Juin-1944

1er juin [1944]

Soixante-neuf ans aujourd'hui. Trêve de propos sur la fureur que l'on a de vieillir. Lily[1], les enfants m’ont donné des livres. Nous nous souhaitons toujours nos fêtes et c'est bien touchant. Mon brave modèle Deriaz, qui pose Michel-Ange, et qui habite la banlieue est arrivé avec un immense bouquet tout blanc :

— Merci, lui ai-je dit, vous me rendez ma virginité.

Et pour cette journée j'ai abattu deux bonnes séances avec Deriaz. Et quand il est parti, je me suis mis au buste Bigot, n'étant pas plus fatigué par ces deux séances que lorsque je travaillais à Rome. Il est vrai que dans ce temps là, les séances étaient de quatre heures, non de trois, comme aujourd'hui. On avait des séances de quatre heures pour cinq francs. On a aujourd'hui des séances de trois heures pour cent francs.

Après dîner, tandis que nous arrosions le jardin, arrive Madame Bouisson[2]. Femme délicieuse, vraiment fort jolie. Elle est, naturellement sans nouvelles de son mari. Elle a pu savoir seulement qu'il était déporté dans une forêt près de Weimar. Elle a su qu'il avait été affreusement supplicié, à croire qu'il ne survivrait pas. (Il parait qu'actuellement pour faire parler leurs prisonniers, on leur administre des doses de scopolamine).

Bien entendu, pendant sa visite, nous avons eu une alerte, avec gros bombardements assez lointains. On en est à la destruction méthodique de tous les ponts métalliques. Paris est de plus en plus isolé. Les malheureuses ménagères font interminablement la queue, retournent trois quatre fois chez leurs fournisseurs à la recherche de fruits et de légumes. Cette gêne grandissante, l'affreuse misère qui sévit chez les gens modestes, incapables de se fournir de la moindre chose au fameux marché noir, et ces bombardements terriblement meurtriers produisent un retournement certain dans la population. La propagande Henriot à la partie belle. Malgré son manque de talent, ça porte.

2 juin [1944]

Comment ne pas se laisser impressionner par cette pensée qu'on a 69 ans. Je me rappelle ce jour lointain où, à Rome, je félicitais Eugène Guillaume de ses 81 ans.

— Il n'y a guère plus d'un an que je pense à la mort, me dit-il.

Ce n'est pas tant à la mort que je pense. Un cas comme Guillaume est rare. Je crois que l'immense majorité des hommes est hanté par l'idée de la mort. Elle est à la base de toute religion. Certes, il n'y a guère de jour où, depuis longtemps, la pensée de notre précarité ne me soit présente. À présent où le symbole de la peau de chagrin devient réalité poignante, cette pensée me pousse surtout au travail. Deux désirs me pressent. D'abord faire bien, très bien le plus possible de mes projets. Et je voudrais aussi reprendre, corriger quelques-uns de mes ouvrages achevés. L'Hymne à l'aurore, d'abord, à revoir sérieusement, jusque dans ses gestes. Corriger le Montaigne (la tête et cacher la jambe droite par le manteau. Quelle idée stupide d'avoir absolument voulu la dégager!); Reprendre la tête du Héros (elle est inexpressive). En tout cas, un sentiment que je n'ai pas est celui de l'à-quoi-bon.

Mon Michel-Ange me parait marcher rudement bien, le fond du Père-Lachaise[3] aussi.

Voilà les Anglo-Américains en vue de Rome. Ils n'ont pas pu encercler les troupes allemandes qui défendaient Velletri et la région. Dans l'ensemble, ils ont cependant fait plus de 20 000 prisonniers. Mais, en France, Rouen est pratiquement anéantie. La cathédrale a été éventrée, coupée en deux, brûlée. Tout autour de Paris des masses d'avions n'ont cessé de roder. Les vitres de l'atelier tremblent violemment sous l'effet d'éclatements à 25 kilomètres d'ici. Et le front russe s'anime de nouveau. Initiative revient aux Allemands. Opération évidente pour se renseigner en faisant des prisonniers. Offensive de reconnaissance.

3 juin [1944]

Deriaz qui habite Orsay n'est pas venu poser ce matin pour M[ichel]-A[nge]. Orsay est tout à côté de Massy-Palaiseau, un des objectifs d'hier soir. Il m'avait dit qu'il y avait là, garés, plusieurs trains de munitions camouflés en transport de foin et de paille. Travaillé quand même à la statue et au fond du Père-Lachaise et à la Pendule faite jadis pour Lepaute [4] et que je transforme, sans cadran.

Chez Madame de Dampierre. Elles ont du mérite ces femmes intelligentes qui, malgré les difficultés, ont à cœur de maintenir un salon, réunissent des gens ayant sympathie les uns pour les autres. On ne disait pas grand chose de nouveau. On se gardait, même les prophètes professionnels, de rien annoncer de sensationnel. L'angoisse règne. On attend. On est très impressionné par la violence des raids d'aviation. On les réprouve tout en les souhaitant efficaces. Cependant, dans un coin un petit groupe parlait de Tardieu qui se meurt lentement dans sa propriété du Midi où il s'est ruiné. Il est à-peu-près gâteux, ayant à-peu-près une heure de lucidité par jour. Un de ses amis racontait ses terriblement pressants besoins d'argent. Pour les satisfaire, il travaillait de manière acharnée. Il avait abandonné la politique, jugeant le système parlementaire impossible. Il prétendait jeter le régime par terre avec des articles de journaux. Il croyait sérieusement y parvenir. En même temps, vie antihygiénique dont on n'a pas idée. Il buvait facilement deux bouteilles de champagne à chacun de ses repas. Madelin était dans le groupe et naturellement évoqua Talleyrand, qui mourut richissime, tandis que Tardieu mourra pauvre. Fernand Gregh, dans un autre coin parlait de Hugo, et de son obsession sexuelle sur la fin de sa vie. Un jour, prenant son tub, nu, devant un de ses petits-fils, il lui dit, montrant ses parties sexuelles : "Tiens, mon petit, vois-tu, c'est ça le génie." Il y avait la duchesse de la Rochefoucauld (Edmée de Fels) qui va donner chez elle une matinée musicale réservée à Honegger et à Marcel[5]. Elle me demande si Marcel doit bientôt rentrer.

Et maintenant nous sommes encore en alerte. Des bombes énormes doivent tomber autour de Paris. Plusieurs fois toute la maison a frémi dans ses fondations. Si des bombes de pareille puissance tombaient, même à deux kilomètres, je me demande si elle ne s'effondrerait pas.

Rome est prise par les Américains. En ce moment la cinquième armée y fait son entrée, aux applaudissements de la foule, dit la radio. On se bat autour de Palestrina, qui fut rasée plusieurs fois au cours de son histoire, et chaque fois rebâtie plus laide.

4 juin [1944]

Thomé vient avec sa belle-fille et la fille de cette dernière qui me montre des dessins pleins de promesses. Visite de l'atelier à ces visiteurs enthousiastes. Je me remets au travail, lorsque Lejeune me téléphone. Il et tout bouleversé. Il vient d'apprendre que Hilaire vient de faire des nominations pour une commission de l'enseignement des Beaux-Arts. Les nommés sont : Maillol, Despiau, Drivier, Niclausse, Gimond, Perret... Je ne trouve pas qu'il y ait de quoi être très ému. Tout cela est dans la logique des choses. C'est une bande qui remplace une autre bande. Quant à l'enseignement, ils ne pourront guère faire autre chose que ce qui existe. Toute vraie réforme ne pourra pas être autre que celle que j'ai proposée. Mes rapports sont là et mon bouquin. Mais peut-être après tout, ne s'agit-il que d'une sorte de conseil pour les nominations de professeurs, afin de placer à l'École des copains. Là, non plus, il ne faut pas se frapper, quant aux résultats. Nous sommes bien embarrassés pour en trouver de bons parmi les anciens grands prix par exemple. Comme pour nos élections à l'Académie. Parmi les jeunes générations, c'est mieux. Mais pour la génération dans laquelle des maîtres pourraient être choisis, quelle disette. Conséquence de jugement où les patrons ont trop joué de leur influence. Pour moi personnellement, étant donné les efforts que j'ai faits à Rome, à l'École, je suis peut-être un peu vexé d'être volontairement tenu à l'écart. Mais pour mon travail, c'est bien mieux. Et, mon dieu, un peu de persécution, un peu d'injustice ne font pas de mal. Ça fouette.

L'interdiction d'AndromaqueAndromaque vient d'être interdite au théâtre Édouard VII. Aussi énorme que ce soit, ça est. Andromaque a été déclarée pièce immorale par le critique dramatique de Je suis partout, un nommé Alain Lobreau[6], un des trois aboyeurs de ce journal (l'autre est Rebattet et je ne sais plus le nom du n°3). Lobreau lui reprochait entre autres choses d'être joué par des guerriers à-peu-près nus et des femmes habillées... À la suite de cet article, la Milice fait paraître une note annonçant que "gardienne de la morale, elle ne tolérera pas que l'on continuât à jouer une pièce immorale." À la suite de cette note, le préfet de la Seine, avisa la Milice qu'il venait de prendre un arrêté interdisant Andromaque. Tout cela est plus stupide que nature.

Cependant, Rome acclame les Anglais, Américains, Français qui viennent d'y entrer, vainqueurs. Tandis que le peuple italien se réjouit frénétiquement de sa délivrance du fascisme et du nazisme, en France un gouvernement chevrotant s'efforce de donner comme idéal à son peuple ces mêmes fascisme et nazisme et l'acceptation de l'esclavage! Assez rapidement on assistera aux conséquences très importantes de la prise de Rome. Un communiqué extravagant a été publié par les Allemands. Il est dit expressément : "C'est un succès stratégique considérable d'avoir obligé nos ennemis à entrer dans Rome."

5 juin [1944]

Journée à Michel-Ange. Je soigne mon nu. Après, ça ira tout seul. Il va y avoir des morceaux étourdissant à faire. La sculpture pure, la voilà. Il faut se retenir pour ne pas s'attarder sur un point ou un autre avant que l'attitude générale y soit. Attitude générale subtile, marquant à la fois la concentration et le frémissement de la "ruée à l'ouvrage".

J'ai pensé à Rome toute la journée.

 

Pendant que les armées alliées entraient dans Rome, que la foule, dit la radio, applaudissait frénétiquement, on entendait dans certaines maisons des coups de feu : c'était la liquidation des collaborateurs. Quand on pense à la terreur fasciste, aux crimes de cette bande, cette justice sommaire est excusable de prendre un caractère de vengeance.

Dans le Shakespeare de Hugo, je lisais hier soir cette phrase : "Que les peuples d'Europe prennent garde à un despotisme refait à neuf dont ils auraient fourni les matériaux. La chose, cimentée d'une philosophie spéciale, pourrait bien durer. Nous venons de signaler les théoriciens. Quelques-uns d'ailleurs, droits et sincères, qui, à force de craindre la dépression des activités et des énergies et ce qu'ils nomment l'anarchie, en sont venus à une acceptation presque chinoise de la concentration sociale absolue. Ils font de leur résignation une doctrine. Que l'homme boive et mange, tout est là. Un bonheur bête est la solution. Ce bonheur, d'autres le nommeraient d'un autre nom. Nous rêvons pour les nations autre chose qu'une félicité uniquement composée d'obéissance. Le bâton réserve cette félicité pour le fellah turc, le knout pour le moujik, et le chat à neuf queues pour le soldat anglais."

6 juin [1944]

10 h, Lily[7] me téléphone à l'atelier que le débarquement allié est commencé. Adèle que je rencontre dans l'escalier me dit que des débarquements ont lieu en même temps à Toulon, à Bordeaux, et en Normandie.

À 11 h 30, arrivent Bernès et Marouteau pour photographier. Ils étaient partis à 8 h 30 ce matin. Les alertes continuelles leur ont valu plus de deux heures d'immobilité dans le métro.

La radio précise ce qui se passe. Le débarquement semble actuellement limité à la Normandie. Il semble également que le début est bon. Les alliés disent que les défenses en mer étaient moins difficiles à franchir qu'on le craignait. Ils disent aussi que la résistance allemande n'a pas été non plus aussi énergique qu'on aurait pu s'y attendre.

Tandis que d'aussi énormes événements se déroulent, j'étais à la bibliothèque de la Société des Arts décoratifs, pavillon de Marsan, pour chercher des documents pour le costume de Shakespeare et des détails à celui de Michel-Ange. Puis à l'École où se jugeait le concours de l'église des prisonniers, où il y avait deux excellents projets, un de Bernard[8] et un de Tambuté. Avant de rentrer, chez Beltran, encore en aménagement, et qui me montre des photographies des deniers portraits qu'il a faits en Espagne, et toutes une série de dessins dont certains très remarquables.

Soirée : deux déclarations. Pétain et Laval qui s'appuient sur les conditions de l'armistice, oublient que les Allemands l'ont violé, disent leur chagrin d'entendre un général américain donner des ordres aux Français, et leur recommandent d'obéir à ceux des Allemands. Rien de plus lamentable que la voix chevrotante du pauvre maréchal, surtout quand il essaie de parler énergiquement d'obéissance.

Colin a fini de mouler le groupe du Père-Lachaise[9]. Je l'ai présenté tout à l'heure devant le bas-relief. Je crois que je peux être content, très content même.

8 juin [1944]

Commencé la médaille du comte Clauzel. Tête bien difficile. Il est à la Croix-Rouge. Les dernières voitures de la C[roix]-R[ouge] ont été réquisitionnées et sont parties pour la Normandie. L'opération anglo-américaine semble assez bien marcher. Très dure, mais des résultats satisfaisants semblent déjà obtenus, prise de possession des grandes plages normandes, d'une partie de la presqu'île du Cotentin. Voilà la pauvre Normandie devenue champ de bataille, et de quelle bataille! Une des plus meurtrières, peut-être la plus meurtrière de tous les temps. Une de ces batailles qui marquent un tournant de l'histoire, comme Actium d'où sortit l'empire romain, ou la bataille des Roches Rouges qui fit du christianisme la religion de l'Empire, ou Poitiers qui refoula l'islamisme hors d'Europe. Ces trois précédentes tueries ne sont rien à côté de celle en cours à 300 km de la table où j'écris. Les conséquences de celle-ci seront autrement plus importantes encore. Quelque chose comme un Valmy cent pour cent. Comme Gœthe l'écrivait au soir de Valmy : "Aujourd'hui et en ce lieu, commence une nouvelle période dans l'histoire du monde." Ces jours de Normandie marquent le commencement d'une nouvelle période dans l'histoire du monde. Ce sera l'ère du socialisme. Mais la victoire allemande serait celle du "despotisme remis à neuf", sous un camouflage socialiste. La victoire anglo-américaine sera celle du socialisme dégagé au contraire de la mystique dictature.

9 juin [1944]

Très content du Michel-Ange aujourd'hui. Repris et terminé le dessin "le sabbat", pour la porte de l'École de médecine.

Il semble que le débarquement en Normandie piétine. Quelle extraordinaire opération. C'est déjà extraordinaire qu'elle ait pu réussir à ce point là. Il faut attendre une bonne semaine pour être certain que les points actuels sont bien tenus, capables de servir de base de départ pour des opérations terrestres en profondeur. Quelle agitation chez tous. Si l'électricité n'était pas coupée la plus grande partie de la journée, on serait tout le temps à l'écoute de tous les postes d'information.

P[ierre] Laval recevait, il y peu de jours, Mallet, ancien rédacteur en chef du Petit Parisien, qui avait été arrêté et que P[ierre] Laval avait fait libérer. Mallet alla le remercier. Au cours de la conversation, Laval lui dit qu'il n'y aurait jamais de débarquement, que les Anglais étaient dans l'impossibilité de le tenter devant la puissance de la protection allemande, et que, avant la fin du mois, ce serait lui, Laval, qui négocierait la paix entre les Anglais-Américains et les Allemands.

10 juin [1944]

Déjeuner à L'Écu de France où je retrouve Magny, Georges Thomé, Jean Vignaud. On ne parle pas du tout du débarquement et l'on ne pense qu'à ça. Mais on parle beaucoup d'arrestations continues. Ces jours-ci, c'est dans le haut personnel des chemins de fer.

À la bibliothèque de l'Académie, Mme Homolle est tout bouleversée. Elle venait de rencontrer Arthus Bertrand, bouleversé lui-même; une crise cardiaque avait ce matin même frappé son associé, jusqu'alors en santé parfaite. Celui-ci avait appris, il y a deux jours, que son jeune fils, âgé de vingt ans, réfugié à Tulle, y avait été fusillé par les Allemands. Un officier allemand avait été assassiné à Tulle. Arrestation immédiate d'une quantité d'hommes et de femmes. On les parque dans la mairie. Parmi eux, des officiers choisissent les plus jeunes et les mieux bâtis, dix hommes, trois femmes. On les emmène, on leur fait creuser leur tombe. On fusille les dix hommes. On pend les trois femmes. On les brûle. Une des trois femmes n'était pas morte et périt en hurlant. Le fils du collaborateur d'Arthus Bertrand était parmi les dix hommes. Cependant Marcel Déat et ses collaborateurs s'engagent spectaculairement dans la Milice de Darnand. Philippe Henriot fait une tournée "électorale" en Allemagne et le maréchal est très heureux de sa popularité.

À l'Institut, on est très agité. Les bobards circulent. J'entends dire que trois ou quatre départements du Centre sont en possession de la dissidence. Que le général Giraud en personne commande une véritable armée de réfractaires, dans le Jura et en H[au]te-Savoie. Que le régiment I[le] de France est passé à la dissidence, puis, qu'il s'est seulement refusé à marcher contre des Français. On y traite des affaires courantes, de la  succession du conservateur du musée Marmottan, à laquelle Bouchard pose sa candidature le soir même de la mort de Le Riche. On chuchote d'autres noms de candidats plus discrets, Georges Leroux, Dupas, Verne, Decaris. Rabaud et Büsser demandent que les concurrents du concours de musique viennent achever leur travail à Paris, craignant qu'ils ne soient coupés de Paris. Poughéon parle aussi dans le même sens des pensionnaires actuellement installés à Fontainebleau. Cette agitation est bien stupide. Et l'on va créer des précédents regrettables. Quant aux tricheries... n'en parlons pas.

Je reviens avec Lejeune qui me reparle de sa soirée de saoulerie récente avec Hilaire, auquel il aurait dit qu'il n'en avait pas pour longtemps de son poste. Il parait qu'Hilaire, un gros prétentieux, ami de Gimond, de Despiau, ne m'aime pas. Je n'en doute pas étant données les influences qui s'exercent sur lui. Il m'avait fixé un premier rendez-vous auquel je suis allé et il m'a fait dire qu'il ne pouvait pas me recevoir. J'en ai demandé un autre, il y a trois ou quatre jours, auquel je n'ai encore pas reçu de réponse. J'aimerais bien avoir ce rendez-vous. La conversation méritera d'être notée. C'est le motif principal de ma demande, pour avoir un pendant à celle que j'eus jadis avec un autre serin prétentieux du même genre, Mistler. À ce point de vue, la rédaction de notes journalières est fort précieuse. Elle aiguise le sens de l'observation, oblige à une continuelle maîtrise de soi-même, et comme on veut être le plus sincère possible, vous arrête sur la pente des mauvais sentiments. C'est une sorte de discipline.

11 juin [1944]

Gentille réception chez Tournon, à l'École. J'y retrouve Granet, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Il me parle de grands projets, dont un stade, dans le département. Mais quand il donna mon nom à la ville, P. A. Masson objecta que j'avais déjà une importante commande par la ville. Ce qui m'intéresserait serait seulement de réaliser là mon Pugiliste (Carpentier). Car, en effet, j'ai pour le moment bien assez de travaux. Granet me parle aussi d'un projet pour le Jockey-Club. Je ne suis pas près de chômer! Beltran m'avait téléphoné le matin pour me demander quand il pourrait me conduire une dame qui désire faire faire une statue de sa fillette nue. Il y avait chez Tournon beaucoup de gens sympathiques. Souverbie, dont la lassitude morale, le manque d'enthousiasme me frappent encore plus que les autres fois. Il me dit avoir abandonné, pour le moment, sa grande décoration pour le musée de Travaux publics. Il ne peut pas s'en sortir. Il le sent. Il est comme Despiau avec son Apollon. Il y avait Delvincourt, et Büsser et Georges Hüe et Tournaire et Poughéon et Jaulmes. Je ne sais plus qui me dit que Michel Pontremoli a été arrêté et déporté. L'aspect las, désabusé de Souverbie me poursuit. Il m'est sympathique. On voudrait aider les hommes qui vous sont sympathiques. Mais comment se permettre de donner un conseil à quelqu'un que l'on connaît à peine et dont l'âge n'est pas tellement éloigné du mien.

L'affaire normande semble bien marcher. Mais ils sont quand même dans une position difficile, les flancs découverts. Un front de 80 kilomètres, aujourd'hui, cela nous parait un petit front. Que les Allemands ne puissent le stabiliser est un signe bien favorable. Büsser, tout à l'heure, chez Tournon, me disait que, à la radio, on lui avait confirmé que, dans le Centre, quatre départements étaient complètement aux mains de la dissidence. Mais la dissidence, c'est la vraie France. Et puis est-ce vrai?

12 juin [1944]

Toute la journée à Michel-Ange. Nu pas encore suffisamment en place pour commencer à l'habiller. Cette semaine est encore nécessaire. Mon modèle n'est arrivé qu'à onze heures, quoique parti de chez lui à 7 h 30. Il a subi deux alertes. Il y en a eu trois dans la journée, des passages de grosses formations. Le temps se remet au beau. C'est regrettable pour la végétation, les jardins, la terre qui ont besoin d'eau. Par contre, c'est favorable aux opérations militaires. Les hommes se chargent de l'arroser de sang, la terre.

Visite de Benj[amin][10]. Il me dit qu'une campagne de presse de plus en plus agissante va s'efforcer de préparer une mobilisation des Français aux côtés des Allemands. Déjà des instructions ont été données pour que les Anglais-Américains soient qualifiés "d'ennemis". On ne dira plus les avions alliés ou les avions anglais, mais les avions ennemis. Il parait qu'à Alger le parti radical a rayé Chautemps, Bonnet[11] et il ne sait plus qui. Chautemps, parti en Amérique avec une mission du maréchal Pétain, aurait pris une certaine influence sur Roosevelt. Il serait le responsable des difficultés rencontrées par de Gaulle pour que son gouvernement provisoire soit reconnu par Roosevelt.

La Russie a déclenché une offensive contre la Finlande "qui va payer cher, dit son communiqué, son refus d'accepter les conditions avantageuses de paix que lui offrait la Russie, il y a deux mois". La Finlande, ce pays si sympathique par tout ce qu'on en sait, a été bien mal orientée, à ce moment, par ses dirigeants. Il est vrai qu'elle a, elle aussi, un maréchal à sa tête.

13 juin [1944]

Nicole Henriot, il y a quelques jours, était chez elle, travaillant son piano. Tout à coup, elle sent une présence à côté d'elle. Un homme était contre elle, revolver au poing. Avant qu'elle ait le temps de bouger, elle recevait sur la nuque un coup violent. Quand elle revint à elle, sa mère, qui était rentrée de courses de ravitaillement, la soignait, pansait une longue blessure qu'elle avait à la tempe, allant de l'oreille au coin de l'œil. L'appartement était sens dessus dessous, pillé! Eh bien! Ceci n'est presque rien à côté de la suite. Madame Henriot porte plainte. Au lieu de venir examiner les lieux, la police convoque Nicole. Elle y va, accompagnée de sa mère. Mais Nicole est introduite seule dans le  bureau de police, sa mère est priée de rester dans l'antichambre. À peine entrée, le commissaire dit à Nicole :

— Nous te faisons entrer seule, parce que nous savons qu'il y a des choses que les filles n'aiment pas raconter devant leurs parents.

Nicole est abasourdie, d'abord de ce tutoiement, puis de cette supposition. Elle proteste.

— Pour qui nous prends-tu, reprend l'argousin. Tu va avouer tout de suite. C'est une histoire de maquereau, ton affaire. Avoue-le. Tu ne voulais plus le payer. Alors ils t'ont corrigé. Le cambriolage, c'est de la frime, parce qu'ils étaient embêtés d'être allés un peu loin. Tu es pianiste, que tu dis? Dans quelle boite de nuit joues-tu? Tu sais, nous, on sait ce que ça vaut, les femmes du monde. Rien que cette marque qu'ils t'ont faites à la tempe, c'est le signe pour que tu ne trouves plus d'homme, parce que t'es mauvaise payeuse. On va faire défiler devant toi les derniers gars arrêtés. Tu nous diras qui est ton type.

Et devant la pauvre gosse, qui apprenait ce jour là et de cette façon, ce que c'est qu'un maquereau, on fit défiler, menottes aux mains, les derniers vrais de vrais arrêtés. Les uns avaient les yeux pochés, les autres un bras bandé, la gueule tuméfiée. Mal rasés, regards louches, elle se trouvait brusquement devant deux mondes dont elle ne se doutait pas, la police, la pègre. Si la petite, à ce moment, a eu assez de présence d'esprit pour évoquer les foules enthousiastes qui l'applaudissent dans les brillantes salles de concert, elle a dû, au fond d'elle-même, s'amuser de la finesse psychologique des Javert. Les choses ont fini tout de même par prendre une allure plus convenable. Mais je ne sais pas si des excuses lui ont été faites. L'histoire mériterait d'être racontée au préfet de police. Mais que valent actuellement tous ces hommes que le bon plaisir d'un seul met à ces postes essentiels. La multiplication des attentats de ce genre prouve que ça n'est pas bien fameux. La police parait beaucoup plus occupée de la chasse aux patriotes que de la chasse aux cambrioleurs. Le mot bandit ne s'applique plus aux voleurs et aux escarpes, mais à ceux qui ne pensent pas dans la ligne, et quelle ligne!

La rude bataille de Normandie évolue, semble-t-il, assez bien. Il faut admirer ces troupes américaines qui, n'ayant jamais été au feu, ont, non seulement égalé les troupes allemandes aguerries, mais les ont même dominé. L'affaire de Carentan est un signe.

Aujourd'hui, matinée au buste de Françoise. Après-midi, le fond du Père-Lachaise[12]. Demain, toute la journée à Michel-Ange.

14 juin [1944]

Une alerte de deux heures a mis mon modèle très en retard. Je n'en ai pas moins fait une bonne journée. Michel-Ange. C'est toujours difficile d'accrocher une autre tête sur un corps.

L'événement de la journée, si c'est un événement, mais il est dans la logique des choses en notre pauvre France, c'est la nomination de Darnand comme ministre de l'Intérieur. Donc, le ministre de l'Intérieur de la France est un homme, pour ainsi dire, naturalisé allemand, qui a officiellement prêté serment de fidélité à Hitler. C'est une tristesse beaucoup plus grande pour la France d'avoir le gouvernement qu'elle a, que d'être sous la botte allemande. Le petit roi des Belges, dont on a dit tant de mal quand il s'est rendu, vient d'être déporté en  Allemagne. Pétain reste en France, chef de l'État... aux ordres, et content. Du moment qu'il n'y a plus la République, tout est pour le mieux.

15 juin [1944]

Dix-sept rue Notre-Dame-des-Victoires : c'est le centre des inspecteurs du secrétariat aux questions juives. Sans doute une ancienne banque juive, bien entendu. On lui a donné l'atmosphère d'une caserne. Je demande l'inspecteur n° 100, car ces messieurs n'ont pas de nom. Comme ça, évidemment... Un petit vestibule sombre, gris. On passe ma fiche. Tout de suite, l'inspecteur 100 vient me chercher. C'est un charmant jeune homme brun, long, aimable. Il me conduit dans une longue pièce qui a l'air d'un couloir. Des tables séparées où face à face sont assis inspecteurs et gens soumis à l'enquête. Une femme entre deux âges me frappe par son expression de détresse. C'est que, de l'examen de ces dossiers, tout dépend pour qui n'est pas "arien" [sic] au moins [à] 75 %. C'est une femme ni blonde, ni grise, d'une incroyable pâleur. À une autre table, c'est avec un pauvre vieux type, tout voûté que le colloque a lieu. Ah! Les beaux criminels! Après que je lui ai remis mon "dossier", y compris la pièce médicale certifiant que mon bout de nez est intact, monsieur n° 100, me reconduit.

De là, rue de Valois, pour porter la symphonie de Marcel[13]. Je suis reçu par le sous chef de bureau de la musique. C'est une charmante jeune fille. Je traverse, en m'en allant, le grand portique du Palais-Royal. Il pleut. Il n'y a presque personne. Les galeries paraissent plus longues encore qu'elles ne sont. Je vais chez Grétry. Je lui demande où en sont ses affaires. Est-ce que le débarquement a eu sur la Bourse le contre coup à la baisse escompté? Or c'est tout le contraire, jamais la Bourse n'a été aussi haut! C'est parce que, pour fournir les troupes débarquées de numéraires, Roosevelt a fait frapper pour quatre-vingt dix milliards de francs, billets Banque de France... Les Américains ont eu trop d'inconvénients en fixant un cours de change, comme ils avaient fait en Italie, ce qui a vidé le pays. Augmenter l'inflation en France, en l'inondant de billets faux, car tout de même ce sont des faux, ne parait pas un procédé très supérieur. En tout cas, le beau coup de Bourse, que je me croyais très malin d'avoir combiné, est raté. En somme, la sagesse est de rester assis sur son derrière, et pour le reste, de sculpter.

La bataille de Normandie parait bien marcher, durement, mais avec avantage pour les alliés. Le grand événement du jour est le lancement de l'arme secrète allemande, tant annoncée. Il y en avait deux : des avions sans pilote et des obus fusées, très gros projectiles. Londres et le sud de l'Angleterre auraient été arrosés pendant de longues heures. Les dégâts seraient grands. Mais si les Allemands et leurs journaux hurlent de joie et dansent presque la danse du scalp, les Anglais en parlent comme d'une arme très sérieuse mais ne semblent pas très troublés.

17 juin [1944]

J'attendais Deriaz ce matin, il devait poser toute la journée. Il n'est arrivé qu'à trois heures. La circulation ferroviaire et le transbordement par camion est, parait-il, complètement interrompu. Il ne pourra, me dit-il, plus venir, tant que ce ne sera pas rétabli. Il a du faire quinze kilomètres à pied, ce matin. C'est un gros, très gros mécompte. Heureusement que je fais ce modèle en plastiline. Maigre consolation.

D'après ce qu'on peut déduire des communiqués, la bataille de Normandie évolue favorablement. Les renforts allemands sont décimés sur les routes. Il n'arrive pas la moitié de ce qui est envoyé. Il parait qu'on voit des tanks immobilisés, conducteurs et servants morts à leur place, tués par le souffle des bombes. Ce ne sont qu'autos, cars renversés et cadavres de ces malheureux, holocauste à la gloire d'Hitler. Les communiqués alliés laissent prévoir une extension de la bataille. Savoir ce que valent, à l'usage, les armes secrètes qui ne le sont plus du tout et dont Londres ne semble vraiment pas s'émouvoir beaucoup.

Beltram me téléphone. Il doit venir me voir avec des amis à lui, à qui il a montré l'album de mes œuvres, qui en sont, me dit il, "enthousiaste", et veulent me commander des tas de choses, dont le portrait grandeur nature en pied de leur fillette nue. Que de travail en perspective!

Tiens, à propos, je pense que le nommé Hilaire ne m'a pas encore envoyé le rendez-vous que je lui ai demandé. Muflerie voulue ou non, c'est comique. J'aurais cependant aimé avoir cette entrevue, pour le plaisir de la noter. L'art pour l'art de la sottise des directeurs des Beaux-Arts.

18 juin [1944]

Il ne semble pas que ces avions sans pilote constituent une arme réellement efficace. Si il y en a énormément, ça fera des dégâts. Mais une arme totalement aveugle ne peut pas obtenir des résultats réels. Son champ d'action par ailleurs, est fort limité. C'est une arme qui aura surtout de l'effet moralement en Allemagne. Effet limité aussi, comme un aphrodisiaque. Si les Allemands et leurs séides d'ici dansent la danse du scalp, les Anglais en parlent calmement. La bataille de Normandie n'en parait nullement affectée. La presqu'île du Cotentin est presque entièrement traversée de l'est à l'ouest par les Américains. Quand ils seront à la côte ouest, il s'agira d'être assez fort pour liquider tout ce qui est dans cette poche dont le fond est Cherbourg. Tout le Cotentin comme tête de pont avec Cherbourg comme port d'entrée, ce sera pas mal.

Je suis bien ennuyé de l'abandon provisoire des séances de Michel-Ange. Tout mon programme est désorganisé. Au moment où ça partait. Avec ma façon de travailler, mon besoin absolu, aussi bien théorique qu'instinctif, de la nature, ce manque de modèle est une grande gêne.

Visite, à l'atelier, de Mme de Dampierre, J[acques] Bardoux, de M. de Fontenay, Gronkowski, Mme Griaule et sa fille. Naturellement, tout en visitant l'atelier on parle beaucoup des événements, bataille du Cotentin, des avions sans pilote, etc. La radio vient parait-il d'annoncer que le Cotentin était coupé. Les Américains  ont atteint la côte aux environ de Carteret. D'une manière générale, les Allemands ont été surpris de la qualité combative des Anglais et des Américains. Par contre eux ont été surpris, en certains points, de la lassitude combative des Allemands. Ceux-ci disent que la bataille est beaucoup plus dure qu'en Russie. On épilogue aussi beaucoup sur la nouvelle arme allemande. Les A[nglais]-A[méricains] viennent de bombarder Doulens où il y a un camp d'aviation d'où partent ces avions. Ils auraient 5 m sur 8 m, porteraient une tonne d'explosifs. Leur fabrication serait très délicate et l'on considère que c'est avoir détourné de besognes beaucoup plus utiles biens des hommes, presque uniquement pour du spectaculaire.

Bardoux me parle de façon émouvante de mon atelier, me dit que, si, je devais faire une grande exposition, que je suis beaucoup trop modeste... Il me parle aussi d'un père qui caresse un grand projet dans l'esprit de ma basilique. M. de Fontenay qui le connaît, va nous faire entrer en relations. Le buste de Françoise a beaucoup de succès.

Mme de Dampierre raconte que notre ministre de France en Espagne, revenant d'Espagne allait à Vichy. Sur la route il est arrêté par des hommes du maquis, qui lui prennent tout, valise diplomatique, auto naturellement et [le] laissent sur la route avec sa seule chemise. Il a eu toutes les peines du monde à communiquer avec Vichy, les téléphones étant coupés presque partout. À Vichy, Laval vit dans les transes. Il n'y couche jamais. Comme je demande à Bardoux l'explication de la conduite [de] Laval : Il était, aussitôt après 1918, partisan du rapprochement franco-allemand. C'est un auvergnat entêté. Il n'a pas saisi le danger que représentait Hitler. Aussitôt après la défaite de juin 40, il a dit ceci à Bardoux :

— Je vais à Bordeaux voir Pétain. Il faut qu'il demande l'armistice et signe la paix immédiatement. Je m'offre pour cela.

— Comment! lui objecte Bardoux, vous n'êtes pour rien dans notre défaite! Pourquoi voulez-vous mettre votre signature sous un second traité de Francfort?

— Si ce n'était que ça! dit Laval. Ce serait dix fois pire.

Et il partit pour Bordeaux faire la politique que l'on sait. Bardoux dit que c'est vrai, que le fameux 1er régiment de France, qui ne compte que deux bataillons, est passé à la dissidence, au moins 50 %. Il est absolument vrai que Darnand est officier dans l'armée allemande. Même le général Brécard, ajoute Bardoux, a trouvé que sa nomination au ministère de l'Intérieur, c'était vraiment fort. Le général Brécard est très fidèle en amitié au maréchal Pétain, mais j'aurais été sûr d'avance qu'il n'approuverait pas un pareil défi. Dès qu'ils surent le débarquement, les Allemands enlevèrent le roi des Belges et ses enfants. Les trois enfants furent emmenés dans les environs de Berlin, le roi en Bavière. Des trois enfants, le dernier a trois ans. La reine mère Élisabeth se cramponna à son fauteuil. Elle déclara qu'elle ne céderait qu'à la force et qu'on l'emporterait dans son fauteuil. On ne laissa même pas au roi et au personnel des enfants le temps de faire des valises. L'ordre de transfert était venu directement d'Himmler. Le gouverneur militaire de la Belgique n'en fut pas même avisé.

19 juin [1944]

Travaillé ce matin au buste de Françoise, mais l'abandon momentané de Deriaz me fait brusquement sentir ma fatigue. Tout mon esprit était orienté vers ce Michel-Ange.

Aussi comme l'après-midi Lily[14] allait assister à une réception chez José Torrès, je l'y ai accompagnée. J'ai passé deux heures intéressantes. C'est un beau danseur. Les danses espagnoles à castagnettes ont un caractère à la longue, monotone. Il sait les varier, mais surtout il invente. Il mime des histoires qu'il se raconte. Sa dernière danse a été remarquablement dramatique. Il jouait un rôle pour lui-même dont j'aurais voulu connaître le thème. J'ai noté des agenouillements tragiques dont j'aurai peut-être occasion de me servir.

Les journaux ici triomphent et semblent considérer la guerre comme finie et gagnée cent pour cent par les gens qu'ils servent. Un article de Luchaire dans les Nouveaux Temps est particulièrement symptomatique. On sent des gens qui ont eu affreusement peur et qui profitent d'un moment de répit pour souffler. Cependant Cherbourg est parait-il sous le feu des canons américains. Les Russes sont aux portes de Viborg. Les troupes françaises de Corse ont pris l'île d'Elbe. Les Alliés sont à Pérouse! Pérouse! Assise. S[ain]t François. Giotto. Il y a quarante quatre ans que je les découvrais. Heureusement on ne s'y bat pas. La radio donnait un excellent discours de Vienot à Londres, aux Français de Londres, où il montrait très intelligemment l'erreur du gouvernement actuel qui s'efforçait, dans quel but singulier de gouverner la France à contre courant. Les hommes de demain, dit-il, sont ceux de la résistance.

20 juin [1944]

Ces avions-dynamite sans pilote sont peut-être le dernier coup de boutoir de la bête aux abois. L'homme-de-la-rue que je suis n'en connaît pas l'efficacité réelle. Entre les déclarations anglaises plutôt rassurantes et le hallali allemand, il y a certainement un juste milieu. Mais, pour l'avenir, l'homme-de-la-rue que je suis ne peut que trembler en pensant aux moyens mécaniques d'oppression qui seront mis aux mains des détenteurs du pouvoir. C'est surtout cela que je vois au bout de cette guerre. À quoi aura servi tout ce sang versé!

21 juin [1944]

Je pense à la conversation de dimanche avec M. Bardoux, à propos du Temple. Peut-être vaut-il mieux ne pas l'avoir réalisé encore. L'idée générale qui domine les événements actuels, lutte de l'idéal de liberté spirituelle contre l'idéal matériel de dictatures, est celle de mon monument. Il répond parfaitement, au dessus même de l'idée de patrie, à ce que devrait être le monument élevé à la mémoire des martyrs innombrables de ces cinq affreuses années. Et ce n'est pas fini! Ce serait comme le saint des saints. Élevé sur un ossuaire sacré où seraient rassemblés les ossements épar, mêlés, anonyme presque des martyrs de l'idée de liberté, il prendrait un sens encore plus élevé. Autour, comme cela a déjà été fait sur [une] moins grande échelle, il faudrait composer un ensemble consacré à deux autres thèmes énormes : les religions vivantes, les patries. Mon Temple, ma basilique fait l'unité. Mon Temple c'est l'Homme. Les Religions. Les Patries. L'Homme. Ainsi compris, le changement du Mur du Christ en Mur d'Orphée s'impose irrésistiblement. Le Christ, symbole de la religion vivante, n'est plus du tout à sa place, en cette basilique où tout doit symboliser l'Homme "en marche", comme disait Hugo. Orphée est le premier Christ. Les chrétiens l'avaient adopté. Et le Christ prendra automatiquement sa place centrale dans l'église qui lui sera consacrée, à lui seul. Faire sans tarder l'esquisse de cet Orphée.

En attendant, je suis préoccupé de l'action de ces avions sans pilote. Les Alliés ne sont pas encore arrivés à détruire les pistes d'envol. Les ont-ils même découvertes? Si, comme il est probable ce n'est pas suffisamment efficace pour gagner la guerre, ce l'est peut-être suffisamment pour gêner énormément les débarquements, ralentir l'action, prolonger le malheur du monde. Le comte Clauzel qui posait ce matin pour sa médaille, me disait que Albert Sarraut était arrêté et à Compiègne, avec les évêques de Agen et d'Angoulême. À Guéret, il y aurait eu une affreuse tuerie de jeunes gens, les élèves officiers qui auraient passé à la dissidence, auraient, avec une bande de jeunes du maquis, tenu la ville pendant quelques jours et auraient été finalement anéantis par des tanks et des automitrailleuses allemandes. On dit qu'à Tulle où un mouvement analogue se serait produit, il y aurait eu quatre cent guillotinés, pendus, fusillés.

21 juin [1944][sic]

Je travaillais ce matin au tombeau de M. et Mme Schneider, en attendant leur architecte, M. Maillot, lorsque m'est arrivé Deriaz. Les communications ont été améliorées entre Orsay et Paris. J'ai aussitôt repris Michel-Ange.

En fin de journée, avec Lily[15], chez Edmée de la Rochefoucauld. Les habitués des mercredis moins nombreux. Je reparle avec M. de Fontenay de son père, qui est un père jésuite. Je me fais préciser le projet. Je ne crois pas que cela puisse s'accrocher avec mon Temple. En effet, le programme, qui est très beau, est le rôle du christianisme dans l'histoire de la France. C'est quand même plus réduit. Mais du point de vue de sa réalisation, c'est plus réalisable. M. de Fontenay va téléphoner à ce père. Je serai fort heureux de le connaître. Je crois me rappeler que Tournon m'avait parlé de ce projet. Bavardé longuement avec Paul Valéry et l'ancien ambassadeur Kamerer. Je les ai plutôt écoutés. Tous deux sont fort sévères pour Pétain. P[aul] Valéry rappelait que en 1932, Pétain, alors au gouvernement, ayant tout au moins un rôle actif de commandement pour la défense du pays lui a dit textuellement qui si la guerre éclatait, les Allemands entreraient en France comme ils voudraient. Il ne fit rien, au contraire, puisque il proposait au contraire des diminutions au budget de la guerre. Kamerer racontait une conversation avec Pétain, peu après l'armistice, après l'échec de la tentative, pas même tentée, d'invasion de l'Angleterre. Kamerer lui disait  que les Anglais étaient loin d'être battus, que la guerre n'était pas "courue". Les Allemands le sont encore moins, répondait Pétain et ils ne le seront jamais. Il cherchait à maintenir cependant un contact avec les Américains et les Anglais, tout en leur faisant de fausses déclarations. Au moment de l'armistice notamment, contrairement à l'engagement de ne pas le signer sans en avoir soumis les termes à nos anciens alliés. L'Angleterre comprenait très bien la situation désespérée de la France. Mais pour elle, une chose était essentielle, que la flotte française ne tombât pas aux mains de l'Allemagne. Churchill, lors des ultimes rencontres, à Tours, je crois, avait demandé qu'à défaut de se rendre en Angleterre, la flotte quittât tous les ports de la métropole et se rendit en Afrique. Pétain le promit et les conditions de l'armistice, non communiquées à l'Angleterre, ne contenaient rien d'autre quant à la flotte qu'une promesse de Hitler de ne pas s'en emparer. C'est l'origine de l'affaire de Bir Hakeim. Alors commença une négociation avec l'Angleterre qui savait ce que valent les promesses de Hitler. L'Angleterre proposait à la France d'accueillir sa flotte en Angleterre, proposition devenue impossible après l'armistice, de répartir la flotte dans les différents ports français ou anglais de l'Afrique, de l'autre à rejoindre la Martinique, ou même de se réfugier en Amérique dans les ports des États-Unis (je crois bien que ces successives propositions furent faites avant la signature.) Devant la fin de non recevoir, l'Angleterre demanda un engagement de sabotage au cas où l'Allemagne ferait une tentative de main mise, et que tous les bateaux ne bougent pas des ports où ils étaient. Engagement que pris Darlan. Mais peu de temps après des bateaux quittaient l'Afrique et rejoignaient Toulon. Protestation de l'Angleterre à qui on répondit que c'était par erreur, une mesure de routine, ces bateaux étant enregistrés à Toulon, leur port d'attache, l'avaient rejoint, en quelque sorte, automatiquement... Alors eu lieu Bir Hakeim. On a dit que Pétain jouait double jeu. Mais c'est surtout vis-à-vis des Anglo-Américains qu'il le jouait, le fond de son désir allant à la victoire allemande. En opposition, M. Kamerer montre l'attitude du roi Léopold qui, après sa reddition, refusa toujours d'accomplir aucun acte royal ou gouvernemental. Il rendit son armée comme généralissime. P[aul] Reynaud lui a reproché de s'être rendu sans prévenir les armées française et anglaise. Il chercha à le faire, mais ne sut où envoyer le moindre message. Hitler lui fit dire de venir à Berstegarden[16]. Il voulait obtenir un traité. Léopold répondit qu'il acceptait de se rendre chez Hitler, mais comme généralissime, non comme roi. Hitler abandonna, puis au bout de quelques mois le fit venir. L'entrevue, dit M. Kamerer, dura cinq minutes, Léopold ayant refusé d'accomplir aucun acte gouvernemental.

— Faites ce que vous voudrez, dit-il, je suis prisonnier, je ne suis pas chef d'État.

Pétain, lui, accepte le rattachement de l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne, et l'aida à-peu-près en tout, couvrant tout de ces proclamations équivoques qui seront parmi les plus laides pages de l'histoire de France.

Valéry nous donne des précisions sur la fameuse arme secrète. C'est une énorme torpille à ailettes. Ce n'est nullement un avion sans pilote. C'est le crapouillot colossal. La torpille a 8 mètres de long, cinq mètres d'envergure. Elle est propulsée électriquement par d'énormes tubes. Puis en cours de vol une série de fusées prolongent son rayon. Ça pèse une tonne d'explosif et ça tombe au petit bonheur.

Valéry me dit travailler beaucoup et se plaint de ne plus dormir du tout.

Nous partons avec la duchesse de Serran[t]. Nous passons devant un magasin où des pêches splendides attirent les regards et excitent les glandes salivaires. J'en offre que je paye 66 F la pièce. Ce n'étaient pas parmi les plus chères. Rentrés sans alerte.

22 juin [1944]

Dans le ciel très clair, des vols d'avions, ne semblant pas aller très vite, par suite de leur altitude. Autour d'eux les éclatements de la défense. Imperturbables, ils avancent, tournoient en formation triangulaire, comme un vol de grands oiseaux migrateurs. L'atelier commence à être secoué dans ses fondations par les répercussions lointaines des bombes. Vers le nord-est, un énorme nuage noir s'élève lentement obscurcissant l'atelier. Bruit sourd, prolongé des explosions lointaines. Aboiements des canons et des mortiers. Soudain un avion, tout là haut, semble faire demi-tour. Il descend, remonte, tourne. Un reflet de soleil le fait voir virant sur l'aile et brusquement il pique droit au sol, plonge dans la fumée noire de l'explosion et disparaît.

Voilà que de nouveau on commence à annoncer la fin de la guerre dans trois mois environ. Voilà que de nouveau on parle de l'entrée prochaine dans la guerre, du côté des Alliés, de la Turquie. Nul autre moyen, désormais pour elle, de sauver le peu de territoire qui lui reste en Europe.

Travaillé à la partie supérieure du bas-relief du Père-Lachaise[17], la partie ajourée. Travail considérable et qui, je crois bien, fera rudement bien. Toute la journée.

23 juin [1944]

En 1864, Victor Hugo écrivait ceci... "Il y a déclin de la guerre, déclin du despotisme, déclin de la théocratie, déclin de l'esclavage, déclin de l'échafaud... L'antique voie de fait de quelques-uns sur tous, nommée droit divin, touche à sa fin... La période des hommes de force est terminée... Le capitaine est discuté, le conquérant est inadmissible. De nos jours, Louis XIV envahissant le Palatinat ferait l'effet d'un voleur... La chair à canon perd l'admiration d'être canonnée..." dans W. S. Hetzel et Quentin, p. 314.

24 [juin 1944]

Rapide tour au Salon National indépendant. Mon Dieu! Qu'ils sont drôles avec leur indépendance. J'y ai remarqué deux bons tableaux d'Olivier, Procession dans une église en Espagne, et scène de danse dans un cabaret, aussi en Espagne. Effets bien ménagés. C'est dans la ligne des Simon, Cottet, du bon réalisme et de la bonne peinture. Si j'avais fait de la peinture, c'est dans cette voie certainement que j'aurais marché. De Cacan, il y a un grand projet de décoration d'église. C'est bien. Je remarque aussi des paysages provençaux, lumineux, et très évocateurs, signés Paul Bret. Je suis heureux de voir sous ces toiles la signature de ce jeune artiste, très sympathique. Mais peut-on l'appeler encore "jeune" artiste?

Me rendant ensuite vers les quais et la rive gauche, pour acheter des plans de salade, ah! Le ravitaillement! Je suis pris dans une alerte, en métro. Une heure de somnolence égayée par une marchande de fraises, rapportant des Halles ses paniers délicieusement odorants, et furieuse de n'avoir pas le droit de fumer. L'alerte terminée, avant que la demi-heure de battement soit terminée, sonne une nouvelle alerte. Je pars à pied. Roderie sur les quais.

Institut. Dupas est élu comme conservateur de musée Marmottan. Bouchard qui désirait beaucoup ce poste, trouve dans son échec le contrecoup mérité de son attitude. Après, chez Lipp, où nous fêtons Dupas. Lejeune raconte l'affaire du parachutiste tombé rue Lepic. Cet homme atterrit sur un toit, blessé grièvement à la cuisse. Des Allemands et des agents de police vont le chercher et le mettent dans une voiture. Il y avait en face de la maison une boutique de fleuriste. Des gens y achètent toutes les fleurs et en couvrent la voiture, tandis que la foule s'excitant crie vive l'Amérique! vive l'Angleterre. Pour dégager leur voiture et emmener leur prisonnier les Allemands tirent en l'air. La voiture se dégageait lentement. À ce moment fendent la foule deux miliciens. Ils sautent à droite et à gauche sur les marchepieds et tirent à la mitraillette dans la foule. Sept morts.

Les hommes de Darnand reçoivent trente mille francs à leur engagement. Puis une solde de sept mille francs par mois. On les recrute jusque dans les prisons. Il est vrai que le premier gendarme fut le premier voleur qui voulut consolider ses rapines.

En rentrant, je suis très déçu par l'épreuve du Cantique tiré dans le bon creux. Joints trop larges et même des différences de niveau. C'est très ennuyeux. Ce mouleur que j'emploie depuis si longtemps ne travaille plus bien.

25 juin [1944]

Téléphone du comte de Fels, le fondateur de la dynastie, le Cosme l'ancien de la famille (mais déjà on peut dire que le second n'aura rien d'un Laurent le Magnifique). Le fondateur me demandait ce que je penserais de sa candidature au fauteuil de membre libre. Je suis bien embarrassé. Je réponds que samedi à l'académie, je m'informerai, qu'il ne devait pas se présenter sans certitude. Pour moi, je suis de moins en moins partisan de ces élections de "mécènes". Cognacq, David-Weill, etc., à peine élus, grossis de leur titre, veulent suivre la mode et imposer à l'académie les artistes soutenus par les marchands. De Fels n'est pas de ce genre là pourtant. Il pense par lui-même. Mais pour remplacer Hourticq, c'est quand même un autre nom qu'il faudrait. Boschot à qui je téléphone me dit qu'il faut aussi un écrivain, que le comte de Fels devrait peut-être se réserver pour le fauteuil de Castelnau.

Cherbourg tombe. À Cherbourg les Américains ont fait prisonniers le général commandant la place et l'amiral [...], commandant la flotte de la Manche. Ils étaient dans un profond abri. Le général von Schlieben est celui qui avait ordonné à ses soldats de se battre jusqu'au dernier et que tout homme qui reculerait ou chercherait à se rendre serait fusillé.

Nous passons deux heures agréables dans le jardin de Gregh. Il y avait là la femme d'un avocat, je ne me souviens pas de son nom, qui racontait d'affreuses histoires sur ce qui se passe dans le Centre, et un peu partout en France. Il parait certain que des mouvements prématurés des groupes de la résistance ont été déclenchés par des agents provocateurs. Dans l'Ardèche, par exemple, des hommes d'un groupe de villages ont été mystérieusement avisés d'avoir à se rendre en un certain point. En deux jours environ 1500 partisans se trouvèrent réunis. Là ils trouvèrent un gaillard à l'accent marseillais qui leur dit qu'ils n'avaient qu'à retourner chez eux, que pour le moment ils n'auraient rien à faire, mais qu'ils lui laissent leurs noms et adresses. Depuis on a su que c'était un agent allemand. Il a ainsi obtenu la liste des gens actifs de la région. On ne sait pas ce qui est advenu d'eux depuis. Cette dame affirme que le fameux régiment I est réellement passé au maquis.

Le soir, chez Mme Deleplanque, M. Percheron qui en revient, nous dit :

— La vérité sur l'histoire de Tulle. Dès le débarquement le maquis entra dans Tulle et pendant deux jours fut maître de la ville. Stupidement et cruellement ils massacrèrent la cinquantaine d'Allemands qui étaient dans la ville et s'étaient rendus. Au bout de quarante huit heures arrive un fort détachement allemand, avec tanks et canons. Les Français furent vite réduits. Près de quatre-vingt furent fusillés ou pendus. Six cents hommes de la ville emmenés, déportés.

Gros raid au sud de Paris. Ça doit être encore vers Massy-Palaiseau.

26 juin [1944]

Avec Alexandre, nous dressons sur sa base cabossée le marbre où dort le Cantique. Ce maladroit de Lehalleur n'y était pas arrivé. C'est le professionnel pourtant. Il me l'avait finalement laissé en panne, après l'avoir fait tomber deux fois. En une heure nous l'avons, sans accroc, bien et solidement placé. Mais seconde déception. D'apparence assez volumineux, ce marbre si beau, a de tous côtés des épaufrures, des flaches, si bien que l'agrandissement nature est impossible. Toute la journée s'est passée à chercher dans quel sens nous y prendre. Il faut que je me prépare à envisager une réduction. Demain soir je serai fixé. Quel beau marbre, par exemple. Furieux contre Colin. Si nous n'étions pas dans un moment pareil, je changerais de mouleur.

À cause du bombardement d'hier soir, mon modèle pour M[ichel]-A[nge] n'est pas venu. J'ai terminé l'esquisse en cire, du fond pour le Père-Lachaise[18]. Rudier vient me chercher. Tous mes bronzes sont bien venus. Mon exposition se prépare.

Les combats ont cessé à Cherbourg. À Vitebsk, les Russes disent avoir encerclé quatre divisions. À Cherbourg, les Américains en ont certainement pris autant. En Italie, l'avance alliée continue. Ils sont sur la route de Sienne.

27 juin [1944]

La taille grandeur nature est absolument impossible. Le maximum que je puisse obtenir est 1 m 30 à 1 m 35. J'hésite, et pourtant j'ai bien envie de m'y décider. Le marbre est si beau. L'ennui est qu'il y aura beaucoup de déchets. Je prends quarante-huit heures de réflexion. Mais, au fond, c'est tout réfléchi.

Matin, à la médaille du comte Clauzel. Je n'arrive pas à le faire ressemblant. La ressemblance! Le fameux problème qui sera un des chapitres de mon prochain livre, si je le fais et dont le titre sera : Sophismes et lieux communs. La ressemblance n'a pas d'importance, disent les uns, ce qui est important c'est que ce soit de la bonne peinture, de la bonne sculpture. Qu'est-ce que c'est que de la bonne peinture, de la bonne sculpture? À propos d'un portrait, je prétends qu'il est impossible que ce soit bonne peinture ou sculpture s'il n'est pas en même temps ressemblant. Dans la théorie de la non-ressemblance, il y a du sophisme, sophisme excusant la facilité. Car, certains visages, surtout en médaille, comme celui du comte Clauzel, sont réellement difficiles à faire ressemblants. Le reste, ce qui fait dire que c'est bonne sculpture, souvent ce n'est que truc et procédé. Je le prouverai.

Le comte Clauzel me disait, comme nous parlions du gros point d'interrogation qu'est le sort de la France d'après-guerre, qu'il ne croyait pas que l'Amérique et l'Angleterre nous rendraient nos colonies. Je crois qu'il se trompe. Je suis même certain que la conduite des Anglais et des Américains étonnera tout le monde. Mon sang de polonais me fait être moins confiant dans l'attitude russe.

Le succès de Cherbourg est grand. 20 000 prisonniers et un matériel énorme. Plus considérable est celui des Russes à Vitebsk. Ils ont anéanti cinq divisions encerclées. Cinq autres vont subir le même sort sur la Berezina. Tout ce fond central semble complètement enfoncé. C'est la marche vers la Prusse orientale. Cependant les Allemands multiplient les émissaires à Helsinki pour tenir les Finlandais.

28 juin [1944]

En réalité, le problème d'après guerre, pour toutes les nations, vainqueurs et vaincus, sera un problème social et économique, plutôt qu'un problème national. Le gigantisme industriel sera devenu encore plus grave. Il faudra absolument trouver une clientèle pour absorber une production pléthorique. La clientèle par contrecoup sera diminuée et appauvrie. Aussitôt après une remise en état rapide de ce qui est absolument nécessaire le monde se trouvera en présence des trois causes profondes du désastre du monde : excès de production, insuffisante clientèle, chômage. Si après l'actuelle aventure nos grands hommes ne trouvent rien d'autre que de recommencer à faire des armements, il n'y aura qu'à s'incliner devant la bêtise souveraine. Mais la Russie alors proposera sa solution... Et qui sait si cette solution ne s'imposera automatiquement.

Travaillé à Michel-Ange, aujourd'hui. Mon modèle a pu revenir. Bien, quoique peu de temps. C'était le concert chez la duchesse de la Rochefoucauld. On y jouait du Honegger, du Marcel[19], du La Rochefoucauld fils. J'ai été très heureusement impressionné par la sonatine[20] que Françoise[21] a remarquablement bien jouée. La pièce de Villon, Début du cœur et du corps, n'a peut-être pas été chantée avec assez de naïveté et de verve. Mais c'est une œuvre bien originale. Je le crois dans une très bonne voie avec ses poèmes pour voix et orchestre. Ces Brumes, sorte d'exercice pour une plus complète réalisation ne peuvent être qu'excessivement encourageants. C'est même très remarquable. Françoise a joué tout cela à merveille. Marguerite Long m'a dit qu'elle avait très bien joué. Après, bavardé un moment avec Honegger tout disposé à venir poser. Je lui ferai signe aussitôt le buste de Françoise terminé. De Honegger, ce qu'on a donné était intéressant, sauf une partition sur le Cantique des cantiques, avec danses de la Sulamite! Qui est bien la plus sotte compréhension de ce poème. Quelques invités triés, en ces temps de disette, ont été gardés pour un goûter intime. Tandis que l'on buvait du porto, qu'on s'entre félicitait, je me disais qu'à peine à 300 km de cet hôtel princier où nous étions, avait commencé la bataille la plus énorme de l'histoire, à tous points de vue, bataille et conséquences politiques. Je me disais aussi qu'à peu de distance, dans Paris, on avait abattu ce matin, un homme sous les yeux de sa femme, Philippe Henriot. Un beau soleil brillait. À travers les hautes fenêtres on voyait des ailes calmes. Ainsi en a-t-il toujours été à toutes les époques. Ces effarants contrastes, c'est la vie. Et j'avais le cœur serré tout le temps, tellement serré, parce que tout le temps je pensai à ma chère petite peintre qui l'aimait tant, qui prenait tant de part aux succès de ses frères et sœur, et qui, elle aussi, en aurait connu de grands. On dit que ceux qui sont à plaindre, ce sont ceux qui restent. Non. Les beaux êtres qui meurent jeunes sont seuls à plaindre. Les autres vivent.

29 juin [1944]

L'exécution de P[hilippe] Henriot a parait-il eu lieu de la façon suivante. Plusieurs camions, de très bonne heure dans la matinée, ce sont arrêtés devant la maison de la rue de Solférino où il avait installé son ministère de la Propagande. Des hommes, habillés en miliciens, en sont descendus, se sont présentés comme venant renforcer sa garde, "la personne du ministre étant menacée", dirent-il. Les uns restèrent dans la loge du concierge, isolant sans en avoir l'air, le téléphone. D'autres montèrent à l'appartement. Ce qui s'est passé exactement, je ne le sais pas très bien. L'affaire fut menée rondement. L'homme abattu, ils repartirent, emmenant avec eux quelques-uns de ses gardes du corps. Aucun bruit n'alerta personne dans la rue. Dans la journée, à l'heure où Henriot parlait [sic], Laval annonça lui-même la nouvelle, constatant mélancoliquement que la guerre civile régnait en France... Puis il doubla sa garde personnelle.

J'ai entendu à la radio française! ceci : "Nous voici obligés de voir un grand port français tombé aux mains des envahisseurs de la France. Mais quoique disent ces derniers, la lutte continue encore et nous avons la satisfaction de savoir que le drapeau à croix gammée flotte encore sur un fort important." Le drapeau à croix gammée est donc le drapeau français?... On en entend bien d'autres. Laval dans son discours reprochait avec mépris aux exécuteurs de P[hilippe] Henriot de s'être présentés chez lui en se faisant annoncer sous un titre qui devait les faire accueillir... Sans doute, auraient-ils dû dire à l'huissier : Messieurs les assassins de Monsieur le ministre sont là et demandent à être introduits. Mais bien plus important que cet incident, après tout ce n'est qu'un incident dans le drame immense, est la bataille de Normandie où il semble que les Anglais ont comme programme, bien plus que des gains de terrain, de saigner à blanc l'armée allemande. Toutes les nuits j'entends pendant des heures le bruit lointain de ferraille que font les tanks, les pièces motorisées, remontant l'avenue de la Reine, l'avenue Édouard Vaillant. Cet afflux continuel de renforts ne parait pas changer la bataille. Une grosse partie est attaquée sur les routes. Quelqu'un qui les voyait défiler interminablement hier avenue Édouard Vaillant disait avoir été frappé par le harassement des soldats.

Lily[22], revenant de la mairie, a appris que Buisson a pu donner de ses nouvelles. Il est dans un camp à Weimar. Le voyage a été un inimaginable supplice. Ils étaient enfermés 110 par wagon à bestiaux. On les a laissés cinq jours ainsi, sans leur rien donner à boire. Plus de 200 du convoi sont morts ou ont perdu la raison. Récit non de seconde main, mais directement de la bouche d'un de ces malheureux, rentré en France, relâché parce qu'on n'avait finalement rien pu trouver contre lui.

Voilà que le bruit commence à courir que l'exécution Henriot est opération de la Gestapo...

Meilleure journée de travail que ces jours derniers. Presque achevé le fond (esquisse) du Père-Lachaise[23]. Et enfin trouvé l'arrangement de l'horloge[24] remaniée que m'a demandée Ladstoeter [?]. Il n'avait pas tort. C'est plutôt mieux qu'avec le cadran. Je comprends que des artistes (Dürer, Léonard, etc.) aient recherché pourquoi certains rapports font bien, d'autres mal. Ainsi, aujourd'hui seulement, j'ai trouvé la place du petit groupe — l'aurore et le crépuscule — placés dans les mains du Temps (horloge L[epaute].)[25]. Il serait vraiment non seulement intéressant, mais utile d'en connaître scientifiquement la raison ou les raisons. Sans doute trouverait-on jusqu'à un certain point justification du système des trames, dont Dürer se serait beaucoup servi. Peut-être vaut-il mieux s'accorder que d'en partir. Au fond, c'est l'erreur des cubistes qui se croient tellement originaux.

 


[1] Amélie Landowski.

[2]. Manuscrit : "Buisson".

[3] Le Retour éternel.

[4].L'horloge dite Les heures de la vieChronos.

[5] Marcel Landowski.

[6] Lobreaux.

[7] Amélie Landowski.

[8] Joseph Bernard

[9] Le Retour éternel.

[10] Benjamin Landowski.

[11] Georges Bonnet.

[12] Le Retour éternel.

[13] Marcel Landowski.

[14] Amélie Landowski.

[15] Amélie Landowski.

[16] Pour Berchtesgaden.

[17] Le Retour éternel.

[18] Le Retour éternel.

[19] Marcel Landowski.

[20] De Marcel Landowski.

[21] Françoise Landowski-Caillet.

[22] Amélie Landowski.

[23] Le Retour éternel.

[24] Chronos.

[25] Chronos.