Juillet-1945

2 juillet

Un jeune capitaine-médecin, Lefe[b]vre-Denouesttes, vient nous voir. C'est un ami de Jeannot[1]. Il a vécu avec lui, en ami intime, les dernières années de Jean à Alger et le débarquement en France. Il n'était pas dans son unité au moment du désastre, mais dans l'unité voisine. Il nous a dit quelque chose qui peint terriblement l'état d'esprit dans lequel étaient les troupes. Quand cette unité apprit la mort de Jeannot, on fusilla trois prisonniers allemands en représailles. Je me rappellerai toujours de l'expression crispée de ce jeune homme nous racontant cette exécution. Holocauste.

3 juillet

L'histoire de la piscine Molitor. À un prix énorme (on parle de 70 millions) on a construit des baraquements dans la piscine et dans le terrain en face, de l'autre côté de l'avenue. C'était un centre d'accueil pour les prisonniers et déportés. Le centre fut inauguré. Une bien vilaine statue en marquait l'entrée. Et, à la lettre, le lendemain de l'inauguration, le centre fut fermé et la démolition commença... Il paraît que les directeurs de la piscine avaient obtenu la levée de la réquisition avec les moyens en usage en Turquie.

Lettre à Bouchard.

4 juillet

Pas d'image plus tragique, plus émouvante, que celle paru ce matin dans le Figaro, d'un prisonnier français que les Allemands fusillent au coin d'un mur. Il est debout, face au peloton, les yeux non bandés. Et il sourit! Les grandes actions se passent sans gesticulations, comme les grandes douleurs. L'expression calme, ironique de cet homme vous hante. Il semble un paysan, un de ces paysans que j'ai connus au régiment. Ils ont une philosophie naturelle et toute personnelle qui en fait des héros, tout naturellement.

5 juillet

Aujourd'hui audition comme témoin à l'enquête à laquelle est soumis Bouchard. Toujours l'affaire Desvallières. Malgré mon désir, malgré sa conduite abominable à mon égard, de le dégager, je ne pouvais me dédire. J'ai cherché à atténuer. Malgré ma certitude que c'est lui a été immédiatement rapporté aux Allemands les propos de Desvallières (il les voyait continuellement et ce samedi même, je me rappelle qu'il m'a dit qu'il étudiait avec eux une fédération des sociétés dont il serait le président). Lorsque le juge Reige m'a demandé "en votre âme et conscience, vous pensez que c'est H[enri] Bouchard?". J'ai répondu non. J'ai même ajouté qu'il n'était pas exclu que les propos de Desvallières avaient pu leur parvenir par une voie indirecte.

Exposition des concours de Rome peinture, Guyenot a un tableau très bien. Fabrikant aussi. À eux devraient aller dans cet ordre, les deux premières récompenses. Le sujet était pourtant parfaitement idiot. Concours de gravures en médaille. Très mauvais.

Expert vient dîner. Il paraît que siège toujours, rue S[ain]t-Dominique maintenant, la commission de réforme de l'enseignement.

6 juillet

Le journal l'Amour de l'Art publie aujourd'hui l'œuvre des artistes dits de "l'École de Paris" en Amérique pendant l'invasion. Ce journal a un conseil de rédaction présidé par Huygues, conservateur du Musée du Louvre (ce Huygues est le héros de l'aventure de Gauguin, jour de l'exposition des chefs-d'œuvre de 1937). Les acolytes sont de Laprade, Cognat etc. Tout l'état-major des critiques fonctionnaires, appointés, plus ou moins officiellement par les marchands (Cognat, inspecteur général des Travaux d'art de l'État est réducteur des "Arts" de Wildenstein). Et tout le monde patronne les incroyables élucubrations des Lipchitz, Delaunay, etc.. que l'on sait pertinemment soutenus par Drouin, Carré. Les marchands sont à l'art ce que les marchands de canons sont à la paix. Leurs destructions. Mais ils font fortune. Que le monde est bête! Le Brésil n'a-t-il pas commandé à Lipchitz son "Prométhée" étrangleur de poulets qui déshonora le Grand Palais en 1937?

8 juillet

Visite du gentil Lagriffoul. Il a vu récemment son ami Villon[2], le président de la commission de l'armée, ou quelque chose d'approchant, de l'Assemblée Nationale consultative. Il avait été élu contre le candidat désiré par de Gaulle. Il poursuit contre de Gaulle une politique violente d'opposition. C'est un fanatique frénétique. Un de ses amis, de son parti, qui le représente dans une région du centre, était là, qui plaidait la cause d'un petit serin qui s'était engagé dans "les jeunesses Pétain". Je ne regrette qu'une chose lui répondit Villon : "c'est de ne pouvoir moi-même l'abattre avec mon revolver". Ce parti veut absolument le départ de de Gaulle pour le remplacer par de Lattre de Tassigny. Celui-ci est leur homme? Il est rallié au communisme? Nous allons vers de grands troubles. Des groupes clandestins continuent à s'armer. Le soi-disant désarmement est illusoire. Il y a tout un trafic d'échange d'alcool et d'armes, qui se fait aux frontières de Belgique et du Luxembourg par des Américains. Toutes ces armes vont indifféremment aux groupements P.P.F. (qui se réforme) et F.T.P. Ce n'est plus qu'une affaire de conquête du pouvoir.

Lagriffoul me parle aussi de la situation de l'École. L'incohérence y règne, qui commença avec Pontremoli. Mais maintenant, les membres du jury extérieurs, ceux qui n'ont pas d'ateliers à l'École. Viennent aux jugements des concours. Ce que j'ai vu avec Desvallières s'y est exaspéré. Glissement impossible, semble-t-il, à arrêter. Ce sont les professeurs qui mènent! Dupas et Subervie et Untersteller. Tout ça, reflets des doctrines sophistiquées développées dans tous les journaux. S'ils savaient. Lagriffoul voyait récemment le directeur de cette nouvelle galerie, Rond Point des Champs-Élysées où avait lieu le Salon de mai. On ne sait pas ce qui domine dans ce qui est exposition, l'ignorance, la sottise, la mauvaise foi, les fumisteries, le sadisme etc.. "Je pense comme vous, mais j'y suis obligé" dit à Lagriffoul ce directeur de galerie. Mais des Desvallières, des Dupas et autres, par lâcheté intellectuelle, continueront à récompenser à tort et à travers. Ils croient découvrir du génie dans des balbutiements d'écoliers.

9 juillet

Comité, non, conseil d'administration d'action artistique à l'étranger. Je revois des gens que je n'avais pas vus depuis longtemps. Thomas, le grand architecte de Normale, pas changé, tel que je le voyais chez Bouglé. Mme de Jouvenel qui vient me tendre la main. Nous n'échangeons pas un mot. Elle est encore assez jolie. Puis voici Laugier dans un faux col qui lui donne une allure ancienne, puis Erlanger, l'affreux garçon avec ses faux airs d'un fils adultérin d'Alphonse XIII, et Marguerite Long, qui s'y connaît moins encore aux arts plastiques que Mme de Jouvenel, et Jaujard, Huyghes, avec leurs airs d'éternels jeunes mariés professionnels et Paul Léon et une Mme Cuttoli qui est je crois, veuve d'un sénateur et qui possède des toiles de nos Matisse, Picasso, Rouault, etc. prochains voleurs des pieds humides de la Bourse des œuvres d'art. Paul Léon pose la question suscitée par les observations de Billard à l'Académie. Tous ces messieurs font front. Tous ces messieurs pensent de la même manière et leur façon de penser est celle exprimée par Marx : les artistes voudraient organiser eux-mêmes les expositions à l'étranger, comme celle organisée par Lamourdedieu[3] à Amsterdam. Ils avaient fait une sorte d'échantillonnage de tendances diverses. Ce n'est pas un bon système. Et la camaraderie y joue trop. Exposer deux ou trois artistes est bien préférable, dit Laugier. Si l'Académie veut engager la bataille, je ne la refuse pas. (Je te crois! Il y a des centaines de millions à sa disposition et toute la presse).

"C'est à moi de choisir les artistes à l'étranger. Cependant je ne vois pas d'inconvénient à ce que l'Académie organise, sous sa responsabilité, une exposition (ceci dit avec un sourire en coin). Et Jaujard enfin : "Pour résumer, les artistes voudraient choisir eux, artistes et œuvres. Nous ne le voulons pas. Voilà." Alors demande Erlanger "Je réponds par une fin de non-recevoir à la protestation des Indépendants". Le Salon des Indépendants avait en effet protesté contre les expositions annoncées de Picasso, Matisse, Braque et Bonnard à Londres. "Oui, parfaitement" opine Laugier. Et l'on reparle des grands hommes. Matisse compte venir à Paris exprès pour s'occuper de cet événement! Picasso donnera une cinquantaine de toiles.

Le polissage du buste de M. Schneider est fini, je n'en suis pas content. On dirait de la porcelaine. Le sujet est sacrifié à la matière. Le polissage amollit, et pour une tête accentuée c'est une erreur.

10 juillet

Jugement du concours des sculpteurs. Pas bon. Toujours la même chose. Comme les anciens de l'atelier Injalbert étaient plus nombreux (parmi les jurés-adjoints, trois contre un), c'est à deux élèves de cet atelier, que sont allées les deux premières récompenses. Le meilleur concours Clauzet, limite d'âge, n'a même pas eu une récompense...

Après on dira que l'Institut est discrédité par ses ennemis. C'est en eux-mêmes que les hommes et les institutions ont leur pire ennemi. Pour l'avenir je note le nom Alauzet. Guérin me parle de l'École, des nouvelles nominations. Il y a quelque temps, on lui téléphone de la Direction générale "Fournissez d'urgence un exposé des motifs pour la création d'un cinquième atelier de sculpture."  Nous ne remplissons même pas les trois cents ateliers qui actuellement fonctionnent. Nous n'avons pas non plus les crédits nécessaires pour les modèles. Ah bien c'était pour les nouvelles nominations. Mais ce que ne nous disait pas la direction générale c'est qu'on voulait un poste pour Gimond, étant donné qu'un certain mouvement d'opinion porte Janniot pour la succession Bouchard. C'est alors que la combinaison Gimond-Janniot a germé dans l'esprit de nos fonctionnaires-critiques d'art. Il parait que ça se fera, cette sottise.

11 juillet

Expositions des premières toiles revenues au Louvre. La Samothrace, aussi la Vénus sont en place. Quel bain de santé et de loyauté. Il n'y a pas là devant, à vrai dire je préfère ça. C'est une succession de sommets. Un enseignement en même temps. Un Cézanne est en effet exposé au milieu de ces chefs-d'œuvre. Les deux paysans, à une table de café, jouent aux cartes. Pauvre chose, balbutiement, ignorance. Pas une qualité. Pas une. Toute cette réputation c'est l'œuvre de ce Vollard, ce gigantesque demi-nègre, sublime magna de la presse et de la propagande. La liberté de Delacroix est une des plus belles toiles qui ait jamais été peinte. Composition, dessin, couleur, émotion, tout y est. On aimerait savoir ce qu'était sa mère. Son père Talleyrand, étonnamment intelligent, n'était pas une belle âme.

À l'Institut, séance sans histoire. Puis je vais à la réception des acteurs anglais. On m'y présente avec une actrice du Châtelet qui doit bientôt jouer l'Aiglon. Extraordinairement jolie. Je retrouve le couple Guibert, le pianiste et sa femme en uniforme. Ils m'ont rappelé Rome. Il y avait Marguerite Long et Mme de Jouvenel. Un peu serine cette charmante femme. Comme je suis à côté de la galerie Charpentier, j'y vais voir l'exposition de Portraits Français. Beaucoup d'excellents. Je remarque un portrait de Delacroix par lui-même qui me parait un faux. Ce qui m'a surtout intéressé ce sont les modernes, je parle des vivants. Parmi ceux exposés là, pas un seul bien. Il y a un lamentable Cézanne. Est-ce que pareille réputation tiendra? Est-ce que le temps ne mettra pas un peu de raison dans le jugement esthétique? Mais surtout je voulais voir le portrait fait par Picasso qu'on disait de sa première manière. Dans son genre c'est aussi mauvais que sa seconde, troisième, quatrième manière. C'est faible, mal dessiné, mal construit. Il ne faut pas voir uniquement, dans le mouvement cubiste ou surréaliste, une fumisterie ou une entreprise pécuniaire. A première vue même, c’est tout le contraire. Car, comment espérer gagner de l’argent en offrant à la clientèle une marchandise aussi rébarbative. Il me paraît plus juste d’y voir une sorte de phénomène neurasthénique, une sorte de maladie refuge contre l’impuissance. « Je fais du cubisme, m’avouait un jour l’un d’eux, parce que je ne sais pas dessiner ». Tous ces gens-là sont des impuissants, des masturbés cérébraux. Il suffit de voir les œuvres de leur période saine, quand ils en ont eu une, comme Picasso. On nous dit pour excuser ou justifier ses productions actuelles : « Mais voyez ses arlequins, comme c’est bien dessiné. C’est du Ingres. » Laissez-moi rire. Ses arlequins sont bien plats, bien inexpressifs. Série bleue ! Série rose ! Je sens déjà dans ce sériage percer la manie. La tête exposée là, chez Charpentier, justifie pleinement ce diagnostic. Mais alors, et tous les autres ? direz-vous ? Réponse : rien de plus contagieux que la folie. Comment s'y prendre pour ramener tout cela à ses justes proportions?  Qu'un moyen. Celui qu'ils ont employé pour arriver à leurs fins : propagande et presse.

Je vois Ladis[4] rue Bizet. Les réactions à l'enlèvement des compresses, etc. ont été très bonnes. Il est sauvé.

12 juillet

Départ pour Chézy. Un mois de repos. Je me propose de me reposer vraiment. Je n'emporte comme lecture que mon livre sur l'époque byzantine. Je vais essayer de mettre au point cette pièce à laquelle je pense depuis longtemps, sur la Querelle des Images. Étonnant moment de l'histoire des hommes. Un siècle et demi de discussions, de batailles, de supplices autour de ce problème : Peut-on représenter Dieu ou les dieux par des images? Des hommes se sont faits tuer pour ou contre cette idée. En somme, depuis qu'ils sont sortis de l'animalité, les hommes ont tout bâti autour d'idées fausses.

Chézy sur Marne. Les Estolins.

13 juillet

Avant le départ, hier, déjeuner au Dernier Quart, qui depuis un mois a repris. Presque tout le monde est là. Des protagonistes importants manquent pourtant. Laval, Giraud, Darlan!!! Loin, loin semblent les déjeuners anciens. Ils sont tout près cependant, dix ans au plus et tous ces gens y venaient, cordiaux, confiants. Je suis entre Lacour-Gayet et Heitz-Boyer retour du Maroc. Lacour-Gayet revient d'Algérie. Or Laval me dit qu'en Algérie la situation est réellement mauvaise, excessivement grave. Algérie où nous sommes depuis plus d'un siècle, qui n'est même plus une colonie, mais une province française. Les Arabes y dissimulent à peine leur opinion que le moment est venu de nous mettre dans la Méditerranée. Les colons-fermiers ont fui leurs exploitations ou les ont vendues. Elles sont rachetées par les Arabes enrichis, eux aussi, au marché noir. Les Français des villes n'osent plus pour l'été si pénible sur la côte, aller dans la montagne. Au Maroc, au contraire, dit Heitz-Boyer tout est très calme. Sa femme y est restée dans leur exploitation d'orangers. Cela tient, dit Heitz-Boyer au système Protectorat. Le Sultan et les Pachas gouvernent, appliquent les lois, recueillent les impôts. Ça se passe entre gens de même race. Sultan, Pachas etc.. tous ces exploitants ont intérêt à s'appuyer sur la force (?) française. Mais, si une autre force leur paraissait plus efficace, plus profitable, plus avantageuse, ces loyaux protégés n'hésiteraient pas à se mettre sous cette autre protection étrangère. Le Sultan du Maroc ne s'est nullement gêné pour le dire, malgré les beaux défilés.

14 juillet - Chézy

À peine sent-on passer ici ce premier 14 juillet de la victoire. Il fait un temps magnifique. On imagine ce que ça a dû être à Paris. Ce à quoi, on s'aperçoit que cette glorieuse journée, c'est avant-hier, les deux jeunes bonnes ont déclaré qu'elles allaient danser à Paris. La radio nous dit, dans un reportage à l'accent vulgaire, attendri et idiot dont la radio française a le secret, que, par exemple, toute la rue de Rennes, depuis la gare jusqu'à St Germain des Près, était une longue et ininterrompue salle de bal. Nul doute que Paris a dû avoir une extraordinaire allure d'allégresse énorme, où le vin, heureusement ne pouvait pas trop couler, par la force des choses. Dépassées, certainement, les Kermesses de Rubens et autres flamands. Rabelais a triomphé. Je suis curieux de voir dans quel état vont revenir les petites bonnes. À ce propos, Alice[5] me racontait le mot d'une gamine de treize ans, mot entendu sur le quai de la gare, il y a quelques temps. Il y avait à ce moment des Américains-nègres cantonnés à Château-Thierry dont quelques-uns venaient fréquemment à Chézy : "As-tu vu ton nègre"? cria à la petite une de ses copines. "Oui répond l'autre, à non moins haute voix, mais je m'en fous, je ne suis pas formée."

Des nouvelles, ici, on ne sait rien. On prend la radio de manière intermittente. J'ai entendu un résumé de discours de de Gaulle. Il me parait bien. C'est une bien grave erreur de mettre au compte de la constitution de 1875, la défaite de 1940. Bien sottement a été avivé le malaise politique intérieur qui s'exagéra à partir de 1937. Notre défaite de 1940 elle est due d'abord à notre état-major. Ensuite à la campagne de désaffection et de calomnie de l'Humanité alors sous l'influence absolue de la Russie. Entre ces deux forces, l'une de stagnation (l'état-major), l'autre de sabotage (l'Humanité) le parti radical et le parti socialiste ne pensaient qu'à se disputer un pouvoir de corde raide. C'est son trop grand libéralisme, mais je ne le lui reprocherai pas. C'est aux partis que doivent s'adresser les reproches, qui, sauf Herriot et Paul Reynaud, ont mis à leur tête des incapables (Daladier) ou des mystiques démolisseurs (Léon Blum). En fait, les constitutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer. Cette pensée n'est pas nouvelle. La vérité n'est pas nouvelle.

16 juillet Chézy-sur-Marne

Nous sommes sans journaux et on ne pense pas à prendre la radio. Il parait que Herriot a prononcé à Lyon un grand discours. Je ne comprends pas pourquoi tant de gens lui sont hostiles. Il est certainement une des plus grandes, sinon la plus grande des personnalités de la République n°3. Il n'a fait que deux fautes, à mon avis. La première : quand Léon Daudet était en exil à Bruxelles, d'avoir pris la tête d'une pétition "d'intellectuels" pour obtenir sa grâce. La deuxième : alors qu'il était ministre, président du Conseil, à propos de je ne sais plus très bien quelle mesure financière envisagée par le gouvernement, le baron Finali vient le menacer d'une opération de bourse qui avilirait brusquement la France; Au lieu de faire arrêter Finali sur le champ, Herriot lui céda. Ces erreurs ne prouvent réellement que la constitution de 75 fut si mauvaise, ni que la IIIe république est la cause de tous nos maux, ni qu'Herriot soit sans valeur. D'un geste, après tout chevaleresque bien qu'idiot, comme celui pour Daudet Léon j'en suis capable. Les gestes chevaleresques sont presque toujours idiots. D'avoir cédé à Finali c'est l'acte d'un homme trop intelligent, qui pèse trop le pour et le contre : ce qui paralyse l'action. Et pour en revenir à la République de 1875, elle a donné jusqu'en 1914 une trop réelle grandeur à la France, et une trop réelle prospérité pour qu'on ne le dise ou le redise pas. Le grand reproche, je sais bien, c'est l'instabilité gouvernementale. Qu'est-ce que ça fait, puisque la grande ligne politique n'a guère varié. On a renversé Jules Ferry à cause du Tonkin. Les successeurs n'en ont pas moins continué la conquête du Tonkin. Si la France a constitué un empire colonial magnifique entre 1875 et 1940 c'est hélas! la République qui a, par une diplomatie erronée, commencé sa diminution (Syrie-Liban). J'espère que référendum et élections rétabliront le système 1875. J'aime mieux l'instabilité, même d'hommes intelligents, que la perpétuité de vaniteux. Et quoi! l'Amérique, constitutionnellement change de gouvernement tous les quatre ans. La Suisse en change tous les ans. Ni l'un ni l'autre de ces pays ne sont mal gouvernés. Conservons 1875. Arrangeons-nous pour que les ministères ne tombent que sur des votes des deux chambres, pas d'une seule. Mais ne nous laissons pas suggestionner par les relents des dictatures.

18 juillet

Idées fausses! Cela pourrait être le titre d'un ouvrage à quantité innombrable de volumes! Quelque chose comme une effrayante philosophie de l'histoire. Car des civilisations durèrent des siècles et furent grandes qui furent bâties sur des idées fausses. Toute la civilisation égyptienne et assyrienne. Toute la babylonienne et l'hellénique et la romaine, et notre Christianisme dont je suis loin de souhaiter l'anéantissement. Tout cela s'est anéanti tout seul. Le Christianisme pas encore, mais... Sous cette succession millénaire de sottises on verrait cependant, fatalement, surgir les idées saines, qui forment le fond de la nature humaine, et qui lui ont fait franchir tant d'affreuses étapes, et qui s'appellent la raison, la bonté, la justice, l'amour et tout cela, sans Dieu ni Diable (mais l'artiste que je suis est bien heureux que les hommes les aient inventés) ces inventions nous mènent à la vérité, comme bien des erreurs scientifiques. Le Christianisme est un progrès sur le druidisme sans doute. En est-il un sur le bouddhisme ou sur la doctrine de Pythagore? C'est moins sûr.

En ce moment, il y a à Potsdam, la conférence dont l'importance sera énorme, de ce qu'on appelle les "trois grands". Je n'aime pas. C'est encore une dictature de la Force. J'admets qu'un Conseil très réduit des Nations tranche des questions internationales et impose ses décisions. Mais il faut que ce pouvoir, cette immense responsabilité soit donnée à ces Nations par toutes les autres. Il faut en un mot, légitimer, pour un sentiment autre que la Force ou la chance des combats, pareille puissance. Comme au temps où l'on croyait à Dieu ou aux Dieux, les princes élus par leurs païens se faisaient sacrer par les représentants de Dieu sur terre. Dieu aujourd'hui, c'est le suffrage, c'est le rite. Dieux, c'est la majorité. La majorité, c'est le nombre, c'est la force morale aujourd'hui. Car quelques mitrailleurs peuvent avoir raison du nombre. Un pareil conseil limité des Nations devrait être composé sans doute des nations physiquement puissantes, puisque, en cas de répression elles auraient le plus gros effort à donner, mais des nations petites par le nombre devraient en faire partie, par élection et à tour de rôle. Immense progrès déjà. L'autre, l'essentiel, l'abandon au point de vue international, de cette idée fausse: la souveraineté nationale.

22 juillet

Entendu hier soir l'excellent, remarquable discours du général de Gaulle, au sujet du double référendum et de la future constituante et de la future constitution. Il n'y a qu'à suivre cet homme.

Guérin[6] et sa femme, propriétaires d'une ferme, aux Roches, depuis 2 ans, viennent aux Estolins. On parle de l'École. Ces temps derniers, R[obert] Rey téléphone disant qu'il fallait supprimer les élèves libres... C'était sur l'injonction des massiers. Les élèves libres, de plus en plus nombreux envahissent les ateliers, empêchent les élèves reçus de travailler. Je ne sais que trop ce que les élèves libres représentent. Les chefs d'atelier en sont responsables. Ils courent après le nombre. Ils flattent la paresse. Ils conseillent même à leurs élèves de ne pas faire les concours. L. Simon donnait l'exemple. Si bien qu'en fin de compte l'État entretient une école, modèles, professeurs, etc., pour des gens qui n'en font pas partie. Mais M. Rey ne devait pas prendre l'initiative qu'il a prise, et qu'on n'a pas suivie. Il devait dire aux massiers de porter leurs observations au Directeur. L'acceptation des élèves libres est une bonne chose. Il n'y a qu'à les accepter aux conditions du règlement. Les abus cesseront immédiatement. Mais il paraît que Tournon s'occupe à peine de l'École. Le manque de conscience est bien regrettable, très coupable même.

24 juillet

"Heureuses les nations, lorsque arrivées à un haut point de prospérité, elles ont des gouvernements sages, qui n'exposent pas tant d'avantages aux caprices et aux vicissitudes d'un seul coup de fortune". Allocution de Bonaparte, premier consul, en juillet 1901, durant les négociations difficiles de paix avec l'Angleterre (cité par Thiers, Consulat et Empire III, p. 155).

Le moment de la vie de Bonaparte où il a été le plus grand, est certainement le Consulat. C'est ce moment, aucun autre, qu'il faudra évoquer : statut de la France, en gestation. En deux ans, il redresse la situation militaire de la France, lui rend sa position de première puissance en Europe occidentale, le contrôle de l'Europe depuis le Rhin jusqu'à la Sardaigne, rétablit ses finances, son commerce, lui donne une constitution dont les éléments essentiels subsistent encore. (Conseil d'État, Cour des comptes, Système des circonscriptions départementales, Banques de France, Condorcet, etc. et la paix). Il était à ce moment de sa vie, vraiment un grand homme.

25 juillet - Chézy

La radio nous donne les résultats à peu près complets des élections en Angleterre. Elles semblent marquer le succès irrésistible des travaillistes. Bien sots ceux qui en seraient surpris. Comment pouvait-il en être autrement? Il en sera de même à travers l'Europe entière. On pourrait dire, le monde entier. Comment imaginer en effet qu'un système social qui, en 20 ans, a abouti à deux tueries comme 1914-1918 et 1939-1944 pourrait être maintenue par ceux qui vraiment font les guerres et en supporter toutes les misères. Il faut donc changer, changer profondément. On va dire "quelle ingratitude! Churchill a sauvé l'Angleterre. C'est comme Clemenceau." Sottise. L'Angleterre a été sauvée par tout son peuple, par l'Amérique, par son détroit. Churchill a été tenace, n'avait pas d'affreuses arrière-pensées comme Pétain-Laval. Aussi le peuple anglais a-t-il reconnu son mérite en le ré-élisant. Mais il ne pouvait pas, ne devait [pas] réélire son parti, c'est-à-dire ses idées conservatrices, portant en germe toujours la guerre. Quand auront lieu nos élections, elles seront pareilles. Et ce sera très bien[7].

Je passe le principal de mon temps ici à relire, je pourrai même dire à lire l'histoire de France, pour la robe brodée de "La France" à laquelle je pense. Hélas! On [n’]est jamais trop vieux pour avoir des idées. On l'est pour l'exécution. Avec tout ce que j'ai à faire, entreprendre une statue chryséléphantine! Mais n'est vieux que celui qui se l'avoue à lui-même. Ce serait aussi bête que ce Pétain avec son "vostra culpa! Nous sommes battus. Conduisons-nous comme des gens battus." Je regardais dans un journal, sa tête de colonel de gendarmerie. Et son attitude, son silence n'ont pas d'allure. Il ne signifie pas grand chose ce silence. Si. Il signifie qu'en bien des cas il ne saurait que répondre. Car s'il était toujours disposé à dire aux Français "vostra culpa", il n'est pas du tout disposé à dire "mea culpa". Je ne me sens pas du tout disposé à me reconnaître vieux. J'espère et je veux terminer mes travaux commandés, corriger certains, dont je ne suis plus content, et faire encore cette France et Prométhée. Effet de cette première quinzaine de repos.

27 juillet

L'effet des élections anglaises, excellentes, a été une grosse baisse de la bourse. Cette baisse est telle, disait J.B., que le rendement escompté pour le gouvernement sur l'impôt sur le capital est réduit à zéro. Un de nos amis, banquier, nous disait ces temps derniers que depuis la libération la perte totale de la bourse était de sept cents milliards. Conclusion : baisse correspondante des rentrées des impôts. Je ne crois pas que plus mauvaise politique financière pût être faite.

Les constitutions qui s'imposent, malgré tout le désir que j'ai (et que je ne suis certainement pas le seul à avoir) d'approuver de Gaulle en tout, d'avoir en lui toute confiance, donnent de plus en plus à réfléchir sur la fameuse question, à la base de toutes, la réforme de la constitution. La s-t-a-b-i-l-i-t-é ministérielle. Comment peut-on concilier ces deux éléments, liberté et stabilité. Depuis la libération nous avons un ministre stable que tout le monde a le droit de critiquer et même d'engueuler. S'il n'y avait pas de Gaulle à sa tête, que ne verrait-on dans cet ordre de choses. Cette stabilité de mille erreurs et de fautes énormes. Et l'on a beau s'entendre dire et redire : "nous avons reconquis notre liberté" un mécontentement énorme grandit. Parce que rien ne s'améliore, au contraire dans l'état des choses essentielles : le ravitaillement et les transports. Si bien qu'hier, un brave garçon du pays me disait cette monstruosité : c'était beaucoup mieux du temps des Allemands!

Cependant, à la consultation commence le débat sur les projets du gouvernement concernant la Constituante. Tandis que continue le procès Pétain. Je ne sais pas pourquoi la question armistice prend une telle importance. Sans doute parce qu'on veut arriver à prouver que l'armistice était une manœuvre préconçue avant même la bataille. Il faudrait alors aussi poser la question : Pourquoi l'armée française est-elle restée immobile pendant un an, pourquoi a-t-on laissé pendant un an l'Allemagne fortifier le Bas-Rhin? etc. Les questions mystérieuses ne manquent pas. Après la condamnation Pétain il faudra la condamnation Gamelin. et Daladier ? ce médiocre paresseux.

Pour la constituante, je regrette qu'on abandonne si vite et si injustement la Constitution de 1875 qui permettrait sans discussion partisane de faire les réformes de structure prétendues si nécessaires. Je crains, derrière le paravent de la liberté, de la Démocratie, de la Souveraineté du peuple, qu'un véritable complot soit tramé, pour aboutir à une seconde Convention telle que fut dans la seconde période de son activité la période robespierrienne [sic] avec l'influence d'un seul parti, en somme à une dictature. De Gaulle, dans ce cas, n'aurait été qu'un Kerensky II. Mais il me paraît trop intelligent pour se laisser faire. Mais ce n'est pas facile : Quelle tâche il a sur les bras! Il a heureusement, un prestige tel que malgré les Jacobins au petit pied qui trament contre lui, parce que sa loyauté les gêne, ce sont ses idées qui, en fin de compte, triompheront[8].

 


[1] Jean-Max Landowski.

[2] Pierre Villon ?

[3] Raoul Lamourdedieu.

[4] Ladislas Landowski.

[5] Alice Landowski.

[6] Marcel Guérin.

[7] « Les partis mettent toujours les hommes à la place des circonstances, afin de pouvoir s’en prendre à quelqu’un des maux qui leur arrivent. » Thiers,  La Révolution, II p.79. Lettre de La Fayette (juin 92) à l’Assemblée conseillant la dissolution des clubs. id. p.112. Sujets : La journée du 20 juin 92, id. p.128-129. Les Enrôlements volontaires, id. p.176-177.

« Frapper vite, c’est examiner moins attentivement ; examiner moins attentivement, c’est s’exposer à se tromper, surtout en temps de partis ; et que se tromper, c’est commettre une atroce injustice », id.III 25.

« Le style vient des idées et non des mots ». Balzac.

[8] Notes en face du 27 juillet, probablement pour la robe de la France :

Quelques sujets

Sept.1792. Maillart dans la cour de l’abbaye, Thiers. Rev. II 312.

Le paiement des « travailleurs », id. 322.

La scène du vote nominal à la convention décrétant la mort du roi. Id. III

Triomphe de Marat, id. IV 65.

Exposition du corps de Marat.Thiers IV 262.

Les Biens et trésors des églises déposées en procession [ill.] 194-196-197-198.

Gobel archevêque de Paris adjure l’épiscopat à la [ill.] de la Convention. 195.

Cérémonie : la première fête de la Raison à Notre-Dame, 200.

Robespierre à la Fête de l’Etre-Suprême, VI 113.

Le jugement au tribunal révol[utionnaire] VI 135.

« Le propre des hommes est d’avoir peur des dangers lorsqu’ils sont passés et de prendre des précautions contre ce qui ne peut plus être. » Th[iers]

1er prairial an III. VII 204-5 sq.

“Le besoin d’ordre dans les sociétés humaines est si grand qu’elles se prêtent elles-mêmes à leur rétablissement et secondent merveilleusement ceux qui sont chargés du soin de les réorganiser », Th[iers], VIII, 15.