Juin-1934

Cahier n°34

1[er] juin [1934]

Cinquante-neuf ans! Il y en a qui savent avoir leur âge, qui savent vieillir. C'est chez moi un chagrin de tous les jours. Je sais mon âge, je le sens si peu! Comme je comprends le désespoir de Delacroix. Mais lui était malade, à mon âge, continuellement arrêté et impuissant depuis longtemps. Mourir jeune ou vieillir! Pas d'autre solution. Pourquoi ne sommes-nous pas, à ce point de vue là, comme les bêtes [1]. La misère humaine c'est cette intelligence dont nous cherchons à nous servir pour des buts pour quoi elle n'est pas faite. Après tout, qu'en savons-nous? Cette volonté d'éternité qui ne se manifeste que dans des créations matérielles, car même l'œuvre d'art la plus sublime n'est que matière, est sans doute une force dont nous ne connaissons pas la puissance profonde. Et que savons-nous de "l'après"?

Mais que ces méditations sont peu de chose à côté d'une bonne et belle journée de travail, comme aujourd'hui. J'ai malheureusement gâché un peu l'après-midi avec ce déjeuner chez Mme Bour. Intéressant sans doute. J'y ai retrouvé, horreur dirait Lily, Schneider du Creusot que j'avais jadis connu à Rome. Nouvel invité aussi, l'autre nouvel académicien duc de Broglie, et les autres habitués sympathiques, Paul Valéry, Paul Léon, Rouché, Charléty, Lévy-Brühl. Prestige de la naissance, le personnage important était le prince de Monaco-Polignac, un jeune homme fort sympathique d'ailleurs. Que le monde est drôle à regarder. Comme Delacroix je crie : "Ah! vivre dix vies, être sculpteur et peintre, et auteur dramatique. Qu'il y a de choses à voir, à dire." La vieille Meysenburg disait : "Je crie "bis" au spectacle." C'est "ter, quater, etc.", que je crie.

2 juin [1934]

Succès à Genève, grâce à l'Italie. Une entente est signée pour la Sarre.

Après l'Institut, où j'obtiens enfin une précision sur le legs Marmottan, et où nous réformons dans un sens moins facile pour les tricheries. Avec Bigot nous allons à l'inauguration du zoo de Vincennes de Letrosne. Il y a une sorte de pic de soixante mètres de haut qui est exactement pareil à la borne en ciment armé et faux caillou que Bigot fait à Mondement. Même couleur aussi. Décidément le colossal, c'est bien en dessin. En réalisation rien ne vaut la mesure. C'est un point de vue stupide en art de vouloir lutter avec la nature par le volume. C'est facile et rarement beau. J'aime mieux une vraie montagne. Sur un dessin on peut avec des effets factices, en escamotant ceci, en exagérant cela, tromper son monde. Le ciment armé ne trompe personne. C'est pourquoi ce monument de Mondement est si laid. Mais me voilà loin du zoo de Lestrone. Mon dieu! ce n'est pas mal quand même, parce que c'est neuf. Qu'est-ce que ça donnera dans X années? Heureusement, il y a les bêtes, et il y en a de fort belles. Mais voilà, tandis que j'admirais des panthères, que B[igot] se met à me parler de Poulain pour le secrétariat de la Villa. Les imbéciles. Ils ont été pensionnaires cependant. Lâcheté devant le journalisme.

3 [juin 1934]

Très agréable journée chez les Huisman à Valmondois, dans leur petite propriété dont ils sont très fiers. Duhamel est leur voisin. Homme charmant, fin, réservé, excessivement intelligent. H[uisman] me promet de nommer Fournier à Rome.

Fini la journée à cette magnifique école de Grignon dont c'était la fête et où Jean-Max triomphait.

4 [juin 1934]

Voilà que j'ai fini par céder aux insistances de Tissier et ai entamé la maquette du monument Briand.

Après-midi à mon grand pylône de la Seine qui marche bien. Ma chance, je devrais même trouver un mot supérieur, est grande d'avoir pour ce travail et pour d'autres cette délicieuse jeune fille. Il est difficile d'unir à tant de charme moral et de modestie un tel charme physique. Il faut aussi connaître par les conversations des longues séances d'atelier tout le sérieux, toute la bonne volonté, toute la conscience d'une enfant, pour comprendre combien on devrait plus aider la jeunesse. Jamais je n'aurais mené à bout tous ces dessins et ces esquisses si je n'avais eu cette fraîche intelligence pour me seconder. Chaque pose est comprise, sentie et donne son maximum. Si j'avais exécuté rigoureusement la statue de la France d'après la première esquisse faite d'après elle, elle aurait été mieux. En tout cas mon pylône Seine vient bien. Les dessins pour Paris viennent bien… J'espère pouvoir un jour rendre à cette petite un vrai service pour tout ce temps qu'elle me consacre avec tant de dévouement.

Jacquet et Sinapi me portent leurs esquisses du concours de Rome. Deux bonnes esquisses. Mais le jury est mauvais pour l'atelier cette année. Les pauvres petits devront s'imposer rudement pour réussir.

5 [juin 1934]

À la réunion de la fondation Blumenthal, Huisman me dit que Fournier est nommé. Je crois que c'est une bonne acquisition. Son accent fera rire mes pensionnaires[2], puis ils s'y habitueront.

6 [juin 1934]

Pylône La Seine[3] et esquisse Briand : le groupe de La Paix avec la petite M. C[ombet] vient bien.

7 [juin 1934]

Toujours le groupe La Paix. Difficile, mais peut donner une chose d'un bon sentiment. Mais je ne comprends rien à cette architecture idiote que Bigot a composé tout autour comme des moulurations d'un meuble en bois.

8 [juin 1934]

Quel temps perdu ce matin. Première réunion d'un immense comité pour la fameuse exposition d'art italien qu'on va organiser à Paris en mai prochain. On a beaucoup bavardé. J'ai écouté. J'ai appris cependant qu'il y avait au Luxembourg, dans le jardin, au haut d'une colonne, un Michel-Ange inconnu. Ça doit être ce marbre qu'il fit dans sa jeunesse qui fut acheté par je ne sais qui, envoyé en France et dont on avait ensuite perdu la trace. Ça, très intéressant. Le reste ne fut que bavardage.

Été faire à Gilauton une visite de condoléances.

9 [juin 1934]

Mon groupe La Paix me semble bien venir. Mais je ne me décide pas pour le bas-relief derrière. C'est tout de même agaçant de travailler en concours sur un projet qui vous est chipé.

10 [juin 1934]

Letrosne que je rencontre chez Pontremoli me conseille de faire à présent une demande officielle de réalisation du Temple pour 1937. J'hésite. Ça ne marchera pas. Il n'y a ni place, ni argent.

Paul Léon me parle de la lettre de Valéry publiée par Notre Temps. Il me dit :

— Ça, c'est crâne.

11 [juin 1934]

Toujours travail à la maquette Briand. Ça vient. Je ne suis cependant pas content du bas-relief. Je sens bien que je devrais faire autre chose. Mais j'ai la flemme. Pas amusant pourtant ces messieurs en redingote, même en bas-relief. Je devrais revenir à ma première idée, aller dans un sens plus décoratif. Mais j'ai la flemme. J'en ai assez de ces monuments. Je voudrais me consacrer à mon Temple ou à des petites choses. J'en ai plein mes carnets, plein ma tête, et il y en a plein la vie, tout autour de nous.

Gentille visite de Lengrand et Joffre. Ce pauvre Joffre qui si jeune vous redit toujours, chaque fois qu'on le voit, la même chose :

— C'est comme si on retirait l'enfant du ventre de sa mère avant le neuvième mois, etc.

Mais voilà deux ans et plus qu'il est sur un malheureux nu grandeur nature…

Silva Costa est à Paris. Me demande de passer le voir, car il est toujours plus ou moins malade.

12 [juin 1934]

Présenté mon groupe La Paix devant le bas-relief. Il est trop grand. Il faut le réduire, donc le recommencer! Les lois des proportions, des rapports de proportions, quel mystère. Il y a un fait, c'est qu'il n'y a qu'un rapport qui fasse bien. Il n'y en a pas deux. Des gens se sont amusés à établir des lois. Umbdenstock! Que de bêtises il dit et que de coups de pouce et de tricheries pour prouver la vérité de ses lois [4]. Pourquoi, par exemple, plus on grandit une statue, plus [il] faut rapetisser la tête. La proportion 7 têtes ½, bonne pour la grandeur nature doit être 8 pour deux mètres, 9 pour deux mètres cinquante, et mon Christ de Rio compte au moins 12 têtes. Autrement la figure paraît courte.

On dit que Locquin serait nommé haut-commissaire de l'Exposition[5].

13 [juin 1934]

Bigot venu voir ma maquette Briand. Bizarre. De moins en moins sympathique. Il me parle comme à un type quelconque, évasif. Sans doute combine-t-il avec Bouchard.

14 [juin 1934]

Visite très sympathique de mon nouveau secrétaire général. S'il ne se grise pas de son titre, une fois là-bas, il sera très bien. Mais quel drôle d'accent!

15 [juin 1934]

Au Savoy Hôtel chez Silva Costa qui me montre des mirobolants projets (à Santos-Dumont, une croix gigantesque) et reparle de la frise du Christ. Mais… il veut surtout que je lui fasse des lettres d'admiration pour les autres projets. Mon dieu, je les lui ferai.

On moule ma maquette Briand. C'est le parti de Grasse. Tout de même agaçant.

15 [juin 1934]

On a voté aujourd'hui la médaille d'honneur à la vilaine statue équestre de Foch, de Michelet. Pauvre Foch. Pauvre cheval. Pauvres mentalités de sculpteurs.

Fini la journée aux B[eaux]-A[rts] où je fais transporter la maquette Briand. Lamblin me parle de Fournier en termes sympathiques mais sévères sur sa façon de s'être servi d'appui politique. On n'aime pas ça. On a raison. Mais je crois Fournier très bien.

16 [juin 1934]

Camille Lefevre vient voir mon esquisse de décoration du Palais des Nations. Je voudrais vraiment savoir si il tient à tout le monde des discours aussi filandreux et aussi incompréhensibles. C'est incroyable. Où veut-il en venir?

Puis séance au pylône de la Seine. Grand bonheur. Voilà la vraie méthode d'exécution des bas-reliefs. D'abord avec la nature, rien qu'avec la nature, faire esquisse très poussée. Ensuite faire des études dessinées très soignées et assez grandes, des morceaux [6]. Préparer, en allant déjà loin, ou faire préparer rigoureusement d'après les dessins. Enfin reprendre la nature pour terminer. Alors c'est la joie. Je me demande ce que je pourrais bien faire pour remercier cette délicieuse petite de son dévouement. Car il en faut. Et elle prend du temps sur ses études.

À l'Institut, engueulade avec cet imbécile de Puech qui ne comprend rien à la réforme proposée au concours de Rome. Plus important : lecture de ma lettre recommandant au ministre la suppression du mariage des pensionnaires. Renvoyée à la commission de la villa Médicis.

Bal chez nous, donné par les enfants pour leurs amis, où Bob Millet s'est amené avec une ravissante jeune fille américaine vêtue d'une robe si collante que non seulement les pointes charmantes de ses seins étaient apparentes, mais même l'indiscrète division à la chute des reins. Bob Millet a été renvoyé du Jour parce qu'il n'a pas cédé aux sollicitations amoureuses de Bailby! Il s'occupe de l'Ordre Nouveau. Les pauvres gosses, ils n'ont rien à faire. Il faut bien qu'ils s'occupent à quelque chose.

17 [juin 1934]

Nadine et Jacques nous racontent les difficultés de Notre Temps. D'abord, au point de vue argent, Luchaire serait assez inconsistant. Le ministère fait un véritable barrage, empêche avec menaces, qui que ce soit de les aider. C'est ainsi qu'on a obtenu la défection de Patenôtre. En même temps Léger a fait venir Luchaire, lui laissant entendre qu'on les aiderait s'ils changeaient de ligne, marchaient comme on veut. Luchaire peut avoir des défauts. Il a, en tout cas, du caractère. Il a refusé.

18 [juin 1934]

Bonne journée aux fontaines[7].

Puis chez Huisman, où nous réglons à peu près la question crédits du monum[en]t Chateaubriand, où j'obtiens la croix pour Fauchet. Il paraît que l'inauguration du mon[ument] Chalmont n'aura pas lieu parce que le président Lebrun a été prévenu par le préfet d'une manifestation des socialistes. C'est surprenant, puisque c'est Monnet lui-même qui s'était occupé de cette inauguration. Mystères de la politique!

Chez la charmante comtesse A[ndré] de Fels, Parmentier prétend que l'Allemagne a fait des propositions d'entente que la France refuse à tort. F[rançois]-Poncet annonce la chute d'Hitler dans quinze jours… Il ne faut pas s'entendre parce que l'Allemagne en profiterait pour s'armer. Ce serait pour elle un répit! Quel point de vue!

19 [juin 1934]

Voilà une vraie journée de travail. Tranquille, sans dérangement, sans téléphone. Aussi la besogne a-t-elle bien avancé.

Mais tout à l'heure je pars pour Genève. Palais des Nations et contrat pour le monument Thomas.

21 [juin 1934] Hier

Flegenheimer, l'œil plus biaisant que jamais, courbé[8] en deux, jambes pliées, m'attend à la gare. Visite au Palais des Nations. C'est grand. Ce n'est pas épatant. La grande salle sera bien ; mais c'est absolument le plan de mon Temple, presque les proportions! Impossible que ces quatre architectes ne s'en soient pas inspirés. C'est la seule chose vraiment bien. Pour le reste c'est caserne, ou magasin, bureaux. Tout se ressemble tellement aujourd'hui.

Assisté un moment à une séance du B. I. T. que présidait Justin Godard. Je parle avec Viple qui me dit qu'après tout, la dernière conférence du désarmement n'a pas trop mal marché. Il me confirme qu'en même temps se tenait une conférence privée des marchands et fabriquants d'armes. On leur communiquait les décisions prises. Ils faisaient leurs observations. Cela semble monstrueux. C'est la question économique et chômage qui obligent à ces ménagements.

Séance du contrat. Tout très bien, sauf qu'on est pressé et je ne pourrai jamais faire ce monument en deux ans!

Dès ce matin repris les fontaines. Tranquille journée et excellente.

Fin de journée, réception chez Mme Daniels, et inauguration du musée Marmottan. Je crois de plus en plus avoir bien raté mon affaire avec ce brave homme. Il avait eu un moment l'intention, certainement, de me faire faire mon Temple. Je n'ai pas compris ses allusions. C'est si difficile de se comprendre avec un sourd.

Et enfin les Fournier à dîner. Administration. Administration! Administration! Au moins celui-là ne pense pas à autre chose.

22 juin [1934]

Journée à Chalmont[9]. Tout est terminé. L'ensemble est bien. Je ne crois pas me tromper. Complètement content? Non.

Je maintiens que le groupe central est un peu trop petit. Il lui aurait fallu 5 à 6 mètres de plus. Mais quel prix! Et quelles difficultés techniques! Le groupe aussi aurait gagné à être traité directement sur place. Il y aurait eu des effets de matière imprévus. Tel qu'il est, cependant, il porte.

La France en avant est, surtout sur son profil gauche, un peu mince. J'aurais mieux fait d'exécuter presque en mise-aux-points la toute première petite esquisse faite avec la petite M[arie] C[ombet]. C'était plus puissant, le mouvement de la draperie moins gothique avait un bien meilleur volume. Volume de la tête bien mieux. Cependant, l'ensemble a de l'allure. C'est dramatique. Rien d'agité. De la gravité. Ce n'est pas la banalité de tous les monuments de ce genre. Cette France toute seule, avançant comme portée par un souffle, surtout de face, fait très bien. Je crois, malgré les imperfections que j'y vois, que je peux être content.

Banquet des A[rtistes] f[rançais]. Je suis placé entre Puech et Sicard. Après nous allons avec Dauchez et Goulinat chez Lipp. Nous y rencontrons les Huisman. Nous nous réunissons autour de nos soucoupes. Huisman me dit :

— La commande du monument Briand vous pend au nez.

Je réponds :

— En tout cas, vous êtes témoin que je n'ai rien fait pour.

— Ça c'est vrai, j'en suis témoin. Nous avons vu les projets. Gimond est inexistant. Celui de Bouchard est affreux, avec un énorme buste au milieu. Le vôtre est nettement le meilleur. Alors préparez-vous.

— J'en accepte l'augure.

Et nous avons parlé d'autre chose.

23 [juin 1934]

Petites folies. Acheté un Delacroix, Hamlet et les Fossoyeurs. Un Lebourg ravissant, et un très joli paysage de Victor Dupré. Je profite honteusement des occasions actuelles de tant de gens contraints de vendre leurs collections.

À la direction des Beaux-Arts. Chez Moullé. Nous réglons la question des frais de fondations du monument Chateaubriand à Rome. Puis celle de la copie du Louis XIV du Bernin par Leygue. Il donnera 3 000 F. Enfin celle des services de Sèvres. Justement arrive Lechevallier-Chevignard. Il m'assure que mes services seront terminés à la fin de l'année.

Puis je monte chez M. Allirol. M. Allirol, sous-chef de bureau, successeur du long M. Dufour est un monsieur bien distingué, très courtois et très méticuleux. Il paraît qu'il est impossible de retrouver mon budget 1934. Nous ne l'aurions pas envoyé [10]…? C'est bien extraordinaire. Il est beaucoup plus probable qu'il a été égaré dans les bureaux. Dufour s'en est peut-être servi pour allumer sa pipe. Question qui se vérifiera par le dossier à Rome.

À l'Institut. Séance d'une puérilité et d'un désordre pénibles. Comme tous ces gens autour de moi font vieux, vieux. Vieillir, quelle horreur. Je n'ai pas, dans l'organisation de ma vie, envisagé la vieillesse…

Cependant à la commission de la villa Médicis, ma lettre sur le mariage est approuvée. Voir si l'affaire ira jusqu'au bout. Si je gagne, je pourrai dire que j'aurai sauvé la Villa.

Garden-party chez les jeunes de Fels. François-Poncet y présentait sa moustache révulsée. Il y avait aussi le ménage Charpentier, la charmante comtesse de Waresquiel, etc.

Enfin (quelle journée!), au Théâtre-Français, où j'ai revu avec émotion Œdipe Roi [11]. Ça reste un grand chef-d'œuvre. Albert-Lambert y est bon. Quoiqu'à la fin il manque de l'intensité de Mounet-Sully.

Mais que la Nuit d'Août qui complétait le spectacle est mal donnée. C'est ridiculiser comme à plaisir un merveilleux poème. L'erreur est de montrer la Muse. L'homme devrait être seul en scène. De la Muse on ne devrait entendre que la voix. C'est que, pour évoquer[12] une Muse il faut avoir une poésie plastique bien rare, bien rare à rencontrer…

En sortant du théâtre nous allons chercher les enfants chez les Riou. J'y rencontre Chamson et Yvonne Téry. Quelle fille intelligente!

24 [juin 1934] Dimanche

Un beau sujet de statue : mort de Sophocle.

Autre sujet : Bellérophon errant dans le désert.

À Athènes, il y avait au centre de la ville un autel de la Pitié. À Rome, où on acceptait tous les cultes, il y avait l'autel du Dieu inconnu.

Je suis trop surmené. Je n'ai plus le temps de penser. Les idées passent devant ma cervelle plutôt que dans ma cervelle. Ce sont comme des improvisations musicales dont il ne reste plus rien[13]. Je ne note plus.

Je travaille aux fontaines. Une bonne exécution, c'est long! La lutte contre la montre toujours.

Visite des Riou et amis. Très contents de ce que je leur montre à l'atelier.

Le colonel Bentley Mott vient voir le buste Pershing. Très content aussi.

Et voilà que les journaux annoncent que l'Institut a voté hier la suppression du mariage des pensionnaires! Quel est l'idiot qui hier a commis cette indiscrétion. Les commentaires sont d'ailleurs plutôt favorables à la suppression. Naturellement les blagues ordinaires sur le sujet.

25 [juin 1934]

Heureuse journée de travail aux dessins des fontaines[14] avec la petite M. C[ombet]. On ne trouve pas souvent collaboratrice aussi dévouée et de pareille intelligence.

Charles Prince interrompt la séance. Il me dit :

— Le monument Briand, c'est pour vous. J'ai vu des membres du comité.

Fin de journée chez Marthe de Fels. Il paraît que c'est Puech, qui en sortant de l'Institut samedi, a raconté aux journalistes que l'Institut avait voté la suppression du mariage. Après tout, il n'y a que demi-mal. Même ce balourd de Clément Vautel approuve cette mesure.

26 [juin 1934]

Matinée creuse au jury de la Fondation américaine. Je crois que ce jury est le plus injuste et le plus partial qui soit.

Mais l'après-midi je rattrape le temps perdu. Retouches finales à la figure centrale de La Seine, avec la petite M. C[ombet]. Voilà réellement la méthode sûre de mener un bas-relief décoratif. Faire les esquisses avec la nature, esquisses poussées aussi loin que la proportion le permet. Il faut donc que ces esquisses soient assez grandes pour qu'apparaissent les points faibles, que rien ne soit abandonné au hasard d'un coup d'œil ou d'une boulette heureuse. Une fois donc les compositions arrêtées définitivement, faire, figure par figure, de grand dessins très poussés. Il ne s'agit pas là d'habiles dessins faisant la blague, mais de dessins pouvant servir, d'après lesquels on puisse sculpter. C'est la troisième étape. Pour cela que ces dessins soient faits sans fond, [ce] qui permet d'escamoter, c'est-à-dire des dessins aussi peu "peintres" que possible. Quand tous les dessins sont faits, on peut confier aux élèves la mise en place du grand modèle. Du point de vue pratique pour le chantier, il y a avantage [15] à ce que les modèles ne soient pas trop grands, parce qu'on peut les remuer facilement et qu'ils n'encombrent pas les échafaudages. Mais du point de vue exécution, il vaut mieux faire les modèles grands, au moins la moitié de l'exécution définitive. Il n'y a qu'à prendre la précaution de faire préparer des coupes dans les moulages, assez nombreuses pour que les praticiens, une fois tout basé, puissent commodément copier les modèles par fragments, de très près. Donc, modèles définitifs grands, avancés le plus possible d'après les dessins. On travaille ainsi très librement. Quand tout est avancé autant que possible, on reprend la nature pour terminer, perler de ci de là un morceau, retrouver l'émotion que donnent la nature et l'imprévu.

Déjeuner chez les aimables Batigne. Madame veut aussi venir à Rome pour que je fasse son buste. Tête avec beaucoup de charme. Expression de bonté.

Rentré vite et bien travaillé à La Seine avec la petite M. C[ombet].

27 [juin 1934]

Hier dîner à l'Élysée. Après le dîner je parle avec Berthod de la question mariage des pensionnaires. Il se dit d'accord avec moi et annulera le décret autorisant les mariages. Voilà une rude partie gagnée.

Le Président m'explique qu'il ne peut aller inaugurer Chalmont car les parlementaires ne sont pas d'accord, et M. Chiappe[16], frère de l'ancien préfet de police, lui préfet de l'Aisne, aurait fait savoir que les socialistes viendraient siffler.

— Quand tous les parlementaires ensemble viendront m'inviter, j'irai volontiers.

Puis nous parlons de l'Italie, de Rome, et il m'annonce que Barthou ira probablement à Rome bientôt. Voilà qui serait fort heureux.

27 [juin 1934]

Interview à propos du mariage des pensionnaires. Que d'encre aura fait couler cette affaire!

Agitation. Tout à l'heure départ pour Rome pour l'installation de Fournier et les représentations au Forum.

30 [juin 1934] Rome

Enfin la transmission des pouvoirs est faite. Sans trop de désagrément. Sournois toujours, Gauthier m'a apporté les pièces comptables à signer. Quel soulagement de penser que je ne verrai [17] plus cette gueule sinistre. J'ai entendu de nouveau son éloge par lui-même. Scène de haute comédie fut la transmission de la caisse. Ah! du temps! du temps! Que de possibilités on a en soi. Que de choses, et dans de très différentes directions on ferait, si on ne perdait pas tant de temps. La façon dont Gauthier comptait les sous et les faisait ensuite recompter par Fournier, je ne me doutais pas que pareille scène pût être aussi burlesque.

Autre scène burlesque. C'est Bruyez, dans le Forum, pendant les répétitions d'Horace et Britannicus. Car c'est dimanche et lundi que doivent être jouées les deux pièces. Le public est installé dans la basilique Giulia. La scène est en avant des vestiges du temple de Castor et Pollux. Sur la scène, le vieux Desjardins faisait Horace. Camille récitait. Entre ces héros en veston et en robe de ville et les chaises vides, Bruyez, tout en blanc, béret blanc, chemise et pantalon de flanelle blanche, débordant de graisse et de suffisance, se promenait de long en large. Dans ce blanc, son visage paraissait encore plus rose.

Le soir il y eut représentation au palais Farnèse, dans la salle d'Hercule. J'étais hier dans un jour où le burlesque des choses me frappait surtout. D'autres jours ce sont les couleurs. Hier soir ce fut Segond-Weber. Avec Gaillard [18] elle nous joua une Nuit de Musset (Nuit d'Octobre). Quelle misère de ridiculiser ainsi tant de poésie. Mon idée à moi est faite sur la façon de jouer les Nuits. Il ne faut pas que la Muse soit vue. Combien y a-t-il d'actrices capables ou dignes de se montrer en Muse? Le Poète doit être seul en scène. De la Muse on ne doit entendre que les chants. Elle sera bien ainsi ce que Musset voulait : la conscience de l'artiste. Cela prendra presque allure de soliloque[19], et c'est ce qu'il faut que ce soit.

D'une manière générale l'impression ne fut pas bonne de la troupe. M. de Chambrun avait donné cette soirée pour faire de la réclame. Le résultat, je le crains, aura été inverse.

Mais voilà qu'un groupe d'anciens combattants a jeté son dévolu sur la Villa pour y venir donner je ne sais quelle fête avec fanfare! J'ai été horriblement froid. Moi, à qui on reproche souvent de ne pas savoir dire non, je commence à savoir, et je le dis.

 

Cet[20] Apollon étrusque de la villa du pape Jules, ne mérite pas la réputation qu'on lui a faite. Son intérêt tient surtout à ce que, de date fort reculée, il est marqué de signes de décadence. Les volutes ornementales de la base manquent vraiment de caractère. Appelons-le "archaïque" dans le sens vrai du mot, c'est-à-dire ancien, mais non dans le sens qu'a pris ce mot d'art à son origine. C'est un ouvrage habile, à tous points de vue, exécution et technique. En fait, ne m'a pas causé grosse émotion. Je préfère de beaucoup les cistes de bronze, les tombes, la grande aux deux époux étendus. C'est une chose remarquable.

J'avais les pensionnaires à dîner, avec les Fournier. Très cordial, comme toujours. Montagné, l'urbaniste Montagné, me confie que depuis six mois qu'il est à Rome, il n'a pas encore visité le Forum. Garçon peu sympathique.

Après le dîner, soirée à l'ambassade. Pour présenter à la société romaine la troupe qui doit jouer au Forum.

Elle était dans le désespoir, la troupe, aujourd'hui. Rien n'est paraît-il prêt. Aucune publicité faite. Aussi la location marche-t-elle très mal. Et puis le temps est mauvais. On craint la pluie. Bref, à l'Hôtel Bristol où je suis allé les voir, cela sentait le désastre. Il y avait Desjardins et sa femme, Segond-Weber, etc. Et voici que je reconnais Annette Blanc. Annette Blanc, comme son nom l'indique, a la passion des nègres. Elle s'est fait faire deux mulâtresses par un beau nègre venu du Sénégal pendant la guerre, et qui ensuite la laissa avec les deux petites, pour retourner dans sa case. Ces sont deux danseuses maintenant élèves de Niota [I]Nyoka.

Mais peu brillante fut la soirée au Farnèse. Gaillard y joua la Nuit d'Octobre avec Segond-Weber en Muse. Une fois de plus j'ai acquis la conviction que les Nuits devraient être données sans qu'apparaisse la Muse. Cette vieille dame avec sa vieille petite lyre! Comme c'était grotesque. On comprend que le jeune poète ne reste pas chez lui si telle est sa Muse! Comme ce serait mieux l'homme seul, dialogant en quelque sorte avec lui-même, car c'est cela, en fin de compte. On pourrait dire que c'est un soliloque dialogué, une conversation avec sa conscience. Mussolini doit venir demain à la représentation d'Horace, où ne joue pas Segond-Weber. Or Segond-Weber veut absolument paraître devant Mussolini. Elle veut qu'on lui fasse dire un morceau avant la représentation. Avec M. de Chambrun nous avions hier établi le programme pour éviter cet encombrement.

 

[1]    . Suivi par : "qui ne savent", raturé.

[2]    . Au lieu de : "mes gaillards", raturé.

[3]    Sources de la Seine.

[4]    . Précédé par : "soi-disantes", raturé.

[5]    . De 1937.

[6]    . Au lieu de : "détails", raturé.

[7]    Sources de la Seine.

[8]    . Au lieu de : "plié", raturé.

[9]    Les Fantômes.

[10]  . Suivi par : "Je crois", raturé.

[11]  . Suivi par : "grande et noble œuvre", raturé.

[12]  . Suivi par : "plastiquement", raturé.

[13]  . Suivi par : "aussitôt que les mots", raturé.

[14]  Sources de la Seine.

[15]  . Suivi par : "à faire ces", raturé.

[16]  . Ange Marie Chiappe.

[17]  . Au lieu de : "je n'aurais", raturé.

[18]  . Annie Gaillard.

[19]  . Au lieu de : "monologue", raturé.

[20]  . Précédé par : "31 [juin 1934]", raturé.