Novembre-1926

Cahier n° 22

5 novembre 1926

Guéri du léger malaise. Ne me reste qu'une petite[1] gêne au doigt. Cette foulure sera vite guérie.

[J'ai] complètement chamboulé le groupe arrière du monument d'Alger. Deux arabes formeront l'arrière plan. Une sorte de guerrier du sud. Le groupe principal sera formé d'une femme française et d'une femme arabe dans les bras l'une de l'autre. Effet commence à être excellent.

Le mort est moulé. Il est bien. Évidemment c'est d'une taille un peu petite pour passer à l'exécution définitive. Mais je ne crois pas que j'aurai de surprise. Enfin tout dépendra du temps qui me sera indiqué pour la pose des pierres.

Visite de Silva Costa avec un de ses collègues brésiliens. Ont été tous deux enchantés des réductions du Christ.

Maintenant je vais travailler à mon interview radiophonique! Corvée utile?

6 nov[embre 1926]

Fait un tour au Luxembourg pour revoir les Renoir. La qualité de ceux qui sont là[2] est dans leur lumière. Je ne puis accepter cette mollesse de l'ensemble. Les fermetés qui sont dans la petite toile que j'ai achetée me donnent des doutes. Ce n'est peut-être qu'une copie. À montrer à Goulinat.

À la galerie Allard, Fougerat montre une série de dessins remarquables, têtes de Bretonnes, d'amis, etc. Mais tout ça n'est que du document. Je l'ai dit à Fougerat :

— Maintenant il nous faut le tableau.

Il y a là les dernières peintures restant de l'atelier de Cottet. Ce n'est plus qu'un fond d'atelier. Mais dans les petites choses, il y a d'excellentes toiles. J'en ai noté quatre : une grande tête de femme, de grandes voiles rouges, une étude de procession, et une petite toile avec une femme au lit, d'une étonnante finesse.

Mais il faut noter la séance de l'Institut. Le calme ordinaire de nos séances fut rompu par Dagnan-Bouveret. Nous venions de voter docilement une série de prix. Tout à coup je vois Dagnan près du bureau, un papier à la main :

— Avant de lire ce papier, dit-il, je tiens à dire qu'il ne faut pas voir là aucune attaque directe pour notre directeur des B[eaux-]A[rts].

Puis il se met à lire une critique violente à propos du nouvel arrangement du musée du Luxembourg. Son argument principal a été le suivant : l'État entretient à grands frais une École des B[eau]x-A[rts], une Académie à Rome. En même temps il installe dans ses musées ceux[3] qui se déclarent les ennemis de l'École. Ou bien c'est une faillite, ou bien c'est pire. Sa conclusion fut la suivante :

— Et si je dois être ici le seul à dire que l'État a commis une félonie, je le serai.

J'ai admiré le calme, la mesure de la réponse de Paul Léon. En fait il est un peu débordé. Le gros Besnard avait applaudi Dagnan. Très finement P[aul] L[éon] souligne :

— Avant d'ouvrir au public les salles du Luxembourg, j'avais invité l'Académie à les visiter et j'ai été étonné de voir M. A[lbert] Besnard, directeur de l'École des B[eaux-]A[rts], président du Salon des Tuileries, de qui j'avais reçu les félicitations pour le nouvel arrangement du Luxembourg applaudir M. Dagnan-Bouveret qui le critique durement.

Besnard est placé juste devant Paul Léon, lui tournant le dos. Rien de plus comique que la façon dont il se retourna lentement, autant que sa corpulence le lui permettait vers P[aul] Léon[4]. Si la pointe à Besnard amusa les collègues, l'argumentation qui suivit ne les convainquit pas. Le Luxembourg est un musée vivant. Les œuvres n'y peuvent pas rester à demeure. Il faut que toutes les tendances y soient représentées[5]. Rappelons-nous les erreurs du passé. Savons-nous quels artistes l'avenir conservera de notre époque, etc.

Après son discours cacophonie, Buland, le plus nul de tous les gens qui sont là, s'agite le plus :

— Il faut une sanction à ce débat, s'écrit-il. Quelle sanction?

J'avais vu justement ce matin ces fameuses nouvelles salles. C'est vrai qu'il y a là des choses complètement nulles. J'ai été une fois de plus étonné de la faiblesse de Maurice Denis. On a retiré, pour le mettre à sa place, les beaux Gustave Moreau. J'ai remarqué, dans le laid, une toile signé Marval. Faiblesse invraisemblable.

Retrouvé en fin de journée Lily chez M[aîtr]e Rousset. Curieux homme, bien mou, voulant concilier l'inconciliable. Mon fou de beau-père prétend exiger que Lily, moi, Marcel, venions rue de l'Université! Parlant d'une manière générale de cette histoire :

— De mon temps, vraiment, cela n'eût pas passé. On ne l'aurait pas accepté.

J'avais envie de lui dire :

— Mais vous, avez-vous seulement manifesté nettement votre réprobation devant tant de malhonnêteté et de violence?

7 [novembre 1926]

Lily très énervée par l'entrevue d'hier avec Rousset.

Visite des Amis de l'École normale pour voir le bronze de Dupuy. Après-midi, gentille réception à la maison. Nelly Choublier très emballée par mes acquisitions picturales.

8 [novembre 1926]

Le buste de M. Appert est très intéressant. Je vais le traiter un peu à la japonaise, très serré de dessin, très réaliste. C'est déjà très ressemblant. Mais il y a encore à faire. En somme trois étapes : l'ensemble, l'étude du détail, l'union des détails pour remettre l'œuvre d'ensemble.

Je modifie bien le groupe arrière du monument d'Alger. Les deux femmes, l'Européenne et l'Arabe, s'embrassant fait bien. Les deux figures du fond aussi. C'est mieux que ces éternels poncifs bons pour sculpteurs de nos villes de province.

10 [novembre 1926]

Perdu ma matinée à rédiger cette interview pour Radio-Œuvre. Plus difficile que ça n'en a l'air. C'est très lu.

Bien travaillé au cavalier français du mon[umen]t d'Alger. Le bon ami Pinchon est un magnifique cuirassier. Il a du volume et cette figure a pris une allure énorme. Ce modèle va être bientôt terminé.

Visite de M. Montefiore venu avec le vice-président du Touring-Club, voir sa coupe de ski[6]. Très content.

11 [novembre 1926]

Enfin fini le papier pour Radio-Œuvre. Ça m'a pris encore toute la matinée! Montré à Bouglé qui l'a trouvé bien.

M. Appert, durant la séance m'a beaucoup parlé du Japon, de la manière de manger avec les bouts de bois, des tremblements de terre, de harakiri, du théâtre au Japon. Certaines pièces durent parfois deux ou trois jours de suite. Les troupes sont composées ou entièrement d'hommes ou entièrement de femmes. Quand un japonais avait décidé de faire harakiri, il convoquait ses amis, leur disait ses dernières pensées, faisait le geste de s'ouvrir le ventre, tandis que son meilleur ami lui tranchait la tête d'un coup de sabre!

Je suis bien ce soir. J'ai dessiné l'esquisse de la première illustration de l'Enfer. Je vais transformer en une sorte de vision apocalyptique la rencontre des trois bêtes. Je ne trouve pas un sujet dans le second chant. Il se passe tout en conversations. Peut-être vais-je me décider par faire apparaître ensemble Virgile et Béatrice, les deux anges gardiens.

Je suis plus calme quand je pense à mon fou de beau-père. Je ne le répéterai jamais assez. Ni Lily, ni moi ne méritions d'être mêlés à une aventure pareille.

12 [novembre 1926]

J'avance le buste de Mme Lebaigue. Personne excellente. Buste bien difficile à cause des yeux exorbités.

Quel homme charmant que Vigier! Quelle droiture de caractère! Parlé avec lui de l'aventure de Cruppi. Il commence à mépriser sérieusement ce vieil[7] hypocrite sensuel et autoritaire. Déjà, il y a plusieurs années, m'a-t-il dit, il avait été choqué d'incorrections professionnelles dont il ne [se] serait jamais rendu coupable si cette fille ne lui avait pas donné de si gros besoins d'argent.

Dîner chez Marcel avec Mme Long, Madeleine [Picard]. Toutes les fois que je rencontre Mme Long, j'admire qu'une femme aussi laide, par son talent, ait aussi complètement conquis son public.

Me voici de l'autre côté de la barricade. Vacance académique[8]. Ma première visite est Guilbert. Je ne croyais pas qu'il se présenterait, après ses lettres au Conseil Supérieur. Il n'en a que plus de mérite d'avoir écrit ce qu'il pensait. Nous en avons parlé. Je lui ai dit que la seule chose que je lui reprochais c'était le ton injurieux d'une de ses lettres.

Mais la visite la plus curieuse a été celle de Lemaresquier. Voilà un gaillard d'attaque, mais bien antipathique. Á peine assis, il commence par me parler d'une commande d'un médaillon. Pour ne pas faire de drame si je l'appelle : vil corrupteur, sur un ton de plaisanterie. Puis il me parle de son Cercle militaire où il distribue des statues à Injalbert, à Sicard, à J[ean] Boucher, à moi! Situation bien gênante. Ce n'est pas un moyen d'obtenir des voix. Il me dit ensuite :

— Maintenant je vais te faire ma visite officielle. Et bien, tu sais, je me présente de manière tout à fait sérieuse. Tu m'entends.

Et il continue sur ce ton, ajoutant que Laloux votera pour lui et fera voter pour lui ses amis, qu'une pression politique sera faite, etc. Bref, on ne peut rien imaginer de plus antipathique. J'ai l'impression qu'il va se faire beaucoup de tort. C'est amusant de voir une campagne comme visité et non plus comme visiteur.

13 [novembre 1926]

Passé chez Bigonet ce matin. Toujours fielleux. Il se complaît à me répéter toutes les rosseries qu'on peut dire sur moi (trop de travaux, d'où négligence dans ma production). Eh! Je le sais bien! Mais il crève de jalousie. Cela se sent et c'est pénible.

En arrivant chez Julian, je trouve Bigot et sa femme, toujours, qui m'attendaient. Très agité par sa candidature. Je le calme. Déjeunons ensemble. Perte de temps. Mais j'ai vu son Institut des lettres et des arts, avenue de l'Observatoire. Ce n'est pas très personnel, attendu que c'est assez vénitien. Mais c'est très bien. Il y a beaucoup de goût là. Sauf le couronnement.

Á l'Institut, lecture des lettres de candidature. Ils sont dix. Après, le thé chez les Bokanowski. Installation de meubles modernes assez bons au ministère où une place m'est réservée sur une cheminée. (Revu Breguet, très gentil et Lechevallier-Chevignard, etc.) Avec Paul Léon nous parlons de la séance de l'Institut où Buland et quelques autres ont recommencé leurs sottises à propos du Luxembourg.

Fait mon interview à l'Œuvre-Radio.

14 [novembre 1926]

Après-midi perdu au théâtre où l'on donnait une Revue signée Maurice Donnay et Duvernois. Quelle sottise! Ils ont sûrement fait exprès. Mais le gros public marchait!

Le matin, visite de Defrasse, candidat. Très gentil. Très correct. Ce n'est pas une lumière. Au moins il est sympathique. Sauf Bigot, qui ne peut absolument pas passer cette fois-ci, ils sont tous de valeur semblable.

Visite de Bigonet. Dès que ce garçon entre dans mon atelier, tout me paraît aussitôt au-dessous de tout. Malheureux d'être accroché avec lui.

Réfléchi à mon interview de l'Œuvre. Je n'aurai pas dû reprendre ces vieilles questions, mais les orienter vers un questionnaire autre. Je ne sais pas encore comment le formuler. Mais voici une idée principale qu'il vaudrait la peine de développer :

L'argument principal, on peut même dire le seul argument donné par ceux qui défendent les invraisemblables folies picturales et sculpturales de nos jours est celui-ci : Méfiez-vous, rappelez-vous l'accueil fait aux œuvres de Manet, de Millet, tandis que d'autres artistes très côtés jadis, tel Meissonier, sont aujourd'hui tombés dans l'oubli. L'avenir seul jugera. Ne soyons pas ridicules aux yeux de l'avenir.

Juger une œuvre du point de vue de l'avenir est aussi erroné, plus erroné que de tout juger du point de vue du passé. Acceptons seulement la discussion sur les erreurs des jugements du passé et tâchons de comprendre les raisons de certains ostracismes. Millet, d'abord, et remarquons tout de suite que ce qu'on lui reproche c'est le choix de ses sujets. De même pour Courbet, en dehors de sa situation particulière causée par son adhésion [9] à la Commune. Personne ne reproche à ces artistes d'être ignorants. Leur technique n'est pas mise en cause. Á une époque où Ingres est roi, où l'antique est plus en vogue que jamais, Courbet se plaît à peindre un jeune homme copiant une tête de veau, assis sur la tête de Minerve. Tout est là. C'est une question de choix du sujet. Ce n'est pas une question de vision, comme de nos jours. Car aujourd'hui le différend est tout autre. Il ne s'agit plus de choix du sujet. Dans cette voie tout est permis, doit être permis. Aussi bien n'y a-t-il pas de différence, à ce point de vue entre les divers salons. La faiblesse de pensée est parfaitement égale partout. Où la différence éclate, c'est dans l'interprétation. Ce que l'on est en droit de reprocher à juste titre à ceux qui aujourd'hui se disent révolutionnaires, c'est leur ignorance, c'est la négligence de l'exécution, c'est qu'il n'y a pas là ce qu'on appelle un "beau faire" et qui caractérise l'œuvre d'art. Toutes les audaces sont permises. Mais que ce soit bien fait. Que l'on ait du plaisir à le regarder, par le dessin, par la matière. Je peux dire vraiment que ce plaisir, on ne le trouve pas[10] dans la production contemporaine[11]. C'est aux impressionnistes, que l'on doit le commencement de cette faiblesse. Leur préoccupation de la recherche lumineuse suffisait à leurs efforts[12]. Cézanne l'avait bien senti lorsqu'il disait qu'il voulait faire de "l'impressionnisme de musée". D'où son acharnement. Mais nous en sommes loin. Tout le malentendu est là. C'est pour cela que je ne crois pas qu'il restera grand chose de toute cette production, qui est laide, et c'est son moindre défaut. (Á revoir, étudier notamment les échecs de Manet, Millet, Courbet).

15 [novembre 1926]

Buste de M. Appert. Un peu abîmé. Trop travaillé d'un seul côté, ce qui fait qu'il s'est un peu déconstruit. Remédierai jeudi.

Victoire d'Alger. Diminue la tête. C'est une énorme exagération[13], mais qui fera bien. Pris mon parti pour le modèle définitif; je ferai doubler cette maquette, par morceaux détachés. Ça ira vite et je n'aurai pas d'ennuis. Cet animal de Bigonet m'adresse aujourd'hui une lettre stupide, mais ridicule de prétention. Déjà hier et samedi il s'était efforcé de me dire des choses blessantes. Probablement cherche-t-il quelque brouille dans un but utile pour lui à Alger? Je me méfie trop pour me laisser aller. Mais quelle prétention chez ce garçon, s'il est sincère! Je ne lui répondrai pas pour le moment.

Suite des réflexions d'hier. Il y a deux ou trois ans on disait :

— Le cubisme a liquidé l'impressionnisme. Il a joué son rôle.

C'est vrai en partie. Et c'est dommage. Car il a apporté les tons affreux que l'impressionnisme avait liquidés. En vérité, Cézanne, malgré ses faiblesses, devinait juste. Mais Poussin, avant les impressionnistes et avant Cézanne avait fait des paysages aussi sensibles de ton que les impressionnistes, et si parfaits de matière et d'exécution. Mais il faudra que j'aille au Salon d'automne. Là tout de même se voit l'évolution. Il ne faut rien mépriser, rire de rien. Il faut, à moins d'en avoir la preuve évidente, se refuser à considérer comme [14] preuve d'insincérité la plus folle chose. Elle a le plus souvent coûté bien de la peine. La faute en est plus à l'époque folle où nous sommes et dont les artistes souvent sont le reflet. Je lis en ce moment le beau livre de Moreau-Nélaton sur Manet [15], cela donne bien à réfléchir.

16 novembre [1926]

Enfin j'ai trouvé l'arrangement du groupe du dos du monument d'Alger. Unité de sentiment. Les deux femmes s'embrassent. Les deux vieillards, l'Européen et l'Arabe s'appuient l'un sur l'autre. L'unité de sentiment a conduit à l'heureux effet plastique. Repris la Victoire. Diminué la tête. En cette taille sa petitesse semble exagérée. En grand ce sera bien. Les chevaux ne vont pas très bien. Un peu ronds et monotones d'accent. Il faut de la nature là dessus.

Travaillé avec la grande Gabrielle à la figure agenouillée du groupe Rosengart. Quel retard là aussi!

Je suis en vérité submergé par mes commandes. Voilà ce que je ne dirai pas tout haut!

Commencé sérieusement les premières maquettes pour l'Enfer de Dante, et cela me fait passer des soirs passionnants.

17 [novembre 1926]

Visite à MM. Javal et Bourdau pour l'Enfer de Dante. Ce qu'ils voudraient, c'est de ne me donner presque rien pendant le travail, et de tout réserver pour la fin. Marcher à coup sûr. Mais c'est un gros travail, beaucoup plus important que je ne puis imaginer. J'aurai des surprises. Déjà esquissé trois illustrations pour 3 premiers chants. Leur ai montrés. Ont été enchantés.

Premier chant, thème : Vision apocalyptique des trois bêtes qui barrent la route dans la forêt obscure.

Deuxième chant : Virgile et Béatrice. "C'est Béatrix qui t'en conjure", etc.

Troisième chant : "... se précipiter une foule... et je vis celui qui fit, par lâcheté, le grand refus".

19 novembre [1926]

Hier très bonne matinée à la Victoire d'Alger. Elle prend des proportions de plus en plus hors nature. Elle semble cependant plus vraie. Principe absolu : Pour qu'une statue équestre semble juste, il faut allonger audacieusement le torse de la ceinture à l'assiette. Autrement elle semble à cheval sur son nombril.

J'avais commencé ma journée par aller engueuler le père Landucci qui n'en finit pas avec le petit pied en marbre de Mme Blumenthal. Il faut qu'il parte cette semaine. Voilà trois semaines qu'il travaille là dessus.

Excellente séance au buste Appert. Ce sera un de mes bons bustes. Pour celui de Madame Lebaigue, par exemple, ce sera plus dur d'en tirer quelque chose. C'est que son expression ne dit pas ce qu'elle est, la maladie a tellement déformé son visage.

Au Salon d'automne, vu la moitié. Dans cette moitié les pièces principales : les Desvallières, cet homme a une fougue magnifique. C'est un grand talent. Le Van Dongen, non, cela ne durera pas. C'est trop artificiel. [Dunoyer de] Segonzac, des vélléités de forces. Mais c'est bouché de ton, et c'est bien à peu près. Lebasque : c'est joli, trop joli, mais de la délicatesse vraiment. Matisse : insensé même qu'on en parle. Impression des vedettes vues. Ensemble est sympathique. Nul doute qu'il y ait là des recherches sérieuses. Ces recherches dérivent d'une formule, plutôt de plusieurs formules que j'essaierai de formuler à mon tour un soir où je n'aurai pas sommeil et après que j'aurai vu tout le salon.

Chez les Lombard, gentille petite réunion pour leur 25e anniversaire de mariage. Une jeune fille maigre joue du Chopin avec vigueur. Une jeune fille grasse, chante. Même joué médiocrement, Chopin est toujours grand et me remue profondément.

20 [novembre 1926]

Première escarmouche à l'Institut à propos de l'élection de l'architecte en remplacement de M. Formigé. Cette élection se présente assez compliquée à cause de la candidature Lemaresquier. N'a pour ainsi dire rien construit, mais est très étayé par ses appuis politiques. Nous étions en séance, lorsque les architectes qui s'étaient réunis pour le classement arrivent. En passant près de moi Laloux me dit :

— Ils n'ont pas voulu classer Lemaresquier, parce qu'on a donné lecture d'une lettre du ministère des Affaires étrangères qui appuyait sa candidature[16].

En face de moi, tenant un papier à la main, M. Nénot s'assied disant à haute voix :

— Ça va faire le coup de Bernier. La section n'a pas classé Lemaresquier, mais l'Académie va l'élire.

Widor donne lecture du classement. Je suis content de voir Bigot troisième.

Henri Martin se penche vers moi, me dit :

— C'est un artiste. Bouchard m'a écrit.

Dans une certaine animation s'ouvre le scrutin pour le classement par l'Académie des 5 candidats restant. Au bout de trois tours, Chaussemiche prend le dessus sur Lemaresquier qui arrive avec treize voix. Ensuite Guilbert, ensuite André, enfin péniblement Lemaresquier arrive 9e devant Jaussely absent de Paris et que personne ne connaît. Puis la séance est levée et on commence à avoir des précisions sur ce qui s'est passé. M. Girault, avant le vote des architectes a donné lecture d'une lettre de M. Widor recommandant la candidature Lemaresquier de la part du ministère des Affaires étrangères. "Sa situation de juré au concours du monument de la Société des Nations devant en être renforcé pour défendre les intérêts français." Comme je crois que durant ses visites il a dû être aussi maladroit que chez moi, le résultat a été complet.

Á l'Hôtel de Ville, ma première séance au Conseil d'esthétique. Ce fut vite fait. J'ai été étonné de voir un projet de décoration signé Jaussely et Rapin, pour la salle des fêtes de la mairie du VIIIe, très banal.

Chez M[aîtr]e Rousset. Toujours la même histoire! Ces gens de la rue de l'Université sont complets. Leur mûflerie, c'est le seul mot qui convienne, égale leur fausseté. Mais pour moi, un père qui n'aime pas ses enfants, qui cherche à les humilier et à leur nuire restera toujours[17] un monstre incompréhensible.

21 novembre [1926]

Á déjeuner, les Paul Léon et Dezarrois. Paul Léon est vraiment exquis et quelle intelligence fine! Ce 21 novembre peut être une importante, très importante date. Nous avons jeté les bases du Comité d'exécution du Temple dont Paul Léon sera le président, dont Dezarrois sera le secrétaire général. Dezarrois va écrire dès cette semaine à G[eorge] Blumenthal pour le mettre au courant et lui demander s'il maintient l'offre qu'il avait faite, en tout cas de dire ce qu'il ferait. Avec la baisse actuelle du dollard, je crains que son apport ne soit sérieusement réduit! Enfin attendons.

Mais je suis repris d'un nouveau courage. Je vais déblayer sérieusement mes monuments en cours. Il faut qu'avant peu, soit le Cantique des cantiques, soit Prométhée, se dresse dans l'atelier.

Chez Mme Jourde nous devions rencontrer une dame qui s'occupe de faire élever un Temple de toutes les religions qui s'appelerait Temple de l'Adoration Éternelle. Cette dame n'est pas venue. Mais j'ai revu là ce Brianchaninoff. Qu'est cet homme?

Visité rapidement la collection Sainsère. Il y a là vraiment des merveilles. Toulouse-Lautrec domine avec Degas. Il y a là des pièces de premier ordre. Renoir est mal représenté. Celui-là est vite tombé dans la formule. Van Dongen, première manière, mais je ne vois pas très bien ce qui distingue celle-là de la seconde. On dit : jolie couleur. C'est ce qu'il y a de plus facile. C'est mal peint et je ne trouve même pas que cela soit d'une jolie couleur. Mais deux ou trois petits Manet brillent là, solides, vrais. Celui là aimait peindre et savait peindre. Il regardait son temps et fut moderne dans la vraie acception du terme.

22 [novembre 1926]

Perdu du temps ce matin à travailler encore à ce pied de marbre sur lequel le père Landucci a tant traîné. Aussi ma séance avec Gabrielle fut-elle écourtée. Mais ça vient bien.

Le bon Pinchon vient gentiment poser pour mon cavalier français. Les journées sont courtes, mais le travail gagne quand même.

Je n'irai plus souvent au Comité des A[rtistes] f[rançais]. Il y a là des gens qui m'agacent trop, comme le graveur Mignon, par exemple, esprit étroit, auquel je ne puis m'empêcher chaque fois de répondre.

Avant d'aller chercher Lily chez son frère pour aller dîner chez les Nénot, passé chez Tournaire d'où j'ai ramené le buste en plâtre du XVIIIe. Je serai bien étonné que ce ne soit pas un Houdon. Malheureusement le décapage l'a un peu amolli.

Je parle avec M. Nénot de l'histoire Lemaresquier. Il défend Lemaresquier tant qu'il peut. Je suis étonné, tout de même, qu'à son âge, dans sa situation, il se laisse aller à cette compromission, car c'en est une, après tout, que de pousser à l'Institut une candidature qu'aucun passé ne justifie, parce que le candidat est juré dans un concours anonyme que l'on fait et que le juré connaît déjà. Tout ça n'est pas très élégant.

25 [novembre 1926]

Excellente journée. Matin avec Gabrielle. Cette femme accroupie va faire un très beau morceau de sculpture. Dès que je peux travailler tranquillement et seul, je me retrouve avec le même état d'âme que dans ma jeunesse. Je travaille avec la même application et le même entrain. Sculpter un torse, un beau torse est une joie en soi. La beauté porte en soi une pensée. Non décidément, ne faisons pas de théorie en art. Il n'y a pas de domaine où tout soit plus rempli de contradictions.

Á la Société coloniale, le sénateur Bérenger qui nous préside, a fait un discours charmant. Cet homme semble vraiment très intelligent, d'esprit ouvert, délié. Il m'a parlé de Benjamin[18] très gentiment.

26 [novembre 1926]

Hier, dîner au Cercle Volney. Pour y aller, je suis passé à pied par les boulevards. C'était la Sainte-Catherine[19]. Je me faisais l'effet d'être dans un poulailler. Des groupes de jeunes filles passaient. Des jeunes gens les entouraient. Ils se saisissaient d'une ou deux. Une courte lutte qui me faisait penser à celle du coq sautant sur une poule. Puis lorsque le jeune homme était arrivé à ses fins, c'est-à-dire, avait embrassé la jeune fille, il l'abandonnait, rejoignait ses camarades, tandis que la jeune fille, s'ébrouait comme une poule secouant ses plumes, courait rejoindre ses compagnes.

Au dîner du Volney, Laloux m'a entrepris en faveur de Lemaresquier.

— Ce qu'on lui a fait est abominable.

— Personne n'avait aucune raison de rien lui faire volontairement d'abominable.

— Tout de même ce papier n'était pas officiel, etc. Enfin, il faudra, ajoute-t-il, qu'il y ait un tour, même deux tours très bons.

— Il les aura, n'en doutez pas, ai-je répondu.

Laloux désire être nommé grand officier. Lemaresquier, par Briand, a dû lui promettre de le faire nommer. Donc une voix. M. Nénot compte sur lui pour défendre son projet au concours de la Société des Nations. Donc deux voix. Á Injalbert il a promis aussi une statue au Cercle militaire. Trois voix. Á Sicard aussi, quatre voix (au premier tour). Á moi, il en a aussi promis une, mais je lui ai dit que je votais pour Bigot. D'ailleurs je manque de caractère. Je n'ai pas envie du tout de faire cette statue. Je n'ose pas la lui refuser, de peur de le vexer.

27 [novembre 1926]

Grand jour d'élection. Tout de suite, je sens que les choses iront honnêtement. Le pauvre Laloux est assez ridicule. Partout il se fait rabrouer et entend des choses fort désagréables. Gervex notamment est très violent :

— Nous nous sommes dérangés exprès pour faire une élection honnête et empêcher certaines mœurs de s'implanter ici.

En passant, avant la séance, près d'un groupe, j'entends Bruneau dire à Laloux :

— Mais non. Rien à faire avec Lemaresquier. Mais non. N'insistez pas.

Á côté de moi, avant le vote, Gervex chapitre M. Nénot :

— Crois-moi, c'est un homme dangereux.

Il se penche vers moi :

— Un personnage très haut de la Société des Nations m'a dit : mais qu'est-ce que c'est que ce gaillard que vous nous avez envoyé à Genève! Il a l'air de ne chercher qu'à trafiquer.

M. Nénot défend énergiquement son protégé, et habilement. Gervex parle du Cercle militaire :

— De ce côté là, tu sais, il pourrait fort bien éclater un scandale.

— Mais non, mais non! Répond M. Nénot de sa bonne voix timbrée. J'ai promis de voter pour lui, je voterai pour lui.

Le premier tour est couru. On dépouille, et tout de suite sortent trois voix Lemaresquier! En fin de compte il termine avec six voix qui à mon sens doivent être : Laloux, Nénot, Injalbert (Dampt?), Forain, Humbert. Sauf Dampt, je suis sûr des cinq autres. C'est amusant de voir que les gens les plus âgés sont les plus accessibles aux promesses qui pourraient séduire les hommes jeunes, à la rigueur. Mais tout ça est d'un intérêt secondaire. Marcel est élu. Ce n'est pas un homme intelligent. Il ressemble à Napoléon III avant Sedan.

28 [novembre 1926]

Grande visite aujourd'hui du groupe Art et Science. Je ne sais pas très bien de qui se compose ce groupe. Il m'a paru l'être en tout cas de gens fort intelligents. Mon atelier n'est pourtant guère présentable en ce moment avec cet énorme Christ au milieu. Mais cette tête va finir par m'intéresser. Dommage de ne pas tout faire dans cette taille. On serait arrivé à un résultat remarquable. Tandis qu'avec le procédé de ce bon Silva Costa, c'est vraiment une aventure!

Pour en revenir à la visite du matin, j'ai été une fois de plus persuadé du rôle important que jouerait mon Temple dans la vie d'une cité s'il était élevé. Il faut que j'organise autrement ma vie pratique, mes placements d'argent, de manière à n'y plus penser, de manière à avoir des revenus plus importants qu'en procédant comme j'ai fait ces dernières années, mon capital augmentant et diminuant, mais me mettant dans l'obligation de gagner. Aussi je n'ose rien refuser. Je suis encombré. En fin de compte cela ne me rapporte pas tellement. Et les années passent. Voilà deux ans que le Temple est abandonné. En même temps que se forme le Comité, il faut que je recommence mon effort. Il faut que le sculpteur qui veut sculpter Prométhée soit digne de Prométhée.

Visite à Besnard. Il y avait chez lui, M. Gautier, professeur à l'École des B[eau]x-A[rts], de littérature. Lorsque celui-ci eut pris congès de lui :

— Qu'enseigne donc cet homme à l'École des B[eau]x-A[rts]? Me demande Besnard. Qui est-ce?

Besnard, directeur de l'École!

Salomon Reinach, que nous allons voir ensuite, me dit qu'il va publier dans une nouvelle édition qu'il prépare d'Apollo, les Fantômes et le Cantique au soleil. Cela me fait grand plaisir.

29 novembre [1926]

Avec la grande Gabrielle, au groupe Rosengart[20]. Matinée très écourtée par mon poêle qui fumait, puis par la visite de M. Landrau de Pons. Très gentil, très content de l'esquisse. Mais j'étais ennuyé de ne pas lui montrer un morceau avancé, puisque je n'ai rien commencé! Le groupe Rosengart viendra bien. J'ai malheureusement commencé ce modèle une peu petit.

Travaillé aussi au groupe du dos du monument d'Alger, qui fera très bien.

Bonne séance avec M. Appert. Malgré tout ce qui j'ai à faire, je veux pousser ce buste aussi loin que possible. C'est le plus difficile.

30 [novembre 1926]

Un banquet de 1 200 personnes en l'honneur de Fernand David. Couronnement de l'Exp[osition] des Arts Décoratifs. Cent francs par tête. Supposant que 200 personnes aient été invitées cela fait 100 000 F! Alternativement, depuis le commencement de l'Exposition, les organisateurs se sont offerts les uns aux autres des banquets. Je me suis trouvé à table avec M. Rébet, qui est secrétaire de F[ernand] David (secrétaire agricole!). Celui-ci m'a dit :

— Fernand David m'a dit qu'il avait été heureux d'être à l'Exposition parce qu'il avait empêché de véritables escroqueries et de grands scandales d'éclater.

Il me parle de mon serin de beau-père (il est d'Aspet), et me confirme l'indignation d'une grande partie du département par la façon dont il a lâché tous ses amis.

— Nous étions au courant de cette histoire avec sa secrétaire. Mais son mariage nous a tout de même surpris.

 


[1]    . Au lieu de : "légère", raturé.

[2]    . Au lieu de : "de ceux du Luxembourg", raturé.

[3]    . Au lieu de : "les artistes", raturé.

[4]    . Suivi par : "son argumentation se devine ensuite", raturé.

[5]    . Suivi par : "Sommes nous sûrs", raturé.

[6]    . Skieur à l’ours.

[7]    . Au lieu de : "ce vieillard et", raturé.

[8]    . Il s'agit du fauteuil qu'occupait l'architecte Jean-Camille Formigé.

[9]    . Au lieu de : "par son attitude durant", raturé.

[10]  . Au lieu de : "je ne l'ai pas trouvé", raturé.

[11]  . Suivi par : "On peut reprocher", et "C'est le reproche principal", raturé.

[12]  . Suivi par : "Je crois qu'il y avait", raturé.

[13]  . Au lieu de : "D'énormes exagérations", raturé.

[14]  . Suivi par : "fumistes", raturé.

[15]  . Étienne Moreau-Nélaton, Manet raconté par lui-même, Paris, 1926. Étienne Moreau-Nélaton et P. L. sont confrères à l'Académie des Beaux-Arts.

[16]  . Au lieu de : "la candidature Lemaresquier", raturé.

[17]  . Suivi par : "une monstru[euse]", raturé.

[18]  Benjamin Landowski.

[19]  . Suivi par : "Rien de plus drôle que l'Humanité", raturé.

[20]  La corne d’abondance, Les fruits de la mer, Les fruits de la vigne.