répondu ne pouvoir accepter ayant trop à travailler. Le lendemain, il acceptait la présidence de leur Salon des Tuileries.

Et je crois bien que tout ce que me racontait là Bartholomé est la vérité. Nous sommes réellement dans une incroyable époque de muflerie.

Lombard est tout à fait en danger. J'en ai vraiment de la peine. C'est un homme exquis, plein de charme. Son talent est médiocre, facile, aimable. Mais qu'est-ce que ça fait ? Les qualités du caractère de l'homme compensent bien largement.

Mais nous nous sommes bien amusés chez Mme Mühlfeld où Corpechot était aussi en visite. Celle-ci était encore toute bouillante d'une conversation téléphonique qu'elle avait eu avec la duchesse de Camastra. Cette dernière, à propos de Berthelot, avait fait comprendre à Mme Mühlfeld qu'elle n'aurait pas dû lâcher aussi complètement des gens auxquels elle avait, dans le temps de leur puissance, demandé tant de services. Pour se venger, Mme Mühlfeld insinuait que les Camastra avaient touché 200 000 F de commission pour la vente de la propriété de Mme Blumenthal, faite par leur intermédiaire. Rien de plus amusant que la tête de Corpechot, ce bon serin mondain, désirant être bien avec tout le monde, ne voulant absolument pas comprendre, et l'autre rosse insistant, mettant les points sur les "i" et Corpechot finissant pas s'en aller, solennel et innocent, son monocle pendant sur son gilet.

21 [décembre 1923]

Me voici sur la voie d'un Déroulède acceptable.

Lombard va mieux. Chez Marthe Millet quelle pénible impression j'ai eu en entrant, de voir tout ce monde réuni autour de la table à thé et Marthe, recevant, presque allègre. Elle a déjà de la peine à prendre l'air pénétré et triste qui convient. La vie est plus forte.

Comme tous les ans, Lily arrange devant la bibliothèque transformée en crèche, les cadeaux pour les enfants. Nous les gâtons. Ils sont si gentils. Que leur réserve cette époque troublée ? Cette guerre semble avoir déchaîné à tout jamais toute la bêtise humaine. Elle était déjà l'aboutissement de bien des sottises. L'humanité en avait donc en réserve, puisque depuis la paix il n'y a rien de changé et que ce pays semble approuver une politique étroite et tendue qui nous mène certainement à de nouveaux désastres.

25 [décembre 1923]

Tranquille journée. Ce grand modèle Radou fait mon affaire pour Déroulède. J'en sortirai sans trop de déshonneur. J'ai trouvé un geste de tribun, d'entraîneur d'hommes, ce qu'il était en effet.

Bonne séance au buste de M. Aulard. Cet homme si détesté de tant de gens, accusé de sectarisme, est au contraire l'homme le plus bienveillant qui soit, ne disant de mal de personne, pas même de ses ennemis politiques. Il m'a l'air d'aimer assez les petites femmes. C'est toujours un bon signe.

26 [décembre 1923]

Joie physique de sculpter le morceau pour le morceau. C'est une joie que je me paye largement avec cette jeune Marthe qui est réellement une faunesse, aussi bien physiquement que moralement. Avec ce sujet aimable qui est la Becquée, je veux faire quand même un morceau de sculpture forte et sérieuse.

Visite chez Cormon, pour lui souhaiter la bonne année et pour le tâter au sujet de l'Institut. Il m'en a parlé le premier. Comme Coutan, il m'a dit que la lutte serait entre Sicard et moi. Il votera pour Sicard et se ralliera à moi si Sicard ne lui semble pas devoir réussir.

27 [décembre 1923]

Sous la coiffure des Clarisses que nous avons essayée sur elle aujourd'hui, Mlle Fiévet était particulièrement belle. Elle fera une S[ain]te Claire admirable. Il me faut maintenant trouver une tête pour S[ain]t François.

28 [décembre 1923]

Triste journée. Enterrement de Madeleine Barrias. Mais combien plus nombreux étaient les anciens élèves du patron. J'ai retrouvé là, Castex, Baralis et le fatal Ségoffin.

Avec Lily ensuite, avons été voir un nommé Nourry pour nous occuper de nos affaires financières.

Enfin, chez Lombard, qui va mieux et qui semble devoir se tirer d'affaire.

29 [décembre 1923]

Je perds mon temps à courir dans les banques, consulter l'un ou l'autre pour nos placements. On ne sait plus que faire de son argent. La situation financière de la France semble des plus mauvaise. Tout le monde nous conseille de nous débarrasser de nos valeurs d'État. Quelle nouvelle corvée. Comme si je n'avais pas déjà assez d'occasions et d'obligations de perdre mon temps. Quel sinistre milieu qu'une banque. D'un côté ces gens derrière leur grillage, comme des sortes de bêtes en cage, agitées. De l'autre, la clientèle, ces gens non moins agités, avides de conseils, craignant de perdre ce qu'ils ont, rêvant de doubler, tripler, l'argent qu'ils placent. Je ne crois pas que je pourrai m'occuper de cela longtemps, entrer dans ce troupeau saumâtre.

30 [décembre 1923]

À Dampierre, pour un autre emplacement de la statue du duc de Chevreuse. Nous avons trouvé le duc de Luynes bien changé, semblant un homme au bout de son chemin. C'est un homme charmant, vraiment, et qui fait peine à voir, malade et ruiné au milieu de ses richesses, dont beaucoup sont, hélas ! depuis longtemps remplacés par des copies (le Nattier). Mais il faut paraître. Faire honneur à son nom. Prendre part à des chasses à courre. Ne pas payer ses dettes. Pour finir par marier son fils à quelque riche américaine.

31 [décembre 1923]

Dernier jour de l'année. Nous passons la soirée tranquillement à la maison, après avoir bavardé et joué avec les enfants. Bien travaillé cette dernière journée : le matin à la Becquée qui devient un vrai morceau de sculpture, l'après-midi à l'esquisse Déroulède et aussi à l'esquisse ColonneL'esquisse Déroulède y est tout à fait. C'est même trop bien pour lui.

En fin de journée, chez les Lombard. De nouveau inquiétant. Mais quelle bavarde que Mme Lombard.

Un moment chez Mme Mühlfeld.

La fin de l'année a été moins bonne que le commencement et le milieu. Je peux quand même marquer cette année 1923 d'une croix blanche, car elle m'a apporté un grand succès, et, ma foi, les leçons qu'elle m'a apportées aussi, pour n'avoir pas pris certaines précautions, à propos de certains travaux, ne seront pas perdues. Éviter le surmenage.

 


[1]    Journal.

[2]    . Suivi par : "elle va beaucoup mieux", raturé.

[3]    . Gallargues-Le-Montueux est un petit village du Gard, près de Nîmes.

[4]    . Jean-Loup Forain fait des dessins pour le Figaro, signé "Jean-Loup". Il assure notamment les croquis d'audience du procès de Germaine Berton, meurtrière de Marius Plateau, qui se déroule alors.