Juillet-1940

Cahier n° 38

1er juillet 1940

Revenant d'acheter difficilement de la pharmacie pour Lily[1], je m'entends appeler du haut de la terrasse d'un hôtel. C'est l'avocat Rappoport. Il descend me rejoindre. Il m'accompagne un bout de chemin. Il est lui aussi, à la recherche de son fils, aviateur. Il est cependant plus heureux que nous pour Jean-Max. Il sait que son fils a été replié à temps et doit se trouver à Tarbes.

Nouvelles : le maréchal Balbo a été tué en avion. Combat ou accident? On ne sait pas très bien. Ici, les uns disent :

— C'est dommage, il était plutôt francophile.

C'est bien simpliste. Je crois qu'il était surtout adversaire, dans le parti, de Mussolini, opposant. Heurt de deux volontés, de deux ambitions, plutôt. De là à la francophilie… C'est comme celle du duc de Piémont ou du Roi. Les intérêts dynastiques d'abord. Mon Dieu! quels imbéciles que ces hommes intelligents qui nous ont menés là! Je vois encore le sourire supérieur de Léon Blum quand, à mon retour de Rome, il y a quatre ans, je lui affirmais que la position pro-allemande de l'Italie était sérieuse et solide.

— Tant mieux, disait-il avec cette légèreté de tant de Français, s'ils signent avec l'Allemagne, ils feront la guerre avec nous.

— Mais nous ne pouvons rien leur donner.

— Que voudraient-ils donc?

— Mais la Tunisie, la Corse, même.

— Allons, ce n'est pas sérieux…

Et il s'est mis à parler art "moderne", Vuillard, Bonnard, cet impuissant, etc., tous les boniments des critiques et les noms à la mode du jour. Comme avec le président Lebrun. Comme avec Léger, quand je lui en ai parlé à un déjeuner des amis de Briand. Il n'a pas écouté en souriant, car la tête de carton peint d'un diplomate ne sourit pas. Mais j'ai fort vite senti, du bout de mes antennes, qu'il pensait : "Ce naïf sculpteur se mêle de ce qui ne le regarde pas."

Chaque matin, dans nos journaux, paraît quelque article où on nous invite à la contrition, à faire notre "mea culpa". Vraiment comme si tout le pays était responsable d'un pareil désastre. En fait, le peuple de France n'est pas plus responsable de son désastre que les peuples allemands et italiens dans l'ensemble ne sont responsables de leur succès. Nous savons par quels moyens impitoyables ces deux peuples ont dû accepter leurs régimes. Mais le succès quand même n'est pas conséquence de ces régimes. Il y a eu chez eux des hommes qui ont raisonné intelligemment. Ils ont réfléchi sur les conditions de leur défaite de 1914-1918. Ils se sont dit : "Nous avons été battus parce que nous avons eu contre nous l'Angleterre, d'abord la Russie, puis l'Italie, puis l'Amérique. Nous referons la guerre quand nous serons arrivés à renverser, tout au moins neutraliser ces facteurs. Et nous ferons ce qu'il faut pour cela."[2] Ils l'ont fait. Et pour le faire ils ont été grandement aidés par la France elle-même, dont le premier soin semble avoir été, aussitôt la guerre finie, de se brouiller, soit pour des questions d'intérêt, soit pour des questions d'amour-propre, avec tous les États importants ayant contribué à la sauver. Au lieu de se dire : "Nous avons gagné la guerre parce que l'Angleterre, la Russie d'abord, puis l'Italie puis l'Amérique sont venus à notre aide. Nous[3] n'accepterons jamais la guerre sans retrouver une coalition pareille." 1° Parce que la Russie épuisée a fait la paix sans nous, puis parce qu'elle a eu une forme de gouvernement nous déplaisant, nous sommes partis en guerre contre elle. 2° Parce que l'Italie, à qui nous avions au traité de paix manqué de parole, se servait elle-même. Fiume. Abyssinie. Malgré les accords de Rome qui acceptaient implicitement cette dernière opération, nous nous associons aux sanctions. Nous préférons le Négus et son esclavage et ses petits châtrés, à ceux qui nous ont sauvés. 3° Parce que l'Amérique, avec raison, nous recommandait et obtenait de nous un adoucissement au tribut de guerre, nous refusons de payer notre dette à ce pays qui avait fait tuer des milliers de ses jeunes hommes pour nous et dont les citoyens riches avaient apporté, donné, distribué sous toutes sortes de formes, des sommes considérables en France. On reproche, bien à tort, vraiment! à la France de n'avoir pas une politique extérieure cohérente? Je ne crois pas vraiment qu'on pouvait poursuivre avec plus d'esprit de suite cette politique d'isolement! On parlait de la victoire si chèrement payée comme si la France seule s'était battue. Le peuple français s'est battu, s'est bien battu, mais malgré son courage et sa valeur, il n'aurait pas gagné si l'Italie et l'Amérique n'étaient pas entrées en guerre à ses côtés, si la Russie au début n'avait pas fait le maximum. On nous parle aujourd'hui de supériorité d'effectifs. La supériorité d'effectifs nous l'avions en [19]14. Ça a failli cependant mal tourner, très mal tourner. Non nous n'avons pas été battus maintenant parce qu'on a poursuivi en France une politique intérieure de détente sociale. Il y a eu des excès, bien sûr. Mais tous les Français ont accepté tous les impôts. Rien n'a été refusé. On a été battus parce que le commandement a fait une faute élémentaire à Sedan-Charleville. Tout est parti de là; cette bataille n'aurait pas dû être perdue. Même la question du matériel, ce sont les hommes qui commandaient les responsables; mais ce sont des cerveaux de notaires. Ils croyaient voir grand, les pauvres! Ils ramenaient tout à de mesquins calculs. Même pendant la guerre des ordres ont arrêté la fabrication des munitions.

Quelques hommes seuls sont responsables, dont en premier Daladier, ce Napoléon III du pastis, président du Conseil, ministre de la Guerre depuis cinq ans! On a appelé Laz[are] Carnot l'organisateur de la victoire. Daladier l'organisateur de la défaite. Et son entourage du début.

2 juillet [1940]

Maintenant voici dans nos journaux, qui disent tous la même chose, les communiqués allemands et italiens. Ils ressemblent comme des frères à nos communiqués d'il y a un mois. Tout ça est si bête, si bête, cet armistice après cette guerre, cette guerre après cette paix, cette paix de l'autre guerre, etc., qu'on finit par ne plus penser qu'aux siens et à soi-même. Et ces pauvres articles, et ces encouragements à subir la "grande pénitence" comme des petits enfants ayant mérité le fouet, vraiment c'est trop idiot. Pauvre et magnifique peuple de France. Ceux qui l'ont mérité, on leur a frété un bateau, et ils sont en Amérique. Aux courageux restés, la grande pénitence.

Je souhaite que les tractations aboutissent qui rendraient Paris au gouvernement. Pourtant on semble vouloir s'installer définitivement dans le Centre. Clermont-F[errand] et Vichy? Dans mon petit domaine de l'École, je ne vois vraiment pas comment refaire autre part, quand ce ne serait qu'au point de vue local, une École des beaux-arts.

3 juillet [1940]

Nous parlons avec Poughéon de l'enseignement. Bien que les circonstances m'aient conduit à m'occuper beaucoup de l'enseignement, je persiste à penser, au fond de moi, que ce qu'on peut appeler enseignement supérieur des B[eau]x-A[rts] n'a pas grand intérêt. Chaque artiste vraiment grand s'est presque toujours formé lui-même. Rappelons-nous toujours que les plus grandes époques d'art ont été celles où il n'y avait pas d'établissements d'enseignement des arts. Les Carrache qui sont à l'origine de cette forme d'enseignement sont également à l'origine de la décadence qui dure depuis. Quelques isolés ont maintenu, notamment en France, le flambeau. Ils ont été sans postérité. Ils semblent qu'ils se relient, eux-mêmes, par dessus les siècles, à quelque grand inventeur de formes, comme Barye à Polyclète ou Puvis à Giotto.

Poughéon se dit, lui et les camarades de sa génération, ou plutôt ses camarades de doctrine, néo-ingriste. C'est déjà, à mon sens, très grave et très dangereux de se déclarer néo ceci ou cela. Aussi bien de quel ingrisme être néo? Celui des portraits au crayon ou celui de l'Apothéose? C'est comme David. Il y a deux personnalités aussi, dans celui-là, et même trois. Le peintre de Plutarque, le naïf archéologue qui croyait révolutionner l'art contemporain en ne mettant pas de brides à ses chevaux dans l'Enlèvement des S[abines], le peintre de l'histoire contemporaine (MaratJoseph BaraLe Sacre) ou le peintre de portraits (Récamier, etc.). Comme Poughéon parle de synthèse, et de son horreur des pieds à oignons, c'est évidemment de l'Ingres de l'Apothéose et du David des Sabines qu'autour de lui on se réclame. Eh bien, cela est très dangereux. Puisque ces grands messieurs, Ingres, David, ont pratiqué longtemps l'enseignement, ils ont eux-mêmes, pour les élèves qu'ils ont formés, administré la preuve de l'erreur de l'enseignement dogmatique, qui tourne le dos à la vie. J'aime mieux voir un jeune homme copier outrageusement un pied à oignons que de le voir en faire une photographie retouchée. L'enseignement doit viser à des buts modestes et précis, enseigner ce qui peut être enseigné, c'[est]-à-d[ire] la technique et le dessin correct. Je ne pense en ce moment qu'aux peintres et aux sculpteurs. Car il y a une autre branche des Beaux-Arts où l'enseignement a une immense importance car tout s'y apprend, c'est l'architecture. Ça, c'est une question à part. L'architecte se trouve en présence d'une telle quantité de problèmes que sa formation pose, par contrecoup, des quantités de nécessités. Aucun doute qu'il y a beaucoup à revoir de ce côté-là. Pour en revenir à l'ami Poughéon, il voudrait qu'une École des b[eau]x-a[rts] ait des ateliers spécialisés par lesquels passeraient d'année en année les élèves. Il y aurait un professeur de portrait, un professeur de nu, un professeur de composition, un professeur de ronde-bosse, un professeur de bas-relief, etc. En ce moment, le jeune homme étudie bien toutes ces formes d'expression, mais chacun sous les directives du même maître. Il y a évidemment des artistes qui, soit par leurs dons, soit par les occasions de travaux, se sont en quelque sorte spécialisés. Celui-ci fait des paysages, celui-là des portraits, cet autre fait des bustes, ou de grands monuments, etc. Je ne pense pas qu'il serait bon d'orienter dès leurs débuts les débutants dans cette voie de la spécialisation. Ils apprendront à faire tous le même portrait, ou composeront d'après la même formule. Un paysagiste a sa manière, sa palette. Tous les jeunes élèves la prendront. Il ne me semble pas que ce soit là une bien fameuse réforme.

Si l'on veut aller au fond des choses, on s'aperçoit, en fin de compte, que le vice de l'enseignement officiel tient à la façon dont sont distribuées les récompenses des concours. Ce vice s'est étendu jusqu'aux Salons. D'où ces querelles, ces groupements en sociétés, ces sous-groupements dans les sociétés elles-mêmes, ces scissions, etc. Dans aucun autre enseignement on ne voit plus les patrons être à la fois juges et parties. Au contraire, les plus strictes mesures sont partout prises pour garantir la plus stricte impartialité des jugements. Dans le monde des arts, c'est tout le contraire. D'aucuns, pour remédier à cet état de choses, prônent la suppression des concours. Ce n'est pas mon avis. Le concours, s'il est bien organisé et bien jugé, sera toujours le meilleur moyen de classement. Le concours était en honneur chez les Grecs. Rappelons-nous celui qui mit aux prises Polyclète vieilli et Phidias, pour l'Amazone blessée, et celui pour la porte du baptistère de Florence entre Ghiberti, Donatello, Brunelleschi. De cette compétition nous pouvons tirer une leçon : quand les maquettes furent exposées, pour l'exécution desquelles un an avait été donné, Donatello et Brunelleschi allèrent trouver le jury pour lui recommander de fixer leur choix sur Ghiberti dont ils reconnaissaient la supériorité, "parce que, dirent-ils, notre cité en recueillera la plus grande gloire". Et ils aidèrent ensuite leur concurrent vainqueur à l'exécution de son œuvre, à sa fonte, etc. Ne méprisons donc pas les concours. Bien organisés, bien jugés, ils sont un rouage essentiel de l'enseignement, et aussi, du maintien élevé du mouvement artistique. Le Tombeau de Napoléon aux Invalides, l'Arc de Triomphe sont les résultats de concours. [4]Ils étaient bien jugés. Depuis quelques années des mœurs de plus en plus relâchées se sont introduites. Aussi bien dans les petits concours de l'École, que pour les concours du grand prix de Rome, que dans les concours publics, les intrigues et les influences des patrons ont plus d'importance que la valeur des œuvres. On a vu des choses énormes. Celle-ci par exemple : un grand concours organisé par l'État. Le jury, après de longues discussions, décide d'annuler le concours, puis, en sourdine, un des membres de ce jury recevoir la grosse part d'exécution de ce monument. N'a-t-on pas vu, pour la statue du maréchal Foch, la direction des B[eau]x-A[rts][5]demander de droite et de gauche à celui-ci, à celui-là, une maquette pour ce monument, puis, en huit jours constituer un jury de complaisance pour donner la commande à l'homme du moment bien en cour. Il vaudrait bien mieux donner tout de suite la commande directement. N'a-t-on pas vu pour l'Exposition 37, pour ce musée d'Art moderne si important, les membres de l'Acad[émie] des B[eau]x-A[rts] user de toute leur influence pour barrer un de leurs confrères (Bigot) qu'ils n'aimaient pas, pour donner le travail à de leurs jeunes élèves. Résultat : la France aura le musée d'Art moderne le plus raté de toute l'Europe. Ça aussi, c'est une défaite. N'a-t-on pas vu à un concours de Rome, un des concurrents avoir trois patrons dans le jury, parce que membres de l'Institut, les autres concurrents pas un. Bien entendu, c'est le concurrent aux trois patrons qui a eu le prix. Ce patronat, cet acharnement passionné de certains maîtres à faire triompher avant tout "leur écurie" a ses répercussions même sur les élections à l'Académie. Les patrons s'efforcent de faire élire des camarades qui apportent leur voix à leurs élèves. On fait ainsi des clans où le talent n'a pas grand chose à voir.

Il y a donc là une réelle réforme à faire[6]. Elle est facile à proposer. Plus difficile à réaliser. Mesure très radicale. Aucun maître, de l'Institut ou non (il s'agit du prix de Rome) ayant un élève concurrent, ne prendra part au jugement ni n'entrera dans la salle d'exposition avant le jugement. Toute démarche, toute recommandation, quelle qu'elle soit, fera immédiatement mettre hors concours le concurrent.

Des mesures analogues pour tous autres concours et ce sera fini.

Pour les concours publics établir une réglementation ayant force de loi, qu'aucun comité, aucune administration, même de l'État, ne pourra transgresser. Tentative a été faite après 1918. Sans suite. En Suisse, cela a été réalisé.

Pour les concours scolaires, je veux dire ceux qui sont en même temps des exercices pour les élèves, comme sont les compositions dans les lycées et collèges, il convient que les chefs d'atelier y participent. Ce sont épreuves de confrontation. Pour que ces épreuves soient jugées avec indépendance, il faudrait que les maîtres considèrent tous les jeunes gens sur le même pied, et ne se laissent pas aller non plus là à leur passion patronale. Il faudrait aller là à l'encontre d'un usage qui s'est établi et qui consiste à interdire à tout élève inscrit dans tel ou tel atelier d'aller dans un autre. Il faudrait au contraire que les jeunes gens aillent écouter les corrections des divers patrons, qu'après avoir eu pendant un an ou deux celles de M. X, ils puissent, sans que ce soit un drame (comme c'est le cas aujourd'hui) recevoir celles de M. Y. Ce serait à l'avantage de tous les élèves qui les connaîtraient tous. Peut-être ainsi pourrait-on voir disparaître ce puéril amour-propre d'atelier. Sans doute est-ce le petit côté de la question. Hélas! c'est le côté humain. Il compte. Il conditionne les modifications en profondeur, des retouches plutôt, comme je l'ai toujours dit, à ce qui existe (voir mon étude sur l'enseignement des B[eau]x-Arts).

Visite à A. Chiappe. Il a l'air effondré, éreinté. Tous les préfets ont eu depuis un an des responsabilités très lourdes. Initiatives à prendre et certainement sans instructions précises, et ces derniers temps, certainement sans liaison. Comment va s'organiser le gouvernement à Clermont et à Vichy? Dommage que l'on n'ait pas pu négocier avantageusement le retour libre à Paris. J'imagine que ce qui a dû tout compliquer est la centralisation par Paris du réseau ferroviaire. A. Chiappe n'a rien pu nous dire sur ce qui se passait.

4 juillet [1940]

On nous annonce une réforme de la Constitution. Vraiment est-ce à cause de la Constitution que la France a été battue? Nous avons pourtant gagné la guerre 1914, sous cette Constitution. J'admirais au contraire sa souplesse qui nous avait permis de passer de la liberté absolue à une dictature de guerre, consentie. Je n'attache aucune importance aux Constitutions. Seuls les hommes comptent. Si Daladier, ce Napoléon III du pastis, avait depuis cinq ans travaillé, si Gamelin n'avait pas été un mou et un aboulique, ou bien ils n'auraient pas décidé la guerre, ou la décidant ils l'auraient gagnée, parce qu'ils l'auraient prévue et surtout préparée. Peut-être l'ont-ils prévue. En tout cas ils ne l'ont pas préparée. Les Constitutions ne valent que par les hommes qui en appliquent les lois.

Bruits qui courent. Les armées allemandes traverseraient l'Espagne pour assiéger Gibraltar. Les Anglais débarqueraient au Portugal pour couper les armées allemandes. À mon avis bruits faux. À mon avis, j'ai l'impression qu'en ce moment on souffle. Les Allemands semblent profiter et jouir de leur conquête de la France. C'est à l'avantage des Anglais. Ils ont absolument besoin de gagner du temps.

On espérait pouvoir prochainement rentrer à Paris. Le bruit court que ce retour ne se ferait plus. Les sauf-conduits qu'on commençait à délivrer sont interrompus. Les Allemands y feraient venir leurs familles. On persiste à dire qu'ils se conduisent correctement.

Visite de Sardou qui a eu des nouvelles de son fils. Nous n'avons toujours rien de Jean-Max.

Visite de deux off[iciers] aviateurs, anciens élèves de l'École. Ils me disent que nous avons commencé la guerre avec 150 avions de chasse. Les Allemands en avaient 5 000 en activité et au moins 5 000 de réserve. Dès les premiers moments, nous disent-ils, nous avons eu l'impression qu'on ne tiendrait pas. Esprit général pas fameux. On s'était installé tranquillement dans la guerre.

Ils sont cantonnés près de Mont-de-Marsan. Il paraît que les troupes allemandes descendues sur Biarritz remontent en ce moment à toute vitesse vers le nord.

Dernière nouvelle : les flottes anglaise et française se tirent dessus en Méditerranée : Alexandrie, Bizerte. C'est dans la logique du retournement de la situation.

5 juillet [1940]

Après tout, la manière anglaise d'hier en Méditerranée est assez dans la manière à la mode européenne d'aujourd'hui. C'est lamentable. Mais puisqu'on s'est résigné à laisser la Force décider, pourquoi pleurnicher aujourd'hui. Subissons sans criailleries les conséquences d'une guerre mal engagée, mal conduite, mal conclue.

Reçu aujourd'hui la visite de trois élèves de l'École, Rémy a fait passer dans les journaux une note donnant notre adresse. Ils étaient à Dunkerque. Ils m'ont dit n'avoir pas été étonnés de ce qui était arrivé. Ils ne comprennent rien à la façon dont étaient organisées les choses. Munitions, carburant, on en avait assez. Mais on ne distribuait rien. On semblait vouloir conserver des réserves de tout. On ne peut imaginer, paraît-il, ce qu'on a pu faire sauter et détruire au dernier moment. Enfin! Ne parlons plus de cela! La grosse démoralisation a été causée par l'insuffisance d'aviation et de matériel blindé. Aussi par l'insuffisance et le manque de foi d'une partie des cadres. En face des types fanatisés.

Maintenant ces jeunes gens pensent à se remettre au travail. Ce qu'il faut, c'est, malgré la pile, ne pas avoir une mentalité de vaincus. Se remettre au travail, comme avant. Personne ne peut prévoir l'évolution des événements. Je croyais, au départ, que le parti vaincu serait exterminé. Ce n'est pas si simple, heureusement.

6 juillet [1940]

Aujourd'hui, comme descendait une jolie petite dactylo brune du ministère de l'Agriculture, Ch. me dit en souriant :

— C'est celle-là qui ramène des officiers.

Je la regardais s'en aller, ondulant des hanches sous une légère robe bleue.

Je ne sais pas si l'Agriculture manque toujours de bras. Son ministère, lui, à voir simplement le nombre de "repliées" d'ici, ne manque ni de doigts ni de… hanches.

8 juillet [1940]

L'Angleterre est revenue à Oran achever le Dunkerque. Nous avons été à Gibraltar jeter des bombes sur des bateaux anglais… "De l'Amour à la Haine"… et vice-versa.

L'Angleterre nous en veut de ne pas lui avoir porté notre flotte. Nous en voulons à l'Angleterre d'avoir retiré ses divisions en pleine bataille, d'avoir cédé devant Abbeville pour réembarquer, à un moment où il fallait en France un nombre énorme de troupes. Elle croyait à une attaque immédiate de ses côtes.

Et maintenant…

Visite imprévue de Wildenstein. Très aimable. Conversation cordiale à laquelle vient se joindre Poughéon. M. W[ildenstein] me dit son désir de m'aider dans le projet de réf[orme] de l'Ens[eignement]. À propos du cubisme il dit :

— C'est le refuge de l'impuissance. Je me suis amusé à peindre. Mais comme je ne sais rien, j'ai fait du cubisme.

Alors, son journal B[eau]x-Arts?

10 juillet [1940]

L'aventure anglaise se corse. Si elle ne nous tuait pas nos matelots, ce serait, de son point de vue, compréhensible. Ce qui ressort pour nous de plus clair, c'est que nous sommes pieds et poings liés dans les mains de l'Allemagne et de l'Italie — de l'Italie! — et que nous sommes brouillés avec l'Angleterre. Laquelle est également isolée de toute l'Europe.

Bruits sur le traité de paix : on dit que l'Allemagne, du point de vue territorial, serait assez modérée? Mais? En tout cas, reprise de toutes ses colonies. L'Alsace-Lorraine. Et puis un traité économique faisant de nous ses satellites. Avec l'Italie, une sorte de gouvernement mixte en Tunisie. Elle ne réclamerait pas la Corse. Voire! En France, Menton guère plus? Naturellement tout notre or. Une indemnité de guerre formidable.

Pour en arriver à ça, toute cette destruction! À ça ou à autre chose même beaucoup plus grave pour nous, est-ce que ça valait cette désorganisation de l'économie du monde? Les dictateurs nous répondent que c'est pour l'organiser!… "Et la bêtise par dessus tout" V. H.[7]

À Vichy, l'Assemblée nationale est en train de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain pour la nouvelle Constitution. C'est pourtant cette Constitution 1875 qui avait permis à la France de se refaire après 70, de se créer un domaine colonial magnifique et surtout d'y améliorer la condition humaine. C'est cette Constitution qui nous avait entourés d'amis et d'alliés et nous avait conduits à la victoire 1918. C'est la même qui, par suite de la sottise de certains chefs de partis de ce temps, permet d'apporter, sans la guerre civile aveugle, le redressement autoritaire nécessaire. D'eux-mêmes déjà, par le jeu même des institutions, les responsables directs ont été éliminés. Je souhaite que la nouvelle Constitution ait autant de souplesse et de grandeur. Quelle qu'elle soit, si les hommes qui auront la responsabilité ne valent rien, elle ne vaudra rien. Et le grand maréchal Pétain est si âgé!

11 juillet 1940

Nouvelles de Jean-Max, par une dépêche très rassurante des Gregh. Texte : "Jean-Max sauvé. Vient vers nous." datée de Vichy. Nous leur téléphonons. Il n'est pas tellement sauvé que ça! hélas! Il a en tout cas échappé aux balles, bombes et obus. Fait prisonnier. S'est évadé. A passé par Paris où il a vu Gaston Riou. Mais à quelle date? G[aston] R[iou] lui a conseillé de détruire tous ses papiers, de se déguiser en paysan et de gagner le sud. Nous en sommes là. C'[est]-à-d[ire] que son sort est bien incertain. Où est-il? A-t-il pu gagner la Loire, la passer, échapper aux patrouilles allemandes?

12 juillet [1940]

Entendu chez Poughéon le communiqué italien : il y aurait eu des émeutes à Gibraltar. Je n'ai pas entendu pourquoi. L'Ang[leterre] aurait exécuté un raid sur une station balnéaire du nord de l'All[emagne] avec de gros dégâts. Id[em] de la part de l'Allemagne sur les côtes sud de l'Angl[eterre]. Churchill aurait failli être atteint.

Nouvelles d'un engagement naval en Méditerranée. Les Anglais disent que les Italiens se sont enfuis, refusant le combat. Les Italiens disent avoir gravement endommagé deux bâtiments importants.

La Constitution de 1875 a vécu. Souhaitons que la nouvelle donne à la France des années pareilles à 1875-1914, une victoire pareille à 1918… Ensuite? Est-ce tellement à cause de la Constitution ce qui s'est passé?

Pour l'instant, il est cependant absolument nécessaire de pouvoir prendre des décisions vite. Donc c'est très bien, et très bien que ce soient Pétain et Laval. Pétain, grand homme de cœur, ses derniers discours poignants. Laval, si intelligent, ayant vu juste pour l'Italie. Mais quelle situation on leur laisse à résoudre!

13 juillet [1940]

Le nouveau ministère aux douze ministres est formé : Laval en est le v[ice]-président avec plusieurs ministères. Weygand reste à la Guerre, Darlan à la Marine. Beaudoin est aux Aff[aires] étrangères. À l'Éducation nationale et B[eau]x-Arts, Mireaux. Est-ce un des deux directeurs du Temps. Je lui ai écrit pour aller à Vichy, lui parler de l'École et de cette fameuse réforme de l'enseignement des B[eau]x-A[rts].

Visite de Mme Grünenwald. Jean-Jacques est retrouvé. Il est dans le Centre. Elle est dans la joie. Espérons que nous aurons, nous, tout de même bientôt des nouvelles définitives sur Jean-Max.

Visite de Mme de Dampierre. Elle dit des choses intéressantes qu'elle sait par son mari au G[rand] Q[uartier] G[énéral].

1° Ne pas s'illusionner sur les amabilités vagues des Allemands. Demain on aura un avant-goût du fond. Hitler doit venir à Paris, où il va déclarer que "l'Alsace et la Lorraine font définitivement partie du IIIe Reich", paraît-il.

2° Précise ce qu'on m'avait dit depuis longtemps sur notre absolue insuffisance aéronautique. 700 avions au départ. Pas de bombardiers. Insuffisance d'armements : nous étions dans l'impossibilité de donner des fusils aux 600 à 700 000 hommes qui étaient dans les dépôts (en mai).

3° Aussitôt après l'échec de la Somme, Pétain et Weygand ont avisé P[aul] Reynaud de l'obligation de demander l'armistice. L'Italie n'était pas en guerre encore. P[aul] Reynaud a attendu une semaine.

4° Notre service de renseignements insuffisant. On croyait que les Allem[and]s avaient 5 000 avions et autant de tanks. Mais ils en avaient plus du double en pièces détachées, cachées, qu'ils n'ont plus eu qu'à monter.

5° L'attitude italienne aux pourparlers d'armistice aurait été très conciliante. Elle craint de plus en plus l'emprise allemande. Celle-ci exige à présent une aide sérieuse vis à vis de l'Angl[eterre]. 600 000 hommes. Des milliers d'avions! Elle préparerait une possibilité de réconciliation pour avoir un contrepoids…

Tout ça, de l'ancienne subtilité politique. Les événements finissent toujours par déjouer les plus solides prévisions des hommes. Toute l'histoire, sans exception, le prouve.

14 juillet [1940]

Visite imprévue d'un certain M. Pommerat, venant de Paris, en mission, avec tous les visas de la Komm[andantur] de Paris. C'est Chauvineau qui me l'amène. C'est un fonctionnaire de la Préfecture je crois. Il me dit que M. L. a été destitué parce qu'il a libéré tous les députés communistes. À Paris la vie est calme. Tout s'y passe, affirme-t-il, bien. La vie n'y est pas tellement chère. Il semble que les Allem[an]ds cherchent à démentir par leur attitude tout ce qu'on a raconté. Il assure avoir assisté à la scène suivante, avenue de Wagram. Un soldat allemand ivre empoigne une jeune fille qui était avec sa mère. Un officier qui était assis dans un café, se lève et abat l'homme d'un coup de revolver. Il dit avoir été très choqué de l'attitude de certaines jeunes Françaises. Il en a vu une apporter, place de la Concorde, un bouquet à un officier de Uhlans, lequel rejeta le bouquet et intima à la femme l'ordre de s'en aller. Mais des groupes de jeunes femmes n'étaient pas accueillies toujours de manière aussi sévère. Ce M. Pommerat me dit aussi qu'il croit que le retour à Paris se fera assez rapidement. L'Allemagne est toute à son effort contre l'Angleterre. La France est devenue son tremplin. Elle a besoin qu'elle se réorganise et reprenne son activité. Les jeunes gens qui rentreraient à Paris n'auront rien à craindre s'ils sont occupés. Les chômeurs seraient immédiatement incorporés dans des camps de travail. Pas les étudiants.

Lettre de Cortot. Il signe "Directeur général". Donc le fait est exact : Huisman a disparu de la scène. Il avait des côtés bon garçon. Artistiquement il a été néfaste. Ce ne sera donc pas facile d'éliminer les mauvais relents. Le mal remonte loin, avant Huisman, à de Monzie et à sa cour.

Il laisse entrevoir une possibilité de réorganisation à Paris vers le 15 août. Sinon il me demande si je crois possible de réunir École [des] b[eau]x-a[rts] et École des arts décor[atifs] ensemble dans l'École de Limoges.

Ici se pose la question de la réforme de l'enseignement des Beaux-arts. C'est la conclusion de mon étude-conférence.

 

[1]    Amélie Landowski.

[2]    “Et” barré.

[3]    « Ne referons » barré.

[4]    “Une grande décadence », barré.

[5]    « Commander », barré.

[6]    “Apporter, » barré.

[7]    . Victor Hugo.