Janvier_1933

Cahier n°32

3 janvier [1933].

Bien reposé, j’ai repris avec entrain le travail. De nouveau les dessins. Peut-être que je perds un peu mon temps. Mais le dessin me passionne de plus en plus. Je pense à cette exposition future, où je voudrais mettre beaucoup de dessins.

5 [janvier 1933]

J’avais jusqu’à ce jour une sorte d’admiration qui ressemblait à de la foi pour tout ancien normalien. Arriver à l’École normale me semblait la plus haute preuve d’intelligence et de talent… Notre jeune s[ou]s-secrétaire d’État, M. Mistler, vient d’ébranler cette foi jusque dans ses fondations. Je n’ai jamais rencontré pareil serin. Pourtant il me reçut avec amabilité, presque avec cordialité. Je sais qu’à propos de ma nomination à Rome, il a été favorable. Je venais l’en remercier. C’est un garçon vigoureux, brun, chevelure ébouriffée, œil noir. Rasé à la mode du jour. Petites mains grassouillettes. Il vient à ma rencontre, puis se rassied dans son fauteuil ministériel, d’un air las. Il a l’expression froncée d’un homme d’État surchargé de responsabilités. Je m’informe donc de sa santé, tant son attitude m’y invitait.

— Maintenant je vais mieux. J’ai passé les fêtes du jour de l’an couché, pour me reposer, en regardant des images. Mais quelle fatigue depuis six mois. Il m’a fallu faire un travail de forçat pour remettre de l’ordre dans cette maison. Imaginez-vous que c’était l’huissier qui dépouillait le courrier. Enfin c’est fait, la maison est en ordre.

Moi qui viens depuis si longtemps dans cette maison, ai eu à faire avec les uns et les autres, je ne m’en étais pas aperçu. Après l’avoir donc félicité de son immense effort et de ses talents d’organisation, je le remercie de sa sympathie pour ma nomination à Rome.

— Ce à quoi il faudra arriver, voyez-vous, c’est à la suppression de l’internat. Tous ces jeunes gens, mariés plus ou moins légitimement, c’est impossible.

J’explique que l’habitation à la Villa a tant d’avantages que c’est au contraire à maintenir. Puis changeant brusquement de sujet :

— Et les musiciens? Que vont-ils faire à Rome? C’est en Allemagne, en Europe centrale, à Vienne qu’il faut les envoyer. Là ils entendraient plus de musique qu’à Rome où ils n’ont que faire.

J’explique les avantages d’ordre culturel et général pour un jeune musicien dans son séjour à la Villa, et que de plus, très sagement le règlement donne au musicien le droit de séjourner, durant sa dernière année, où il veut, pour qu’il puisse précisément voyager en Europe centrale ou ailleurs.

— Ah! mais alors c’est très bien. Il n’y a donc rien à changer?

— Mais non, rien, du moins pour cela.

Alors changeant encore de sujet :

— Et pour nos sculpteurs, j’espère que vous allez leur expliquer la leçon de Rome, la valeur du Bernin et les orienter dans cette voie…

J’ai reçu ça comme un coup droit, tellement c’était surprenant. C’est ça, alors, le modernisme du jeune homme. Je me rappelle que pour le tombeau Foch, il m’avait fait dire par Petsche de m’inspirer du tombeau du maréchal de Saxe[1]. Je m’efforce de répondre sans manifester ma stupéfaction. Mais bien qu’en arrivant je m’étais promis d’opiner en tout, je ne peux m’empêcher d’élever quelques objections. Le Bernin, bien certainement, est un bel artiste, un décorateur, il faut que les jeunes sculpteurs, très certainement, étudient sa technique du marbre, car il fut cela surtout, un étourdissant manieur de marbre. Mais entre lui et nous, il y a eu d’autres sculpteurs. Si on ne les trouve pas à Rome, on trouve à Rome des maîtres plus anciens dont ils dérivent et qui les maintiennent en plus direct contact avec la nature, des hommes comme Rude…

M. Mistler m’interrompt net :

— Rude, j’en ai horreur.

Vlan! Encore un coup droit. Je reprends essoufflé :

— Barye.

— J’en ai horreur.

Troisième direct.

— Constantin Meunier.

— J’en ai horreur. Ah! parlez-m’en! Constantin Meunier et le naturalisme! Et Rude avec ses généraux! Oui, Monsieur, j’en ai horreur, et de manière militante.

Ceci dit, le point énergiquement appuyé sur la table. J’étais knock-down. Pas knock-out, parce que j’ai repris un petit avantage en lançant, comme un discret uppercut :

— Pourtant, La Marseillaise[2], vous en avez horreur.

Il hocha la tête et après un instant de réflexion concéda que la Marseillaise, oui, ce n’était pas mal. Puis on parla de l’administration de la Villa, et que nous examinerions ensemble tous les dossiers. Il me réservera une matinée exprès. Nous nous sommes quittés très amicalement. Je ne sais pas son âge exact. Il est vraiment jeune, quel qu’il en soit. Et comme, en partant, je bavardais, comme toujours, un moment avec mon ami l’huissier, celui-ci, procédant par apologues me dit :

— Voyez-vous, Monsieur, c’est la nouvelle manière de construire. On enlève la poutre maîtresse. Après on étaye avec n’importe quoi.

Et puis :

— Il y a des gens qui se disent près du peuple. Dans l’action ils en sont très loin.

6 [janvier 1933]

À déjeuner Alaux. Il me donne à lire les derniers feuillets de son ouvrage sur la Villa. Il y avait, à propos du mariage des pensionnaires, à propos des terrains de la porta Pinciana bien des choses inutiles et maladroites que je lui ai demandé de changer. Très gentiment il m’a dit qu’il le ferait.

Fait la connaissance, chez Marguerite Long, du chef d’orchestre Weingartner, bien sympathique. Il y avait Ravel qui ne l’est pas moins.

7 [janvier 1933]

M. Coutan me dit que l’ami Terroir posera sa candidature à ma succession à l’atelier. Cela m’ennuie. Je suis déjà engagé avec Gaumont. À l’Institut[3], de nouveau la question de la limite d’âge, mais pour entériner le succès des architectes. Ayant arraché à leurs confrères, à une très petite majorité, la prolongation[4], après, à tour de rôle, les peintres, les musiciens, les sculpteurs l’ont demandé pour eux. De sorte qu’à huit jours de distance, l’Institut a voté le contraire. Je ne sais pas si, ayant été là, j’aurais empêché la chose. C’est très dommage.

Dîner chez A[rmand] Dayot, où je rencontre E[rnest] Charles. Il m’a parlé très cordialement de ce que je lui avais écrit disant :

— Il ne faut pas attacher trop d’importance à ce que nous écrivons.

C’est tout de même ainsi qu’on crée des mouvements d’opinion.

8 [janvier 1933]

Idée d’un ouvrage[5] dont le titre pourrait être : "Essai d’une doctrine". J’y réunirais les quelques écrits déjà faits : Lettres[6] sur l’enseignement de la sculpture - Conférence sur la sculpture - Notice sur le prix de Rome, sur Paul Adam, sur l’aviation - Notice Allard. Ce n’est pas grand chose, mais auxquels j’ajouterais d’autres essais, notamment deux auxquels je pense : sur l’art classique - sur les époques de décadence. Pendant ces années qui vont venir, écrire à propos de voyages, d’expositions modernes, même des choses d’absolue imagination, mais dont la réunion prendrait un sens synthétique d’où émanerait un essai de doctrine, si tant est qu’on puisse établir une doctrine en art. Il y a cependant quelques vérités élémentaires et de bon sens utiles à dégager, un dépouillement à faire de ces vérités dans la confusion de notre temps.

Ne pas être paresseux, quoi.

11 [janvier 1933]

Visite de ce M. Bri… Il venait, je crois, m’emprunter de l’argent. Mais je me trompe peut-être. Il m’a annoncé la guerre prochaine entre l’Italie et la Yougoslavie pour arriver à faire une sorte d’Anschluss avec l’Albanie, ce qui obligerait la France à intervenir. Alors l’Allemagne se jettera sur Dantzig. Et le grand drame, tant espéré de nos grands métallurgistes, commencera… Je n’en crois rien.

12 [janvier 1933]

Je ne comprends pas bien l’interview que H[enry] de Jouvenel a fait paraître aujourd’hui. J’ai peur que ce ne soit un peu maladroit. Il m’a aussi un peu inquiété par certaines choses qu’il m’a dites tout à l’heure après le déjeuner auquel nous étions invités. Il m’a dit ceci :

— Je vais là-bas avec l’intention d’aboutir à quelque chose, à ne pas dire "non" à tout. Mais je ne craindrai pas de faire comprendre que la France, pacifiste, avec un gouvernement de gauche, ferait bien plus facilement la guerre si on l’embête qu’avec un autre gouvernement.

Je ne crois pas, une fois là-bas, qu’il tiendra de pareils propos. Il y avait là un monsieur américain qui nous a montré des journaux de propagande allemande sur la France en Afrique, la Légion étrangère, invraisemblables. On y voit des photographies représentant des officiers français jouant à tirer à la cible sur des femmes attachées… Tellement forcé que je ne crois pas que ça prenne. Presse Hearst[7], paraît-il, ce journaliste que la France expulsa.

13 [janvier 1933]

Je fais un dessin d’une Source agenouillée, fontaines porte S[ain]t-C[lou]d[8], qui vient bien.

14 [janvier 1933]

À déjeuner, Lefuel[9] et sa gentille femme. Il me parle du legs Marmottan. Il a laissé cinq cent mille francs à l’Académie de France.

— On me le remettra lorsque seront terminées les formalités.

Parlant de Mistler, il me dit qu’il s’est aliéné tout le monde et qu’il ne reviendra certainement pas au pouvoir si le ministère tombait, et tout le monde assure qu’il ne durera pas. Mais nous avons surtout évoqué les souvenirs de Rome, d’E[ugène] Guillaume.

15 [janvier 1933]

Intéressante conférence au musée Guimet sur l’architecture persane. Rencontré là l’architecte Beaudouin qui ne m’est pas très sympathique.

Benjamin, chez qui nous allons pour la soirée me dit que de Monzie ministre de l’Instruction publique vient de décorer le commissaire-priseur condamné lors du procès pour ventes fictives dont lui ou Mayer était l’avocat. Motif de la décoration : "A rendu les plus grands services à l’art français."

16 [janvier 1933]

Dessin de la Cérès (fontaines) avec cette magnifique jeune fille russe, Kathia Z[aronbine].

17 [janvier 1933]

Cette Marcelle, petite grue de Montparnasse, au corps étonnamment fin qui me pose aussi une des sources a eu ce matin un mot étonnant. Elle parlait de ce brave garçon M. champion de course à pied, qui pose pour moi, tellement il est dans la purée. Il est fort beau et je demandais à la jeune fille pourquoi il ne lui plaisait pas :

— Il est trop gourde, me répond-elle. L’autre jour, nous le rencontrons[10] à La Coupole. Il était avec une vieille taupe. Avec ma copine, nous lui faisons signe et nous l’invitons à dîner. "J’peux pas, qu’y nous répond, faut que j’marche avec cette vieille. Elle m’a payé un café-crème." Faut-il être gourde, hein, pour marcher pour un café-crème!

La composition du sarcophage Foch[11] est tout à fait au point. À l’exécution définitive, maintenant. Quel travail, bien qu’il n’y ait plus rien à composer. Tant que l’on compose, que l’on recommence, on se dit : quand il n’y aura plus qu’à exécuter, ça ira vite. En fait on peut dire que l’exécution est elle-même une composition, car un dessin[12], une saillie, une forme[13] jouent un aussi important rôle dans l’effet général qu’un geste. Dans un ensemble de plusieurs centaines de figures, comme là, toutes ont la même importance.

18 [janvier 1933]

Visite d’un représentant d’une société qui s’occupe d’éclairages, pour les fontaines[14].

Au Dernier-Quart, aujourd’hui, il y avait P[ierre] Laval. Quelle curieuse tête. Il dépasse ses caricatures. J’ai peine à imaginer qu’un pareil masque soit celui d’un grand homme. On a parlé des difficultés budgétaires, des économies nécessaires. Il disait que Pétain lui aurait dit qu’on pourrait économiser, sans risques, plus d’un million et demi encore sur le budget de la guerre. Il ne m’a [pas] paru non plus un homme dont la conversation puisse aller loin. Le docteur Le Mée nous a montré le film qu’il a tourné lors[15] du déjeuner au champagne. Amusant.

Vu chez Pozzi de beaux objets persans. Il y avait la baronne Gourgaud, toujours aussi pittoresque et sympathique. Mais je n’ai pu rester, car il y avait le Comité d’Expansion, que Jouvenel préside, comme toujours, en vitesse, n’ayant l’air de penser qu’à une chose : lever la séance. Et cependant je m’aperçois qu’il est au courant de toutes les questions et les solutions toujours au mieux. C’est sûrement un de nos meilleurs hommes, en ce moment. Son allure hâtive tient à son horreur du bavardage et des discussions qui piétinent. C’est mon genre.

Le bon Pommier me téléphone pour gémir sur les difficultés soulevées par le métro dont il est impossible d’obtenir la moindre décision.

20 [janvier 1933] [16]

J’ai été repris hier de ces pénibles et incompréhensibles vertiges. J’avais invité à déjeuner Terroir. Je voulais parler avec lui amicalement de la question atelier, qu’il ne m’en veuille pas de m’être engagé avec Gaumont. J’avais passé, perdu ma matinée à mettre au point un papier que je devais lire hier soir à la T. S. F., sur la villa Médicis. Après le déjeuner, comme l’autre fois, tout a de nouveau recommencé à tourner sur les murs devant mes yeux. Je ne voulais pas le montrer. Car nous devions aller à l’École des B[eau]x-a[rts] pour le jugement de la tête d’expression et le concours Saugel. Heureusement que j’eus un répit, ce qui me permit de l’emmener. Pendant ces deux jugements ça recommença, de manière ininterrompue. Pénible comme tout. Puis je fus chez Jacquet. Comme j’avais fixé une réunion d’atelier à la Fonderie, j’ai été acheter des bouteilles de Vouvray et suis enfin arrivé, dans un état lamentable à la Fonderie, ne tenant réellement plus debout. Conseil d’abord, avec de vagues répits. Pour aller dans l’atelier, j’ai dû prendre le bras de Bouchard, craignant de tomber. L’alignement des verres autour des gaies bouteilles, et autour tous les braves types de la Fonderie et nous; heureusement qu’il y avait une chaise. Mais voilà que Favre-Bertin sort un papier et me fait un discours. J’ai dû me lever et répondre. J’ai répondu et tandis que je parlais j’avais l’impression que les types me regardaient, pensaient :

— Ce qu’il en a une sale gueule. Il va crever.

On a trinqué. J’ai d’abord pris quelques gouttes, prudemment. Puis j’ai avalé tout mon verre… Et en quelques minutes le vertige se calma. Suffisamment pour que j’aie pu ramener Bouchard chez lui et rentrer chez moi, accompagné par Favre-Bertin. Comme j’avais cette lecture à faire, très gentiment il est revenu me chercher le soir, m’a accompagné jusqu’au poste. J’ai pu faire ma lecture, solidement. Je me suis couché éreinté. Aujourd’hui ça va heureusement bien. Mais quel bizarre malaise.

Pour nous réjouir, moi en tout cas, l’Œuvre publie ce matin un papier bien mérité à propos de ce buste de "La République" que ce serin de Mistler a commandé à Poisson. Il est vraiment bien vulgaire ce buste, ne me paraît pas même bien construit. Si l’accueil fait m’ennuie pour Poisson que j’aime bien, qui est chic type, a un certain genre de talent, je suis enchanté sans réserves pour Mistler dont la vanité mérite bien ce qui lui arrive. Je ne puis, à un autre point de vue, m’empêcher de comparer avec la tête de ma France.

Pommier vient me raconter avec Billard ses ennuis avec le métro. Audience avec Bollaert : Rome et le monument Chalmont[17]. Il me paraît assez favorable à un retour au célibat. Il m’a l’air aussi de vouloir s’occuper des routes de Chalmont plus activement que Verdier et Paul Léon. Il n’aura pas de peine. Il m’a paru très sincèrement stupéfait qu’on m’ait laissé faire toutes les démarches (sans d’ailleurs m’appuyer efficacement).

Mort d’Injalbert.

21 [janvier 1933]

Maintenant c’est le grand bouclier de la France qui me donne du mal. Je reprends l’idée des trois figures Liberté, Égalité, Fraternité. Les trois déesses. Allégories obligatoires[18]. C’est la devise de la France. Tout l’idéal républicain en trois mots, en trois symboles. Les mots ont créé les dieux, aux époques de croyance. Les anciens leur auraient élevé des temples[19]. L’idée morale centrale d’un temple est aujourd’hui bien difficile à déterminer. Je pense à mon Temple civique pour lequel il faudrait que je prépare une notice indispensable. Très difficile d’en synthétiser la pensée en quelques pages[20]. En fait, c’est un temple dans lequel chacun viendrait honorer sa foi[21] personnelle, mais c’est aussi le temple d’une foi collective, mais d’un sentiment universel qui dépasse généralement notre époque. De même que l’on peut avec raison avancer[22] que les artistes, les poètes ont énormément contribué à l’expansion de toute religion, la création d’un premier temple comme le mien, puis d’autres, en d’autres pays, à son imitation, ne contribuerait-elle pas à concrétiser les aspirations de cet ordre qui sont en la majorité des hommes.

À une réception chez Mme Ossouski où je rencontre la terre entière, M. Schreiber me dit revenir de Rome et me parle du délabrement de la Villa.

Soirée chez les Pontremoli. Paul Léon a été nommé à un poste important pour l’Exposition 1937. Il me dit que Mistler, qu’il était allé voir pour lui en parler et l’avait assuré de son appui, avait aussitôt après son entrevue, téléphoné au ministère pour protester contre la nomination de P. L.!

22 [janvier 1933]

Le gros Biloul, chez M. Guérin, me dit d’autorité que c’est Terroir qui doit me succéder à l’École. Terroir, lui, me demande de demander M[arcel] Gaumont de retirer sa candidature.

Passé chez Mme F[rédéric] Prince qui m’explique des tas d’histoires incompréhensibles à propos du tombeau. Fait-elle la demi-folle, ou n’est-elle qu’une rusée et malhonnête bonne femme? Les deux, probablement. Il m’a semblé comprendre que les architectes ont modifié leur architecture pour mettre mon groupe plus en valeur.

23 [janvier 1933]

Un brave praticien regardait La France[23] tandis qu’avec Juge j’y travaillais. Il me dit :

— Quand elle sera exposée, elle va en faire une étincelle, cette statue.

Enterrement d’Injalbert.

Commencé d’après la petite M. C[ombet] un grand dessin de la figure agenouillée surgissant comme une sorte de jeune Flore.

24 [janvier 1933]

Visite de Charles Prince qui se démène pour aboutir. Malgré leur promesse, les deux Frédérick sont repartis pour l’Amérique sans avoir signé notre contrat. La femme fait la demi-folle. Le mari fait celui qui laisse faire sa femme.

Séance avec la pittoresque Marcelle[24]. C’est une grande et mince fille, long torse souple, jambes fuselées, de tout petits seins, une petite tête toute fabriquée, yeux peints, sourcils peints, cheveux collés, très courts. Elle vit en ménage avec une "copine". Elle est irrésistiblement attirée par les messieurs du milieu.

— Ils me plaisent, me dit-elle, parce que ce sont des vrais de vrais. Ils sont toujours gonflés à bloc et ne se dégonflent pas.

Et elle fait le geste, écarte ses longs petits bras minces, bombe son petit thorax, gonfle ses joues.

— J’étais l’autre soir au café avec un qui a le béguin pour moi. Je lui montre un type qui m’avait emprunté dix francs et ne voulait pas me les rendre. Alors mon gars se lève, va en se balançant au type, et portant la main à son melon lui dit :

— Pardon Monsieur, il paraît que vous devez dix francs à Madame (en me désignant).

— Mais, Monsieur…

— Il n’y a pas de mais Monsieur. Faut les lui rendre. Ça ne se fait pas d’emprunter de l’argent aux dames. Allons. Rendez les dix francs. Et le type les lui a donnés.

— Et il les a mis dans sa poche? Lui demandé-je.

— Non, il me les a rapportés [25]. C’est que moi, je ne marche pas pour leur donner de l’argent. Je suis son béguin. Il a trois femmes qui travaillent pour lui et il m’a dit qu’il m’entretiendrait avec leur argent, si je le voulais. Mais je ne veux pas. Suzy (c’est son amie) est furieuse et me fait des scènes [26]. J’ai encore un peu de béguin pour lui. Et puis je ne peux pas m’en débarrasser comme ça. Je leur plais aux macs, parce que je le fais à l’ingénue. Ça va à mon genre. Il y en a, comme Suzy, qui font les dessalées. Ça ne prend pas avec ces types. Tandis que mon genre, c’est plus nouveau pour eux.

25 [janvier 1933]

Chez l’architecte Danis qui m’avait écrit pour un fronton d’une école professionnelle. Il s’agit d’un très grand cercle à décorer, quatre mètres de diamètre.

Dessin avec Kathia. Bouclier de La France Chalmont[27].

26 [janvier 1933]

Visite de Bollaert. M’a paru fort intéressé, surtout par le Temple. Me redit combien il trouve absurde qu’on m’ait laissé perdre autant de temps inutilement pour les routes (Chalmont), me promet encore de s’en occuper activement. Pour le Temple, mon idée[28] correspond à un grand programme qu’il a de cérémonies civiques, qui me semblent se réduire pour lui uniquement à des cortèges funéraires. Pour les cités modernes, les funérailles nationales restent en effet les seules à sentiment religieux. Même l’État laïque participe à l’office[29] de la religion du mort. Cette dualité est une des immenses différences de nos sociétés européennes avec les sociétés antiques si complètement imprégnées de religion, on devrait dire de religions. Le monde musulman nous en donne une image assez semblable, j’imagine[30]. Cependant le culte des morts, qui est certainement à l’origine de toutes les religions[31] est le seul qui se soit maintenu à travers toutes les croyances. C’est qu’en fait il n’a pas besoin de foi ni de miracles et que les plus rationalistes, les plus positifs esprits ne peuvent que s’incliner devant les œuvres, les grandes actions, et honorer après leur mort les héros, dans le sens le plus universel du mot[32]. Aussi bien des cérémonies ratées comme les funérailles d’Anatole France, comme celles en l’honneur de Jaurès, comme pour Briand, comme pour Berthelot, m’ont confirmé de la nécessité de ces Temples civiques pour honorer ces grands esprits d’ordre universel qui, sans pratiquer aucune religion, pratiquent en fait l’essentiel de chacune d’elles. Aussi bien, même pour un grand esprit religieux dont l’œuvre d’autre part[33] appartient à tous, une cérémonie[34] dans l’église de sa foi n’exclurait pas celle de ce Temple[35]. Cérémonies du jour des funérailles, et surtout plus encore "cérémonies commémoratives". Ici nous entrons dans le vrai rôle d’un Temple civique. Le culte des grands morts s’arrête trop, sauf pour sa famille, au jour de son enterrement. Les anniversaires n’ont un sens que s’ils sont occasion de fêtes d’évocation. Le souvenir ainsi se maintient. Le mort reste présent dans la cité, parmi ceux auxquels il fit du bien. Les anciens déifiaient leurs morts en vue du bien qu’ils attendaient de leur puissance dans l’au-delà. Les honneurs que nous leur rendons, à présent, sont pour le bien qu’ils nous ont fait de leur vivant, le prestige[36] qu’ils ont acquis, apporté à leurs concitoyens. Ils font partie du patrimoine commun. Nous leur apportons l’immortalité. Donc, premier ordre d’utilisation : funérailles nationales; deuxième ordre d'utilisation : cérémonies anniversaires[37] commémoratives. Ces trois mots indiquent le troisième ordre d’utilisation.

27 [janvier 1933]

Visite chez les Mauclair. Ils nous avaient téléphoné, nous demandant de les venir voir. Mauclair était tout ému encore de discussions avec Dezarrois, à cause d’un article sévère de Mauclair sur les acquisitions du musée de peinture étrangère. Je n’ai pas encore vu ce musée. Il est évident que si les œuvres de Kisling, Picasso, etc., en font les principales pièces, l’ensemble en doit être bien laid. Dezarrois, furieux de l’article Mauclair, aurait été, le jour de l’inauguration, à peine poli avec Madame Mauclair. M[auclair] l’aurait sérieusement secoué. Dezarrois aurait depuis fait des presque excuses. Mais dans son irritation, M[auclair] ne peut s’empêcher de nous conter l’histoire du mariage de D[ezarrois], cette fiancée tenue en réserve et qu’il épouse lorsque la charmante Mme de W[aresquiel] décide de ne pas se remarier avec lui. J’avoue avoir peine à comprendre ce que cela a de si grave. C’est d’ailleurs toujours fort ennuyeux d’écouter des jugements sévères sur un homme qui vous a témoigné de l’amitié.

Téléph[one] de Ch[arles] Prince qui m’annonce que son frère, sa belle-sœur sont d’accord au sujet du contrat.

Travail le matin au bouclier. Après-midi de balade d’un bout à l’autre de Paris, chez les élèves.

28 [janvier 1933]

Visite à M. Berthod. Le type de l’intellectuel plébéien, sans que ce mot, sous ma plume contienne rien de dépréciatif, au contraire. C’est l’intellectuel robuste. Haut front, petite taille, épaules carrées. Ce devait être, durant ses classes, un de ces travailleurs tenaces, qu’il a dû rester. Mais est-il préparé à ce rôle si important de haut-commissaire? En tout cas il a été pour moi très amical et, si c’est possible, aidera le Temple à se faire.

Le Temple : le troisième ordre d’utilisation, dépassant les cérémonies commémoratives individuelles serait : cérémonies[38] commémoratives de grands événements nationaux[39]. Fêtes civiques de tout ordre dont le nombre ne peut que se multiplier dans la vie d’un peuple. Quatrième ordre : cérémonies et fêtes internationales. Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, les nations ne pourront pas vivre et se développer dans les contradictions modernes[40]. Un jour viendra où le sentiment de solidarité internationale ne sera pas une contradiction avec celui de solidarité nationale. Un jour viendra où l’on fêtera dans les Temples civiques des traités de paix et d’union signés par libre consentement. Ces cérémonies pourront être de véritables fêtes internationales parce que la force n’y humiliera aucun peuple[41].

Voilà donc tout un ordre fort important, très varié, d’utilisation d’un monument, et je peux dire qu’il n’en existe pas dont la nécessité soit aussi évidente. Cérémonies de signatures, fêtes commémoratives, s’ajoutant aux fêtes locales.

Mais, comme je l’écrivais en 1926, à côté, en dehors de ces solennités, il pourra aussi servir à bien d’autres usages. Sans que l’État y participe, nulle salle ne sera mieux désignée pour des congrès d’ordre spirituel, par exemple, pour des concerts importants, même des représentations d’un certain genre. Ce serait la scène rêvée pour Sophocle ou Shakespeare. Aussi des fêtes et des cortèges d’un genre plus intime, familial, y auraient lieu. Le nombre va grandissant des hommes et des femmes qui, pour célébrer les grands événements de la vie, naissance, mariage, funérailles, cherchent un lieu de réunion qui réponde à leur noblesse de sentiment, et à leur liberté de pensée. Nul doute que le Temple ne devienne ainsi un centre de plus en plus important de vie sociale et d’art.

29 [janvier 1933]

Le bon Dezarrois, le graveur, à force d’insistance, a fini par venir ce matin, essayer de me faire poser pour une gravure qu’il veut absolument faire de moi… Le pauvre type, je le plains. Mais je me plains aussi!

Après-midi, au Vieux-Colombier, les danses de Nyota Ikyoka. Très bien, surtout lorsqu'elle est seule. Elle a été très bien dirigée. Elle est certainement arrivée à reconstituer les gestes de certaines danses brahmaniques. On aimerait à sculpter d’après elle. Hélas! je n’ai plus le temps de me lancer dans semblable aventure. Comme toute danseuse aujourd’hui, elle a créé une école, compose des sortes de ballets, et est arrivée parfois à de remarquables résultats. Il y a une danse qui veut évoquer le mouvement des mondes et des astres autour les uns des autres qui, développée sur une scène plus grande, avec des effets lumineux plus complets, serait une étonnante réussite. Telle quelle, c’est une ébauche très réussie. Les deux jeunes filles de Madame Blanc y dansaient. Elles sont un peu grandes peut-être, mais dansent déjà intelligemment.

30 [janvier 1933]

Journée passionnante à dessiner.

Fin de journée. À l’Institut de Coopération intellectuelle. Le sénateur Tournan, un des promoteurs[42] de l’Exp[osition] 1937 présidait. Dans son discours, décrivant vaguement ce que devrait être un des palais de la future Exposition, il a gauchement évoqué les idées directrices de mon Temple civique. Bouglé qui était à côté de moi a eu la même impression et m’a conseillé de faire venir ce sénateur chez moi.

Mais Hindenburg vient de nommer Hitler grand chancelier! Quand on dit : "Où va l’Allemagne?" c’est dire : "Où va l’Europe?"

Pendant ce temps Daladier se débat pour former son cabinet. Quoi qu’il soit, comment les événements d’Allemagne ne l’influenceront-ils pas? Par la politique de vigilance qu’il va falloir plus que jamais faire, mieux vaut un ministère de cette nuance que la bande nationalo-financière.

31 [janvier 1933]

Encore cinématographié. Daladier a réuni son ministère. De Monzie reste à l’Instruction, donc aux B[eau]x-A[rts]. Il m’a nommé à Rome, mais parce qu’il ne pouvait faire autrement. Mistler disparaît. Ce sera un ouf! général. Il n’en reste qu’un sur deux. Mais le plus inquiétant.

 

[1]    . Par Jean-Baptiste Pigalle à Strasbourg.

[2]    . Surnom du Départ des Volontaires, de François Rude, à l'Arc de Triomphe.

[3]    . Suivi par : "commission pour", raturé.

[4]    . Au lieu de : "l'augmentation", raturé.

[5]    . Suivi par : "littéraire", raturé.

[6]    . Suivi par : "sur la sculpture", raturé.

[7]    Lady Hay Drummond-Hay

[8]    Sources de la Seine.

[9]    . A épousé la fille du sculpteur Eugène Guillaume.

[10]  . Suivi par : "dans un café", raturé.

[11]  . Au lieu de : "La grande maquette du tombeau Foch", raturé.

[12]  . Suivi par : "participe", raturé.

[13]  . Suivi par : "font autant", raturé.

[14]  . Suivi par : "[...] Pommier", raturé.

[15]  . Suivi par : "de l'expéditi...", raturé.

[16]  . Suivi par : "Terminé le papier que je dois lire ce", raturé.

[17]  Les Fantômes.

[18]  . Précédé par : "symboles", raturé.

[19]  . Suivi par : "C'est pourquoi", raturé.

[20]  . Suivi par : "Mais bien intéressant", raturé.

[21]  . Au lieu de : "croyance", raturé.

[22]  . Au lieu de : "supposer", raturé.

[23]  Les Fantômes.

[24]  Marcelle Combet.

[25]  . Au lieu de : "donné", raturé.

[26]  . Suivi par : "Je lui plais", raturé.

[27]  Les Fantômes.

[28]  . Au lieu de : "cette idée", raturé.

[29]  . Suivi par : "du culte du mort", raturé.

[30]  . Suivi par : "Et tout de même, pour un retour", raturé.

[31]  . Suivi par : "reste pour nos civilisations modernes", raturé.

[32]  . Au lieu de : "dans le grand sens du mot", raturé.

[33]  . Au lieu de : "cependant", raturé.

[34]  . Suivi par : "dans ce Temple", raturé.

[35]  . Suivi par : "On peut imaginer un Michel-Ange", raturé.

[36]  . Au lieu de : "renom", raturé.

[37]  . Au lieu de : "nationales", raturé.

[38]  . Suivi par : "nationales", raturé.

[39]  . Suivi par : "et internationaux", raturé.

[40]  . Suivi par : "Il faudra", raturé.

[41]  . Au lieu de : "personne", raturé.

[42]  . Au lieu de : "présidents", raturé.