Mars-1934

Cahier n°33

1[er] mars [1934 Rome]

Impression bizarre en lisant les journaux, et qui se dégage de plus en plus pour moi de ce qui se passe à Paris. C'est que si au début Daladier, très à tort, a évidemment essayé de conserver à l'affaire Sta[visky] un caractère purement judiciaire par crainte peut-être de trop grandes découvertes de compromissions de gens de son parti, à présent le ministère U[nion] N[ationale] essaye à son tour de freiner parce que le parti radical est moins compromis qu'on l'espérait de ce côté, tandis que des suppôts de l'autre le sont au moins également. Cependant l'opinion réclame "Des noms! des noms!". Et quand on lui jette un Dubarry, un Bonnaure, etc., elle dit "Ce n'est pas assez, encore! encore!" alors que ceux-ci sont vraiment coupables, elle les flaire mais veut meilleur rosbif. On lui jette enfin Pressard, qui ne semble pas bien coupable. De celui-là on commence à se repaître, on ronronne en le dévorant. Mais on attend encore "plus gros". On bâille après mieux. "Encore, encore!". L'appétit vient en mangeant. Et chaque journée qui n'apporte pas le nom de quelque personnage consulaire compromis est une déception. Déceptions les listes publiées, malgré leur effort pour être sensationnelles. Déceptions les interrogatoires. Déceptions les séances de commissions d'enquête, etc. Où pareille mentalité, si on veut donner satisfaction à cet appétit de curée, nous mènera-t-elle?

Je ne pensais guère à tout cela cet après-midi en travaillant à ma statue "Nocturne"[1]. Pas un bruit. Même le modèle était sensible à ce bienfaisant silence pendant lequel il se fait quelque chose. Tout à coup j'ai eu l'impression que je reprenais avec la vraie sculpture une conversation interrompue il y a trente ans! Je crois que je donnerai ici le maximum de ce que je peux donner.

Lily quand je rentre m'annonce que la comtesse de Fels est à Rome et viendra déjeuner demain.

Fin de journée chez Mme Kemp. Une Américaine fixée via Gregoriana dans une habitation ravissante. Je rencontre là un jeune musicien, M. Daguéreau, qui me vante le "génie" de Bourdelle et me cite parmi ses œuvres principales Les Fantômes! qu'il a vus à New York. Drôle. Mme K[emp] est une dame sur le retour. Je crois me souvenir qu'il y a dans son passé une histoire assez compliquée, quoique banale, d'un vieux monsieur fort riche dont elle ramassa une partie de la fortune.

À notre réception Madame H. raconte à Lily des histoires de Chiappe. D'abord sa femme. C'est la Grande Catherine des sergents de ville. Ces messieurs en sont très flattés. Il y a une histoire toute récente d'un de ces gaillards qu'elle balade avec elle dans le midi, dans diverses villes de France, malgré les rappels pressants de Ch[iappe], furieux de cet affichage. Scène des plus violentes à son retour à Paris qui se termina par l'envoi par Madame d'une assiette à la figure de Monsieur, qui promena ensuite dans Paris son œil poché.

M. et Madame H[...] sont propriétaires de la maison qu'ils habitent à Paris. L'appartement au-dessus d'eux ayant été libéré, ils recommandèrent, partant en voyage, de ne le louer qu'à une famille peu nombreuse et tranquille. Ce qui leur fut annoncé par leur concierge, l'appartement ayant été occupé par une dame seule et ses deux jeunes filles. Or, dès leur retour ils furent réveillés vers deux heures du matin par un raffut de fête. Cela presque chaque soir. Si bien qu'une nuit M. H monta, sonna, protesta. Deux jours après il est convoqué au commissariat pour se voir dresser procès-verbal de violation de domicile! Protestations. Il est journaliste. Il se défend et avec gain de cause. Non sans avoir appris que l'ordre de poursuite avait été donné par Chiappe. Il venait là, avec Tardieu, faire des petites fêtes avec les jeunes filles et autres amis et amies[2].

L'impression du comm[andant] La Rozière qui revient de Paris est la même que la mienne. Peu de gens veulent changer le régime dans son fond. Mais il faut le réviser. Certains abus ne devraient pas pouvoir se produire.

Direction : Leygue m'emmène voir un groupe en pierre dont il m'avait montré une esquisse : Le Cirque. Il est gentil, Leygue, mais un peu fumiste. Sous prétexte de son état pulmonaire il avait demandé la permission d'exécuter son envoi en bronze. Le voilà maintenant lancé sur une pierre. Je le lui fais remarquer. Il fera pousser très avant par le praticien, m'explique-t-il, de manière à n'avoir que très peu à faire. Or il fait mettre aux points d'après une esquisse des plus sommaires. Il faudrait tout reprendre et de très loin, avec au contraire très peu de points[3]. Je crois, décidément, que celui-là ne donnera pas grand-chose.

2 mars [1934 Rome]

Comtesse de Fels, retour d'Égypte, à déjeuner. C'est ce qu'il y a de meilleur de la famille. Elle vient de fonder une maison pour les archéologues français[4] égyptologues. C'est une femme très bonne, très désireuse de bien faire, et qui a les moyens de bien faire.

3 [mars 1934 Rome]

Hier soir au concert du Circolo di Roma, le jeune M. Derridan m'inquiète pour ce qu'il me dit de ce qui se passe à Paris. La même chose qu'en Italie et en Allemagne avant les coups de force, et en Autriche tout dernièrement. Les partis extrêmes s'arment. Au vu et au su des gouvernements. Et chacun attend le moment pour tenter un coup. Voilà où nous en sommes. La France, dont tout le prestige venait de son idéalisme, de son libéralisme, de son originalité, n'est-elle plus bonne qu'à suivre[5] ces exemples de brutalité? Quand, au lieu de montrer la route, elle ne fera plus qu'emboîter le pas, c'en sera fini. Quelque chose de précieux aura disparu d'Europe. Et j'ai bien peur[6] que, ne représentant plus ce pour quoi on l'aimait, la France, méprisée de ceux qu'elle imite, abandonnée des autres, ne disparaisse à son tour dans un terrible cataclysme où sombrera pour longtemps la liberté et le bonheur des hommes. Contre Rabelais et Montaigne, contre Descartes et Molière, contre Voltaire et Turgot, contre Michelet et Hugo, ces flambeaux, on va dresser l'éteignoir à la Joseph de Maistre. Où est-elle la voix courageuse qui saura, en cette heure terrible, rappeler à la France son destin et sa mission? De profundis clamavi.

Et cependant, dans le calme apparent de Rome, je passe de bonnes journées de travail. Interrompu ce matin par la visite de la Cicerone Acerbo, femme du ministre de l'agriculture. Avec des amies elle voulait visiter la Villa qu'elle ne connaissait pas.

Enfin les aplombs sont tous en place. Je me rappelais les difficultés de Rude pour son Mercure. Il n'y a qu'une rigoureuse méthode pour sortir de mouvements aussi fugitifs. Une construction solide n'enlève rien au mouvement. Car c'est là le danger et presque toujours le défaut de ce genre de figures : l'à-peu-près de la construction. Il n'y a qu'à regarder côte à côte l'Enfant à la Tortue de Rude et l'Enfant à la Coquille de Carpeaux pour saisir la différence. Rude construisait. Carpeaux oublia vite.

Visité l'atelier de Gérardin. Il a du tempérament. Les compositions sont riches, fournies, vraies et décoratives. Il aime peindre. Il prépare en ce moment une grande toile de Vendanges. Très grouillant. Il me montre aussi un grand nu, une femme étalée sur un drap blanc. Il y a manque d'accord entre le nu et l'étoffe. Mais la femme est superbement traitée. On dirait un grand félin.

Fin de journée. Princesse de Brassiano venue prendre le thé après visite aux ateliers de Brayer et de Tondu. Femme charmante dont l'expression est d'une grande bonté. Puis, M. Mâle venu me demander ce qu'il fallait répondre à propos d'Umbdenstock qui a demandé à venir faire une conférence ici, sur ces histoires de mesures, "un pour deux, deux pour trois", etc., je lui dis l'impression que m'a toujours fait ce type, d'un demi-fou. Je lui ai conseillé de répondre qu'il ne pouvait rien répondre, ne le connaissant en rien… M. Mâle me montre le testament de Primoli, de teneur bien vague en effet. Il fait partie avec moi du conseil de la Fondation[7]. Mais il est impossible d'obtenir depuis plus de deux ans, d'être réunis par le président Salata.

Avant de dîner, Lagriffoul, retour de Florence d'où il a ramené sa mère, sa femme et son bébé. Et Müller vient me demander de venir le voir lundi. Dupont part pour Paris, engagé chez Lamoureux [8] où il va jouer une rhapsodie de Liszt, et à Nancy, par Bachelet pour son concerto de violon et orchestre. Il me demande l'autorisation que sa fiancée prenne ses repas à la Villa. Pauvre Villa, considérée comme une pension de famille. Je n'accorderai plus ces autorisations.

4 mars [1934 Rome]

Comment ne pas penser continuellement à ce qui se passe en France. C'est si grave. Si grave pour l'ensemble du monde, si grave pour nos pauvres enfants. On en veut à ces hommes auxquels le pays, dans un si généreux élan, avait confié le pouvoir et qui l'ont perdu. Si on veut en chercher les principaux responsables, c'est d'abord dans le parti socialiste qu'on les trouvera. Blum a réellement joué un rôle néfaste et bien inquiétant, bien troublant. Il est assez intelligent pour avoir vu où on allait, assez prudent pour savoir l'impossibilité pour le parti socialiste de prendre le pouvoir. Alors? Mais c'est le parti radical-socialiste qui l'avait, qui devait, qui pouvait le garder. Quelle faute de s'être mis dans l'impossibilité de le faire. Aussi bien Chautemps que Daladier ensuite ont manqué de "brutisme". Il y a des heures où il ne faut pas mettre tout son parti, toute la puissance de son parti au service de quelques-uns de ses membres fautifs, mais où au contraire il faut impitoyablement sacrifier les fautifs. Comme ils se seraient grandis, eux et les idées qu'ils incarnaient pour nous. Au lieu de cela, qu'allons-nous voir! La suspicion jetée sur tous. Tous les matins un nom jusque là honoré jeté en pâture. Insinuations et imaginations! Une mort comme celle de ce M. Prince, qui n'est peut-être que la conséquence[9] de quelque aventure privée, présentée comme le fait de je ne sais quelle immense et formidable association gangstériste! L'autre soir, la jeune Madame Alary, la fille d'Aman-Jean, à qui je demandais des nouvelles de son père me disait :

— Il m'écrit : "Nous nous gargarisons de fange. La parlementaille s'en va, etc.

Aman-Jean, aujourd'hui où les parlementaires subissent les terribles contrecoups des défaillances de certains d'entre eux, il bave dessus comme l'escargot dont il a la silhouette tordue. Mais c'est lui qui alla chercher Herriot pour lui demander, en le couvrant de faciles flatteries, d'être président du Salon des Tuileries. Ainsi chacun viendra donner son coup de pied de l'âne à ce régime républicain. C'est lui pourtant qui a redressé la France après 70. C'est lui qui a constitué notre merveilleux empire colonial. C'est lui qui a entouré la France de ce réseau d'amitiés qui l'ont sauvée en 1914. Alors, en fait, de quoi s'agit-il maintenant? Parce que deux douzaines de voleurs ont pu trafiquer impunément trop longtemps, tout renier, se confier aux forces stagnantes, alors qu'il suffisait de nettoyer. On le fait. Mais dans quelles conditions! Et le plus grave, à mon sens, c'est ceci : derrière le paravent éclatant, éclaboussant, aveuglant du scandale, le clan marchands de canons reprend sa politique épuisante[10] d'armement. La Chambre jugulée par ses fautes, n'osant ébranler un ministère de minorité va le laisser[11] reprendre la politique qui, depuis Poincaré, isolait peu à peu la France dans le monde. On va reprendre les armements au nom de la sécurité, on va repousser pour des chinoiseries de phrases tous projets de conventions, d'entente, on affectera de ne tenir aucun compte des accords signés. Et la France isolée se trouvera un jour seule, face à face avec l'Allemagne, derrière ses fossés, ses casemates, ses batteries, sa défense côtière et ses cuirassiers immobiles, par-dessus quoi passeront comme ils voudront tous les avions du monde. Qu'est-ce que c'est que le scandale Stavisky à côté de ce crime qui se prépare!

Petite promenade avec Lily et Madame Anglès et Françoise pour aller voir les tennis au pied du mur della strada del Muro Torto. Vent aigre. Temps gris.

Visite de M. Leroux[12], qui nous invite à l'inauguration de la villa Vélasquez  (20 mai). C'est bien tentant, mais ce ne sera guère possible cette année avec tout ce travail qui m'attend à Paris. Ce M. Leroux connaît ce Duvernoy dont me parlait l'autre jour M. de Dampierre qui[13], pour se défendre d'avoir eu des relations avec St[avisky], disait qu'il lui avait été recommandé par Paul-Boncour et Léger! alors que ces derniers lui avaient recommandé de se méfier et lui, avaient signalé sa situation et son inquiétante réputation. Dès que des Français se trouvent réunis, ils parlent de tout cela qui les inquiète tant.

5 [mars 1934 Rome]

Au moment de me mettre au travail, un coup de téléphone de l'exposition d'Art Sacré m'appelle à la villa Giulia pour la visite d'une alta personalità. Je fis aussitôt appeler Courtois et tube en tête nous [nous] rendîmes là-bas. C'est ma seconde entrevue avec le Duce. Elle fut aussi cordiale que la première fut cérémonieuse. Il vint à moi fort aimablement, me reconnut, serrement de mains. Il examina tout avec un réel intérêt. Devant ma S[ain]te Geneviève, il s'arrêta :

— Comme j'aime cette statue.

Je lui dis :

— J'en suis d'autant plus heureux qu'elle est de moi.

Il se mit à rire :

— Ah! vraiment. Voyez, c'est sincère, je n'en savais rien.

Il y avait très peu de monde dans le palais. Juste les représentants des exposants, moi pour la section française[14], en l'absence de Maurice Denis. Pas mal de jeunes gens en chemise noire, et je trouve que cela fait bien. Sur la place le vide.

Après-midi, bon travail. J'ai bien fait d'étudier à fond cette figure en petit. Sans quoi je risquais en grand des recommencement longs avec des fers sortant de tous côtés. Au contraire, je vais pouvoir mener l'exécution avec sécurité. Je pourrai faire une armature démontable. Cela méritera mieux qu'une pierre. Il faudrait pour cela un marbre. Une femme et des cygnes? N'est-ce pas le marbre qui s'impose?

Visite de deux envoyés de la Questure à propos de la mauvaise fermeture de la porte des logements du personnel sur la via Porta Pinciana. La police exige que toute entrée de maison soit ou gardée par un portier ou toujours fermée. Il ne faut pas non plus qu'aucune maison ait double issue.

6 [mars 1934 Rome]

De plus en plus content de mon étude Nocturne. Aujourd'hui la tête, qui prend du caractère.

Interrompu par M. Villa avec qui nous avons été voir les portes signalées par la Questure.

À midi, visite à Müller qui travaille, produit. Il sera un de ces excellents artistes, sans très grande envergure, mais dont l'œuvre reflétera bien les tendances, le goût de l'époque. Il contribuera à lui donner sa physionomie[15]. Vu une bonne plaquette représentant un sculpteur gothique sculptant un chapiteau.

Séance toujours aussi contrainte avec cet antipathique Gauthier. Je crois qu'il a certaines qualités de comptable. Encore faudrait-il savoir quelle est sa part de travail, si tout n'est pas sur les bras du brave Cinotti.

Au Palatin [et au] Forum avec la comtesse de Fels. Il y a dans la maison des Vestales, dans le fond, seule, adossée à un mur, une statue de Vestale remarquable. Tout, tête, draperies. Voilà une œuvre romaine. On leur reproche d'avoir imité les Grecs. Sans doute. Mais les costumes, les mœurs étant tellement semblables, les interprétations devaient tendre à se ressembler.

Nous sommes revenus à la Villa[16] où nous avons visité le Bosco. Devant l'état délabré de la façade elle m'a demandé combien en coûterait la remise en état, si nous pouvions recevoir directement des dons. J'ai été agréablement surpris des choses qu'elle sait. Elle m'a aussi demandé de lui faire un article pour la Revue de Paris. Je pense à un essai : "Leçons de Rome".

Visite de Lagriffoul, puis de Yvonne Desportes dont je voudrais faire chanter des mélodies jeudi en huit, en même temps que l'on entendra le trio Casella.

7 [mars 1934 Rome]

Tête [17] du Nocturne. Le vrai style, le style objectif, cela ne consiste pas à imiter les ouvrages des autres. Cela consiste à se mettre face à face avec la nature, et à tirer parti de ce qu'elle vous donne. C'est ainsi que Rodin ou Meunier sont arrivés au style (s[ain]t Jean-Baptistel'Âge d'airain, les Bourgeois, le Débardeur, le Puddleur, etc.). Moi qui ai connu notamment le modèle qui posa s[ain]t Jean, je sais quel enseignement tirer de cette étonnante statue. Dans toutes les belles choses du passé, il en est de même. Bourdelle n'a aucun style. Manière n'est pas style. Maillol encore moins. Quand je pense au s[ain]t Georges de Donatello, à l'Adam de Michel-Ange, ou le Puggio, ou le Zuccone, quand je vois l'adorable Cyrénaïque, je sens la nature là, tout près. C'est pourquoi chacune de ces œuvres a du style. Bernin n'en a pas, ni Canova. La vérité est qu'il n'y a pas qu'un style. Croire qu'avoir du style c'est ressembler à telle époque est une grave erreur. C'est cela l'académisme. À tout cela je pensais en travaillant aujourd'hui, entêté à tirer parti jusqu'au bout de la nature que j'ai devant moi. C'est ainsi qu'on arrive par l'humain au général.

Vu une curieuse jeune fille, une fille des environs, qui dit avoir dix-sept ans, être vierge, et semble une nourrice monumentale. Je ferai avec elle quelque chose, peut-être cette Cybèle à laquelle je pense. Quoiqu'elle manque de noblesse.

Visite de Madame Rodde, jeune femme peintre, élève de Lhote. Ça se voit, car elle est d'une grande ignorance. Mais de l'habileté. En fait ces gens qui méprisent tant l'École des b[eau]x-arts ne sont pas capables d'enseigner autre chose que les petites ficelles de l'École.

Réception chez M. et Mme Mâle. Beaucoup de monde. Lagardelle me dit que les nouvelles d'aujourd'hui sont mauvaises pour le ministère. Tardieu et Flandin seraient aussi sérieusement compromis dans l'aff[aire] St[avisky]. Pourquoi Doumergue a-t-il fait les mêmes fautes. Tout le monde sait par les histoires Oustric, Aéropostale, etc., que ces hommes sont douteux. Pourquoi, puisqu'il s'agissait de faire un ministère d'honnêtes gens, avoir pris ces deux-là. C'est comme Laval. Ils ont la même réputation qu'un Lautier, qu'un Dalimier. Anglès me confirme ce que m'a dit Lagardelle. Peut-être est-ce de la même source? Il paraît que les bandes Camelots du roi et communistes achètent des armes, grenades et même mitrailleuses! Le gouvernement laissera-t-il faire?

8 [mars 1934 Rome]

Visite à Lagriffoul. A presque terminé son bas-relief, Sorcellerie. Ce n'est pas très compréhensible, mais il y a des qualités d'exécution, et des intentions. Son dernier envoi sera très supérieur. Il a une heureuse idée La mort de Pan. Ça peut-être plastique, pathétique et atteindre au général. Je l'ai beaucoup encouragé.

Audience de la Reine [18]. Lily, dans sa crainte de ne pas faire bien, a plongé dans une magnifique révérence devant une grosse dame d'honneurs, femme charmante, qu'elle a pris pour la Reine. La dame d'honneur regardait Lily avec indulgence et supériorité. On sentait qu'elle pensait sincèrement que ces petites Françaises sont bien gentilles mais n'ont aucune notion des choses importantes pour se tromper pareillement. Cependant un gentilhomme de la cour m'entretenait de ses ancêtres qui me dit-il étaient seigneurs et propriétaires de presque toute la Savoie. Sont arrivés le baron et la baronne Aloisi. Le baron m'a dit :

— Comment ça va?

Et la baronne qu'elle avait du génie ou presque en sculpture. Puis est arrivé le préfet de Rome auquel j'ai dit qu'il était le préfet de la plus belle ville d'Europe. Cependant, sur un canapé où la mince Lily était assise à côté de la grosse dame d'honneur, le malentendu s'éclaircissait quant à ce qu'était exactement la dame, et une porte s'ouvrit et un énorme valet rouge nous introduisit auprès de S[a] M[ajesté].

Elle est toujours excessivement belle et noble. Vêtue d'une longue robe sombre, elle nous attendait dans l'angle d'une longue pièce, où elle nous accueillit de la plus affable manière, fit asseoir Lily à côté d'elle, moi dans un fauteuil. À Rome on ne manque pas de sujets de conversation. Elle nous parle bientôt des fouilles qu'elle fait faire dans une de ses propriétés royales, où elle a elle-même découvert la réplique du Discobole de Myron du musée des Thermes et la grande mosaïque à animaux qui est aussi au musée. Le départ ne fut pas réussi. Il fallait se retirer à reculons. Nous ne le fîmes pas! par ma faute. Heureusement qu'au moment de sortir nous nous retournâmes. Grand salut. Le comte d'Éval d'Aix, je crois qu'il se nomme ainsi, nous reconduisit.

Puis à la recherche d'un cygne empaillé, que je n'ai pas trouvé.

Notre réception du soir fut très réussie. Les jeunes pensionnaires italiens sont venus. L'un d'eux, architecte, avait amené sa femme, un des êtres les plus ravissants que j'aie jamais vu. Une brune fine et longue, d'un extraordinaire charme avec des traits réguliers mais sans rien de la bête beauté classique. Au contraire beaucoup de sensibilité. Elle était coiffée d'une petite mantille noire, qui lui donnait un parfum sévillan.

9 [mars 1934 Rome]

Comme je revenais de l'atelier, je rencontre au pied de la façade le cardinal Verdier qui se rendait chez moi. Il a une tête et une magnifique allure. Il était accompagné de deux prêtres et d'un valet en civil. Conversation des plus cordiales. J'irai avec lui lundi à l'exposition d'Art Sacré.

La situation à Paris paraît lamentable, embrouillée à plaisir par une presse tout entière aux mains de partisans. Seul Notre Temps tient la juste mesure, reste calme et dans le bon sens, parce qu'il n'est payé par personne. J'ai l'impression que Daladier et Frot avaient vraiment l'intention de mener à fond l'affaire St[avisky]. J'ai l'impression que Chiappe doit être fautif, que Chautemps l'est indirectement à cause de son beau-frère[19]. L'attaque puérile de Chiappe contre Frot paraît un peu comme ces commérages de femmes qui cherchent à brouiller les uns et les autres en déformant[20] des réactions de conversations, provoquées d'ailleurs par eux.

10 [mars 1934 Rome]

Mon étude du Nocturne[21] y est tout à fait. Je vais me régaler en grand.

Visite à Gemignani. Il fait un buste de la petite Planel. Elle a une gentille petite tête, fine. Buste difficile à propos duquel je lui ai donné, je crois, quelques bonnes directives d'ordre général. On ne peut pas, sans méthode éprouvée, se tirer de certaines difficultés. Plus c'est difficile, plus il faut de la méthode. Je n'ai pas l'impression que même Bouchard enseigne dans cette voie-là. Boucher, inutile d'en parler. Des premières esquisses vues chez Gemignani, j'ai été content de ne pas sentir ce maniérisme à la mode, sorte de mixture d'archaïsme grec et de néo-roman qui marque trop depuis quelque temps la production de Bouchard et de son atelier.

Après le déjeuner, chez Mme Kemp, via Gregoriana, une habitation ravissante, en dégringolade vers la place d'Espagne. Des petits jardins en terrasse. Des salles suspendues. Mélange d'antiquité et de Renaissance, c['est]-à-d[ire] le parfait goût romain adapté par une Américaine riche. Elle m'emmène chez un de ses compatriotes sculpteur auquel elle a commandé, pour son jardin, une statue qu'elle m'annonce magnifique. Dans les annexes d'un de ces vieux palais, à côté [de] l'église del Gesù, d'anciennes écuries probablement, un sculpteur qui s'appelle Yonkins est installé! C'est un grand gaillard maigre à intelligent visage. Mais quelle abominable sculpture! Encore un qui croit faire de l'antique! Madame K[emp] voudrait que j'appuie pour faire acheter la copie par le Luxembourg. Je retiens de ma visite le jour de cave dans lequel cet homme travaille, et la saleté, et la façon dont il commence[22], preuve[23] d'une ignorance totale des premiers éléments de la sculpture. Mais le marteau pneumatique l'enchante. C'est bien américain.

Séance palais Farnèse, pour le lycée Chateaubriand. Toujours les économies. Je ne les ai pas votées. Les professeurs agrégés du lycée Chateaubriand sont moins bien payés ici qu'en France. J'ai dit que depuis que j'avais lu dans les journaux que la France mettait en chantier un cuirassé qui coûterait plus de 100 000 000, je ne croyais pas à la pauvreté de l'État, et qu'en ce qui me concerne, je ne voterai jamais de mesquines économies au détriment de l'intelligence ou de l'art. Le conseil d'administration était unanime d'ailleurs à penser de la même façon.

Soirée chez ce professeur d'économie politique de Pérouse, M. Michels. Homme très sympathique. Cependant, comme nous le constations avec Brayer en rentrant, ce n'était vraiment pas une sortie qui s'imposait.

11 [mars 1934 Rome]

Au jardin zoologique. Pour dessiner des cygnes. Il y en a de très beaux et j'ai pu, cet après-midi, mettre en place l'animal. Je crois vraiment que ça fera un groupe intéressant. Il faudra un second cygne, suivant un peu en arrière, mais dont le cou fera tenon pour soutenir le poids du marbre. Ce groupe mérite le marbre. Voir la question de prix.

Visite de Yv[onne] Desportes. Elle reflète l'inquiétude de l'avenir et de la rentrée à Paris après la pension, qui préoccupe tous les jeunes gens, ou presque. Le petit Bizette, paraît-il, ne pense qu'à faire des économies. J'ai bien pensé que c'est à cause de cela qu'il a tellement travaillé lui-même à son marbre, tout ce qu'un ouvrier pouvait tout aussi bien faire. En deux ans, il n'aura donc guère fait que cette figure. Il rentre évidemment dans de mauvaises conditions[24]. Je comprends qu'il soit inquiet.

12 [mars 1934 Rome]

L'étude du Nocturne[25] touche à sa fin.

Visite de M. Emmanuel de Thubert. C'est un architecte qui a le titre de "délégué général de la Société des architectes modernes". Il vient à Rome étudier "l'urbanisme italien"… Il[26] s'est présenté armé d'une lettre de Bollaert. Il est tout pâmé d'avance. Ces Français m'amusent et m'apitoient. Ils ne pensent à rien de ce qui s'est fait en France. Ce qui s'est fait ici, c'est très bien, mais ce n'est pas mieux que ce qui s'est fait dans les régions libérées. Ce sont des efforts et des réussites parallèles. Nous irons demain avec lui voir Céas. Je lui ai remis une lettre pour M. Tricarico.

Aussi visite de Mme Berteaux, femme du fonctionnaire sympathique des Beaux-Arts. Il va falloir que je donne des instructions formelles. Sans quoi toutes ces personnes feraient vite de moi le guide de la Villa.

Lu un compte rendu assez complet des commissions d'enquête à Paris. C'est d'un grand intérêt. Je m'efforce de n'avoir aucun parti pris. Chiappe m'apparaît piteux, ayant inventé, dénaturé. Daladier droit et un peu maladroit. Frot intelligent, net[27], peut-être un peu trop bavard si les propos sur Daladier il les a vraiment tenus devant Kérillis. Kérillis, un monsieur vaniteux et perfide. Même mentalité que Chiappe et même manœuvre tentant à désunir Daladier et Frot. Le colonel de La Rocque, loyal, mais à lui qui croyait avoir discerné dans les projets qu'on était venu lui dire être ceux de Frot une "aventure", pourquoi personne n'a-t-il demandé, à la commission, ce qu'était sa tentative sur la Chambre et l'Élysée? Mais tout de même on ne peut s'empêcher de penser avec angoisse que ces enquêtes, ces interrogatoires, cela [28] rappelle les procès, les interrogatoires de Hitler et ses partisans, pas bien longtemps avant leur triomphe. Serait-ce à cela que va la France?

13 [mars 1934 Rome]

Travail d'ensemble à l'étude Nocturne[29]. Je me réjouis de la prochaine exécution en grand. Plaisir de la sculpture pure, sans recommencements. Ce qu'on peut appeler l'analyse des directions, des proportions, des aplombs, est faite. Ce à quoi tout le monde peut arriver avec une méthode. Après, entre en jeu[30] la sensibilité, ce qui ne peut pas s'apprendre et par quoi se différencie l'œuvre émouvante de l'œuvre quelconque, moyenne. Si peu d'artistes y parviennent, peu de gens savent l'apprécier. C'est ce qui est décourageant et qui finit toujours par apparaître quand on parle avec ceux qu'on appelle connaisseurs.

À déjeuner, M. Emm[anuel] de Thubert. Il dit que l'Exp[osition] 1937 aura lieu, que ce sera le projet Letrosne. Emm[anuel] de Thubert est le fondateur de ce groupe "La Douce France". Après déjeuner rendez-vous avec Céas, au musée de Rome. Nouveau musée, sorte de Carnavalet qui pourra être excessivement intéressant s'il est fait complètement[31]. De Thubert en relation avec Céas, il pourra maintenant aller voir les nouvelles créations[32], les travaux d'urbanisme ici et aux environs. Il paraît que le jeune Bernard se promenant aujourd'hui a vu s'approcher de lui deux messieurs en civil qui lui ont demandé ses papiers et, comme il ne les avait pas, l'ont arrêté. On l'a relâché, bien entendu.

Lettre de Mauclair. Élection remise. Après 13 tours, [...] voix à Mauclair, 13 à St[anislas] Lamy, ce grand serin! Il paraît qu'il a donné un nombre considérable de dîners. Je regrette moins de ne pas être venu. Il a manqué trop de voix à Mauclair pour que ma présence ait changé grand chose. Je viendrai la prochaine fois.

14 [mars 1934 Rome]

Visite de Chaix. Il me fait l'effet d'un type genre Gauthier. Rien de pire que ces méridionaux persécutés. Il m'a demandé [une] lettre pour de Zara et Bérenger, que je lui ai donnée, pour défendre son budget. Évidemment il faut savoir ce que l'on veut. Ou bien supprimer ses institutions à l'étranger, ou bien faire le nécessaire. Puis visite de la princesse de Polignac. Elle a engraissé, m'a paru plus jeune qu'au moment où je faisais le petit duc de Chevreuse. Sont arrivés, pendant [la visite?], le père Louis et un autre père. Il venait très gentiment me porter un ouvrage sur Bernadette de Lourdes pour ma statue à laquelle il faudrait que je me mette. L'incubation n'est pas encore à point. Ce travail inconscient se fait et dure parfois des mois entre le moment où un thème vous est donné (en l'espèce Bernadette) et celui où l'envie vient d'en commencer des esquisses, en fait c'est tout le mystère de la création. C'est le pur travail de l'esprit où n'entre aucune préoccupation technique. On y pense sans s'en douter. On s'aperçoit qu'on y pense à des circonstances occasionnelles, à propos d'une rencontre, d'un spectacle vu qui vient s'adapter au sujet donné; c'est comme le choc qui produit l'étincelle, comme la semence mâle fécondant la semence femelle. Et cela vient d'ordinaire au moment où une œuvre se termine, cesse de vous préoccuper. L'idée nouvelle prend la place laissée vide par l'idée achevée.

Pendant que je dictais mon courrier, Lagriffoul vient me porter le livre d'Isay pour que je lui mette une dédicace.

En allant chez les Anglès, je rencontre Brayer et Yvonne Desportes que j'emmène avec moi. Chez les Anglès, conversation avec un Italien, professeur d'arabe à Rome. On parla musique. On finit à peu près unanimement par être d'accord pour penser qu'on aspirait de plus en plus à entendre des chants populaires, qui vous sortent de l'excès d'intellectualité de la musique d'aujourd'hui et nous émeuvent par leur côté direct.

Conversation avec M. Perreux, rédacteur en chef je crois de Paris Midi et Paris Soir, chef de cabinet de Berthod. Il est venu à Rome à l'occasion du voyage Dollfuss-Goebbels. Il considère tout cela comme un bluff qui ne peut rien donner.

— Si trois clochards s'associent, dit-il, à quoi arrivent-ils?

Il regrette de ne pouvoir d'ici écrire aussi librement qu'il le fit d'Allemagne. Parlant des affaires St[avisky], il déplorait le grossissement qu'on en faisait à Paris, comme le manque d'objectivité des journaux, comme l'importance tendancieuse qu'on lui [leur?] donne ici.

Il y avait ce matin à S[ain]t-Paul-Hors-les-Murs une cérémonie avec les Chevaliers de Malte qui fut extraordinaire. Je regrette de ne pas l'avoir su. Il y en a une demain à S[ain]t-Pierre où j'irai peut-être, quoique j'aie modèle. Mais ce sont spectacles peu fréquents, les voir est un enrichissement.

15 [mars 1934 Rome]

Pas allé à S[ain]t-Pierre ce matin. Resté à travailler. Je mets un temps fou à cette étude. La mise en place des points justes dans un mouvement pareil, c'est toute la statue. Je me régale d'avance de l'exécution en grand.

Après-midi visite de Planel. Il part pour Paris. Il est gêné. Je lui avance 100 F[33]. La maladie de sa femme a dû lui coûter pas mal d'argent. Nous avions rendez-vous à l'exp[osition] d'Art Sacré pour accompagner le cardinal Verdier. Par un malentendu téléphonique nous sommes arrivés en retard. Que cet homme a un beau masque. C'est monumental. Il y avait autour de lui plusieurs prêtres français fort sympathiques et intelligents. On regrette, quand on est avec ce monde là, de ne pas être sinon très croyant, tout au moins pratiquant expérimenté. Pour être avec eux dans l'ambiance j'apprends qu'il y a à cinq heures à S[ain]t-Pierre une cérémonie "l'Heure Sainte", où le pape doit venir à la Basilique. Je m'y rends. Toutes les rues, la grande place est [sont?] criblée de prêtres, de séminaristes, de moines qui s'agglomèrent au bas du grand escalier et en une file ininterrompue s'engloutissent dans le porche de la porte centrale. Ils ont tous sous le bras le surplis blanc brodé qu'ils revêtent pendant la messe. C'est que tous, par milliers, doivent participer. J'essaye d'entrer. Impossible. J'essaye de tourner vers la porte San Pancrace. Un barrage est franchi. À un second on me fait faire demi-tour. Nous revenons sur la place où l'engloutissement des prêtres par la Basilique se continue. J'aperçois le p[ère] Pollet qui me confirme que c'est exclusivement réservé aux ecclésiastiques. Je reste un moment à jouir des effets de couleur, des belles pierres rousses dans le ciel bleu, au bas desquelles les robes bariolées[34] passent rapidement. De près, presque tous ces hommes ont des têtes à beau caractère.

Puis je vais à la réception des Lundberg. J'y fais la connaissance du ministre de Lituanie. Il me raconte que pour les réceptions au Capitole et au palais de Venise, le corps diplomatique a été invité en deux fournées, par erreur d'une dactylo.

— Quand on veut être le centre de la diplomatie européenne, me dit-il, on ne crée pas de pareils incidents pour l'erreur d'une dactylo.

La petitesse du point de vue des diplomates est à peine saisissable, même au microscope! Un journaliste du Giornale d'Italia me dit que ni Dollfuss ni Goebbels n'ont accepté de recevoir des journalistes :

— C'est, me dit-il, qu'ils n'ont pu arriver à rien. Toute cette affaire n'est qu'une opération de prestige et manifestation de bonne volonté.

Ceci m'est contredit le soir par Anglès et Perreux; il paraît qu'au contraire on a abouti à une sorte de pacte à trois sur un plan déterminé. Le chef du gouvernement aurait montré en la circonstance son intelligence, sa souplesse habituelle, et sa volonté d'arriver à des résultats positifs. Une déclaration commune serait publiée demain dans la journée. Je crois à ce renseignement. Je crois que Mussolini est le seul homme intelligent en ce moment à la tête d'un gouvernement européen. Quant à nous, France, nous sommes absents de Rome. M. de Chambrun est à Paris depuis quinze jours. On n'a de lui, au palais Farnèse, aucune nouvelle depuis son départ. Dampierre qui le remplace disait :

— C'est tout juste si je n'ai pas été contraint de demander à l'ambassadeur d'Allemagne de me présenter à Dollfuss.

L'ambassadeur d'Allemagne était à Trieste. Il est revenu d'urgence pour les réceptions. Et à celle du palais de Venise il s'est promené très ostensiblement et très longuement seul à seul avec Dollfuss. Je me rends compte qu'à Paris on vit dans l'idée que l'entente ne se fera pas. Hélas! Il n'y a qu'en France que des Wendel et des Schneider manœuvrent tout dans la coulisse et empêchent toute entente.

M. Gautier de passage à Rome avec sa petite-fille, Mlle Vitry, me dit avoir vu mon esquisse Briand et qu'il est bien regrettable que je ne puisse figurer dans la bataille, car c'est la meilleure. Poignard retourné dans la plaie.

16 [mars 1934 Rome]

À l'exposition Art Sacré. M. Fohn, représentant de l'Autriche, m'avait demandé de venir pour recevoir Dollfuss. Occasion de voir ce petit homme dont la place du pays, en plein centre géométrique de l'Europe, fait un homme si important. Il est fort petit en effet. Son visage ne reflète rien, n'exprime rien, si ce n'est une bonne santé.

À l'exposition autrichienne, sous presque chaque œuvre, il y a un petit carton : "Acquisito par S.E. il capo del governo."

Alors, méditation, réflexion. Retour en arrière. Et voici : l'intervention italienne, en assurant la victoire, détermine la ruine totale de l'Autriche-Hongrie. L'Autriche devient une nation minuscule, une des plus petites de l'Europe et une partie de son territoire et de sa population sont aux mains de l'Italie. Voilà pour l'Italie et l'Autriche qui, il y a 70 ans environ, une existence d'homme, possédait encore la Vénétie et une partie du Piémont. Pour la France et l'Allemagne : aucun territoire allemand aux mains de la France (la Sarre n'est qu'une mesure transitoire et chacun sait comment cela finira). L'Allemagne est restée une des plus grandes nations de l'Europe.

Aujourd'hui la politique italienne a été telle, qu'elle est devenue protectrice de l'Autriche, et amie. Celle de la France a été telle qu'aucune réconciliation n'apparaît désormais possible. Jamais, à aucun moment la main que plusieurs fois l'Allemagne lui a tendue n'a été prise. Et si l'Italie peut voir l'avenir avec foi, la France a devant elle l'avenir international le plus trouble. Voilà le résultat de la politique incarnée pleinement par Doumergue, contre laquelle  Briand s'est brisé, en fait politique Wendel-Schneider. Heureuse l'Italie qui n'a pas chez elle ces puissances occultes. Qui sont celles qui par les incidents lamentables de janvier-février ont enfin obtenu le ministère de leur rêve. Car tout se tient. Notre politique intérieure est plus conditionnée qu'on ne pense par ce que veulent ces gens que soit notre politique extérieure. Ainsi fut achetée peu à peu toute cette presse qui crée cette atmosphère empoisonnée, grâce à quoi, sous le couvert de l'honnêteté indignée, on remplaça ces hommes tarés : Dalimier, Durand, etc., par ces autres : Tardieu, Laval, Flandin. Renvoyer des voleurs, c'est bien. Mais les remplacer par de plus grands voleurs, formidable duperie. Mais voilà. On parle de fonds secrets du ministère des Aff[aires] étr[angères]. Et des sommes remises par un escroc fantastique. Qui parlera des fonds secrets des marchands de canons? Tout est là. Et à l'abri maintenant du scandale, par crainte à présent des bandes qui, les unes trompées, les autres payées, imposeront des ministres, comme jadis les prétoriens des empereurs, la France va reprendre sa politique internationale négative, va continuer à s'essouffler à la recherche d'une force qu'il lui est impossible d'avoir dans l'isolement. Car c'est à cela que l'on nous mène, un terrible isolement. Mais les gens qui pour les charbons de la Sarre ont interdit de porter la guerre sur ces territoires-là, qui ont fait durer la guerre deux ans de plus, et fait tuer pour rien des centaines de milliers[35] d'enfants de 18 à 20 ans, vont pouvoir continuer à faire travailler leurs usines à plein rendement[36], en attendant le cataclysme où nous risquons de perdre tout.

Téléphone de Marcelle Tinayre, de passage pour trois jours, mise demain matin, dit-elle éplorée, à la porte de son hôtel. Nous lui offrons l'hospitalité. Il y a heureusement de la place en ce moment.

Direction. Visite de Lagriffoul qui me demande de venir voir demain son bas-relief retouché d'après ce que je lui ai dit la dernière fois. Il me demande, de la part des peintres, de modifier si possible les cadres, faire une mouluration un peu meilleure, les cadres plats actuels n'étant pas favorables aux tableaux. Je ne demande pas mieux. Question de budget dont je parlerai demain à Gauthier. Enfin il m'apporte la brochure d'Isay pour que je la lui dédicace.

17 [mars 1934 Rome]

Commencé l'arrangement des cygnes. Il faudra retourner faire des croquis, des choses ne s'arrangent pas. Cela tient au manque de vérité des animaux. Je crois tenir un bon groupe.

Tandis que Lily allait entendre une conférence de Louis Buzzini sur Hugo, j'allais en entendre une de la baronne Frachon sur son voyage en Perse, Kurdistan. Jolie femme. Elle parle en regardant le ciel et en ramenant perpétuellement de la main gauche sur son épaule droite une belle étole blanche. Elle a fort modestement mis en valeur son allant et son courage qui me semblent certains. Seule, accompagné d'un montagnard, elle a traversé du sud au nord, partant de Trébizonde, le pays kurde. Étapes à cheval de douze et seize heures. Pas une arme. Si elle avait été armée, dit-elle, elle ne serait pas arrivée. Elle s'arrêtait chaque soir, dans un village, au hasard. Elle faisait dire par son guide, après avoir fait demander le chef du village :

— Je suis une étrangère amie. Je viens à vous sans armes. Je vous demande un abri pour la nuit. Je me confie au village.

Jamais elle n'eut d'ennuis. Seulement quelquefois la nuit, elle était éveillée par la lueur d'une lampe que des curieux de la voir venaient promener sur sa figure. Elle n'eut pas même d'ennuis dans un village de pillards connus où elle fut contrainte de s'arrêter. Elle leur confia sa valise avec deux sacs d'argent, qu'on lui rendit intacts le lendemain. Elle atteignit ainsi la frontière persane, Ispahan, Téhéran, les ruines de Persépolis, revint par Mossoul. Des projections, malheureusement pas très curieuses, car on ne lui permit de faire aucune photo chez les Kurdes, complétaient la conférence, qui se terminèrent par le portrait d'un beau jeune chef kurde, ce qui explique peut-être pourquoi elle est tabou chez les Kurdes. Ce fut tout à fait intéressant.

À dîner Bourgin, venu ici faire aussi des conférences. Nous avions aussi "notre réfugiée" Marcelle Tinayre, toujours vivante, vibrante, amusante. Nous parlons des amis de Paris, des Gregh qu'elle connaît beaucoup et dont elle parle avec affection. Après dîner M. Louis Buzzini et sa femme et une amie. Soirée intéressante[37] pendant laquelle on oublia les affaires saumâtres de Paris. Hugo, Lamartine. On déplora le mépris qu'affichent les littérateurs d'aujourd'hui pour ces grands esprits. Leur rayonnement ne s'éteindra pas. Il semble au contraire renaître. L[ouis] Buzzini est élève d'Élémir Bourges. Il paraît que Bourges me citait parmi les quelques sculpteurs qui avaient ses préférences. Buzzini voyage toujours avec La Nef et en avait même un passage manuscrit de Bourges. On va publier sa correspondance, aussi intéressante, sinon plus, que celle de Flaubert. Parlant de La Nef, de Prométhée, il disait que Michel-Ange avait toujours rêvé de faire un Prométhée. Si, hélas! trop dérangé, comme Rodin, je ne réaliserai probablement pas mon Temple (peut-être par ma faute), je réaliserai sûrement Prométhée ici.

Direction. Gauthier me dit que le règlement s'oppose formellement à ce que les cadres soient moulurés…

18 mars [1934 Rome]

Au jardin zoologique. Nombreux croquis de cygnes. Retour rapide à l'atelier. Recherche immédiate de l'arrangement des cygnes avec un résultat excellent. Marcelle Tinayre qui m'avait demandé à venir voir mon atelier m'a paru aimer.

Remarquable après-midi. À S[ain]t-Jean-de-Latran où nous tombons sur des pèlerinages considérables. Je suis impressionné surtout par un, mené par des moines. Un, au centre, portait dressée une croix noire. À sa droite et à sa gauche deux autres[38] tenaient chacun, appuyé sur le sol, comme une lance, un cierge énorme. Derrière eux, tout le long de la nef, la foule grise des pèlerins chantait les litanies. Ligne horizontale de têtes. Taches lumineuses blafardes. La basilique était pleine de rumeurs, de chants, bruits des gros souliers sur les marbres, murmure des prières. À la Scala Sancta nous pénétrons difficile[ment]. Une foule s'y pressait et semblait monter à l'assaut de la relique. C'est mieux quand il y a moins de monde. À S[ain]te-Croix-de-Jérusalem impossible de pénétrer tellement il y avait de monde. Nous sommes partis à S[ain]t-Pierre. Impression extraordinaire d'immatérialité par les éclairages grimpant jusqu'aux voûtes, le long des piliers. C'était magnifique. J'ai vu plusieurs suppliants, visionnaires extasiés qui m'ont donné ce dont j'avais besoin pour Bernadette que je vais commencer ces jours-ci.

Direction. Une lettre très importante, datée du 15 mars, nous demandant les propositions budgétaires pour 1935, pour le 25 de ce mois! On nous annonce que "l'équilibre du budget ne pourra être obtenu qu'au prix de difficultés beaucoup plus considérables." Il s'agit donc de resserrer encore. Ce serait un peu moins ennuyeux si ce travail n'était pas compliqué par l'attitude de cet imbécile de Gauthier. Je vais m'amuser cependant un moment demain en lui communiquant le papier.

19 [mars 1934 Rome]

Les cygnes. La tête avec Giovanna. Elle n'a pas une jolie tête, mais je finirai par en tirer parti. Nécessité de trouver une coiffure amusante.

Première séance de Bernadette avec la petite Alba.

Je lis un fragment du discours de Mussolini. C'est très bien. J'approuve complètement. C'est le seul homme intelligent d'Europe. Un des seuls. Il n'y en a pas un seul au pouvoir en France. Bientôt elle va se trouver en présence de ces deux alternatives : faire la guerre seule à seule à l'Allemagne, guettée par ses voisines dont elle n'a pas su se faire des amies et qui lui tomberont dessus à la première défaillance, ou céder à une pression collective de l'Angleterre et de l'Italie. Tout cela est lamentable.

Merveilleuse représentation de Lohengrin. Excellente mise en scène. C'était par moments des Carpaccio, des Bellini. Excellents chanteurs. Elsa très remarquable et belle. Lohengrin, ténor un peu gras, mais avec un fameux caractère. En écoutant poème et musique, si pleins par moments d'humanité et de pitié, je pensais combien la vraie puissance est faite de sensibilité et d'émotion. On s'étonne parfois qu'un même artiste ait force et charme. C'est le propre du véritable artiste d'avoir les deux. C'est quand ces deux qualités sont réunies que la force n'est pas brutalité, et le charme n'est pas mièvrerie. Exemples faciles dans tous les arts. Phidias et Michel-Ange, Poussin, Giotto, Hugo, Beethoven, Gœthe, Rude, Barye, Rodin, tandis que le Bernin n'est qu'emphatique, à de très rares exceptions, ou maniéré, et Bourdelle absolument dénué de sensibilité; n'a pas de vraie force et la remplace par une brutalité maniérée.

Direction. Lettre des Beaux-Arts confirmant notre budget 1935. Je ne veux pas me vanter, mais j'ai sauvé mes pensionnaires et mon personnel italien qui n'est pas touché. L'ensemble des dépenses, indemnités ou frais d'études et voyages des pensionnaires est diminué de 15 000 F. En somme ça va pour cette année. Mais que se passera-t-il au prochain budget?

20 [mars 1934 Rome]

Journée à l'arrangement des cygnes et tête de la femme. Je ne sortais pas de l'arrangement du dernier animal, que je m'efforçais de faire coller à la hanche de la femme pour faire un soutien dans le marbre. Les deux en avant s'arrangent très bien. Lily me téléphone pour me dire que la princesse de Piémont est dans le jardin. Après un moment d'hésitation je suis allée la recevoir, car parfois les visiteurs, même illustres, préfèrent se promener seuls. Elle est venue à moi de la manière la plus affable. Elle était accompagnée d'un grand gentilhomme de sa maison et d'une dame d'honneur. Tout le monde était en deuil. C'est une fort jolie grande jeune femme. Je ne reconnaissais plus la petite jeune fille un peu gauche que j'avais vue à Verviers [39]. Je lui ai tout fait visiter, bibliothèque, salon, Bosco, musée, même le salon des pensionnaires. Elle aurait beaucoup voulu voir le portrait de Debussy. Il a disparu… Faisant visiter ce musée j'ai constaté combien au fond il est pauvre, insuffisant, peu représentatif. Elle m'a paru très compréhensive et m'a demandé, en s'en allant, la permission de revenir se promener en été. Ces femmes délicieuses vous rendraient royaliste ardent. Malheureusement, en France, nous avons l'Action française et Léon Daudet!

En revenant à l'atelier, j'ai soudain saisi que ce soutien que je cherchais sans succès était inutile. Du coup la place du cygne n'a plus été conditionnée que par l'effet. Aucune nécessité technique. Ce sera, tel quel, bien assez solide. Et maintenant tout y est. Je finirai sans doute demain.

Petit thé. Les professeurs du lycée; Dumayet au visage si intelligent, Letellier qui ne le semble pas moins. La belle Mme Lemaresquier, Mme Mâle, Mme Anglès. Mme Anglès nous dit l'ahurissement de Chambrun, rentrant de Paris, content de lui, annonçant qu'à Paris il avait bien avancé les choses pour le désarmement… Le texte des protocoles avec la Hongrie et l'Autriche le stupéfièrent, comme certains passages du discours de dimanche. Il a été reçu, paraît-il, hier soir par Suvich[40] qui l'a calmé, l'a rassuré 

— Ce n'était qu'un discours quinquennal! Tous les cinq ans il y en aura un comme ça, c'est nécessaire du point de vue intérieur…!

Je commence à penser que notre cher ambassadeur, malgré sa gentillesse, n'est pas à la hauteur. Ni lui ni personne à Paris ne se doutaient de ce qui se passait ici. Personne de l'ambassade, ni le long Dampierre, ni le brave Guérin n'ont avisé. C'est qu'ils étaient aussi ignorants et sans flair. Pauvre France qui vraiment n'a pas un homme de valeur; plutôt où l'on empêche aux hommes de valeur de poursuivre leur œuvre. Mussolini parlait dimanche avec mépris des bourgeois égoïstes. Qu'il a raison. La France est menée par les pires des bourgeois, les notaires. Elle en mourra.

Direction. Communiqué à Gauthier le courrier de ces deux derniers jours. Gémissements :

— Il va falloir faire ce travail avant ce soir où part la valise!

Il s'agit uniquement de recopier les chiffres, quatre ou cinq, des indemnités de voyages des pensionnaires, communiqués par les B[eau]x-A[rts] sur les bordereaux d'engagements de dépenses. Exactement dix minutes, et encore! À propos du budget 1935 demandé pour le 25 :

— Impossible de m'y mettre, dit-il de son air compassé, froid, haineux, vous comprenez, nous préparons l'exposition.

Préparer l'exposition cela consiste à écrire 5 à 600 enveloppes. L'exposition a lieu dans deux mois! Il la prépare depuis dix jours déjà. Et ils sont deux au bureau. Ils vont mettre deux mois à écrire cinq à six cents enveloppes!

Visite de Gérardin. Celui-là c'est la question "ménage". Il voudrait une indemnité de logement. Il prétend avoir des frais. Un enfant en nourrice. Un petit logement à Paris. Voir les autres installés ici, commodément, c'est pénible, etc. L'Institut a-t-il voté quelque secours? Je réponds que je suis sans réponse. J'explique une fois de plus les raisons de l'hostilité de l'Ac[adémie] au mariage des pensionnaires, qu'en fait c'est à l'État qu'incomberait l'octroi de cette indemnité, puisque seul l'État a décidé, malgré l'avis de l'Ac[adémie], le mariage. Il paraît qu'il a demandé à M. Perchet[41] d'attendre pour le règlement de ce mois. Il veut écrire une lettre à l'Ac[adémie] pour demander cette indemnité.

Brayer me dit avoir corrigé sa toile dans le sens que je lui conseillais et que cela fait mieux. On trouve toujours charmants ceux qui écoutent vos conseils. Au lieu de donner à sa cigarière nue ce geste qui avait l'air d'une femme qui se cherche une puce, il la fait sans aucun geste, affalée.

21 [mars 1934 Rome]

Presque fini le Nocturne. En tout cas tout est trouvé. Dans cette cire un peu molle il n'est pas possible de pousser loin la forme. Enlevé dans l'après-midi l'esquisse d'une Bernadette à la vision dont je suis enchanté ce soir. Je saurai demain matin ce qui en est, j'ai pris tout de suite modèle.

Réception chez les Mâle où je fais la connaissance de Gibson le connu écrivain-conférencier-historien-catholique, et de M. Constant, qui me parle avec émotion de mon monument de l'École normale. Gibson, lui, c'est de ma médaille Lévy-Brühl. De Paris, lettre de Spranck qui m'annonce qu'un de mes poilus du groupe Foch s'est effondré! J'avais bien besoin de cela! J'écris de le remonter immédiatement. Il doit y avoir là un manque de surveillance, une infiltration d'eau dans une fente non bouchée. Téléphoné aux enfants qui dînaient chez la tante Henriette[42]. Ils étaient tous là, Marcel, Nadine, Jacques[43] et les Marcel Cruppi. Il ne manquait que notre Jean-Max à Grignon[44]Crime et Châtiment fait toujours le maximum chez Baty. Voyage circulaire ne passera sans doute qu'à la rentrée… En revenant nous achetons un journal de Rome qui reproduisait un article de l'Écho de Paris demandant la mise en accusation du pauvre Chambrun, parce qu'il n'avait [pas] prévenu le gouvernement de ce que contiendraient les protocoles austro-hongro-italiens! Nous déjeunons avec Chambrun demain.

— Parlez avec lui, remontez-lui le moral, me disait le jeune Boppe tout en me racontant qu'il était installé maintenant dans la plus jolie garçonnière de Rome.

Direction. Orageuse séance avec mon demi-fou. D'abord, au lieu de venir, il m'envoyait les pièces à signer. Je lui téléphone pour lui demander de monter, voulant lui parler du budget 1935 réclamé d'urgence par Paris, lui demander de s'y mettre tout de suite, les cinq ou six cents invitations pour le mois de mai pouvant réellement attendre. Aussitôt, bondissement :

— Mais c'est très difficile, des invitations pour le Roi!, etc.

Et aussitôt violence concentrée :

— Vous n'y connaissez rien en comptabilité. Vous verrez quand je serai parti.

Je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire que je serais heureux de le voir partir tout de suite, qu'on organiserait très bien l'exposition sans lui, etc.

— Vous verrez dans trois ans ce qu'elle sera devenue cette académie.

— Elle marchera beaucoup mieux et en tout cas ce sera plus agréable.

— Surtout pour moi, etc.

Et je l'ai mis à la porte tandis que je l'entendais continuer à haute voix dans l'escalier que je n'y connaissais rien en comptabilité. Tout ça est rigolo. Mais je ne peux quand même arriver à être bien au courant. J'ai beau prendre ça par le côté comique, par moments, ça m'énerve. Je ne sais comment m'y prendre pour demander qu'on hâte la nomination de son remplaçant, et que ce malheureux s'en aille.

Visite de Leygue et de sa gentille petite femme. Elle veut une recommandation pour Hourticq pour avoir une place à sa rentrée à Paris. Elle y va pour les vacances de Pâques pour revoir son petit garçon. C'est de plus en plus absurde ces mariages, ces complications. Je vais écrire à nouveau pour essayer de faire aboutir ma lettre à Bollaert.

22 [mars 1934 Rome]

Déjeuner au palais Farnèse. Convives : M. et Mme É[mile] Mâle, l'ambassadeur du Brésil, son attaché Suarez et sa femme, Georges Dumas et sa femme, Lagardelle, un autre Brésilien, un autre monsieur français, une vieille dame. Je n'avais pas revu de Chambrun depuis son voyage à Paris. Il avait l'air aussi gai et ne trouvait pas ses mots plus facilement qu'avant. L'ambassadeur du Brésil est un homme excessivement distingué, belle tête, et nous parlons du palais de Porto Alegre, du Christ du Corcovado. Il me dit avoir les esquisses de Le Brun pour les tapisseries des batailles de Louis XIV. Rendez-vous pour aller les voir demain à l'ambassade [45].

À déjeuner, Chambrun blague les attaques dont il est l'objet dans L'Écho de Paris et Le Figaro.

— J'ai toujours été attaqué par les journaux de droite, dit-il, mais j'ai l'amour de L'Œuvre.

Dans mon coin, Lagardelle, M. Suarez et autres, parlant de la situation de l'Europe, constations que les métallurgistes menaient l'orchestre.

— Ce n'est pas qu'ils veulent la guerre mais seulement, au nom de la sécurité, pouvoir tous les trois ou quatre ans renouveler, sous prétexte de nouvelles découvertes, le matériel des États.

La vérité fait son chemin. C'est le fond, le vrai, de la question. Mais ils sont rudement forts.

Lagardelle : la raison du discours désagréable de M[ussolini] est dans des déclarations stupides de Bérenger, qui tout en flattant, avait l'air de dire que l'Italie ferait ce que la France voudrait. Et puis il fallait aussi calmer l'Allemagne dont les protocoles d'accord éloignent la Hongrie, dans la possibilité de l'Anschluss. Chambrun, après déjeuner, disait :

— Qui a pris l'initiative de ces protocoles? Qui a demandé ces contrats? Pas de doute, c'est l'Italie, car c'est elle qui en a le plus besoin. Il lui fallait en effet empêcher un rapprochement allemand-hongrois, qui était en cours, dont la conséquence eût été l'Anschluss. M[ussolini] a donc manœuvré magnifiquement et intelligemment.

À propos de son voyage en France :

— Parlé longuement avec M. Doumergue. Situation intérieure de la France est meilleure qu'elle n'apparaît. Il y a au moins quarante milliards qui se cachent chez les particuliers et qui ne veulent pas se montrer. La France n'est pas pauvre. Du point de vue désarmement, le maréchal Pétain serait presque entièrement d'accord avec le point de vue Mussolini.

Ce que la France reproche au plan anglais, c'est que le contrôle n'est complété par aucune conclusion. Si le contrôle, en effet, révèle qu'un des pays signataires manque à ses engagements, que feront les autres? Rien n'est prévu. Cela est donc à mettre au point. Autrement la France accepte le contrôle. Mais ce à quoi elle ne peut pas consentir non plus, c'est à désarmer partiellement tandis que l'Allemagne réarmerait partiellement. Aussi bien le réarmement partiel allemand est-il, en fait, déjà accompli. On ne peut plus que l'enregistrer officiellement. La France s'y résignerait. Car on croit à la sincérité pacifiste de Hitler. C'est son intérêt. Une guerre, en effet, donnerait immédiatement le pouvoir à l'état-major. Les légions hitlériennes seraient incorporées dans l'armée. Son intérêt est donc dans la paix. Mais il n'en est pas de même dans les milieux militaires. C'est contre ce danger-là qu'il faut s'assurer.

Direction : Entrevue plus calme, presque affable. Cinotti est malade. Il travaillait seul à son budget 1935. Il ne s'agit que de recopier les états envoyés de Paris.

Visite de Tondu venu me montrer la photographie de sa copie. Lagriffoul à l'atelier où je lui montre Nocturne et Bernadette. Il va m'amener ce soir une chanteuse russe recommandée par un ancien pensionnaire.

Visite, à l'atelier, de M. Dromard-Mérot, qui me paraît emballé. Je n'ai pu lui montrer guère que des photographies.

23 [mars 1934 Rome]

La visite convenue au palais Pamphili[46], ambassade du Brésil, piazza Navona. Reçu dans les bureaux de S[on] E[xcellence] organisés comme un musée. Des armures, des armes. Aux murs des tapis précieux et des tableaux. Collectionneur, S.E. me montre ses acquisitions en Pologne et en Russie. Il avait été envoyé là en disgrâce et :

— Je dus rester à Varsovie huit ans sans sortir de la ville.

Ce doit être un homme fort riche car il a acheté des vieilles armures, épées ayant appartenu à d'illustres personnages. Auguste, roi de Pologne, Pierre le Grand, etc. Quelques-uns de ces achats faits aux Soviets. Certaines de ces pièces sont remarquables. Dans une salle à côté de son bureau, il m'assure que les fresques qui ornent la partie supérieure des murailles sous le plafond sont de Poussin. Ce sont de fort belles compositions, mais qui pourraient être aussi des Zuccari. À montrer à Louis Hourticq. Je n'ai pas osé dire ce que j'ai pensé des esquisses de la vie d'Alexandre pour les tapisseries de Le Brun. Ce ne sont pas des esquisses de Le Brun, mais de médiocres copies d'après les tapisseries. Par contre un Murillo magnifique, un Christ, dans une robe garance, d'un effet poignant. Puis ce fut la galerie des Pierre de Cortone. Plafond peint comme au palais Farnèse. Sujet : l'Énéide. Peindre un plafond, au fond, c'est idiot. Mais celui-là est mieux que celui des Carrache. C'est moins grossier, quoique moins savant. Au milieu de cette salle, une grande table ornée d'un service magnifique :

— J'ai dépensé plus de 400 000 F pour cette table.

Puis il me parle de 10 000 tonnes de marbre, qu'il a achetées :

— Sculptées comme on ne sculpte plus sous la direction du maître américain, Tozzi, Stoyi, je ne sais plus. Des groupes d'enfants dont je veux orner mon tombeau. Vous verrez comme les cheveux, les ongles sont faits.

Et j'ai retrouvé là mon amateur d'art, c[est]-à-d[ire] le monsieur qui n'y connaît rien, qui a pu acquérir [47], parce qu'il en a les moyens, des choses heureuses lorsqu'il a eu affaire à d'honnêtes marchands. Et en effet, dans une pièce du bas, c'est une incroyable collection d'enfants ailés, du plus abominable goût italien du siècle dernier, sortis de quelque atelier de la rue Babuino ou Margutta.

— Vous connaissez le sculpteur Zocchi? Il m'a dit qu'il ne ferait pas cela pour 300 000 lires.

Et c'est toujours à ça qu'aboutit toute conversation avec un amateur.

On sonne à mon atelier[48]. C'est ici heureusement rare. Un monsieur assez âgé, mal rasé, très salement vêtu, masque ridé et caoutchouté de vieil acteur, retire de sa tête, d'un geste emphatique, un large chapeau mou, très mou, s'incline avec noblesse et :

— Je vous salue, monsieur le Directeur.

Puis s'inclinant une seconde fois, se rengorgeant dans un haut faux col genre 1840 aux pointes évasées :

— Je me présente : Comte Gonzague de Sionelli de Seran.

Là-dessus il entre à pas lents et précieux. Ensuite il n'y eut plus rien de comique. Il voulait avoir des renseignements sur les Adam, architectes anglais qui travaillèrent en Italie. Il venait m'offrir une étude attribuée à Ingres, mais Ingres a 14 ans alors. Si c'est d'Ingres réellement, il vaudrait mieux mettre cela à Montauban, comme curiosité. Pour ici c'est sans intérêt, au contraire.

À l'Angelicum, cet amphithéâtre construit par le père Gillet, conférence Gilson. Il parle bien, clairement. Mais combien j'ai trouvé cela puéril. Évidemment nous sommes sur des plans différents. Il est bien certain, comme le constatait Lily en sortant, que lorsqu'il exposa la doctrine d'Averroès, nous eûmes, nous, l'impression que la vérité était là, tout au moins la sagesse et le bon sens. Mais l'unanimité du public, composé en majorité de jeunes prêtres, moines, séminaristes, marquait bien que nous étions hérétiques et dans l'erreur. L'"averroïsme", dit Gilson, peut se résumer dans cette proposition : Au sommet, la Raison, puis la Religion, puis la Foi. La vérité chrétienne est : Au sommet, la Foi, puis la Religion, puis la Raison. Une véritable houle, un frémissement unanime traversa l'assistance lorsque Gilson prononça les mots de Réforme et de Luther.

Direction : le bon Cinotti est souffrant. Gauthier me téléphone qu'il a "trop à faire", qu'il ne peut pas venir. J'y vais sous prétexte de lui porter des papiers[49]. Il s'est décidé à établir[50] le budget 1935. Ça consiste uniquement à recopier en trois exemplaires les états établis à Paris (paiement du personnel, pensionnaires). Réellement l'affaire d'une journée, pas plus. Quant à la subvention, impossible, dit-il, de l'établir sans avoir la répartition faite par Paris. Pourquoi? Impossible de savoir. Je crois que là aussi c'est uniquement flemme, parce que lorsqu'il aura la répartition 1934, il n'aura qu'à le recopier. Tout ça toujours rigolo, voir Courteline. C'est quand même embêtant pour moi. Surtout que ce malheureux n'est pas du tout drôle à voir.

24 [mars 1934 Rome]

Déjeuné à l'ambassade de Pologne. L'ambassadeur, M. Wysocki, désirait me connaître. Homme agréable, d'aspect robuste, il est à Rome depuis quelques mois. Il me dit :

— On est long à s'habituer aux méthodes diplomatiques de ce pays, à cette exubérance, ces démonstrations, quand on n'a jamais été, jusqu'à ce jour comme moi, que dans des pays du nord.

Les autres convives étaient le comte G. Michalowsky, conservateur de la Bibliothèque polonaise, le premier conseiller M. Thadée de Romer et sa femme, qui connaissent cette femme charmante, rencontrée chez les Corbin, fille du général Malleterre, je crois, mariée à un prince polonais. Il y avait le savant allemand Curtius, assez sale, mal foutu, une Mistress anglaise, Mistress Strong, qui dirigea un moment l'Institut archéologique anglais d'ici, une charmante Allemande, archéologue également, qui travaille à un livre sur le style rococo (je ne me souviens pas de son nom), Guillaume des Débats. Curtius, de tous ces gens, me paraît le plus intéressant, du point de vue instruction.

De Thubert qui vient me voir avant de repartir pour Paris me dit que l'Académie de France a beaucoup de prestige dans Rome.

Nous allons recevoir Marcel [51]et Denise[52] qui arrivent de Paris. Marcel content de son travail. Enfant vraiment délicieux et remarquable. Je les laisse rentrer à la Villa et vais seul au concert de la Russo-Américaine Tarasova. Grand talent.

Pendant le dîner, Marcel nous raconte ce qu'il a entendu à Paris. Armements de droite et de gauche. La situation compromise de Tardieu. Que Prince pourrait fort bien s'être suicidé. On connaîtrait celui qui lui a téléphoné, un ami qui le faisait d'accord avec lui pour lui donner un alibi pour des petites fugues intimes. Se sentant compromis il aurait, sans dire à cet ami le vrai pourquoi, pris le même prétexte. Il y aurait eu entre les témoins au courant [une] scène très violente chez le juge d'instruction, mais dont rien n'est sorti parce que ces gens, pour ne pas avoir d'ennuis, se sont mis d'accord pour tout nier.

À la T. S. F., nous entendons le début du discours radiodiffusé de Doumergue. C'était si pauvre que nous avons arrêté. Ce n'est pas ce malheureux qui sauvera la République ni la France. Il n'y a qu'à se rappeler ce que fut sa présidence. Il nous mène à de grandes humiliations ou à de grands désastres.

Direction : dans son bureau, cet imbécile recopie son budget, furieux de la maladie de son comptable qui le force à travailler un peu. Il déclare toujours qu'on ne peut rien faire sans avoir la répartition 1934 envoyée de Paris. Mais n'a-t-il pas ici la minute de celui présenté l'année dernière à même époque?

25 [mars 1934 Rome]

Promenade à Anzio et à Nettuno. Une des premières promenades que j'avais faite après mon arrivée comme pensionnaire en 1901. Jamais je ne m'étais rendu compte comme à présent combien sont fortes les empreintes que l'on reçoit de 25 à 30 ans. C'est l'âge où l'on est le plus sensible, assez jeune encore pour avoir toute sa sensibilité fraîche, assez mûr pour comprendre et retenir. L'endroit est abîmé. Partout hélas! sévit le style banlieue. Cicéron, Auguste, Mécène, Caligula, Néron, Lucullus, et tant d'autres qui eurent ici des villas jadis, que diriez-vous de vos successeurs, de leurs tramways, de leurs autobus et de leurs vestons! C'est ici qu'on trouva l'Apollon dit du Belvédère. Il n'est pas beau, mais quel chef-d'œuvre à côté de la Vierge de S[ain]t-Sulpice qui orne à présent l'église d'Anzio. Il faut se battre les flancs, tandis que sur la place principale de Nettuno la foule groupée écoute un haut-parleur annoncer les péripéties d'une partie de ballon ou des courses, pour évoquer que là, il y avait un temple de Vénus Aphrodite, d'Apollon, d'Esculape et de Neptune. La seule chose bien fut, à Anzio, la mise à l'eau de longues barques que les pêcheurs faisaient glisser sur le sable pour partir à la sardine, sur un fond de mâts et de voiles repliées. Et amusante, une conversation avec un pêcheur complètement saoul appelé Salvator Quabelmare. Nous irons un jour ou l'autre pêcher avec lui, une sorte de second père Louis.

26 [mars 1934 Rome]

Nous recevons à déjeuner les docteurs Appert et Claude recommandés par Zuloaga et Ladis. On parle bien entendu de la situation à Paris. Inquiétude de tout le monde. Après-midi, ce sont le docteur et Madame Darré. Même conversation. Plus on avance, plus on s'aperçoit que la presse est terriblement responsable. Quel jeu dangereux elle joue. On sent très nettement que maintenant cette malheureuse affaire en est devenue une des plus avantageuses pour la vente des numéros. Il faut donc entretenir, envenimer, inventer n'importe quoi, pourvu que marche la vente. Patriotisme!

Chez les Anglès, il y avait l'ancien ambassadeur René Besnard. Il me dit l'amitié qu'il a eue et a pour la Villa. Puis, bien entendu, conversation sur Paris. Jamais, dit-il, il n'y a eu, depuis la fondation de la République, pareille poussée de droite. L'Action française voit énormément augmenter ses contingents. Il paraît qu'à une des dernières séances de la commission des Affaires étrangères au Sénat, ces abrutis ont failli voter un invraisemblable ordre disant que la France considérait ne plus devoir signer aucune convention de désarmement ou autre, qu'elle se suffisait à elle seule pour organiser sa sécurité comme elle l'entendrait, sans se lier à personne. De Jouvenel et lui empêchèrent cette manifestation folle. Millerand! l'homme de la conférence de Cannes sabotée. Si la France suit cet homme, vers quelles humiliations, vers quels désastres allons-nous!

Anglès dit que Chambrun est plus ému qu'il ne le laisse paraître des attaques contre lui de Pertinax dans L'Écho de Paris. Il paraît que même au Quai d'Orsay on lui reproche de n'avoir pas prévu la signature des pactes et leur caractère politique. Il est arrivé à Paris, tout rose, tout souriant, assurant qu'aucun accord sérieux ne serait fait. Les actes démentirent aussitôt ses assurances et, paraît-il, ici on était, depuis huit jours, prévenu.

Perreux sort d'une pièce voisine où il mettait en ordre ses notes d'une interview de Mussolini. Il avait l'air ulcéré de la réception qu'il avait reçue. Il put cependant obtenir quelques réponses qu'il regrettait de ne pouvoir redire. Il revenait de Prague et Vienne. Ce sont donc trois interviews sensationnelles pour Paris-Soir. Comme tous ces malheureux s'agitent inutilement! Que restera-t-il de tous ces bavardages.

Direction : Embêté de l'impossibilité de faire établir par G[authier] le budget 1935 réclamé par Paris, prétexte de l'impossibilité :

— Paris n'a pas encore envoyé la répartition 1934. Ça ne servirait à rien parce qu'il faut donner l'état comparatif (paraît-il).

J'ai néanmoins établi moi-même cette répartition et la lui ai remise[53] en allant signer les pièces. Je fais ça pour bien comprendre le fonctionnement. Pour n'avoir pas non plus, en cas de réclamation de Paris, pas fait ce qu'il fallait. Attendre maintenant ce qu'il va en faire. Rien, sous prétexte identique. Ce qu'il faut à un bureaucrate c'est à recopier. Prendre une initiative est trop de travail.

27 [mars 1934 Rome]

Belle promenade avec les enfants à la villa des Chevaliers de Malte. La vue est belle, mais le jardin ne me fait pas plus d'impression que jadis. Il n'est pas d'une belle composition. Trop de détails. Ça fait petit. La chapelle n'a rien de fameux. Le jésuitisme a trop sévi.

Nous allons ensuite à S[an] Saba, à travers un quartier nouveau surgi avec tout le médiocre goût d'aujourd'hui. Nous revoyons S[an]ta Sabina. Mais je voulais voir S[an]ta Prisca. Nous avons été honteusement incapables de trouver.

De là chez Mme Armstadt, dont l'appartement piazza Campitelli est très sympathique. On y devait entendre un flûtiste allemand. Alors qu'il commençait à souffler, une rumeur dans la rue et des chants nous attirèrent tous sur le balcon. C'était une procession, chapitre, cardinal, chœurs, fidèles, qui sortait de l'église en face. Elle fit le tour de la place et s'engloutit à nouveau par la porte béante[54]Ora pro nobis!

Puis le flûtiste, à allure de boxeur, joua du Mozart tandis qu'un chef d'orchestre allemand obligé de fuir les persécutions hitlériennes me racontait ses malheurs. Il était gras, rose et blond.

Direction : Gauthier m'apporte ce matin la presque totalité du budget 1935. La silencieuse leçon d'hier a à moitié porté. Car il n'y a que les copies en trois exemplaires des crédits pour le personnel et les pensionnaires. La subvention n'est que globalement indiquée, ce qui me paraît risquer de laisser établir par Paris une répartition non conforme à celle que je veux.

— Nous ferons un rectificatif.

Ah! la force d'inertie de la bureaucratie!

Avec le menuisier, j'achève l'installation des portraits des anciens dans l'ancien petit atelier des vieux murs.

28 [mars 1934 Rome]

Nous allons chercher notre amie Marguerite Long. Elle nous dit sa satisfaction pour la façon dont Marcel[55] travaille et des résultats. Ce ne sera pas pareil, je le crains, pour notre petite Françoise. Mais ce n'est pas trop sa faute. Elle est si jeune et est trop livrée à elle-même.

Rome est fort agitée à propos des incidents survenus au théâtre de l'Opéra, à la première d'une pièce de Pirandello et du musicien Respighi. C'était complètement idiot, paraît-il. Le public manifestait une réprobation de plus en plus grande. Or le Duce était dans la salle. À un moment le public se tourna vers lui et l'appela comme au secours :

— Duce! Duce!

Alors il fit interdire la pièce. Cela se passait il y a quelques jours. Depuis il a déplacé toute la direction du théâtre, paraît-il, et a menacé les auteurs de les envoyer aux îles.

Direction : Visite chez Gemignani qui fait une bonne petite figure avec le petit modèle qui m'a posé le Nocturne. Comme trop de jeunes gens de nos jours, il n'est pas bien fort. Mais il paraît plein de dispositions excellentes. Il me manquait beaucoup quand je suis arrivé ici. S'il travaille, ça ira, car il est intelligent.

Chez Brayer qui a commencé son essai de cigarières. Comme nous sommes loin de ce temps où un peintre, avant de commencer un tableau important l'étudiait d'abord en esquisse poussée, puis faisait des études serrées, dessinées, peintes. Après quoi il s'attaquait à l'œuvre définitive. Ce garçon doué se jette au contraire avec toute sa force et sa jeunesse sur sa toile, cherche à obtenir tout de suite l'effet, n'y parvient généralement pas, gratte, recommence. Après quoi, essoufflé, il s'arrête, se dégoûte et passe à autre chose. Je ne crois pas qu'il puisse dépasser son stade actuel de brillantes esquisses à effet. Il en faudrait bien peu pour qu'il soit tout à fait remarquable. Défaut d'éducation première.

29 [mars 1934 Rome]

Esquisse Nocturne sortie du plâtre. Composition bonne. Il n'y aura guère à changer en grand. Les cygnes sont bien disposés et la jeune fille prétexte à morceau de sculpture. L'exécution actuelle n'est pas fameuse. Cire trop molle. Je crois aussi que le modèle a dans les parties hautes trop de défauts, cage manque de profondeur. Mon affaire est maintenant bien analysée. À mettre en pendant avec ce que je disais hier de Brayer. C'est de cette patience et de cette ténacité que manque cette jeunesse. Commencé l'article si en retard sur Bouchard. Tout ce qu'on m'a dit et m'écrit Gaumont sur sa conduite dans les jurys m'enlève un peu d'entrain.

Lettre de Spranck à propos de la chute de la figure du groupe des poilus. Quel embêtement. Lettre du docteur Armaingaud qui m'envoie un complément d'inscription invraisemblable pour le monument Montaigne (il s'agit de faire remonter à Montaigne l'entrée en guerre de la Belgique en 1914!)

Promenade dans les églises. D'abord S[ain]t-Pierre-aux-Liens, comme je ne l'ai jamais vue, pleine d'une foule. Moïse toujours aussi remarquable. Mais comme je ne sais plus qui a prétendu que dans la barbe on découvrait une tête mystérieuse, ce n'est plus qu'à ce jeu de devinettes que s'intéressent les gens! S[ain]t-Jean-de-Latran, S[ain]t-Clément et enfin S[ain]t-Pierre, tout cela plein de pèlerins isolés ou en bandes, s'arrêtant aux reposoirs et aux chapelles, s'agenouillant pour prier tous ensemble à haute voix et chanter. Une impression de religiosité extérieure, active, presque agitée. Il ne semble pas qu'il en faudrait beaucoup pour lancer quelque nouvelle croisade. Sous un terrible réflecteur, le cardinal Lauri[56], effondré dans sa pourpre, distribuait au bas d'un pilier, aux pèlerins venant s'agenouiller devant lui, des indulgences pour 200 jours! Cela s'obtient au moyen de la longue baguette dont déjà s'étonnait Stendhal! Et la foule pour y passer, s'y pressait, toute grise, toute humble. Dans le chœur s'achevait un office par une procession somptueuse et bruyante, entre les rangs pressés de curieux et de croyants. Les gens agenouillés ne se dérangeaient pas, se laissant presque bousculer et marcher dessus. En même temps s'élevaient derrière les grillages dorés d'une tribune des plains-chants. Le long des piliers tombaient de longs ornements d'étoffes pourpre et or. Tout en haut s'éteignaient des lumières.

À notre réception, Almar, le secrétaire de l'Académie égyptienne me parle de Gaber que j'espère tirer enfin de ses ennuis. Il paraît que Terrasse, au Caire, n'a pas réussi et qu'il s'en va.

30 [mars 1934 Rome]

Avec Bigot, arrivé hier soir, nous allons voir les Forum. Nous sommes stupéfaits de la démolition en cours de l'escalier de l'Aracoeli. Encore une vue classique de Rome qui va disparaître… Sans doute a-t-on la certitude de trouver dessous quelque chose d'imprévu et d'essentiel?

Il aurait pu y avoir quelque chose de très beau à S[ain]t-Pierre ce soir où nous sommes retournés. À la suite de l'office[57], assez émouvant, avec de très beaux chants, l'extinction successive des flammes, d'un balcon élevé on présentait les reliques. Mais il y avait trop de lumière. Donc aucun effet, sauf celui de la foule énorme agenouillée.

Dîner chez Lavatelli[58] avec les Darius Milhaud. Il est sympathique, mais ne paraît pas en bonne santé.

31 [mars 1934 Rome]

Fait le guide pour un groupe appelé "Les Amis de la Séquanaise" dont s'occupe Julliard. Il est ami du maréchal Lyautey. Comme chose intéressante, il me dit que le maréchal a essayé de prendre la tête d'un groupement de tous les partis de droite, mais que ç'avait été impossible, chacun ne pensant qu'à sa petite affaire personnelle.

Avec Bigot chez Bartoli dans son bureau d'où l'on découvre tout le Forum et le Palatin. Comme Bigot, que la destruction de la Velia émeut pour tout ce qui y a été définitivement détruit par cet "urbanisme" à effet, lui posait quelques questions :

— Non a el mia parrocchia, lui répondit le spirituel Bartoli.

Puis nous avons pris rendez-vous pour une promenade des nouvelles trouvailles. Balade avec Bigot.

Pâques sous la pluie. Réception chez le conseiller d'ambassade du Brésil, de Armando Suarez où je suis présenté au fils de l'empereur Pedro, jeune et aimable jeune homme. Je retrouve Lily et Marguerite Long chez Mme Charles-Roux qui nous remet deux billets pour la cérémonie de la Fermeture de la Porte Sainte, demain, en nous disant que c'est "ce qu'il y a de mieux." J'ai l'impression que c'est une aimable blague.

 

[1]    Fauré.

[2]    . Au lieu de : "et autres personnes", raturé.

[3]    . Suivi par : "Parmi les pensionnaires actuels, Leygue est un de ceux en qui je commence à avoir peu confiance", raturé.

[4]    . Au lieu de : "égyptiens", raturé.

[5]    . Au lieu de : "imiter", raturé.

[6]    . Suivi par : "que n'ayant plus", raturé.

[7]    . La fondation du comte Primoli.

[8]    . Suivi par : "pour un concert", raturé.

[9]    . Au lieu de : "conclus...", raturé.

[10]  . Au lieu de: "terrifiante", raturé.

[11]  . Suivi par : "faire une néfaste", raturé.

[12]  . Orthographié tantôt Ledoux, tantôt Leroux. Georges Leroux ?

[13]  . Suivi par : "racontait", raturé.

[14]  . Suivi par : "en l'occurence et", raturé.

[15]  . Suivi par : "Il y a chez lui une", raturé.

[16]  . Suivi par : "où j'ai montré le Bosco", raturé.

[17]  . Au lieu de : "J'ai eu du mal après la tête du", raturé.

[18]  . Hélène de Savoie, épouse de Victor-Emmanuel III.

[19]  . Le procureur général Pressard.

[20]  . Au lieu de : "en racontant", raturé.

[21]  . Suivi par : "de Fauré", raturé.

[22]  . Au lieu de : "s'installe", raturé.

[23]  . Au lieu de : "marque", raturé.

[24]  . Suivi par : "Son avenir", raturé.

[25]  Fauré.

[26]  . Suivi par : "arrive tout pâmé d'avance", raturé.

[27]  . Suivi par : "et trop bavard", raturé.

[28]  . Suivi par : "fait un peu penser", raturé.

[29]  Fauré.

[30]  . Au lieu de : "c'est le travail de", raturé.

[31]  . Suivi par : "J'ai mis", raturé.

[32]  . Au lieu de : "les nouveautés", raturé.

[33]  . Suivi par : "(On sent ces jeunes gens très habitués à taper le monde)", raturé.

[34]  . Suivi par : "preque toutes surmontées de têtes caractéristiques", raturé.

[35]  . Dans le manuscrit : "des centaines de mille", corrigé.

[36]  . Suivi par : "Est-ce ça la douce France", raturé.

[37]  . Suivi par : "où au moins on ne parla pas des", raturé.

[38]  . Suivi par : "portaient", raturé.

[39]  . Allusion aux fêtes commémoratives en l'honneur de Henri Vieuxtemps, qui eurent lieu du 23 au 29 août 1920, en Belgique.

[40]  . Fulvio Suvich, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères.

[41]  . Manuscrit : "Ponchet"?

[42]  Thomson.

[43]  Chabannes.

[44]  . à l'Institut national agronomique.

[45]  . Le palais Pamphili.

[46]  . Dans le manuscrit : "palais Doria Pamphili".

[47]  . Au lieu de : "qui possède", raturé.

[48]  . Précédé par : "Je suis dérangé", raturé.

[49]  . Suivi par : "Il recopie", raturé.

[50]  . Au lieu de : "rédiger", raturé.

[51]  Marcel Landowski.

[52]  . La cousine de Marcel, fille de Joseph Landowski.

[53]  . Au lieu de : "porté", raturé.

[54]  . Suivi par : "en chantant", raturé.

[55]  Marcel Landowski.

[56]  . Suivi par : "tout rouge", raturé.

[57]  . Suivi par : "qui s'appelle je crois", raturé.

[58]  . Manuscrit : "Lovatelli"?