Février-1932

Cahier n°30

1 février [1932]

Mariage de ma petite Nadine. Pendant la cérémonie religieuse, je réfléchissais sur mon athéisme. Je constatais que j’aime les cérémonies religieuses. Je trouvais bien que, à certains moments de la messe plus pathétiques que d’autres, les femmes s’agenouillent et les hommes s’inclinent. Leur geste unanime les pénètre tous d’un pareil[1] grand sentiment. Dans le silence établi soudain et sur l’immobilité humaine, une force[2] semble posée. Pour beaucoup cette force est un Dieu précis, celui auquel ils croient et qu’ils adorent de toute leur foi dans toutes les formes cultuelles que les hommes créèrent. Mais[3] pour ceux qui sont dans l’impossibilité foncière de croire à une pratique cultuelle, quelle qu’elle soit, ce que nous sentons à ces moments d’unanimité, c’est cette unanimité même, toute seule, cette force humaine collective faite des sentiments même divergents de tous, qui se rencontrent, s’unissent, se fondent[4], forment comme une masse invisible et pourtant sensible et qui remplit tout le temple de son impressionnante puissance. Voilà pourquoi le même respect m’incline dans une église[5] catholique, dans une mosquée, dans une synagogue, et m’inclinerait dans un temple Hindou si j’y pouvais aller. Comme ce voyageur américain dont je lisais dernièrement l’étonnant voyage dans le Centre-Afrique, j’aurais accompli avec une pareille conviction les cérémonies rituelles pour me concilier les bonnes grâces des fétiches[6].

2 [février 1932]

Louis Bréguet qui revenait poser ce matin, me disait que c’est encore les Indes qui ont permis aux Anglais de rembourser à la France, en or, les sommes prêtées, le printemps dernier. Grâce à la dépréciation de la livre, elle a acheté là-bas des quantités d’objets en or, en les payant plus cher que leur cours, faisant néanmoins une bonne affaire, paraît-il, puisque les cours n’avaient pas changé. Parlant de l’aviation, il me dit que, en effet, notre aviation est dans un état déplorable. Comme lui est ami de Dumesnil, il en rejette la responsabilité sur un certain commandant Carco, les amis du commandant la rejettent sur Dumesnil. Je n’ai vu Dumesnil que sur des photographies. Il n’a vraiment pas l’air d’une lumière. Il paraît que l’aviation italienne est la plus forte d’Europe.

Le motif : les Fleurs des fontaines de S[ain]t-Cloud[7]. Bien.

3 [février 1932]

Été porté au docteur Armaingaud les photos de l’esq[uisse] de Montaigne. L’excellent homme n’a pas encore pu comprendre qu’il s’agit d’une esquisse et critique comme s’il s’agissait d’une statue finie. Je l’ai trouvé dans son lit. Il souffre des gencives et de démangeaisons.

Le motif : les vignes. fontaines de S[ain]t-Cloud. Pas encore complètement arrangé, mais en bonne voie. Je réalise ce que je voulais. Mélange de vérité et de fiction. C’est varié et les cylindres sont bien décorés. Passionnant à chercher. Passionnant à exécuter. Quel métier!

Mais que dire de ce qui se passe dans le monde. À Genève où la conférence de désarmement s’ouvre au bruit des canons japonais. En Asie, où commence un conflit, organisé ingénieusement par le Japon et qui risque d’entraîner de nouveau le monde dans une aventure tragique qui marquera la fin d’une ère. En France, où un parti imbécile, à la veille de payer ses fautes, essaye perfidement de se sauver du désastre fatal, sans souci des conséquences pour le pays, en votant une loi électorale scandaleuse, où les puissances d’argent dirigent, commandent, où ces puissances sont d’abord les marchands d’engins de guerre, en Italie, où la liberté semble étouffée pour toujours. En Allemagne où tout est trouble et louche, et où les sages et les sincères sont traqués. En Russie, où une révolution magnifique a trahi tous les espoirs, réduit le peuple à l’esclavage et la misère, et ne trouve rien de mieux que de se lancer à son tour dans l’industrialisation à outrance... Alors, c’est pour cela que des millions de jeunes hommes ont souffert et sont morts! Et pourtant l’humanité vaut mieux que ce qu’on en a fait. Quand paraîtra l’homme, l’homme que nous attendons, nouveau Prométhée, Titan qui saura se dresser de nouveau devant Jupiter, le faire trembler et l’anéantir?

4 [février 1932]

Le motif les Vendanges, sorti du pétrin. Tout ce pylône vient bien, et je crois que les quatre motifs maintenant se valent. Tous les quatre bien différents et tout cela tourne. Le parti plastique est bon. Les figures et les groupes vus en plans fuyants n’ont rien de désagréable. C’était le gros écueil.

Complètement modifié le couronnement, très simplifié. Terriblement difficile ce couronnement. Ce qui est certain, c’est que ce qui était jusqu’à ce jour ne doit pas rester. Ces boules, ces petites perles, tout cela ne rime à rien. C’est de la petite décoration moderne d’intérieure, à faire en verroterie. Rien de monumental.

Ce matin, visite de Pommier et du chef de l’entreprise qui va exécuter le travail sur place. Tout le monde dit que c’est une maison très sérieuse. Ils ne me semblent pas pourtant avoir étudié très sérieusement leur affaire. Ce M. Payen m’a semblé complètement désorienté par les échafaudages dont j’ai besoin. Pommier a semblé très content de la tournure que prend mon bas-relief.

Visite de M. Fernand Laurent. Encore un homme fort pressé. Il voulait que tout soit fini en octobre! Je venais de lui dire que j’espérais commencer sur place en octobre. J’ai l’impression qu’il va être empoisonnant durant tout le travail. Il voudrait que l’on puisse circuler, alors que maintenant où ce centre est complètement vide, personne n’y circule jamais. C’est surtout un qui voudrait être réélu et fait l’important dans ce but. Il m’a dit que pour excuser les retards, Martzloff rejetait tout sur mon dos. J’ai répondu que Martzloff avait raison. Il était d’ailleurs fort séduit par ma maquette. Je lui ai montré le travail considérable, excessivement soigné que cela représentait. Je crois qu’il a compris, mais je suis sûr qu’il agira comme s’il n’avait pas compris et qu’il sera empoisonnant.

Visite d’un nommé Lerolle, pour une exposition à Los Angeles. Il ne paraît pas bien intéressant.

Téléphone de Prost. Il paraît qu’un vote a eu lieu, vote préliminaire pour le concours de "la voie sacrée" et que ce vote a donné le prix à notre projet. Prost est chargé du rapport. Le vote définitif aura lieu la semaine prochaine. Il y a toutes chances pour que le vote soit confirmé, paraît-il. Ce serait épatant. J’ai avisé Bigot qui est dans la joie[8]. Bien que Pontremoli m’ait dit que ce projet n’aurait pas de suite, que la Ville le ferait exécuter ensuite par qui il lui plairait, je ne crois guère qu’on pourra se conduire avec pareille désinvolture vis-à-vis de l’équipe que nous formons. Mais comme nous aurions été plus vite si Bouchard n’avait pas accepté le monument de Mondement. Il n’aura aucune autorité pour protester.

5 [février 1932]

Fontaines S[ain]t-Cloud[9] : la Vigne[10] et travail d’ensemble. Programme vraiment amusant. Ce pylône commence à avoir l’aspect de broderie que je voulais. Maintenant que ce premier cylindre est trouvé, tandis que j’y travaille (et il y a encore bien des points à perfectionner), je pense au second qui va me demander autant de remaniements que celui-ci. Ce sera tout autre chose, mais quel thème immense et nouveau en somme : "Paris".

Terminé entre-temps le revers de la médaille du général Dubail. Le colonel Petit a téléphoné ce matin pour les photos. Je lui ai fait dire qu’il les aurait demain ou après-demain. Les clichés ne sont pas encore faits. L’inscription de la face n’est pas encore faite non plus. Ce que c’est embêtant d’être obligé de se débattre contre cette impatience des gens. Il est vrai que le général est fort âgé.

6 [février 1932]

Tout est aujourd’hui sous l’effet de la proposition Tardieu à Genève. Que vaut-elle? Ce qui est satisfaisant, c’est de voir enfin la France prendre une initiative. Cette initiative, sous le contrôle des militaires, ne respire[11] évidemment pas le grand souffle généreux que les peuples attendent. C’est encore une proposition dont la base est la force seule. Alors que signifient tous ces traités signés, tous ces accords, tous ces engagements. Plus émouvant dut être le défilé des pétitionnaires pour le désarmement, et surtout les discours des délégués. Puisque la force joue son rôle, ce qu’ont dit le délégué anglais et Jouhaux dût être très impressionnant. Puissent-ils être entendus, puissent surtout ceux qui mènent les débats ne pas les oublier. En fait, les peuples seuls feront le désarmement.

Longue correction à l'École. Puis chez mes élèves à Montrouge et à Vanves.

Réception de Maurice Denis à l’Institut. Le vieux docteur Richer nous emmène avec Hourticq voir une maquette de forgerons.

À mon retour je trouve dans le courrier une lettre de ce brave docteur Armaingaud. Il a montré à ses amis la photographie de l’esquisse Montaigne. Alors celui-ci critique la tête, celui-là les jambes, cet autre l’expression, etc., enfin ça pleut. On croirait qu’ils ont tous connu Montaigne.

J’admire de plus en plus Grimpret. Il est probablement le seul fonctionnaire qui soit à son bureau à 7 h ½ le matin et donne rendez-vous à 8 h ¾. Il m’a indiqué la voie à suivre à son avis pour tenter de reprendre l’affaire des routes à Chalmont. Affaire bien mal accrochée. J’ai pris rendez-vous mardi avec Paul Léon et lui parler des conseils de Grimpret. Pour reprendre la chose, il faut proposer quelque chose de nouveau, soit augmentation du crédit proposé par les Beaux-Arts, soit diminution du travail à effectuer. Embêtant d’être obligé de perdre encore du temps à ces démarches[12].

8 [février 1932]

Le pylône : la "Seine" est complètement composé. Le motif la Vigne qui me donnait des difficultés depuis q[uel]q[ue]s jours est trouvé. C’est bien ce que je voulais. Mélange de fiction et de réalité. Maintenant il faut exécuter. Ce sera long. Figures et décoration, il faudra que tout cela soit d’une exécution excessivement soignée.

Nouvelle manifestation sensationnelle de Tardieu à Genève. Par un discours réellement net, audacieux même, il complète là les propositions[13] déposées samedi dernier. Est-ce sincère? Est-ce une manœuvre? Voilà la chose terrible. On met toujours en doute la sincérité des gens. J’aime mieux me laisser aller à l’optimisme et croire à la sincérité. Tout le monde dit Tardieu supérieurement intelligent. Cette fois-ci je le reconnais. Faisons lui confiance.

Hélas! tout ça n’empêche pas que le Japon, cependant, anéantit une ville chinoise, des villages de pêcheurs. Le monde regarde et laisse faire.

9 [février 1932]

Matinée à bricoler, retouches au revers de la médaille Thamin (quel ennui que le poinçon ait été raté, et ces machines à réduction vident complètement la forme. Je reprends ce revers en le tenant plus plein. Temps un peu perdu).

Je travaille aux fontaines[14] comme à une chose que je ferais pour moi. Intérêt grandissant[15]. En même temps je crois avoir trouvé un couronnement bien[16]. Au fond, tout ça devrait être essayé en maquette grandeur sur place. Aujourd’hui le motif : le Blé. C’est le Blé, c’est la Terre, ce sera surtout un grand nu d’une femme magnifique, véritable Cérès descendue sur la terre. Elle vient de Russie, cette Cérès. On travaille et on pense[17]. On ne peut s’empêcher de penser à la situation du monde. Les japonais d’une part, les propositions françaises d’une autre, tout le monde dit :

— C’est épatant, c’est très bien les propositions Tardieu.

On sent qu’au fond chacun pense que c’est bien compliqué, mais il y a le discours d’hier qui est remarquable, malgré un ton un peu tranchant. Les reproches faits au conseil de la Société des Nations, est-ce bien à ce conseil qu’il fallait les faire ? Peut-on oublier que les gouvernements de chaque nation sont derrière ? Des décisions peuvent-elles être nettes, quand elles doivent réunir l’unanimité? Ici, l’unanimité. Là les 40 %.

Point ne serait besoin de cet appareil de force. Si la Société des Nations, si les nations qui ont signé le pacte Kellogg, les pactes de non-agression, étaient seulement fidèles à leur signature, la rupture des relations économiques avec le Japon aurait épargné à la Chine cette ignoble agression. Tardieu qui depuis si longtemps est au pouvoir avait son mot à dire. Alors son ton de pion avait hier quelque chose de choquant et de faux. Mais faisons lui confiance. Il y a tout de même quelque chose de changé. Espérons que ce n’est pas pour donner au peuple français un programme auquel on le ralliera par une campagne savamment menée et dégager ainsi sa responsabilité vis-à-vis de lui au moment de l’échec. On lui dira :

— Vous êtes témoin. Nous avions proposé quelque chose d’épatant. On n’en a pas voulu. Je m’en lave à présent les mains.

En tout cas, je ne saisis pas très bien comment fonctionnerait cette armée internationale. C’est une force morale irrésistible qu’il faut donner à la Société des Nations. Les États qui se sont engagés à obéir à ses décisions n’ont qu’à faire honneur à leur signature. Cela, et une proposition de réduction proportionnelle des armements, ce serait bien plus facile, bien plus efficace. Mais ce serait trop simple, et ç’aurait été trop facilement accepté, sans doute. Si la loyauté internationale existait, la Société des Nations serait dès à présent bien suffisamment forte[18], de la vraie force.

10 février [1932]

Bonne journée. Matinée à diverses choses. Repris le revers de la plaquette Thamin! Je traîne avec cette histoire, ne me décidant pas à la reprendre. Il faut prévoir les déformations de la machine à réduction qui tend à tout maigrir. Monument Widal, où j’installe les portraits de quelques-uns de ses disciples. Ça donne de la vie. Esquisse d’Opio. J’ai trouvé de bons arrangements. Après-midi aux fontaines[19]. De plus en plus intéressant. Je crois que ça sera une de mes meilleures choses.

Chez Paul Léon, où je lui ai rendu compte de mon entrevue avec Grimpret. Pour reprendre cette affaire des routes, comme il faut proposer quelque chose de nouveau, j’ai suggéré à Paul Léon de ne faire que la moitié du trajet, avec un carrefour assez important pour garer les autos, avec retour par le même chemin. Cela diminuerait les frais de plus de moitié. Verdier appelé, m’a demandé de lui rédiger une note, et on relancera la chose. Décidément pas très sympathique ce Verdier. Un bureaucrate médiocre que sa médiocrité même a poussé à la première place.

Prost m’avait téléphoné; ce matin avait eu lieu la réunion qui devait être la dernière pour le concours de la voie de la Victoire. Rien n’a été encore décidé. Il voulait me mettre au courant de ce qui s’était passé. D’abord, pour des raisons de location, on avait installé les projets dans une salle non chauffée. Avec la poussée de froid brusque, la salle était intenable. Une trentaine (34) types étaient venus. Parmi eux était[20] cette vieille nullité de Frantz Jourdain qui conformément à son habitude, se mit à démolir ce qu’avaient décidé ses collègues. Il manœuvrait d’accord avec un conseiller municipal appelé Monnier, jeune affairiste. Il s’agit, pour ces gens-là, de faire arriver en tête le projet de Granet[21]. Granet c’est le projet affaires. Il a derrière lui l'Aéro-club, l’Automobile-club, d’autres groupements financiers. Ces gens-là savent comment on obtient des votes de nos Topaze. Ce projet Granet, à la suite de fortes pressions de l’administration de la Ville, est arrivé en quatrième rang. Comme il est impossible de le faire arriver en première ligne, on a proposé de ne pas donner de première prime mais de classer ex-aequo les quatre premiers! Protestations des autres. Vote, le seul de la séance qui décide par 18 voix contre 16 que la première prime serait donnée. Là dessus on décida de renvoyer la suite à la semaine prochaine, dans une salle chauffée. Si on avait continué à voter, Prost est persuadé que nous aurions eu la première prime. Mais d’après ce qui s’est passé depuis la semaine dernière, on peut imaginer ce qui se passera d’ici la semaine prochaine. Frantz Jourdain disait :

— Nous voulons des idées neuves.

Il reprochait à notre projet de ne pas apporter d’idées neuves. Quand on le poussait à préciser ce qu’il appelle idées neuves, ce sont les gratte-ciel. Mettre des gratte-ciel entre la porte Maillot et le pont de Neuilly, voilà son idéal. Or Bigot a[22] au contraire pris grand soin de les en écarter le plus possible. Comme nouveauté d’ailleurs[23]! En ce moment, ici, ne sont considérés comme novateurs que ceux qui pillent et apportent ce que les pays étrangers ont exécutés depuis près de vingt-cinq ans. (Cette mairie de Boulogne, que le bon Morizet me montrait l’autre jour, qu’il trouve si originale, qu’il se croit un esprit si avancé d’avoir prôné, me rappelle exactement tous les grands magasins en ciment armé que depuis plus de trente ans les architectes suisses et allemands ont construit dans toutes les villes d’Allemagne et de Suisse.) Le projet Granet enferme la porte Maillot entre d’immenses immeubles de l’Automobile-club et de l'Aéro-club, installe[24] la circulation en sous-sol (en prévision sans doute des attaques d’avions). Voilà ce que cette importante nullité de Frantz Jourdain appelle des idées. Frantz Jourdain est un des types les plus amusants de notre époque. C’est le Pégomas des méconnus. À force de s’indigner que tels ou tels n’ont pas reçu les honneurs qui leur étaient dus, il a fini par se faire une formidable brochette de décorations qu’ils n’ont pas eues. On vante son dévouement. Je connais peu de membres d’un jury aussi malveillant que lui. Malveillant comme tous les ratés. Les grands types sont toujours indulgents Il a ainsi acquis une situation énorme. Il a tout présidé dans "l’indépendance". Le voilà même nommé président de la section beaux-arts de la prochaine exposition d’Art décoratif en 1937! En attendant, il essaye de nous jouer un mauvais tour. Rien d’étonnant à ce qu’il soit dans cette combinaison. Lebret marche aussi, naturellement. Si on classe ex-aequo quatre projets, c’est la Ville qui prend l’affaire en mains, donc lui. Il paraît que si le jury était réuni au complet il y aurait une soixantaine de membres!

11 [février 1932]

Déjeuner chez M. et Mme Thomson. C’est cette nuit que se terminera la discussion de la loi 40 % Mandel. G[aston] Thomson disait qu’elle sera votée à une majorité très faible. Ainsi il y aura espoir que le Sénat la repousse.

Pour expliquer l’attitude de la France dans le conflit sino-japonais, il est intéressant d’apprendre que le ministre de la Marine actuel, Ch. Dumont est président de la Banque franco-japonaise, où il siège à côté de Schneider, membre du conseil d’administration. Tout se recoupe. C’est Schneider qui arme le Japon. Il paraît que ce pays a dépensé environ 25 000 000 pour sa propagande de presse en France. Il paraît que c’est sur l’ordre de Tardieu que les journaux ont escamoté autant que possible la très émouvante séance des pétitions à la conférence du désarmement.

Fontaines de S[ain]t-Cloud[25]. Le Blé. Un peu esquisse pour le tombeau d’Opio[26].

12 [février 1932]

Je travaille. Comme moi, dans leurs ateliers, dans leurs bureaux, dans leurs chambres, des hommes travaillent. Cependant les politiciens, dominés par leurs intérêts et leurs passions, d’une marche sûre, nous mènent tous vers des catastrophes intérieures et extérieures. Hier Paul Faure, à la Chambre, dans un discours magistral a dénoncé, une fois de plus, preuves en mains, les trafics louches des Schneider. Un autre député dénonce les combinaisons de Flandin. Comme si rien n’avait été dit, une majorité approuve tous les trafics, tous les vols. Et ce soir, le Temps nous apprend qu’une loi électorale vient d’être votée, qui n’est même plus de 40 % mais simplement qui proclamerait élu, dès le premier tour, le candidat ayant recueilli le plus de voix, quand bien même il n’aurait réuni que le ¼ ou le cinquième. Je crois bien que c’est l’attentat le plus violent contre le suffrage universel, contre le République même peut-on dire, depuis la trahison de Mac-Mahon. Tout le monde assure que le Sénat ne marchera pas. À Genève, les propositions Tardieu prennent de plus en plus leur vraie figure, c['est]-à-d[ire] d’un bluff impudent pour masquer la volonté des partis de droite, le parti des marchands de munitions, de ne jamais désarmer. Le commerce avant tout. Il faut se dominer pour ne pas prendre tout cela encore au tragique. On ne dormirait plus. Pour travailler il faut dormir.

13 [février 1932]

Ce matin on me dit que M. Granet m’appelle au téléphone :

— Puis-je venir vous voir? J’ai quelque chose de très intéressant à vous communiquer.

— Venez quand vous voulez.

— Alors ce matin, dans une heure, voulez-vous?

Une heure après il était là. Toujours le même. Cet air à la fois nonchalant, aimable, assez lointain du joli garçon riche. Sympathique et souriant. Je me doutais bien qu’il voulait me parler du concours. En effet, il avait une serviette sous le bras, et après les quelques paroles d’amitié échangées, entra dans le vif de son sujet : Il me raconte où en sont les opérations du jury. Imitant l’exemple de mon beau-père Cruppi, je faisais l’ignorant et le laissais m’apprendre des choses que je savais. Mais il ne me dit pas le rang qu’il a eu aux votes de la commission (4è) ni le nôtre (1er) qu’il savait certainement. En somme, conclut-il, après ce préambule, la Ville voudrait ne pas donner de premier prix, classer tout le monde second ex-aequo, partager entre trois ou quatre la totalité des primes, et l’administration ferait l’affaire. Mais qu’y pouvons-nous? ai-je bien entendu objecté.

— Évidemment pas grand-chose, à moins que vous, de votre côté, moi du mien, nous disions à nos amis du jury, d’aller au devant de ces intentions, de proposer deux ex-aequo vous et moi, vous voyez à quel point nous serions forts. Parmi les projets, il y en a qui sont de belles images, je ne connais pas le projet Bigot, je ne doute pas qu’il ne soit très bien et je m’incline devant des hommes comme lui et vous. Mais il ne s’agit pas de question d’amour propre, il s’agit de réaliser quelque chose. Or moi j’apporte un projet qui paye. D’abord voici quel est mon projet.

Il ouvre sa serviette et me montre son concours, dont on peut dire qu’il est absolument hors du programme, car la fameuse voie est sans intérêt. De la Défense au pont de Neuilly des gratte-ciel à la New York :

— Vous comprenez, j’ai mis des gratte-ciel pour qu’on ne m’accuse pas d’être un pompier!

Le pont est simplement triple, sans aucune recherche. Tout l’effort est sur la porte Maillot, ou plutôt au sud de la place, sur l’ancien emplacement des fortifications où Perret construisit son hangar appelé Palais de Bois, un immense palais d’Expositions pour l’Automobile-club et l'Aéro-club.

— Je suis l’architecte de l’Automobile et de l’Aéro. L’Aéro, président Flandin, ministre des Finances. Un ami. Vous vous rendez compte. Ces deux groupes sont derrière moi. Alors, palais immense. À l'extrémité Sud, vers l’entrée du Bois (avenue du Bois), un cercle avec des logements somptueux, piscine, salle de sports, etc. D’autre part, je connais Rosenthal qui a acheté les terrains de Luna Park. Il est dans l’affaire. En ce moment il est dans de grosses difficultés. On aurait ses terrains dans de bonnes conditions. Ici, vous voyez sur la place Maillot, des bâtiments, l’un pour l’Aéro, l’autre pour l’Automobile, avec appartements. Enfin quoi, l’affaire est debout, et de plus, vers le jardin d’Acclimatation, et dans ce jardin, je prévois l’Exposition de 1937, avec des palais définitifs. Alors, nous pourrions très bien nous entendre. Vous, ce que vous avez étudié, c’est le pont. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le palais des Expositions, la porte Maillot, les Arts décoratifs. Mais si je ne suis pas classé en excellente position, j’aurai plus de difficultés à décider mes groupes. Tandis que si nous sommes ex-aequo, je me fais fort que tout marchera.

Je fais les objections immédiates, bien délicat de donner à des amis d’un jury des directives sur ce qu’ils doivent faire (en fait, c’est impossible et incorrect). Le jury est nombreux, bien des positions sont prises, etc.

— Je sais bien. Mais ça vaudrait la peine d’être tenté. Si on laisse aller, Bigot aura peut-être le prix, mais ce n’est pas sûr. Même s’il a le prix, il n’exécutera pas son projet, car les comités des monuments des maréchaux ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas que les monuments soient hors Paris. Le comité Foch ne veut pas voir mettre sur le même pied Foch et Joffre, etc.

Enfin j’ai conclu cette conversation en lui disant que j’étais très sensible à sa démarche, que je n’étais, ce qui est vrai, qu’un élément très secondaire dans le projet, dont toute la moitié revient à Bigot, que je lui parlerai de sa visite et que je lui ferai savoir ce qu’il me répondrait. Je lui ai laissé entendre que je trouvais toutes démarches bien délicates à faire. En somme, il a été très franc, c['est]-à-d[ire] aussi franc qu’il lui était possible d’être pour obtenir ce qu’il désirait. Il ne m’a pas dit qu’il savait que Bigot était classé 1er par la commission et que malgré l’opposition qui se dessinait, il y avait probabilité pour que ce rang lui fut maintenu. Tandis qu’il en parlait, surtout au début, qu’il me racontait le plan général de la combinaison financière, l’argent apporté par les trois groupes Aéro, Auto, Rosenthal (ses terrains), je m’amusais un peu comme au théâtre. Nous devrions, nous artistes, avoir peut-être auprès de nous, des hommes de ce genre. J’aurais peut-être réalisé mon Temple si j’en avais placé la réalisation sur le plan d’une affaire.

À l’Académie, séance très académique. Joubin nous a présenté sa nouvelle édition du Journal de Delacroix. Il nous a fait une courte conférence sur les lacunes, erreurs de lecture, suppression, etc., des éditions antérieurement parues. Tout le détail en est dans la préface de cette édition nouvelle, qui semble assez compacte. Après petite discussion entre Hourticq et Joubin, notamment sur la grande interruption du journal (1824-1847). Joubin est persuadé que Delacroix n’a plus tenu aucun journal durant cette période. Widor pour finir, nous a raconté la visite de Ingres, à S[ain]t-Sulpice, en cachette de Delacroix, grâce à la complicité du curé de l’église, et, après avoir vu les peintures, au moment de s’en aller disant soudain au curé :

— Vous êtes bien sûr au moins, qu’il y a un enfer!

À l'École, encore un jugement d’esquisse où mon atelier n’a pas brillé. Un seul, Lagriffoul, de mon atelier, a fait une bonne composition. Cinq élèves de Bouchard. Les autres étaient quelconques et se valaient. Chose curieuse. Moi qui était très bon en esquisses, serais-je insuffisant pour enseigner à les faire. Tandis que j’étais moins bon en figures, et je crois les diriger très bien de ce côté là. Je vais établir tout un programme d’esquisses, d’époques diverses, pour les forcer à voir, à noter. De plus je vais revenir au système de classement des esquisses, les places autour du modèle étant choisies d’après son rang à l’esq[uisse].

14 [février 1932]

J’ai été très faible d’accepter d’être du Cercle Boissy-d’Anglas. Ce matin j’ai vu les sculptures envoyées là. C’est piteux. C’est très ennuyeux d’exposer dans un semblable milieu. Je ne m’en irai pas tout de suite. Mais je n’y ferai pas long feu. De plus, c’est une perte de temps.

Gentille réception chez Paul Vitry. Beaucoup d’amis dont Camille Lefebvre qui me raconte aussi l’histoire du jury de la Voie Triomphale. C’est d’administration qui fait obstacle. Elle ne veut pas que l’un des concurrents soit mis en évidence. Cela la gênerait. Elle veut avoir les mains libres. Il conseille de se défendre autant que possible. Mais c’est très difficile, bien gênant, bien embêtant et encore perte de temps.

Autre réception chez Serruys. Il était très heureux d’avoir reçu de Éd[ouard] Herriot un exemplaire très rare d’une brochure[27] de Baudelaire sur Wagner.

Aux Amitiés Internationales, club des jeunes. Organisme nouveau. Très sympathique. J’y vois Zina Lafont à qui je trouve bien mauvaise mine. Je bavarde assez longuement avec un jeune italien sur l’Italie. Il étudie l’histoire de l’art. Il me dit que le fils de Venturi vient d’être suspendu parce qu’il a refusé de prêter serment fasciste. Il paraît que cependant le régime s’amollit. C’est le pays des arrangements. À propos du service préliminaire obligatoire imposé à la jeunesse, tout le monde trouve moyen d’obtenir des dispenses. À Milan, ils ne sont qu’une vingtaine à le faire. Il me racontait l’histoire de son frère qui fut arrêté, gardé une quinzaine de jours. Au moment du conseil de révision, le médecin lui donna un certificat de réforme "parce qu’il était mauvais esprit". Ainsi tout s’arrange. Les gens surveillés par la police trouvent dans les policiers affectés à leur surveillance les plus dévoués des serviteurs. Ils bricolent dans leurs demeures, leur portent leurs bagages en voyage. À une personne ainsi surveillée et qui allait souvent au théâtre, les policiers demandaient de les prévenir d’avance pour qu’ils puissent alterner et que ce ne soit pas toujours le même. Personne ne parle politique et on s’en est déshabitué. Ainsi personne ne se plaint. Mais on attend l’heureux événement qui enfin libérera l’Italie.

15 [février 1932]

Guirand [de Scévola] se donne beaucoup de mal pour exposer mes bustes le mieux possible. Mais que de médiocrités tout autour. Guirand [de Scévola] expose un très bon portrait de lui. Sa manière est large, très simplifiée, peut-être un peu sèche dans la façon dont ses formes tournent et passent dans les fonds. La grande qualité de Vuillard réside précisément dans l’étonnante qualité de ces passages là. Peut-être même pousse-t-il ce souci là à l’extrême, si bien que l’intérêt parfois se disperse. Chabas expose un excellent portrait de l’ambassadrice des États-U[nis]. Peut-être le meilleur de lui. Lumineux[28]. Baschet m’intéresse moins. C’est surtout très débile. Cet imbécile de Friant étale son imbécillité dans un portrait de sculpteur et deux dessins qui en éclatent. Je ne sais pas pourquoi je prends même la peine de le noter. Mais je veux noter un très joli portrait de femme de Cyprien Boulet. C’est très supérieur à Etcheverry dont la peinture m’est de plus en plus antipathique. Ça à l’air d’images imprimées. Domergue est une illustration de ce à quoi conduit l’unique habileté. Il a du goût, du talent, du toupet. On ne voit plus que le toupet. C’est une sorte de salade de Boldini, Flameng, Van Dongen et en fin de compte c’est la même vision que ces figurines qu’on enseigne dans les écoles. C’est seulement fait moins consciencieusement.

Grande discussion avec notre cher Ladis à propos de l’affaire sino-japonaise. On ne devrait jamais discuter.

16 [février 1932]

Après mes corrections passé chez Henri Martin qui a eu l’ingénieuse idée de se faire commander un monument aux morts en peinture pour je ne sais plus quelle mairie de quelle ville du midi. Je lui en ai fait de grands compliments. Tout en les lui faisant je me demandais si je les pensais. En définitive, je ne les pense pas. C’est une toile composée en triptyque. Au centre une statue archaïque de Minerve, au pied de laquelle des petits premiers communiants déposent des couronnes et des fleurs. Les deux panneaux de droite et gauche sont pour les figurants, inclinés pieusement[29]. Ils sont massés avec talent, bien individualisés. J’ai retrouvé là les gueules d’un certain nombre de mes confrères de l’Académie, Widor, Laloux, Charpentier, Hourticq, Fenaille, Henri Martin lui-mêmeetc.[30]. Les toits de la ville se silhouettent sur le fond de la toile et se déroulent à travers les trois panneaux. L’erreur de cette toile est que c’est plutôt le monument de ceux qui rendent hommage. Hommage à qui? aux morts? non à Minerve. Car symboliser les morts de la guerre par une Minerve archaïque, je trouve ça idiot[31]. Comme c’est peu réfléchi, peu senti. Ce n’est que par l’exécution que cette toile est moderne. Elle ne l’est pas en profondeur. Elle est peinte lumineusement et vigoureusement quoiqu’il y ait là des palmes jaune clair d’un bien vilain effet. Il aurait fallu je crois les mettre en valeur forte, un vert sombre, je lui ai dit, mais[32] on m’a répondu qu’il fallait une valeur claire. J’aurais voulu voir. Ce qui est très bien par exemple, c’est toute la série des études, tous les portraits pochades, dont l’atelier est rempli et qui ont servi au tableau. Il y a un Desvallières étonnant, entre autres.

Passé mon après-midi au motif que j’appelle, les sources. Je bute en ce moment sur une des figures agenouillées aux pieds de la Seine. Tout le reste commence à devenir définitif.

Jean-Max m’annonce la chute du ministère Laval au Sénat. Si on peut faire le ministère de concentration ce sera bien. Si non, l'Élysée serait paraît-il résolu à la dissolution. Ce serait parfait. Mais ce ne sont que des racontars.

17 [février 1932]

Déjeuner du Dernier Quart. Je déjeune entre Vignaud et Pichon. Très intelligent, fin et sympathique Pichon. Évidemment je le trouve tel parce que nous nous trouvons penser de même. Il y avait à ce déjeuner Baréthy. L’homme de la loi Mandel. Celui-là n’est pas sympathique. Conversation d’ordre général et sur des questions indifférentes.

Porté à la Légion d’honneur la photographie de la médaille du général Dubail. Le colonel Petit a semblé enchanté. Deux heures au Sénat, à l’Assemblée générale du groupe de la Coopération européenne. Rien de bien intéressant non plus. Sauf un rapport Delaisi, plutôt un plan d’organisation de l’Europe Centrale, qui va paraît-il être mis à l’étude au Bureau international du Travail, à Genève.

18 [février 1932]

Journée aux fontaines[33], mais connu bien des dérangements. Ça n’avance pas très vite. La grosse difficulté est de conserver à la ligne, la solidité d’un aplomb et pourtant il faut que ce soit très coloré. Il faut continuellement recommencer pour ramener[34] les plans à leur place. En sculptant, je les avance ou les recule trop. Finalement les deux nécessités sont obéies.

À déjeuner, le comte de San-Martino et sa femme, les Hourticq. On a parlé musique, Rome, des transformations, des fouilles.

Au Cercle de l’union A., où je trouve Chabas très fatigué et qui manifeste une nervosité inquiétante. Il a un beau tableau. Cocktail chez l’architecte américain Francis Jacques.

Painlevé est parait-il chargé de former le ministère. Tante Henriette nous téléphone pour nous dire que le groupe Marin s’est aussitôt réuni pour protester contre le choix de Doumer, dans un ordre du jour d’une parfaite muflerie. On a hâte de savoir repoussée définitivement au Sénat la loi Mandel. On a hâte d’avoir une loi électorale conforme à la définition Léon Blum : loi normale, vote normal, conditions normales.

19 [février 1932]

Travail passionnant au motif les Sources. Ce sera bien.

C’est bien Painlevé qui est chargé de former le nouveau ministère. Mais les clowns Tardieu, Laval semblent, tout en ayant l’air de vouloir l’aider, lui créer de graves difficultés.

20 [février 1932]

Grande, heureuse nouvelle. C’est le projet de l’ami Bigot qui emporte la première prime. Mais à une voix de majorité seulement, et au second tour. Tout est quand même réglé. Mais une terrible pression avait été exercée sur tous les membres du jury, par l’administration et par le préfet lui-même. On avait appelé individuellement tous les membres du jury susceptibles de voter par persuasion, soit par leur dépendance professionnelle, soit par leur vénalité, pour les persuader de diviser la première prime. Le préfet fit même venir Pontremoli et Tournaire pour leur expliquer le point de vue de l’administration, que ce serait bien mieux de diviser la prime, qu’on pourrait prendre des morceaux chez l’un et chez l’autreetc. Ni Pontremoli, ni Tournaire ne sont laissés faire. Ils ont au contraire montré à Renard le danger de ce qu’il se proposait de faire du point de vue loyauté des engagements[35] pris vis-à-vis des concurrentsetc. Tout est bien qui fini bien.

À la cérémonie de la remise de la Croix de guerre à l'École des beaux-arts. Je conserverai une impression bien difficile à définir de l’amiral Guépratte qui présidait. L’effet d’un bonhomme remonté, sous l’action de quelques drogues, gueulant en traînant tous les mots, un discours qui sortait péniblement. L’effet d’un vieux pantin à moitié vidé de son son, drôlement déguisé. Retrouvé là avec surprise Le Feuvre et son père, le maire du Mans. Le Feuvre est président de l’association des Croix de guerre.

Dîner Bigot, à l’association des élèves de l'École, sous ma présidence et ce fut très gai. Je fais des progrès en éloquence. Une fois qu’on a pris les trucs, c’est même amusant.

Deux choses cependant, toute la soirée m’angoissaient. Cette bataille que les Japonais livrent à Shanghai à ces malheureux Chinois qui semblent décidés à se défendre pied à pied. L’échec de Painlevé et la formation du ministère Tardieu. Il voit affluer vers lui l’argent, comme il afflua vers Mussolini et vers Hitler. Pourvu qu’il n’ait pas le temps de nous entraîner vers des aventures. Que les élections soient saines : nous serons débarrassés de ces hommes d’argent.

21 [février 1932]

Georgette Laurence nous présente son fiancé.

Au Cercle, où je reçois beaucoup de compliments de mes bustes et surtout de celui de Lily[36]. Présenté à l’ambassadrice des États-Unis, femme ravissante.

Il semble que les Chinois aient résisté avec avantage à la ruée japonaise. Chapéï, qui est la ville chinoise de Shanghai, et les villages environnants sont détruits. Le monde entier, impuissant, car chacun calcule ses intérêts, regarde. Quel réveil, un de ces jours!

22 février [1932]

Aux Artistes français, Bigot me dit que Martzloff a fait tout son possible pour empêcher notre projet d’avoir la première prime. Sa réputation ne serait pas bonne, du point de vue argent. Il poussait le projet Granet, qui n’est arrivé que 4e. Si c’est exact, évidemment, ce serait un fâcheux symptôme. Si l’affaire, maintenant, devait avoir une suite, nous nous proposions de faire donner à Sicard le monument Clemenceau. Mais voilà que la seconde prime compte ce Cogné parmi les signataires. Il aura[37] lui aussi des droits, avant ceux qui n’ont pas participé. Ce sera très gênant pour Sicard. Pourtant quelle différence! Peut-être est-ce ce projet qui poussait Martzloff contre nous? Je connais certains procédés de Cogné. Mais j’aurai occasion de voir Martzloff bientôt. Je l’ai toujours trouvé si charmant et si cordial que j’ai peine à croire tout ce qu’on dit, sans contrôle. Hier, par exemple, quelqu’un me disait que Tournaire avait été irréductiblement contre nous. Or, au contraire l’ami Tournaire avait été avec Pontremoli chez le préfet[38] et avait absolument refusé d’entrer dans les combinaisons envisagées.

Les journaux semblent confirmer l’échec japonais à Chapéï. Ils enverraient de nouvelles divisions en renfort. Une nouvelle armée chinoise volerait au secours de cette XIXe armée qui doit commencer à se fatiguer. On à peine à imaginer, quand on a vu les photographies que des hommes qui semblent des mendiants, sans chaussures, presque sans armes puissent résister à des troupes organisées. Pour une armée pittoresque ce doit être une armée pittoresque. De plus, comme ils bataillent depuis des années les uns contre les autres, ils sont aguerris. Par contre il est possible que les Japonais valent moins qu’on ne le dit. Il y a une histoire de tanks dont ils n’ont pas pu se servir.

23 [février 1932]

Bas-reliefs Widal. Après-midi fontaines[39] et encore Widal avec cette jolie Katia en infirmière. Retouches aussi au revers de la plaquette Thamin. La difficulté vient de sa petitesse. Mais que doivent penser tous ces braves gens de ne rien recevoir. Peut-être pensent-ils que j’ai mangé la grenouille! Je ne pouvais pourtant pas leur envoyer une médaille dont le revers eut été raté.

Les journaux du matin annonçaient un échec du Japon que les journaux du soir confirment. On ne peut que s’en réjouir. Il faut souhaiter la victoire chinoise. L’attitude japonaise a été trop cynique. Si une bonne raclée pouvait le faire réfléchir sur lui-même, et le guérir de sa maladie d’occidentalisme, et qu’il redevienne ce peuple asiatique qu’il était, si noble, si admirable, si artiste. Madame Malaterre-Sellier qui revient de Genève, racontait à Lily qu’elle avait assisté à la séance du Conseil de la S. D. N., que rien n’était à la fois aussi émouvant et aussi pénible. Le Chinois adjurait le Conseil d’intervenir, le prévenant que son pays serait acculé à la guerre, que l’agression de Shanghai était encore moins justifiée que celle de Mandchourie et devant lui des personnages figés, impassibles, embêtés, ne voulant rien faire. Europe, Europe, la leçon de 1914 ne t'a donc pas suffi [40]! Tardieu, en ce moment, répond ou va répondre aux interpellateurs. On escompte, malheureusement, qu’il aura une majorité. Pourquoi cet homme est-il si inquiétant? On le sait peu honnête, sans scrupules, jouisseur. Sommes-nous donc si pauvres en hommes qu’il ait pris un tel ascendant sur le Parlement? Pourvu qu’on ait une loi électorale convenable, je crois que nous serons débarrassés de cette équipe.

Bigot téléphone. Un de ces amis qui a vu Martzloff lui disait qu’il n’en revient pas du jugement de samedi. Il voulait classer les trois premiers ex-aequo et que la Ville fasse ensuite le projet. Il serait même paraît-il furieux. Mœurs nouvelles également. Il me lit un interview des seconds. Celui qui est interviewé n’est pas nommé : C’est un débinage du projet de Bigot. La première fois que je vois cela. Un concurrent faisant ainsi éreinter publiquement ceux qui ont été classés devant lui. Non. C’est la deuxième. Il y a l’exemple Le Corbusier pour le Palais des Nations. C’est par la muflerie qu’ils sont modernes, tous ces gens-là, pas par le talent. Mais un article très drôle dans le Canard Enchaîné où le projet B[igot] est accusé de militarisme. Au fond, c’est vrai. Mais c’était le programme. Je n’ai pas pu empêcher Bigot de proposer une statue de Clemenceau. Je le regrette et je partage d’avance tout ce qu’on pourra dire contre.

24 [février 1932]

Ce matin j’ai été de bonne heure corriger mes élèves qui font le concours Chenavard. J’ai trouvé le petit Rémy au travail, sur un bon groupe, une petite vieille suivie d’un bouc. L’autre chez qui je suis allé ensuite n’était pas arrivé. Le troisième n’était pas levé et il était neuf heures. Alors après avoir attendu, un grand garçon maigre vient m’ouvrir en pyjama... On entre dans un petit local qui sent le renfermé de la nuit. Le garçon à l’haleine du réveil. Le modèle, mal stylé n’était pas encore là. Pas étonnant que les œuvres de ces jeunes gens soient presque toujours "entrain", sans enthousiasme vrai. Il y a du talent pourtant. Mais on ne travaille pas assez. Si ils travaillent six heures par jour, c’est bien le maximum. Aussi ça avance lentement. Tout ça manque de passion.

Ch[arles] Meunier m’affirmait tout à l’heure que jamais le Sénat n’acceptera la suppression du second tour. Il était venu chercher sa femme, guérie et revenue poser. Visite de Émile Pinchon. C’est curieux comme la situation politique préoccupe tout le monde. Nous n’avons parlé que de cela. J’ai essayé de lui retirer quelques idées fausses. Les Japonais ont jusqu’à présent complètement échoué à Shanghai. L’Europe regarde.

25 [février 1932]

Demain, départ pour Londres. J’y vais parce que je me suis inscrit voici longtemps, que toutes les dispositions ont été prises. Mais je ne suis qu’à moitié content. Je suis loin d’avoir extériorisé tout ce que j’ai emmagasiné. En somme, maintenant, je n’aime que travailler à l’atelier ou aller au Brusc. C’est idiot, mais c’est comme ça. Et ça n’empêche pas que je ferai sûrement un voyage qui m’intéressera beaucoup.

Mes pauvres Chinois semblent être aujourd’hui en mauvaise posture. Que peuvent-ils les pauvres contre avions, tanks, gaz, etc., avec contre eux la complicité sournoise de la plupart des puissances. La France a dû démentir plusieurs fois le bruit qu’elle avait un traité secret avec le Japon. France. Pays généreux, voilà ce qu’ont fait d’elle, nos grands politiques. L’Amérique attend. À Genève ont joue sur les mots. Et Tardieu s’y donne des airs de dompteur.

Il paraît que Cogné fait tout une campagne de presse, parce que Bigot a indiqué une statue de Clemenceau à la porte Maillot. J’ai surtout recommandé à Bigot de ne rien répondre. Mais il aurait bien pu se dispenser à tous points de vue de suggérer une statue de ce bonhomme antipathique et qui est en grande partie responsable de l’état de l’Europe. Pauvres hommes, quand ne voudrez-vous plus à tout prix avoir raison?

Londres. 29 [février 1932]

Vendredi dernier, départ pour Londres. Deux pullman réservés. Voyage de millionnaire. Notre caravane : les Brussel, ménage Ribière (Ribière, ancien chef de cabinet de Poincaré[41]), ménage Dussaud (Dussaud, Affaires étrangères, propagande, liaison avec l’Office d’expansion) ménage Moreau (Moreau, ancien gouverneur de la B[anque] de F[rance]), ménage Leclerc (M. Leclerc, directeur du Crédit foncier), Paul Léon, les si sympathiques Locquin. On nous sert le déjeuner à nos places dans le wagon. Conversation générale. J’oubliais le ménage Hautecœur. Calais. Transbordement. Traversée immobile. Beauté de l’arrivée à Douvres. Paysage gris. Ciel lumineux, argenté. Transbordement. Train. Campagne riche. Villes à maisons semblables. Toujours la même impression heureuse que donne l’unité. Londres. À première vue me semble avoir mieux conservé son aspect du passé. On n’a pas cette impression de transformation continuelle, de démolition et de reconstruction éperdues que donne Paris. Rues larges. Maisons basses. Grands jardins formant de grands flots de lumière. Tout cela semble avoir été construit au commencement du XIXe siècle. L’hôtel : Grosvenor House. De plus en plus voyage de millionnaire.

Le lendemain : le British. Visite en vitesse. Trois heures : Mais je peux quand même apprécier et même déguster les frises assyriennes. Elles sont présentées dans un éclairage excellent. Étaient-elles éclairées ainsi au lieu pour lequel elles ont été sculptées? Ce sont de grands dessins sculptés. Pas de saillies. Une exécution excessivement soignée. De la vérité, autant de vérité que possible. Un art d’une civilisation fort raffinée.

Du Parthénon, c’est la frise surtout qui est une révélation dans sa matière définitive. Les frises des cavaliers entre autres sont un régal unique. Les grands morceaux ne m'apportent rien de nouveau.

Mais je note, pour m’en souvenir, ces extraordinaires statues, motifs d’énormes pierres sculptées, ramenées du centre Amérique, art inca-atlantéen? dont nous n’avons aucun spécimen à Paris, en tout cas dont je n’ai vu encore aucun spécimen. Cela répond plastiquement à bien des buts que je poursuis.

Après-midi visite du parlement, sans grand intérêt. Mais ce palais de Westminster a de la grandeur. La fameuse grande salle de la condamnation de Charles X, très belle. Deux heures enfin, à l’Exposition française où grouillait une foule très intéressée. Consolation de la vie des artistes, de leurs déboires, des jalousies, de l’hostilité, de l’injustice qu’ils rencontrent souvent, que ce recueillement autour de leurs œuvres [42], qu’une bande de parasites rira encore d’eux après leur mort, n’y pensons pas trop. C’est inévitable... Je lisais ces jours derniers ces articles qu’ont publié ces revues d’art, Gazette des beaux-artsArt ancien et moderneArt vivantAmour de l’Art, etc. Tout cela bien que ce soit signé d’une quantité de noms différents pourrait être signé du même nom. Tous se répètent, tous pensent de la même façon, emploient les mêmes mots, le même jargon. Peu de gens me font autant penser aux moutons de Panurge que les critiques d’art, sauf Mauclair et Hourticq quel est celui qui ose dire ouvertement ce qu’il pense au fond de lui-même. Comme je l’ai bien visitée samedi soir, hier matin et hier après-midi, cette Exposition, j’en ai maintenant une idée bien nette. Et je me demande comment, voyant à côté les uns des autres Poussin, Manet, Delacroix, Monet, Sisley, on peut encore mettre sur le même plan Cézanne et Seurat, par exemple? Personne n’a signalé à quel point Manet sortait grandi de cette expérience, tandis que Cézanne et Seurat se trouvaient remis à leur petite place. On ne peut même pas, à mon sens, les appeler des petits maîtres. Leurs œuvres ne sont que des balbutiements. Manet lui-même ne s’y trompait pas qui parlait de Cézanne avec la sévérité pitoyable qu’il méritait. La Fortune a de singulières fantaisies. Pourquoi ce Cézanne, ce Seurat, entre tant d’artistes de la même époque ont-ils eu cette chance curieuse? Quelle mystérieuse puissance les maintient dans cette sélection où ils détonnent comme un violon[43] fêlé dans un orchestre d’instruments de choix? On a beau ne pas vouloir[44] voir les choses par leur petit côté, ne distinguerait-on pas ici deux catégories d’artistes, ceux des marchands de tableaux et ceux qui ne sont pas soutenus par les marchands. Pourquoi le si grand Carrière est-il si mal représenté? Il n’était pas difficile d’en avoir... Maintenant, peut-être, tout simplement, les organisateurs n’y connaissent-ils pas grand chose. Là aussi, plus que probablement, est une partie du secret. Quoiqu’il en soit, lacunes à part, erreurs à part, c’est un régal. Hier soir vu la Loge de Renoir, le Bar des Folies Bergères de Manet, cela est inoubliable. Le gros effort des organisateurs a porté sur le XIXe siècle qu’on veut donner comme le siècle de la peinture française. Je crois que la France a produit en effet, en peinture, comme en sculpture, des sujets qui dépassent ceux des autres pays. Mais il est évident que cette floraison n’a pu s’épanouir que sous un souffle vivifiant qui lui est venu d’Angleterre. Les peintres anglais sont venus logiquement aux recherches impressionnistes, par une pente toute naturelle, n’ayant pas eu à faire le double redressement de l'École française, d’abord contre les mièvreries du XVIIIe, sauf Hogarth, cette sorte de Rétif de la Bretonne de la peinture; puis contre l’académisme de David. Ils sont passés tout naturellement de Poussin et Lorrain à Turner et Constable, sous l’influence lointaine des Hollandais et de Holbein, c’est-à-dire de peintres réalistes. L'impressionnisme est un réalisme. On a l’habitude de dire que l’Angleterre est un pays de peintres. Il est évident que leur École de peinture du XVIIIe (les Reynolds [45], les Romneyetc.), est étonnante, d’une force, d’une grandeur qui égale la nôtre. C’était amusant d’être à Londres et de pouvoir courir aux comparaisons. C’est ainsi que j’ai été très longuement à la Tate Gallery pour y connaître Turner et Constable. Turner est un sommet, j’ai envie de dire un carrefour tout près d’un sommet. En lui se heurtent[46] très nettement trois violents courants qui produisent cette impression d’un tourbillon puissant. Poussin et Claude Lorrain d’une part, le tirent vers les grands paysages composés, ce qu’on appelait le paysage historique. Le romantisme souffle sur ces paysages les nuages tragiques déchirés par des cyclones, des éclairs, des orages, et la nature immuable lui montre sa lumière subtile, ses jeux aux nuances infinies et toute la joie simple d’en fixer tout simplement pour l’éternité humaine la mobilité infinie. Ce conflit, ou cette union aboutissant à cette immense salle remarquable où l’on est saisi de respect. On à peine à s’imaginer que l’auteur de tout cela était un être renfermé, vulgaire, d’une sordide avarice (c’est la réputation[47] qu’il a laissée). N’est-ce pas plutôt que sa vie se passait sur le plan de son rêve de peintre, que tout le reste lui était indifférent. Par un sentiment que je commence à comprendre, il pensait à sa mémoire. Il ne travaillait même plus pour son temps, mais pour sa gloire posthume. Ce n’est que parmi les hommes que nous sommes immortels. Instinctivement il pensait comme le vieux sage chinois. Mais pour en revenir à Turner ou Constable, si dans leurs études directes ils ont montré une sensibilité égale à nos meilleurs, leurs grandes toiles, malgré leur somptuosité, leur ampleur, leur drame, ne visent à rien d’autre, surtout Turner, que de ressembler aux maîtres qu’ils admirent. Turner a demandé paraît-il par son testament, en léguant à son pays toute la collection de ses toiles, que deux fussent exposées à la National Gallery entre deux Lorrain. Nos impressionnistes renient au contraire les maîtres du passé, (sauf l’impuissant Cézanne dont se moquaient d’ailleurs ses camarades et qui visait à unir l’interprétation[48] nouvelle à la technique passé) prétendent apporter une note entièrement nouvelle et l’apportent en effet. L’Ulysse s'éloignant de Polyphème ou les Pêcheurs français dans le port de Calais ou La Charrette à foin sont, les uns avec plus de fougue, l’autre avec peut-être encore plus de lumière, de la même vision cependant que le Port de mer du Lorrain ou les Cendres de Phocion. Mais il y a un fossé entre ces toiles qui sont pourtant des chefs-d’œuvre et les autres chefs-d’œuvre qui sont le Bar des Folies Bergères, ou La Loge ou Le port de Cherbourg, etc. Il semble réellement que les hommes tout à coup aient vu le monde avec des yeux tout autres, physiquement, anatomiquement tout autres. Constable disait :

— Lorsque je m'assois le crayon ou le pinceau à la main, devant une scène de la nature, mon premier soin est d’oublier que j’ai déjà vu de la peinture. Je n’ai jamais rien vu de laid dans la nature...

Il le croyait plus qu’il ne le disait, en tout cas ses tableaux faits à l’atelier d’après ses notes de nature sont empreints des souvenirs des musées. Son chef-d’œuvre fameux La Charrette à foin qui incita Delacroix à repeindre en quelques jours je ne sais plus quelle toile qu’il avait presque achevée, puis à partir pour Londres pour voir d’autres toiles de Constable, est loin de nous montrer toutes les trouvailles, les finesses des paysages de Monet ou de Sisley, de Manet, etc. Ce qu’il y a de remarquable[49] aussi c’est que ces extraordinaires qualités de lumière, ils ont su les apporter non seulement dans le paysage, mais dans la peinture des figures. Enfin l’on nous sort du portrait d’atelier, morceau brillant, sur un fond conventionnel, d’une aussi piètre imagination que nos photographes. Le paysage, la lumière, l’être vivant, tout cela se tient. Cézanne, au milieu de ce groupe et peignant, geignant, peinant, "pour faire de la peinture de musée avec l'impressionnisme", ne se doutait pas que ceux qui ne pensaient pas si loin en faisaient de la bien meilleure. Tout ce lot est en vérité bien étonnant et nul doute que ce XIXe siècle français reste en effet comme un sommet dans l’histoire de la peinture. On pourrait expliquer par tout cela le discrédit dans lequel est tombé, par contre coup, l’enseignement de l'École, le prix de Romeetc. Discrédit momentané, car si durant toute cette période en effet l'École, l’académisme s’attardaient dans une interprétation désuète du monde, sans avoir pour l’excuser la technique incomparable des maîtres du passé, l'impressionnisme comme une fleur magnifique peu à peu se fanait. Il apportait en effet un principe vicieux, celui de l’originalité à tout prix, et ce qui était plus grave, se concentrant de plus en plus dans le travail direct sur nature, par suite du travail rapide sur place, (Constable avant Monet[50] avait inauguré cette façon de faire de rapides études sur place d’un même motif sous des effets différents, le changement de lumière suffisant pour donner à lui seul un intérêt nouveau à chaque impression), par suite de ce travail rapide, la technique, les recherches de matière, et tout ce qui fait la qualité de la peinture jusqu’à ce jour étaient d’abord négligées, puis peu à peu tombaient en désuétude et dans l’oubli. Aussi quand l'impressionnisme ayant abouti à l’impasse du pointillisme, provoquant cette réaction curieuse du cubisme, ceux qui voulaient rester en même temps des "gens avancés" se trouvèrent absolument ignorants. Ils n’avaient plus pour eux que le désir d’être originaux, ce qui n’est pas suffisant. On a beau se réclamer d’Ingres ou de Delacroix ou de Courbet quand on ne sait rien, ça se voit. D’où l’effondrement, quoiqu’on dise, de cette École (les Lhote, les Derain, Marchandetc., pour ne citer que les moins mauvais). Ainsi l’enseignement de l'École, vivifié par le souffle de l'impressionnisme qui conserve toute sa force créatrice et novatrice (les Besnard, les Simon, les Ménard, Cottet, Henri Martin, Vuillard[51] et le premier de tous Puvis de Chavanne), reprend son sens et sa raison d’être qui est profonde, qui est nécessaire. Aussi toutes les situations se retournent[52]. C’est de ce côté-là, à mon avis que viendra la renaissance de notre peinture, comme de notre sculpture. Il est triste de voir dans les musées modernes de l’étranger (Londres, Tate Gallery) en fait de sculpture française des petits bronzes de Rodin, mal exposés, et en place d’honneur ces nus conventionnels de Maillol, ce sous Thorvaldsen, ce sous Canova. Je pense souvent à l’étude qu’il y aurait à faire sur cette curieuse confusion des classifications des artistes de notre époque. Cela tient à l’ignorance de la critique ou à son manque de réflexion. Les artistes sont classés, non par ce qu’ils exécutent, mais par les milieux où ils exposent.

Mais nous sommes à Londres. Ce que je dis de la critique, on peut le dire de soi-même. Cette pensée me venait au British, et me poursuit surtout depuis. Sincèrement il faut que je m’avoue que les frises assyriennes m’ont plus[53] ému que les morceaux du Parthénon, ou tout au moins autant. Est-ce parce que le Parthénon est un aboutissement, après lequel l’académisme doit fatalement commencer, comme après Michel-Ange l'italianisme devait fleurir avec tout son mauvais goût et son habileté superficielle, tandis que les Assyriens sont au moment de leur croissance, et Donatello à une aurore. Ils ont ceux-là le charme, l’originalité, la beauté pure de l’adolescence.

Avant hier soir, agréable dîner à l’ambassade où je retrouve le commandant Donval, attaché naval. Il y avait beaucoup de monde, dont un M. Bardac qui avait vu en Chine mon Sun Yat Sen. Il paraît qu’il fait très bien, qu’il est bien à l’échelle du tombeau. Nous avions vu la veille une pièce anglaise, le gros succès de la saison, qui s’appelle : La Cavalcade. J’en avais cru comprendre le sens général qui me paraissait être une satire de l’époque, de l’incohérence de l’époque (l’avant-dernier tableau avec toutes ces apparitions des orateurs dans Hyde Park, avec dans le fond ces danses à jazz, ces coups de réflecteurs s’entrecroisant dans tous les sens, tableau très réussi). Mais ce n’est pas cela que cela voulait dire, mais au contraire, que la vieille Angleterre resterait toujours fidèle à elle-même, et qu’elle absorberait dans sa vieille tradition le socialisme comme tout le reste. (Le socialisme symbolisé par un ménage de domestiques, faisant fortune et entrant en relations mondaines avec leurs anciens patrons).

À notre hôtel il y avait bal, hier soir. J’ai noté un très bel effet. Pour installer l’orchestre du bal, l’architecte a imaginé une très grande niche devant laquelle sur une estrade sont les musiciens. Cette niche est décorée d’une fresque monochrome d’un bleu comme les beaux bleus persans. Une ville orientale forme le motif de cette décoration. Elle est éclairée par en dessous par une lumière reflétée à la source invisible. Devant un piano à queue noir. Les instrumentistes en habit noir. Voilà le fond. Devant de jolies jeunes filles et jeunes femmes, vraiment jolies, une ou deux remarquables, passaient avec cette expression indéfinissable qu’ont les femmes en dansant les danses d’aujourd’hui, souples, cambrées dans le bras de leur cavalier. Tout ça était d’un effet très étonnant. Il faudrait avoir le temps d’en peindre une expressive pochade.

Déjeuner aujourd’hui avec le commen[dan]t Donval. Nous retrouvons comme convives M. Bron, le neveu de Combes, attaché naval adjoint. Conversation sur la situation où nous entendons pas mal des pauvretés habituelles. Ce qui me frappe de plus en plus, c’est la peur que tout le monde a de l’Allemagne. C’est là le fond de la question. Alors, pourquoi cette politique absurde d’isolement? Alors pourquoi cette politique de force alors qu’on ne se sent pas fort?

 

[1]    . Au lieu de : "égal", raturé.

[2]    . Au lieu de : "présence", raturé.

[3]    . Suivi par : "pour moi qui est", raturé.

[4]    . Suivi par : "s'unissent, s'extériorisent", raturé.

[5]    . Au lieu de : "cérémonie", raturé.

[6]    . Suivi par : "La différence entre le plus primitif des cultes et la plus brillante des religions sont superficielles", raturé.

[7]    Les Sources de la Seine.

[8]    . Suivi par : "Mais moi qui voit toujours les diffi...", raturé.

[9]    Les Sources de la Seine.

[10]  . Au lieu de : "Les Vendanges", raturé.

[11]  . Au lieu de : "manque", raturé.

[12]  . Suivi par : "Lettre à Isay où je lui racon...", raturé.

[13]  . Au lieu de : "le mémoire", raturé.

[14]  Les Sources de la Seine.

[15]  . Au lieu de : "passionn...", raturé.

[16]  . Au lieu de : "qui fera bien", raturé.

[17]  . Suivi par : "Je pensais ceci", raturé.

[18]  . Au lieu de : "armée", raturé.

[19]  Les Sources de la Seine.

[20]  . Au lieu de : "apparut", raturé.

[21]  André Granet.

[22]  . Au lieu de : "Or nous avons", raturé.

[23]  . Suivi par : "C'est vraiment curieux", raturé.

[24]  . Au lieu de : "transportent", raturé.

[25]  Sources de la Seine.

[26]  Monument Norman Prince.

[27]  . Au lieu de : "article", raturé.

[28]  . Suivi par : "assez vigoureux", raturé.

[29]  . Suivi par : "L'erreur de ce ta...", raturé.

[30]  . Suivi par : "Le fond de la toile est occupé par la silhoue...", raturé.

[31]  . Suivi par : "Cela est l'illustration du manque de moderni...", raturé.

[32]  . Suivi par : "on m'a rapidement ré...", raturé.

[33]  Sources de la Seine.

[34]  . Au lieu de : "mettre", raturé.

[35]  . Suivi par : "du concours", raturé.

[36]  Landowski Paul Madame.

[37]  . Suivi par : "le droit de demander, avant", raturé.

[38]  . Suivi par : "et lui avait parlé", raturé.

[39]  Sources de la Seine.

[40]  . Suivi par : "Il t'en faudra une nouvelle...", raturé.

[41]  . Au lieu de : "Tardieu", raturé.

[42]  . Suivi par : "le meilleur d'eux-mêmes", raturé.

[43]  . Au lieu de : "instrument", raturé.

[44]  . Suivi par : "abaisser une polémique", raturé.

[45]  . Suivi par : "les Lawrence", raturé.

[46]  . Au lieu de : "se rencontrent", raturé.

[47]  . Au lieu de : "le souvenir", raturé.

[48]  . Au lieu de : "la vision", raturé.

[49]  . Au lieu de : "d'heureux", raturé.

[50]  . Suivi par : "avait indiqué ce principe", raturé.

[51]  . Suivi par : "Maurice Denis", raturé.

[52]  . Suivi par : "Le besoin de discipline", raturé.

[53]  . Au lieu de : "infiniment", raturé.