Juin-1932

Cahier n°31

1[er] juin [1932]

Je lis un ouvrage vraiment étonnant d'un certain H[enry] de Monfreid, intitulé Les secrets de la Mer Rouge. Un de ces hommes mal à leur aise dans nos mesquines sociétés urbaines. Faits pour le large. La mer est leur élément. Plus encore que dans les récits d'Alain Gerbaut on est[1] dans l'atmosphère marin[2], et ce n'est pas du sport d'amateur. Cette lutte contre les forces élémentaires aggravée de celle contre les hommes, qui sont aussi après tout  des forces élémentaires. Évidemment, Monfreid ne nous dit peut-être pas toujours tout. Littérairement[3], il y a des pages remarquables. Il y a entre autres une description de mer la nuit, certain soir que pour échapper à la surveillance douanière il dût rejoindre sa barque à la nage, qui est un des plus beaux morceaux de prose que je connaisse. Grandeur et puissance d'émotion qu'un homme d'action seul peut transmettre. Il y a aussi une description d'île oasis, une île qui s'appelle Dellemi [?] d'une belle qualité. La scène de l'abreuvoir. Voilà des notes de vie primitive et éternelle.

Travail : tête France[4]tombeau Fochbuste Mme Briey.

2 [juin 1932]

Depuis quelque temps a cessé la publication dans les journaux de dépêches sensationnelles nous annonçant un prochain coup de main des Hitlériens sur Dantzig. Cette campagne de dépêches était paraît-il payée par l'ambassade de Pologne pour créer un mouvement d'opinion favorable à la demande d'un gros prêt (600 000 000) que demandait la Pologne. Comme l'opinion, malgré cela, n'a guère été émue, comme le nouveau [5] gouvernement ne sera pas favorable à des combinaisons de ce genre, la Pologne a cessé ses paiements, la campagne de dépêches a cessé et voilà que le couloir de Dantzig n'est plus menacé...

Dîner Palais-Salon où le vieux Mennesson, dans un discours interminable, tout en me remerciant de sa médaille, s'est assez spirituellement plaint que je ne l'avais pas rajeuni. La coquetterie des vieux messieurs dépasse encore celle des vieilles et des jeunes femmes. Le docteur Manceau avait invité deux charmantes femmes dont l'une, Madame Cointreau, m'a frappé par le caractère de son visage.

Fini la tête de La France, grand modèle. Commencé le pylône[6] : "Paris, ville d'art, ville de travail."

3 [juin 1932]

Buste de Louis Breguet. Encore une séance et il sera terminé. La tête de La France est moulée, mise en place; résultat excellent. Corrigé aussi le mouvement de ce bras droit. Tout bien. Reprise du tombeau de Foch.

Déjeuner chez Madame Bour. J'étais à côté de Borel. C'est un de ces hommes avec lesquels il est fort difficile de parler après que l'on s'est dit bonjour et demandé des nouvelles mutuelles.

Visite du jeune Halbout. Il paraît que la révélation sculpturale lui a été faite par la vue des Fils de Caïn. Nous nous sommes promenés à travers les ateliers. Le trouble et les hésitations des jeunes gens me sont apparus pendant notre causerie. Regardant tel ou tel groupe, il me disait comprendre que le public ne pouvait pas s'intéresser à ces sculptures fragmentaires dont on se contente trop aujourd'hui, mais que le sujet, l'exécution n'excluent pas la qualité de la sculpture. Devant l'Hymne à l'aurore, les Fils de CaïnLa France, il me parle des agrandissements à la machine, se rendant compte qu'il est impossible d'atteindre certain degré d'exécution dans les petits modèles. Je  lui ai bien dit ce que je pensais à ce sujet si important. Sans quoi notre sculpture va vers une décadence pareille à la peinture. Hélas! L'imbécillité de la critique, le snobisme des gens qui en ont peur, la rouerie de ceux qui en profitent seront peut-être plus forts.

4 [juin 1932]

Mariage de la petite Annie Lombard, où je suis témoin[7]. À la mairie les escaliers étaient encombrés de couples et de cortèges qui attendaient de défiler devant le maire. Dans la grande salle des mariages encombrement des banquettes par d'autres couples et d'autres cortèges de toutes les variétés sociales. Tandis qu'un mariage accompli se levait pour s'en aller, le suivant enjambant les banquettes de faux velours rouge prenait place à son tour devant la table municipale et dans les escaliers les autres avançaient d'un cran. Vestons noirs à la boutonnière fleurie, robes roses, bleues, etc. des demoiselles d'honneur derrière les mousselines blanches et les reflets de satin des mariées, les gros ventres et les faces rouges des tantes et des oncles et des amis, se croisaient, s'entrecroisaient, sens montant, sens descendant. Je n'avais jamais vu ce spectacle d'un samedi matin dans une mairie. Voilà pourtant qui mériterait d'être noté et dont un auteur dramatique pourrait tirer parti.

Pour installer le bouclier sur la statue de la France Chalmont, je ne suis pas allé à l'Académie. Seul il faisait bien. En place il est trop détaillé, compte beaucoup trop. Il ne pourra pas rester ainsi.

Fin de journée, réception chez M. Lévy-Bruhl pour la remise de sa médaille. J'ai revu M. Mauss, gendre de Durkheim, et fait la connaissance d'un professeur à l'université de Strasbourg, qui avait beaucoup connu Paul Lecène, avec qui nous avons beaucoup parlé de lui.

Puis à la vente de Lily des Amitiés internationales. Tout le monde avait l'air très content. On compte sur un important résultat, dépassant une trentaine de mille francs. Lily me présenta au comptoir persan à des jeunes gens charmants, un jeune peintre et une ravissante jeune fille, secrétaire du groupement des Études iraniennes, une des ces jeunes filles pour lesquelles [8] le poète des Mille et Une nuits [9] aurait dû faire appel aux plus pures et langoureuses comparaisons de son imagination si fertile (gazelle, lune, aile de la nuit, force du matin, etc.).

Il suffit de lire un peu d'histoire pour juger avec philosophie les événements de son temps. Je relis de temps en temps des pages des mémoires de Delacroix. Lecture de premier ordre pour un artiste. D'abord elle entraîne à écrire aussi les événements de sa vie. Comme le dit Delacroix c'est la seule chose qui reste des jours passés. On oublie si vite. Je lisais qu'en 1847, Dupré, Rousseau, Scheffer étaient venus trouver Delacroix pour lui demander de fonder avec eux une société d'artistes rivale de la Société officielle, du Salon officiel. "Je leur ai déclaré ma complète aversion pour le projet... La venue de ces deux parleurs, au moment où j'eusse pu retrouver quelque disposition au travail, m'ont abattu jusqu'au soir". Tels sont les Aman-Jean, les Arnold, Dejean, etc. Je suis très heureux de penser aujourd'hui de la même façon que Delacroix alors.

5 [juin 1932]

Ce matin venait me voir le jeune Galtier, ce jeune graveur qui a travaillé un moment avec moi et vient encore me voir à l'approche des concours où il pense avoir besoin de moi. Ils ont comme sujet de concours de Rome cette année en gravure "Les Adieux". Il m'a apporté une composition terriblement pompier, conventionnelle, sans le plus petit brin d'émotion et de vérité, un hybride de l'académisme 1830 et du bourdellisme qui n'est qu'un académisme mal fichu. J'ai tâché, avec prudence, car c'est terrible de troubler un jeune homme en plein concours, de lui faire comprendre qu'il errait; je lui ai même analysé sa façon de commencer son travail et il m'a avoué que j'avais vu juste. J'en ai profité pour lui expliquer que stylisation n'est pas style. Quand on part avec une vision préconçue, en pensant à des choses vues (œuvres d'art) on se trompe, on n'est pas personnel. Alors que le style est au contraire la note personnelle qu'on apporte. Chaque artiste a son style, lorsqu'il est digne de ce nom d'artiste, c'est-à-dire lorsqu'il pense par lui-même, qu'il donne une interprétation personnelle d'un sujet donné, en partant de la nature vue et observée directement. Seul moyen de ne pas s'acculer soi-même à une impasse.

Après-midi réception. Beaucoup, trop de monde. Mes derniers travaux semblent avoir grand succès. Henri Martin, Le Sidaner, J[aul (?)], L[etrosne (?)] etc. Henri Martin m'a paru très enthousiaste et de La France et des fontaines.

Lemaresquier me parle d'un projet d'important monument à Briand. Il voudrait beaucoup que ce soit moi qui le fasse. Aussi le désirent Tissier et d'autres amis de Briand. Voilà qui me plairait autrement que les élucubrations militaristes de mon vieux Bigot.

6 [juin 1932]

Au chevet du d[octeur] Armaingaud pour la signature du contrat de la statue de Montaigne. Je l'ai trouvé mieux que la dernière fois[10]. Son directeur du sanatorium d'Arcachon était là. Le notaire était un peu en retard. En l'attendant le bon docteur s'est mis à nous parler de manière un peu excitée. Profession de foi positiviste, bonnes petites banalités sur la non-existence de Dieu (formule chrétienne) mais qui prenaient une certaine grandeur dans la bouche de ce vieillard étendu, immobile, et très menacé. Le notaire est arrivé. Aussitôt j'ai pensé à Labiche. Je ne peux pas voir un notaire sans penser à Labiche. Après les formalités de signature de notre petit contrat, le notaire est parti; la conversation a repris, du moins le monologue du docteur Armaingaud (nous ne fûmes à aucun moment au niveau du Phédon). Ce n'en était pas moins touchant. Il parlait avec la vraie résignation d'un sage. Qu'il voudrait bien vivre encore assez pour voir la statue de Montaigne. Mais que si son heure était venue, mon Dieu, qu'il s'en irait sans regrets. La vie lui avait été somme toute favorable. Il n'avait fait de mal à personne. Si des gens lui en veulent de quelque chose, ils ont tort. Quant à croire en Dieu, bien entendu, il n'y croit pas. Mais il veut bien espérer qu'il y a une sorte d'immortalité, et dans ce cas là certainement Montaigne l'accueillera les bras ouverts. Comme je prenais congé de lui après cette confession[11], il me dit en me serrant la main :

— Où achetez-vous vos cravates?

Un peu surpris je lui réponds que je ne les achète pas toutes faites mais que je lui en donnerai un modèle.

— Oui, c'est ça, elles sont beaucoup mieux que toutes celles qu'on achète partout.

 

Le pauvre Vignaud aussi est malade. Heureusement c'est moins sérieux. Il a une sciatique. Je lui téléphone. Il me dit avoir reçu le livre d'Isay.

— Ah! c'est moi qui aurais dû écrire ce livre. C'eût été bien mieux.

Dezarrois ce soir, sur le même sujet, me dit la même chose. Ce n'était pourtant pas à moi à demander à mes amis d'écrire sur ma personne.

Martzloff m'avait fait dire qu'il viendrait probablement avec le préfet. Visite en vitesse. Ils sont restés cinq minutes, mais Martzloff et Lebret reviendront.

Fini ma journée aux Artistes décorateurs, à la plus grotesque séance qu'il soit possible d'imaginer. Ces malins ont eu l'idée d'organiser des séances de flagornerie, une pour les sénateurs écrivains, une pour les députés idem, une troisième pour les conseillers municipaux idem. Alors il y avait un type qui faisait d'abord un petit topo sur le sénateur, c'était la séance des pères conscrits, dont on allait lire ensuite un fragment d'œuvre. On nous disait : M. le sénateur X, a eu le second prix de grammaire en telle classe, le prix de calcul en telle autre, etc. Ainsi défilèrent devant nous Caillaux, [Paul-]Boncour, etc. Bérenger. C'est pour lui que j'étais venu. Il était un peu irrité, car c'est un homme intelligent, et n'était pas sans avoir saisi le ridicule de cette flatterie dénuée d'artifice.

7 [juin 1932]

Buste Louis Bréguet terminé. Il est bien. Rendez-vous avec la maison Lemoncé pour l'appareillage des pierres des fontaines[12]. Ils m'apportent un calepin brutal comme pour une maison en construction. Ils s'étonnent encore une fois de l'importance du travail. Comme je leur reprochais encore une fois de ne pas être venus se renseigner auprès de moi avant d'établir leurs prix, ils prétendent n'avoir pas su que c'était moi qui faisait la sculpture et n'avoir même appris qu'indirectement le nom des architectes. C'est d'ailleurs faux. Ces indications leurs ont été données à eux comme aux autres adjudicataires.

Téléph[one] de Lemaresquier pour le monument Briand...

Le pylône Paris commence à sortir.

8 [juin 1932]

Sur le boulevard S[ain]t-Germain, en vitrine d'une des meilleures librairies d'art de Paris, sont exposées trois œuvres de moi : la tête de Jubal en granit, l'Hérakles à la Biche et l'esquisse de Bacchus. Autour de nombreuses photographies de mes œuvres et plusieurs exemplaires du livre d'Isay avec mon nom en grandes majuscules. Est-ce cela la gloire?

En revenant à la maison je trouve une coupure d'un journal : Je suis partout. À propos du Salon des Tuileries un nommé Fosca parle de moi de manière fort méprisante, m'assimilant à Cogné... Il faut aux rois des bouffons. Le principe en est bon. C'était pour les empêcher de n'entendre que des flatteries.

Chez m[aître] Gondinet qui voulait me montrer des bronzes du XVIIIe : deux statuettes de Louis XIV et Louis XV. Quelle vilaine époque. La nôtre, par bien des côtés, est encore plus laide. Mais j'ai vu aussi une nature morte d'une extraordinaire qualité, des fruits, des raisins. Ces gens-là savaient peindre.

Repris la maquette du tombeau Foch.

Visite du vérificateur de Pommier et Billard pour l'étude des arrivées d'eau et éclairage.

9 [juin 1932]

Mariage de Annie Lombard. La pauvre Madame Lombard donne de plus en plus l'impression désaxée. La famille du jeune marié est tout à fait agréable. La mère est fort jolie.

Réunion de la famille de Louis Bréguet. Tout le monde m'a paru réellement satisfait du buste.

Je relis en ce moment avec un intérêt immense, les mémoires de Delacroix, la nouvelle édition complète de Joubin. On voudrait que la même chose fût faite pour ceux d'Alfred de Vigny. Aujourd'hui passage sur les Romantiques (les gens de lettre), p.217 (année 1847) : "Le soir, chez Pierrot, etc. Il me parle de sa soirée chez Champmartin, où Dumas a démontré la faiblesse de Racine, etc." Delacroix, grand romantique, montre l'indépendance de son esprit, en ne partageant[13] pas du tout les opinions brutales et méprisantes de ses contemporains. Il voit même très clairement les points faibles du romantisme. Ce court passage des mémoires est fort intéressant aussi du point de vue général. On y discerne en effet à quel point[14] le romantisme a été surtout une révolution réaliste comme, plus tard, le réalisme a été contre le romantisme, comme, plus tard, l'impressionnisme a été aussi une révolution réaliste entre un réalisme académique. Toute la lutte a été contre le réalisme du sujet avant le réalisme de vision. Le réalisme d'exécution a malheureusement amené un affaiblissement de technique. Pourtant le réalisme, c['est]-à-d[ire] le retour à la nature, sera toujours à la base de toute renaissance.

Banquet de la Société des Artistes français. Paul Léon présidait entre Chabas et Dauchez. J'étais à côté de Mme de Vilmorin. Elle m'a paru bien nerveuse. En tout cas c'est une femme aux réactions et aux opinions imprévues. On ne sait jamais ce qu'elle va penser et comme, par politesse[15], on cherche à deviner son opinion pour avoir d'avance la même, on n'y arrive jamais. C'est un jeu amusant, augmenté par son aspect, ses allures caoutchoutées. Charmant discours de Paul Léon qui me paraît cependant annoncer avec un peu d'imprudence monts et merveilles aux artistes, pour les années qui viennent, 1937.

10 [juin 1932]

Banquet Besnard. Discours pleins de très beaux passages de L[ouis] Hourticq. Charmant discours comme toujours de P[aul] Léon. Réponse de Besnard. Dans les conversations, après le déjeuner, les amis de Besnard ne dissimulaient [pas] leur réprobation de la mise à la retraite. G[eorges] Lecomte disait :

— Je sens en moi un grondement intérieur.

Il paraît même que Ph[ilippe] Besnard interpella grossièrement P[aul] Léon à son arrivée. Tous ces gens-là sont singuliers. Ils considèrent que ces importantes fonctions sont faites pour ceux qui les occupent et non pour ceux dont on doit s'occuper. Peu d'hommes ont été moins soucieux de la jeunesse que Besnard, peu d'hommes ont autant pensé uniquement à eux-mêmes que cet homme. Aussi la jeunesse ne lui a-t-elle marqué aucun regret. S'il avait su se faire aimer, elle l'aurait défendu. Profité de ce que mon après-midi était à moitié perdue pour voir cette exposition Ensor, ce peintre belge. Bien quelconque. Des imitations d'un peu tout le monde.

Au Conseil Supérieur nous élisons à l'unanimité Laurens à la succession de son frère.

Puis chez Bigot qui fait le concours de l'aménagement d'ensemble des Arts décoratifs 1937. Il a repris le parti Granet, qui est le parti de la municipalité. Donc il s'étale sur Luna Park et dans le jardin d'Acclimatation. Pour moi, c'est une erreur. Il ne faut pas toucher au jardin d'Accl[imatation]. Saccager toutes ces pelouses, enlever des arbres pour y élever ces constructions en carton-pâte style 1925, et en enlever les animaux, c'est assez stupide. J'ai beau le connaître, je suis toujours surpris de la complexité de Bigot. Il croit agir avec beaucoup d'adresse, mais...

Ce soir, nous avons beaucoup parlé d'Alger, avec le fiancé de Minouchette. Il est le fils d'une dame Roque qui joua avec nous à Mustapha quand nous étions tout enfants.

11 [juin 1932]

Visite de Pontremoli des ateliers[16]. Il nous a fait un très charmant discours. Je m'aperçois maintenant que je ne lui ai pas répondu. J'aurais dû le présenter aussi à mes jeunes gens et leur dire devant lui tout le bien que je pense de lui.

Déjeuner chez Louis Artus. Sarraut. M. et Mme Marcel Prévost. Abra[n]. George Blumenthal. Avant le déjeuner Marcel Prévost parle à A[lbert] Sarraut de son livre sur les colonies.

— Il a fait beaucoup d'impression à l'Académie, lui dit-il, il faudra que nous en parlions.

Il l'emmène dans le second petit salon. Encore un que l'on va enrégimenter. Ceux qu'on ne peut pas avoir par la corruption financière, on les a par l'appât académique. Artus me reparle de ma statue de la France[17] qu'il a vue dimanche à la maison.

— J'en parle à tout le monde, me dit-il, tellement je suis hanté.

Cependant, Mme M[arcel] Prévost, prenant trop vite ses désirs pour des réalités, laissait entendre que le ministère Herriot était déjà fort ébranlé, que Germain-Martin y restait à contre-cœur, etc.

À l'Institut Hourticq me confirme que Philippe Besnard a eu une violente altercation avec Paul Léon au banquet. Cet imbécile aurait dit à P[aul] Léon :

— C'est scandaleux de mettre ainsi sur la paille le fils d'un aussi grand artiste!

Ils vivent tous en effet de Besnard. Sa retraite est un coup dur pour ces affamés. Signé avec Rabaud le contrat Fauré. Je suis enchanté.

Enfin, été au vélodrome du Parc pour assister au championnat du monde des poids moyens. J'était trop loin, quoique bien placé, pour bien me rendre compte. Ce Thil m'a fait l'effet d'un vrai boxeur de classe, surtout cogneur. Cela m'a rappelé le temps déjà lointain où je suivais tous ces combats. Cela m'a rappelé aussi que je n'ai pas mené à bout mon programme de la série des boxeurs.

12 [juin 1932]

À Sucy, chez les jeunes Heilbronn. Une fort jolie propriété, exactement du type de ces propriétés où je n'aimerais pas vivre. J'aime les vues immenses et mouvementées. Des champs de blé ou de luzerne, malgré leur charme, ne parlent pas à mon imagination. Mais je me plairais, avec une vue, entre les quatre murs d'une cour de ferme.

13 [juin 1932]

Les prix de l'Institut au Salon. Après les votes qui se sont passés comme je désirais, nous avons fait un tour de la peinture avec[18] Cassou, Bottiau, Bertola, Patrisse. Cette rétrospective du cinquantenaire est vraiment remarquable. Pourquoi aujourd'hui ai-je été surtout frappé par le Puvis, la Décollation de s[aint] Jean? Toile remarquablement bien peinte. La Salomé n'est peut-être pas très bien précisée.

Travaillé l'après-midi au pylône "La Ville de Paris"[19]. Fini la journée chez la comtesse A[ndré] de Fels. Il y avait Pierre Mille, Thiébaud, le rédacteur en chef de la Revue de Paris qui me dit qu'il fera un papier dans la Revue sur le livre d'Isay. J[acques-]É[mile] Blanche fort aimable et vieilli, P. Gonse, la jeune comtesse de Brissac[20] (fille Schneider) et Paul Reynaud et Berle, cet auteur intelligent qui écrivit La faillite des partis en France. Il me dit :

— Je ne comprends rien à Paul Reynaud. C'est à son instigation que j'ai écrit ce livre. Il a fait tout le contraire de ce qu'il me disait.

Paul Reynaud a été fort aimable avec moi. Moi non plus je ne comprends pas que cet homme intelligent et de valeur et qui est courageux fasse cette politique absurde.

14 [juin 1932]

Je me suis décidé à reprendre complètement dans le plâtre le bouclier de Chalmont[21]. C'est encore du travail. Tel qu'il est, il ne peut pas rester. Entre temps j'ai eu une deuxième séance pour le buste du président Bouisson. Mme Meunier venue poser aussi. Ce buste ne vient pas encore.

Visite de Lebret et Martzloff. Tout va de ce côté. Ils sont retardés par le métro qui n'en finit pas de leur donner ses profondeurs.

15 juin 1932

Le bouclier de Chalmont en soi est un peu moins brillant. Mais il fait bien mieux. C'est la doctrine des refus de Valéry. Savoir sacrifier le meilleur.

16 [juin 1932]

Le président Bouisson parle de manière de plus en plus sévère de Tardieu qui s'oriente de plus en plus à droite. Je m'étonne une fois de plus de[22] semblable attitude de la part d'un homme intelligent.

— C'est là qu'il y a l'armée et l'argent, me répond-il.

Paul-Boncour, à son avis, ce n'est rien du tout. Ressembler à Robespierre, ce n'est pas suffisant... D'ailleurs, il ne lui ressemble même pas. C'est un Robespierre arrangé par un garçon coiffeur. À l'atelier la tête du président Bouisson est de plus en plus intéressante. C'est d'un dessin nerveux, il a quelque chose d'aquilin, bouche serrée, regard droit, net. Malheureusement un peu engraissé.

Au déjeuner de l'Expansion artistique, je suis à côté du gentil Paul Léon. Nous parlons de la future Exposition. Très justement il dit qu'il faut construire sur les terrains que l'on possède (dépôt des marbres, manutention), donc faire l'Exposition sur les deux rives de la Seine. Autrement dit si l'on se lance dans des affaires d'expropriation, on n'en sortira pas, tellement cela coûtera cher.

Petite réception chez Gardet où je retrouve avec émotion Madame Marcel Auburtin. Comme Madame Granet était là, [(Madame Auburtin)] me dit :

— C'est Granet qui a succèdé à Marcel à la maison Pleyel. Imaginez-vous qu'il a exigé de moi le remboursement d'une somme insignifiante, que Marcel avait touchée d'avance comme honoraires, et à un moment où il savait que j'étais très gênée.

17 [juin 1932]

L'aigle de la coupe Montefiore. Puis au bouclier de Chalmont[23]. Je n'aime décidément pas travailler dans le plâtre. Mais des côtés avantageux, parce que la matière se rapproche plus de la définitive.

Aux Champs-Élysées, grande soirée de gala, pour l'inauguration du monument Debussy. C'est évidemment de la jolie musique impressionniste. Mais à aucun moment, aucun, je ne me suis senti emporté par un grand souffle, comme avec Wagner, ou Beethoven, ou même Richard Strauss. Tout ça est subtil, intelligent, artiste, jamais généreux. Les Nocturnes et la Mer ont été les meilleurs. Quant à Pelléas, le poème de Maeterlinck est très supérieur à la musique. Je suis convaincu que joué, bien joué sans musique, l'effet dramatique serait tout aussi grand, peut-être même plus encore. Non, ce n'est pas un de ces sommets comme ceux que je nomme plus haut, ou Berlioz. Il ne vaut pas mon cher Laparra, beaucoup plus complet. On nous a donné par T. S. F. L'Après-midi d'un Faune, joué à Bâle. Ce fut affreux. J'étais heureux de cette faillite de la machine. Quelle sottise de vouloir faire d'une machine un instrument d'art.

Après, au monument. Qu'en dire? C'est du mauvais Bourdelle, c'est du mauvais Jeanniot. C'est de la littérature. Ce n'est pas de la sculpture, à aucun point de vue. Mais il y a de l'eau. Il y avait de l'eau et dans l'eau des petits poissons rouges! éclairés par des éclairages artificiels. Le dispositif architectural n'est pas mauvais, encore que je n'aime guère l'emploi du ciment et de ces formes minces sans nécessité pratique. Aussi médiocre qu'il soit, c'est encore moins mauvais qu'un projet d'un autre monument Debussy qui doit être élevé à S[ain]t-Germain[-en-Laye] et qu'exécute Maillol. Ah! Celui-là! Il n'a même pas l'intelligence.

Au théâtre, rencontré Azéma qui m'a dit que le projet Montaigne viendrait demain à la Commission d'esthétique.

18 [juin 1932]

À côté de... j'ai vice présidé l'assemblée générale Rome-Athènes. Nous y avons voté un ordre du jour intéressant pour nos jeunes gens de Rome. Il s'agirait de donner plus de lustre à l'exposition des Envois. À Rome, cette exposition est inaugurée en grande cérémonie par le roi, l'ambassadeur. Ici, on semble l'escamoter. Il est vrai que ces dernières années les sculpteurs notamment ont envoyé de là-bas des choses lamentables. Contrecoup de ce à quoi on fait des succès à Paris. On a fini par persuader les jeunes gens qu'un buste ou un bout de torse étaient aussi difficiles à faire que de composer un groupe. Des gens qui n'ont jamais fait de sculpture nous viennent parler de sculpture pure, comme de peinture pure, musique pure, poésie pure, etc. Et tout ça n'est que de la mauvaise littérature.

Passé rapidement à l'inauguration de l'exposition Manet. Impression énorme. J'y retournerai. De plus en plus un très grand peintre.

19 [juin 1932]

Déjeuner au Tour du Monde, l'œuvre de M. Kahn, ruiné complètement aujourd'hui, paraît-il. Il y avait Pontremoli, en l'honneur de qui le déjeuner était donné, Lévy-Bruhl, Maspero et sa femme, Isay, etc. Parlé de l'Exposition 1937. Isay me dit que trois tendances se dessinent : refaire une exposition d'art décoratif genre 1925, ou une exposition d'art moderne, ou une exposition d'ordre intellectuel plus étendue, comprenant les sciences, l'université, etc. (projet Bérenger). Je pense à mon Temple, dont cela pourrait être l'occasion de l'exécution. Suivre l'affaire de près. Et être prêt aux pires intrigues, aux pires bassesses! pour y parvenir. Fini la journée chez Letrosne, près de S[ain]t-Germain[-en-Laye]. Très belle propriété mais je ne sais trop pourquoi, je n'aimerais pas vivre là. C'est trop la même couleur que Paris. Le repos du midi est beaucoup fait par la différence de l'ambiance. Il y avait tous les architectes, Gonse, Duval, Tournon, Sardou.

20 [juin 1932]

Je me demande si je ne ferais pas bien d'écrire à Herriot, pour lui demander une audience et lui reparler du Temple, à propos de 1937. Comme il y aura de grosses sommes disponibles pour cet événement[24], avec ce que je pourrai recueillir des promesses qui m'ont été faites (Blumenthal, Mme G., Mlle R. F., etc.), le moment est venu de tenter un effort. Si je ne le fais pas, si je ne le réussis pas, c'est qu'il m'aura manqué l'essentiel du génie.

21 [juin 1932]

Lettre de Thiébault-Sisson, réponse à celle que je lui avais écrite pour lui recommander Rémy pour le prix national. Il n'y a qu'un critique d'art pour écrire avec autant de prétention et presque de grossièreté. Je garde précieusement ce papier parmi mes curiosités. Je ne lui répondrai pas, mais il empêchera Rémy d'avoir un prix important. Il n'y a que les gens qui n'ont jamais rien fait, pour juger aussi souverainement. Leur autorité leur vient malheureusement de la lâcheté des artistes et même du pouvoir.

Retouches, plutôt réfection du bouclier de la France Chalmont[25]. Toute la décoration traitée très bas-reliefs fait beaucoup mieux. D'abord c'est plus vrai. De plus tout l'intérêt se concentre mieux sur la tête de La France. Le bouclier lui-même n'est pas moins intéressant. Il est à sa valeur.

Chez Madame Gaillard après dîner, où une dame allemande faisait une conférence sur le théâtre populaire en Allemagne. Cette dame, avec d'autres personnes, a fondé une société de théâtre baladeur. Ils vont de ville en ville et même de village en village donner des spectacles, faire connaître les meilleures et les plus célèbres pièces de tous les auteurs et de toutes les nations. On demande sur place des collaborations. Le résultat est magnifique. Ainsi répand-on le goût des belles choses, Shakespeare, Gœthe, les grands classiques. Ainsi que je l'ai toujours pensé, le peuple s'intéresse passionnément à ces œuvres d'ordre supérieur. En fait ce sont les classes supérieures qui sont le plus généralement de goût inférieur. J'ai retrouvé là ce soir avec grand plaisir J.J. Bernard.

22 [juin 1932]

Lily avait invité à déjeuner cette dame allemande qui faisait la conférence hier soir chez Mme Gaillard. C'est une pacifiste, une francophile. Elle a un côté illuminé quand elle parle de son œuvre de théâtre populaire. La conversation étant venue sur le fameux couloir polonais, elle nous a expliqué pourquoi à ce sujet toute l'Allemagne était unanime et ne pouvait supporter cette coupure en deux du pays, pourquoi il fallait souhaiter qu'une solution possible du problème soit trouvée.

Après-midi, réunion chez George Blumenthal, où je retrouve[26] Florent Schmidt que je n'avais pas vu depuis bien longtemps. Homme bien intelligent, imprévu, certainement un des plus grands musiciens de notre temps, à mon avis très supérieur à Ravel, quoique de réputation moindre.

23 [juin 1932]

Bouclier de la France Chalmont[27]. Pylône Paris, commence à se composer. Sera, j'espère, aussi vivant que celui de la Seine. Il faut éviter les éléments décoratifs architecturaux. C'était facile pour le précédent, où il ne s'agissait que de thèmes champêtres et d'eaux. Pour évoquer la vie d'une ville, c'est plus difficile. Mes thèmes sont : La navigation; Le théâtre; Les jardins; Les chantiers.

Le jeune Savargin, ce sculpteur roumain, est venu me porter les notes qu'il a prises au jour le jour tandis qu'il faisait au palais royal le buste du roi de Roumanie, à Bucarest. Quelles mœurs curieuses que celles d'une cour, et qui doivent être partout les mêmes dans ces royaumes modernes où les princes sont avec tant de raison réduits au rôle représentatif. Il faut cependant leur donner, à leurs propres yeux, une apparence d'utilité et de pouvoir. Ils sont, en fait, aux mains d'une camarilla de larbins supérieurs, portant des uniformes chamarrés, des décorations, ayant des titres ronflants, tout à la fois tout puissants et rien du tout. Comme beaucoup de sculpteurs, roumains et étrangers, avaient sollicité l'honneur de faire la tête de cet imbécile, et quelle tête! on décida de réunir tous ensemble ces artistes dans une pièce dans laquelle on faisait passer le roi de temps en temps. Alors, pendant les quelques minutes de la présence royale tous se précipitaient sur leur travail. Certains traînaient à toute vitesse leur selle tout près de l'auguste modèle, gênant bien entendu les autres. Après le passage, séances d'engueulades parfois, mais plus souvent manœuvres sournoises auprès de tel ou tel personnage de l'entourage pour faire évincer un collègue. Quelles belles scènes de comédie. Certain matin tous les sculpteurs en découvrant leurs œuvres les trouvèrent sans nez. Protestations prudentes. C'était en effet le grand voïvode (le prince héritier) qui s'était amusé. Durant trois ou quatre mois durèrent ces séances. Puis de nouveau, certain matin en arrivant, nos sculpteurs trouvèrent tout leur matériel et leurs bustes à la porte dans une cour. Un des sculpteurs avait paraît-il commis je ne sais quelle indiscrétion et le roi faisait mettre tout le monde à la porte.

Soirée chez Mme Noémie Renan, pour une conférence de Mme Locquin sur diverses interprétations des Pèlerins d'Emmaüs. C'était à Montmartre, dans la rue Chaptal, où je suis né. La petite maison de mes parents est à louer. Si j'avais le temps j'irais la visiter. Quels souvenirs cela éveillera-t-il en moi? La conférence avait lieu dans l'atelier d'Ary Renan[28]. Sur les murs, de très beaux dessins de Puvis de Chavanne. Et le fameux Portrait de Renan par Bonnat. C'est solide, mais comme c'est insensible. On pense à une figure de cire du musée Grévin. C'est aussi bien laid de couleur. Ce qui par contre était émouvant c'était de retrouver les traits essentiels de ce portrait dans le visage de Madame Noémie Renan et surtout celui de sa fille, petite fille de Renan[29]. Il y avait là Madame Finali. Elle racontait qu'au congrès de Versailles, pour l'élection de Lebrun, elle avait assisté à une furieuse attrapade de Petsche par Tardieu qui se plaignait de n'avoir pas été suffisamment applaudi lorsqu'il était monté à la tribune déposer son bulletin de vote.

24 [juin 1932]

Fini d'arranger l'esquisse du monument Fauré. Bouclier de Chalmont[30]. Il faut en enrichir l'aspect. Que ce soit le bouclier d'une déesse. L'ami Grappe vient, pour s'en débarrasser, de me faire porter une assez jolie quantité de morceaux de très beaux marbres, déchets de l'atelier de Rodin. C'est émouvant ces blocs dont certains portent les initiales A. R.

À déjeuner aujourd'hui George Blumenthal, Ravel, Astruc et sa femme, Jacques et Nadine, Madame Long. Celle-ci ne paraît pas très disposée à présenter Françoise au conservatoire. Elle est femme remarquable et intelligente, mais elle donne de moins en moins l'impression de s'occuper en profondeur de ses élèves. On la sent préoccupée d'elle-même avant tout. Ravel a dit quelques banales bêtises sur Wagner, qu'on ne peut plus l'entendre (?), que ses livrets sont idiots, etc. Je pensais à ce passage des mémoires de Delacroix, où il juge si justement et si sévèrement Dumas et les romantiques qui condamnaient impitoyablement les classiques. Delacroix qui est un vrai grand génie était compréhensif et savait reconnaître partout la beauté profonde qui est éternelle, et peut-on presque dire la même chez tous. Ravel est un petit maître, d'un esprit du genre [31] d'un Gabriel Domergue, avec plus de métier. Mais le même côté snob. George Blumenthal était indigné de l'accueil fait par la presse à la proposition Hoover de désarmement. Il a raison. Pourquoi toujours prêter d'abord aux gens des intentions louches et des arrière-pensées. Blumenthal disait que l'attitude de la France à Genève était unanimement regrettée dans le monde entier.

Relu dans les mémoires de Delacroix la très belle page du 10 juillet 1847 sur certains principes essentiels en peinture. Ce principe de faire détacher les objets en plus foncés sur ceux qui sont derrière est un des credo de l'art des décorateurs de théâtre. Mouveau et le pauvre Arnaud m'en ont souvent parlé. La grande décoration picturale se rapproche d'ailleurs beaucoup du décor théâtral.

25 [juin 1932]

Étudier avec le représentant de la Ville de Paris les emplacements des phares des fontaines[32]. Problème difficile. Je ne veux pas qu'on voit ni une seule source lumineuse, ni un seul appareil mécanique.

26 [juin 1932]

Billard et Pommier venus avec un de leurs camarades qui m'a paru très heureusement impressionné par les fontaine[33]s.

Lemaresquier téléphone pour me demander des prix pour une statue de jeune fille morte. À déjeuner Raymond Isay qui doit faire sur moi une conférence d'un quart d'heure pour T. S. F. mardi soir. Il me demande de passer à la Librairie de France pour leur demander d'enlever les banderoles tricolores de la IIIe République ainsi que des caricatures trop excessives qui encadrent de trop près le "Paul Landowski". Démarche qu'il m'embarrasse un peu de faire.

Cherché Marcel à Roqueval chez nos amis Brulé. Jolie après-midi.

28 [juin 1932]

Madame Meunier m'a adressé [34] une de ses amies, Madame Neilh-Blanc, qui avait épousé un nègre, que ce nègre au bout de quelques années a lâchée pour retourner dans son Afrique (je le comprends) en lui laissant deux petites mulâtresses. Ces deux petites ont aujourd'hui dix-sept et quinze ans. Elles apprennent la danse avec la danseuse hindoue du musée Guimet. Ce sont deux grandes jeunes filles longues, d'une étonnante élégance, à la tête toute petite. Je les ai mensurées toutes deux. Elles ont presque un peu plus de huit têtes. Sur la table elles donnent une extraordinaire impression de grandeur. L'aînée surtout, qui s'appelle Sadjà est fort belle, plus formée. Je regrette bien de n'avoir pas le temps en ce moment. J'aurais aimé faire avec elles un petit groupe sur un sujet des Mille et Une nuits.

Banquet de la Société coloniale, pour la remise à H[enry] Bérenger de sa médaille. Présidait, A[lbert] Sarraut. Il y avait aussi Mistler, le député noir Caudan, le gouverneur Olivier, Lyautey, sanglé, chamarré, barré de rouge. J'étais à table à côté d'une Créole de la Martinique, je la connais bien quoique je ne me souvienne plus de son nom, qui écrit un livre sur l'impératrice Eugènie, pour la réhabiliter, assurant qu'on a exagéré la facilité de ses couchages. Je me suis indigné avec elle de ces calomnies... Ruffe fit un discours bref et spirituel, dans son gilet. H[enry] Bérenger répondit de manière vraiment émue et élégante. A[lbert] Sarraut se livra à une sorte de harangue épileptiforme, excessive, qui me donna de fortes envies de rire; qu'aurait-il dit, quelles intonations aurait-il pris s'il s'était agi de choses vraiment émouvantes. Il y a des moments où les hommes les plus intelligents vous surprennent.

29 [juin 1932]

Travaillé tous ces jours derniers à la coupe de M. Montefiore, très en retard. Je ne peux pas tout faire à la fois! J'ai décidé de recommencer la tête de la France Chalmont[35], du moins de la corriger, car elle ne me plaît pas complètement. Comme c'est bon de garder longtemps une œuvre chez soi avant de passer à l'exécution définitive.

À l'ambassade de Pologne, où je rencontre Dussaud, et cette charmante brésilienne amie ou parente de da Silva Costa, Madame da Silva Ramos, Madame de la Force, etc. Puis chez Bosworth où Grousset m'invite à venir voir au musée Guimet un torse nouveau, paraît-il, remarquable.

Passé un moment au Salon des Tuileries. Le meilleur morceau de sculpture est un buste d'homme de Pommier. C'est le Portrait de Mare. Buste remarquable. Puis il y a celui de Jeanniot, un peu plus mince cependant, mais solide, très dessiné. Voilà de la belle sculpture. Le truquage de Despiau n'en apparaît que plus superficiel. J'ai moins aimé ses deux envois que la dernière fois. Le buste doré ne mérite pas qu'on le regarde. Il n'est qu'en surface, c'est mou, pas construit. Celui de bronze reste assez bon, assez bon seulement. En dehors de cela tout n'est que banalité dans ce Salon soi-disant révolutionnaire et indépendant et qu'un homme politique puissant préside.

30 [juin 1932]

Visite du comte et de la comtesse des Isnards. Très contents. M. des Isnards m'a dit son désir de m'aider pour le Temple. Il faut y arriver. Après le jugement du concours de Rome gravure, chez Bernheim pour l'exposition du Portrait de Briand par Lévy-Dhurmer. Excellent.

Dîner de l'Élysée. Après dîner je tombe sur une très intéressante conversation entre Maurice Denis, Auguste Perret, Mauriac[36]. Le pauvre Mauriac vient d'être fort malade. On a dû l'opérer d'une tumeur au larynx. Est-ce tuberculeux? Est-ce cancéreux? Comme il se remet bien depuis l'opération, on espère que ce n'est ni l'un ni l'autre. Ils parlaient de la poésie contemporaine et Denis a montré une connaissance approfondie des poètes anglais catholiques contemporains.

— Dans le genre catholique, appuya-t-il, car c'est un genre et c'est à dessein que je dis "genre catholique".

Puis la conversation évolua sur Gide dont Mauriac disait qu'on ne peut jamais lui faire suivre une conversation, si on le rencontre dans la rue, car sa pensée est toujours à l'affût d'une "histoire intéressante". L'histoire intéressante, c'est un petit télégraphiste ou un petit marmiton ou un petit collégien qui passe. De même chez lui, il ne veut personne, aucune bonne, aucun domestique, il va ouvrir la porte lui-même, espérant toujours quelque chose d'"intéressant". Il est paraît-il très hérissé en ce moment. Les études qu'on a publiées sur lui l'ont rendu ainsi.

À un coin de porte je rencontre de Monzie et Fabre[37]. Quant Fabre nous eût quittés :

— Je ne m'occupe en rien de son théâtre. Le gouvernement a mieux à faire que de s'occuper du Français. Ce n'est pas intéressant (Je pensais : il y a des gens qui admirent Napoléon d'avoir signé le traité de Moscou). Ce n'est qu'une administration, peut-être la plus difficile. Il faudrait commencer par la villa Médicis.

Ce mot m'a mis la puce à l'oreille. Il doit avoir un de ses petits camarades de noce, l'ami d'une de ses maîtresses qu'il voudrait placer là. Quand viendra l'heure du remplacement de Puech, il faudra veiller.

 

 

[1]    . Suivi par : "dans le livre de Monfreid", raturé.

[2]    . Suivi par : "on sent le mouvement des vagues", "le bercement des vagues, de l'eau, le souffle des tempêtes", raturé.

[3]    . Au lieu de : "Par moments", raturé.

[4]    Les Fantômes.

[5]    . Au lieu de : "le changement de", raturé.

[6]    Sources de la Seine.

[7]    . Suivi par : "Elle reste très gentille", "et [...] cette cérémonie simple", raturé.

[8]    . Au lieu de : "dont", raturé.

[9]    . Suivi par : "écrivait : "vois de ses cheveux la boucle noire s'arrondir sur la candeur de son front, c'est l'aile de la nuit qui se repose sur la joue du matin", raturé.

[10]  . Suivi par : "Le colonel", raturé.

[11]  . Au lieu de : "cette sorte d'audie...", raturé.

[12]  Sources de la Seine.

[13]  . Au lieu de : "en n'épousant", raturé.

[14]  . Au lieu de : "clairement", raturé.

[15]  . Suivi par : "et pour éviter d'être en", raturé.

[16]  . Suivi par : "Très gentil", raturé.

[17]  Les Fantômes.

[18]  . Suivi par : "mes jeunes", raturé.

[19]  Sources de la Seine.

[20]  . Au lieu de : "de Cossé-Brissac", raturé.

[21]  Les Fantômes.

[22]  . Au lieu de : "Je lui dis une fois de plus que je ne comprends", raturé.

[23]  Les Fantômes.

[24]  . Au lieu de : "à ce moment", raturé.

[25]  Les Fantômes.

[26]  . Suivi par : "avec plaisir", raturé.

[27]  Les Fantômes.

[28]  Ary Scheffer

[29]  . Suivi par : "Les ressemblances physiques sont plus héréditaires ques les ressemblances intellectuelles", raturé.

[30]  Les Fantômes.

[31]  . Au lieu de : "guère supérieur à celui", "à peu près égal à celui", raturé.

[32]  Sources de la Seine.

[33]  Sources de la Seine.

[34]  . Au lieu de : "envoyé", raturé.

[35]  Les fantômes.

[36]  François.

[37]  Emile.