Avril-1946

1er avril

Chataigneau me disait tout à l'heure que lors de l'instruction de l'affaire Fabiani, il trouva dans le dossier des lettres et des reçus de Picasso montrant les rapports qu'un grand "résistant" avait eu avec les Allemands, les ventes qu'ils leur avaient faites. Il y a aussi des lettres de Paul Éluard. Aussitôt le juge ferma le dossier. Remit Fabiani en liberté provisoire. Puis Fabiani reçut tous les papiers et visas nécessaires pour partir en Amérique où il est actuellement, bien tranquille.

Je n'ose plus penser au temps que j'ai mis à Michel-Ange. L'essentiel est qu'il soit bien. Et il l'est. Je serais étonné si maintenant il n'était pas terminé dans une quinzaine de jours.

5 avril

Aujourd'hui, bonne journée. D'abord Michel-Ange a brusquement, formidablement gagné. Il faisait bien déjà. Mais il y avait toujours le geste du bras gauche qui ne me satisfaisait pas. Une fois de plus j'ai vérifié que dans la composition il n'y a qu'une place pour chaque élément, une seule, qui donne le maximum d'intensité. Pour arriver à cette intensité totale, il m'a suffi d'avancer vers le centre la main gauche qui tient la pointe. Aussitôt tout s'est concentré. Même le regard est devenu plus énergiquement attentif. Tout est dominé par l'idée. Et pourtant la plastique est loin d'être absente! C'est au contraire, essentiellement de la sculpture. Une journée de demain où j'aurai Deriaz matin et après-midi, je m'en réjouis comme lorsque j'avais vingt-cinq ou trente ans. Et je crois qu'à la fin de la journée je pourrai me fixer, sans erreur, la date où je finirai.

Téléphone avec Chataigneau, pour le Salon. Il m'apprend qu'il a reçu ce matin le procès verbal de la commission d'épuration, je suis mis officiellement hors de cause. Sans l'intervention de F[ougeron] et le rappel de la réunion au Musée Rodin, j'aurais eu des félicitations pour mon activité. H[enri] B[ouchard] a deux années de suspension professionnelle ; comme Despiau. Segonzac a trois mois. Derain un an. Lejeune a un an. Il est furieux. Il me téléphone : Il veut que la société prenne sa défense, intervienne. Il brandit le fameux procès-verbal du Comité avant le départ qui l'approuvait : "je les mettrai tous dans le bain". Ce n'est décidément pas une belle nature que cet homme. Je me suis retenu pour ne pas lui répondre "C'est du chantage". Je me suis efforcé de le calmer, lui disant qu'il faudra en parler à Tournaire. Je ne vois pas très bien ce qu'on pourrait faire. La commission est souveraine. Si j'avais été sanctionné ou blâmé, je sais que je n'aurais pas bougé. Mon impression est que cette commission était composée de braves gens qui, pour certains, ont été très indulgents (H[enri] B[ouchard] et Despiau), pour d'autres trop sévères peut-être (Lejeune, mais à son audition il s'est, paraît-il, montré assez lâche, bafouilleur) mais ce qui a déterminé les sanctions, ce n'est pas tant le voyage que les à-côtés (articles, comportement général, etc.) ce qui est paraît-il un peu le cas Lejeune.

6 avril

Confirmation officielle au courrier de ce matin de ma mise hors de cause par la Commission Nationale d'Ep[uration] des arts graphiques et plastiques. Je ne me cache pas à moi-même que j'en suis excessivement satisfait. Je pense que cette fois-ci, c'est vraiment fini. Lily[1] qui assistait dernièrement à une conférence de Teitgen sur le sujet "Epuration" me disait qu'il avait déclaré que toutes les affaires d'épuration seraient terminées pour juillet.

Bonne journée, toute à Michel-Ange dont je suis de plus en plus satisfait. C'est sûrement un grand morceau de sculpture. Ce le sera surtout quand terminé.

Au cinq à huit de la comtesse de Dampierre. Sur le palier, s'en allant, nous rencontrons Ch[arles] de Chambrun, le nouvel académicien. Il est tout rose, heureux. Beaucoup de monde dans les salons ouverts tout grands. Bavardage avec Boucher[2] du musée Carnavalet et Lemoyne. Naturellement sur la situation politique actuelle si inquiétante. Tout le monde est d'accord sur le caractère pré-dictatorial de la constitution que nous prépare la constituante. Les uns la craignent, les autres la souhaitent. Je ne crois pas que le référendum donne une majorité de "non". Bardoux nous disait que de Gaulle allait rentrer dans la lice. Sans doute se présentera-t-il aux élections. Peut-être va-t-il un de ces jours, faire une déclaration publique, pour prendre position pour le référendum. Je demande à M. Bardoux si c'est vrai qu'il est en résidence surveillée. Il n'est pas en résidence surveillée, mais il est surveillé.

Il y avait aussi Bizardel. Très gentil. Il dit que le service d'architecture n'a pas encore répondu. Il me fera signe de venir le voir pour me mettre au courant.

7 avril

Deux thés. Chez Louise Weiss. Où un avocat, Maître Lepaule nous raconte son curieux voyage dans l'Amérique Centrale. Cette civilisation Inca que l'Invasion espagnole anéantit. Il y a des ruines gigantesques. Mais on ne va au fond de rien dans les conversations de salon. Je retrouve là Brebant et sa femme, Mario Meunier.

Puis chez Mme Brohne, où je n'apprends rien d'intéressant.

10 avril

À l'institut Lejeune nous tient des propos dénués de bon sens sur le procès-verbal de la Commission nationale d'épuration des arts. Elle lui a infligé un an de suspension. Comme avant le départ, quelques jours avant seulement, H[enri] B[ouchard] avait entretenu le Comité de ce voyage, et que Billoul puis Boucherie avaient approuvé, Lejeune veut que la société des A[rtistes] F[rançais] se solidarise avec lui, fasse une démarche auprès de la Commission ou du ministre, ou de Jaujard. Je tente de lui faire comprendre l'impossibilité et même le péril de la moindre démarche. Ce sont tous des lâches, crie-t-il. Le seul lâche n'est-ce pas lui qui cherche à s'abriter derrière de braves types qui se sont contentés d'écouter, en les désapprouvant, les propos de leur président. Ceux qui auraient protesté auraient été aussitôt signalés par H[enri] B[ouchard] Ce n'est pas fini, me dit ce grand gros serin, quand je le quitte pour la séance. Il me peine, malgré son absurde attitude. Il ne méritait pas plus que Segonzac. Bouchard peut s'estimer heureux.

Les Frères Karamazov à l'Atelier. Remarquablement monté, remarquablement joué. Pièce singulière, continuellement [ ?], rendant bien le roman, d'après ce qu'on dit, car je ne l'ai pas lu. Le paroxysme est atteint au IV, après l'arrestation de Dimitri. Le cinquième acte qui se termine par l'explication comme le dernier chapitre d'un roman policier, diminue l'effet général.

12 avril

Exposition artistique, on y a parlé, bien entendu encore de Picasso et de Matisse! C'est marrant comme dit J.P. Sartry-Javal, à côté de qui je suis ; me dit qu'il a des tas de choses à me raconter. Il viendra dimanche.

13 avril

La semaine se termine bien, toute la journée à Michel-Ange qui devient une grande pièce de sculpture. J'aurai préféré que le voyage à Luxembourg ait lieu dans deux ou trois semaines. Ça m'ennuie de quitter même pour peu de jours. Je suis en plein rendement. À quoi tient cette joie intérieure, ce frémissement que donne l'acte de sculpter un bras, une jambe, un pied. Tout ce qui concourt à l'expression, mais qui porte sa joie en soi. Cela dépasse la fameuse délectation. Elle n'atteint certainement pas à l'extase mystique. C'est un sentiment de plénitude et d'enthousiasme. Sentiment de force féconde. En cela il est supérieur à l'extase. Son résultat est complet si l'œuvre achevée transmet à d'autres le besoin de créer. Ainsi la vie de l'artiste a un sens. On pourrait dire que la personnalité de l'artiste a une immortalité impersonnelle, ou plus justement que l’individualité de l’artiste a une immortalité impersonnelle. L'extase mystique est essentiellement individuelle. L'enthousiasme créateur est essentiellement altruiste, même inconsciemment.

14 avril

Visite de Waldemar Georges. Il est assez impressionné par l'article que Huisman a écrit en répétition de celui qu'il avait publié dans Opéra sur Picasso. Picasso n'est pas dans la tradition française. Waldemar Georges se sent mis à l'écart par le chœur des critiques! La réponse de Huisman est idiote d'ailleurs. Picasso est un grand peintre, dit-il, parce que Manet a été méconnu. Tel quel. Deuxième argument : Picasso est un grand peintre parce que Hitler qualifiait son art de "dégénéré". Conclusion : ceux qui n'aiment pas la peinture de Picasso sont des réactionnaires. Et c'est vraiment à un raisonnement aussi incohérent qu'aboutissent tous les thuriféraires du cubisme. Waldemar me confirme que Picasso vendit, le sachant, quantité de peintures aux Allemands par Fabiani. Il m'assure aussi que Huisman a servi de truchement pour vendre des tableaux aux Allemands. J'ai été intéressé par les réactions de Waldemar dans mon atelier. Il a surtout aimé le Dionysos, le Carpentier, le Héros, en un mot tout ce qui est tradition classique. Je suis de plus en plus convaincu que la plupart de ces hommes de lettres ne voient pas du tout comme nous. La physiologie du critique d’art. est à faire. Car il y a aussi une physiologie de l’art. Mais les critiques, on n'y comprend pas grand chose. Cette physiologie se mélange d'une psychologie peu sympathique. Celle de joueurs où la sincérité n'a rien à voir et de lâches qui n'osent pas dire ce qu'ils pensent au fond d'eux-mêmes. Certains mêmes n'ont plus le droit de le dire car ils sont appointés par les marchands.

Visite de M. Javal et sa femme. Il est amusant, plein d'allant. Il raconte des tas de cancans. La France voudrait organiser à Cannes le festival de cinéma qu'organisait jusqu'alors l'Italie à Venise. Comme cadre, hélas! Cannes ne remplacera jamais Venise. Puis il y a certaines interdictions qui barreront la représentation de films étrangers. Venise lance d'ailleurs déjà ses invitations et ici rien n'est encore décidé. Ce qui n'empêche pas que depuis un an déjà une secrétaire permanente a été nommée aux appointements mensuels de 8.000 F. Et comme par hasard cette personne est au mieux avec E. le directeur du Comité d'Expansion. Il est tellement vilain que le pays a évidemment raison d'indemniser largement la personne qui...

J'ai reclassé mes cahiers. Relu les pages par ci, par là. Il faudrait vraiment le faire plus souvent. On tiendrait mieux sans aucun zig zag son fil directeur. Le mien était bon. Je m'en suis trop souvent laissé détacher. C'est pourquoi malgré ma réussite apparente vis-à-vis de moi-même, ce n'est pas une réussite. J'avais mieux en moi. Mais il n'est jamais trop tard pour se ressaisir.

16 avril

Matin jugement de la montée en loge des sculpteurs. Tout s'est passé très correctement. Les meilleurs paraissent être des anciens de Bouchard. Ils se sont dispersés chez Niclausse et Gaumond. Très peu sont restés avec Janniot et Gimond. Les deux ou trois élèves qu'ils présentaient avaient de très mauvaises figures.

Parlé un moment avec Lejeune du fameux jugement de la Commission d'Ep[uration] des A[rtistes] G[raveurs]P[eintres] Il est stupide et laisse deviner des sentiments très bas. Il maintient son point de vue inadmissible. Il prétend la Société engagée dans le voyage en Allemagne et qu'elle doit intervenir pour obtenir révision de la peine qui l'atteint. Peine purement platonique d'ailleurs puisqu'elle a effet rétroactif et qu'elle est donc terminée. Il y a ça d'abord. Ensuite un regret inavoué mais qui perce de n'avoir pas chargé quelques camarades qui faisaient le voyage. Or, si le Comité de la Société a consacré une partie d'une séance à ce voyage, c'est sur l'initiative de Bouchard alors président. Billoul et Boucherie l'ont approuvé. Les autres n'ont rien dit, soit par "je m'en foutisme" soit par prudence. Les opposants auraient été signalés par Bouchard, comme l'avait été Desvallières, il n'y eut aucun ordre du jour, d'approbation, aucun vote. En outre la chose se passait deux jours avant le départ. Malice des deux compères qui, au fond ne valent pas mieux l'un que l'autre. Il y avait deux mois au moins qu'ils étaient invités. Bouchard, lui, voudrait qu'on intervienne pour lui obtenir une diminution. Tout ça bien inférieur. Gens qu'on aimerait ne plus rencontrer jamais. Au point que je me demande si je ne passerai pas à la Nationale. C'est déjà bien assez de les rencontrer à l'Académie.

M. Pauley, le directeur de Radio Luxembourg, vient avec Mme Pauley nous chercher pour la randonnée à Luxembourg. Rapide visite de l'atelier. Le buste de la grande Duchesse leur plaît beaucoup. Pauley, très emballé du Cantique des Cantiques me demande indirectement que faire pour l'acquérir.

Arrêt à Verdun où nous attendons en vain M. [et] Mme Gautier (des sciences morales) qui voyagent avec leur nièce et qui sont tombées en panne à Château-Thierry.

Arrivé après le crépuscule à Luxembourg que je retrouve toujours aussi sympathique. L'hôtel Brasseur silencieux comme les hôtels de prélats à Rome. Et fort confortable. C'était le jour du concert hebdomadaire de Radio Luxembourg.

Bon chef d'orchestre, M. Pelsis, mais sans grande envergure. Navarra, le violoncelliste, jouait le concerto de S[ain]t-Saëns. La salle était remplie de jeunes gens enthousiastes.

17 avril

Ce matin, à Paris, c'est l'entrevue à l'H[ôtel] de V[ille] entre Formigé, les services d'architecture et Boudot pour régler la question du Père Lachaise[3]. Ce sera une bonne nouvelle si, à mon retour, vendredi, j'apprends que tout est réglé conformément au bon sens et au mieux.

Avec Lily[4] promenade de boutiques à Luxembourg où nous admirons des étalages de boites de sardines, de chocolats, d'œufs de Pâques. Tout cela, malgré un change avantageux pour le franc luxembourgeois est généralement pas mal moins cher qu'à Paris, notamment tout ce qui concerne les vêtements, la chaussure. Et surtout, pour les matières grasses et les gourmandises, pas de tickets. Le pain excellent, et à volonté. Les déjeuners à l'hôtel sont très copieux, absolument comme avant guerre. Et l'on demeure incompréhensif : il a suffi qu'à une cinquantaine de kilomètres d'ici, une barrière de bois se lève devant nous et s'abaisse après notre passage, pour que toute l'économie alimentaire soit changée. Ce phénomène singulier est plus frappant, déconcertant à la frontière même. D'un côté, dans la France démocratique, rien n'est facile, tout est réglementé, interdit, bloqué. Tout Français est automatiquement un délinquant. De l'autre côté dans le Luxembourg grand Ducal, tout est facile, règne la liberté. Tout Luxembourgeois est honnête et obéit, sans menace aux réglementations.

Lacour-Gayet me disait que c'est parce que, ici, on n'a pas pensé d'abord à la politique, mais essentiellement à réorganiser le pays et à l'alimenter. Les agités politiques ont été tenus à l'écart par le bon sens général. Les ambitieux stupides, comme les condamnés de Dante se dévorent librement eux-mêmes. En France, on nous hurle du matin au soir qu'on est enfin libre et jamais on ne l'a moins été. Dans le Luxembourg, on ne le dit pas, mais on l'est.

Visite au Palais Radio Luxembourg. Extraordinaire industrie que l'exploitation de ces mystérieuses ondes qu'on émet ou qu'on capte et dont l'électricité est la souveraine reine. C'est très impressionnant surtout à la station émission dont les hautes antennes se dressent à quelques kilomètres de la ville. On n'y voit presque pas d'ouvriers. Or grande salle très propre où tournent toutes seules de grandes turbines, où dans un rythme ininterrompu montent et descendent des pistons luisants de graisse et d'huile. Les parquets tremblent sous vos pieds. Un bruit assourdissant. Perdu dans les hauteurs d'un pont métallique un homme tout seul graisse ou vérifie quelques écrous. L'atmosphère est imprégnée d'électricité. En fermant derrière nous une porte de fer, l'ingénieur qui nous conduit, M. Seltess, me fait remarquer les étincelles qui jaillissent de la serrure. Et tout de même on peut comprendre que des hommes simples, quelques ouvriers qui connaissent le maniement de toutes ces manivelles, qui savent quel bouton tourner pour faire marcher tout le système, quelle manette lever ou baisser pour arrêter tout; qui vivent tous les jours de leur vie dans cette ambiance de force continue, de bruit ininterrompu, ne voient plus que dans la machine la raison d'être des hommes, et se considèrent eux qui leur commandent, à ces machines, comme des sortes de dieux presque tout puissants et qu'ils ont toutes les raisons de devenir les maîtres du monde. Il n'y a pas que les sentiments d'envie, comme on les en accuse, dans la mystique sociale, il y a certainement un sentiment de grandeur. Dans les studios, villa Lauvigny, l'installation en cours où doit aller le buste de la grande Duchesse, il y a toutes les contradictions de l'intelligence. Dans l’un un orchestre répète une symphonie de Beethoven. Dans un autre, une jeune fille, fort jolie, toute blonde, avec des ongles polis, longs et rouge sang, adresse à des correspondants lointains des conseils de toutes natures.

Elle émet sous le nom de Danielle. De tous les coins d'Europe on lui écrit, soit pour lui demander une recette de cuisine, soit pour exposer une situation sentimentale grave et lui demander conseil. Exemple de cette singulière correspondance à laquelle il n'est jamais répondu qu'oralement : une fille de Mourmelon écrit "j'exerce un métier inavouable, je n'en suis pas moins restée sentimentale. Faites jouer pour moi l'Ave Maria de Gounod." Une femme de Bar-le-Duc écrit : "mon mari me trompe. Je me suis laissée aller dans les bras d'un jeune homme charmant, mais pas plus de trois fois, je ne veux pas continuer malgré le plaisir que j'en ai. J'ai rompu. Mais depuis chaque jour il passe sous mes fenêtres, à toute vitesse, à motocyclette voulant certainement se tuer. Que dois-je faire? Quels remords ce serait s'il lui arrivait un accident". Deux jeunes filles : "Nous avons noué des relations avec deux nègres américains. Ils veulent nous emmener en Amérique pour nous épouser. Mais on nous a dit de telles choses sur les nègres que nous hésitons. Que nous conseillez-vous?" Réponse : "vous feriez mieux de renoncer à vos sombres amours." Une jeune fille fiancée à la veille du mariage demande : "N'est-ce pas, la femme doit toujours prendre le bras gauche de son mari. Mais dans le lit conjugal, la femme doit-elle coucher à la gauche ou à la droite de son mari". Réponse : "Oui, on prend le bras gauche. Pour la seconde question, le contraire est préférable." Il parait que c'est pour que le mari ne tourne pas le dos à sa femme en dormant, parce qu'il vaut mieux dormir sur le côté droit. Que la femme tourne le dos à son mari ce n'est pas la même chose... Pour écouter tout ça, nous étions dans le studio du mélangeur et je regardais cette jeune Pythie moderne rendre ses oracles qui s'en allaient à travers le monde, portés sur les courbes des ondes vers les oreilles avides des correspondantes attentives. Elle se tenait derrière une double vitre, complètement isolée du bruit, centre moderne de la Pythie. Les grands prêtres l'observaient, c'étaient le mélangeur, le suiveur du programme, M. Dubois de Charre, un des directeurs qui échangeait avec elle des sourires adorateurs et moi-même. Je suis parti laissant à leurs grandes occupations ces hommes sympathiques et cette blonde personne à beau visage régulier et aux ongles sanglants.

Soirée chez M. Mme Pauley vraiment charmants. M. Scholtès[?] nous fait passer un film de la libération de Paris, et de l'Occupation allemande. Très utile de revoir tout cela, qu'on a trop tendance à oublier.

18 avril

Déjeuner chez le ministre de France, M. Duchalet c'est un sportif qui vient de se coller une entorse en faisant du ski. Conversation politique sans grand intérêt. Conversation sur l'art qui en eut plus. Evidemment les discussions autour du cubisme agitent les esprits, mais il suffit qu'on affirme son hostilité et qu'on explique le pourquoi pour que tout le monde se sente soulagé. M. Duchalet nous montre un ouvrage des cahiers d'art sur la peinture contemporaine. C'est vraiment un document étonnant. Nous goûtons chez Marianne Etienne la petite pianiste amie de Françoise[5]. Gentille famille luxembourgeoise. Lacour-Gayet disait avec raison que ce qui caractérise l'esprit français, c'est la clarté. Or la voix dans laquelle littérature, critiques, hommes de lettres veulent entraîner la France intellectuelle et artiste est celle de l'obscur. Quand pour justifier la défense d'un Picasso, tel critique (ou Huisman) rappelle l'incompréhension que rencontrèrent Manet, Monet et d’autres impressionnistes, il se fourvoie. Manet, Monet ramenaient la France à sa vraie tradition qui est celle de la clarté et de la réalité non conventionnelle. Avant les impressionnistes les romantiques poursuivaient le même idéal. Les uns et les autres reprochaient aux classiques leurs conventions. La convention est toujours mortelle. Or le surréalisme comme son nom l'indique est hors de la réalité. (Puérilité de sa métaphysique). Le cubisme l'est encore davantage. Tous ces mouvements se placent sous le signe de l'obscur. Ils ne sont pas viables. Ce ne sont que des conventions décoratives. Mais, comme le disait déjà voici longtemps Delacroix, les critiques sont toujours conformistes. Ils pensent tous unanimement. Aujourd'hui, comme toujours, ils se rallient à une convention aussi artificielle, beaucoup plus artificielle même que la formule de David ou d'Ingres qui poursuivaient la pureté du dessin et n’attachent pas assez d’importance à la couleur, le contour avant tout. La dignité qu'ils voyaient dans leur art les poussait aussi au choix du sujet noble, loin de la réalité. Ce choix du sujet noble préoccupait aussi Delacroix. Sa révolution fut surtout dans sa poursuite du passage des plans, sans marquer d'un trait les contours qui en effet n'existent pas dans la nature. Les impressionnistes et un réaliste comme Courbet furent surtout révolutionnaires pour le choix des sujets. Ils ne cherchaient pas à peindre autrement que leurs aînés. Malgré sa volonté ardente d'étonner, il ne cherchait nullement l’excentricité dans ses moyens d’expression, mais il disait qu'il préférait une tête de veau à la tête de Minerve. C'était l'affirmation d'une volonté de réalisme. Tels furent les impressionnistes (se rappeler les études de Manet) (dix ans de musée et il copie Delacroix). C'est d'un pur sophisme d'assimiler avec ce qui se passe actuellement. Vouloir ramener de nouveau l'art à des conventions intellectuelles, sans appui sur la nature est une sottise (à développer article ou conférence).

Sophisme : l'art français aurait toujours procédé par rupture. Ex : la Renaissance rompt avec le Gothique. Le Classique rompt avec la Renaissance. Le Romantisme rompt avec le Classicisme. L'Impressionnisme avec le Romantisme. Le Cubisme avec l'Impressionnisme. Donc les artistes ont raison. Or ces ruptures, sauf le cubisme, n'en sont pas. Ce sont chaque fois des retours à la réalité, des résolutions contre des conventions. Ces ruptures sont, en fait, des évolutions, des continuations, des développements de ce qui fait le fond de la tradition artistique française.

20 avril

Hier dans l'auto, rentrant à Paris, Pauley me disait les chiffres comparés des budgets des radios. Radio Nationale et Radio Luxembourg. Cette dernière occupe 120 personnes avec un budget de 2 millions par an. Radio Nationale occupe 7000 fonctionnaires avec un budget de 2 milliards. Pour un travail à peu de chose près analogue. On comprend les difficultés financières dans lesquelles nous sommes.

Tandis que nous roulions vers Paris la nouvelle constitution se votait. Nous n'y pensions pas beaucoup en traversant les belles campagnes. Ici on est repris. Eh! Mon Dieu! Cette constitution, chambre unique, président de la république impuissant, conseil des ministres obéissant ne serait peut-être pas plus mauvais, si le parti qui en fin de compte aura le pouvoir, comprend qu'un gouvernement d'un pays, gouverne pour le pays et non par une idéologie partisane. Il n'en sera malheureusement pas ainsi. Je maintiens que la Constitution 1875 était ce qu'on pouvait avoir de mieux. C'est la faute essentielle de de Gaulle d'avoir contribué à sa fin. Il fallait procéder par évolution, non par rupture. Il était fatal qu'un tripartisme se disloque comme se sont disloqués tous les triumvirats. Ça se termine toujours par une dictature. Celle que nous avons à craindre est celle du communisme. Les semaines qui viennent sont d'une gravité dont on ne se doute pas. Ces sept mois de Constituante c'est le Munich de la liberté, dont ces mois de mai et juin sont peut-être le 1940.

Ce matin au Salon. Le buste[6] sera à la même place que le Cantique, l'année dernière. Malheureusement dans la même salle sera un grand portrait par Poughéon d'une dame un peu âgée. Pas beau ce portrait. Vilain de couleur. Composition mal divisée verticalement. Et puis toujours ces oripeaux, chapeau de paille, colombes! Dommage. Les peintres se sont beaucoup disputés. Le principe semble de plus en plus admis de ne tenir aucun compte de l'âge, du passé des artistes. Le règne de la muflerie s'établit de plus en plus. On pourrait facilement concilier le légitime souci de la qualité et le respect des vies consacrées au travail. C'est un des problèmes de cette société. L'autre est celui de l'idéal peu lucratif poursuivi et les nécessités commerciales d'une société qui doit vivre, sans avoir recours à des procédés de battage qui répugnent à des abandons de convictions. Passé au siège de la Société. Chataigneau me disait que Lejeune était sûrement furieux parce que le C[omité] d'Ep[puration n'avait pris aucune sanction contre moi! Il a la mentalité de ces gamins qu'entre eux les écoliers appellent des cafards. Tout de même! Lorsque, au début de toute cette histoire, il nous semblait lui, oublié, qu'on ne citait son nom nulle part, je m'en réjouissais pour lui. Ni à moi, ni aux autres d'ailleurs, aucun sentiment de basse envie n’est venu. Chataigneau, qui l'a connu de près pendant l'occupation, me dit qu'il lui préfère encore Bouchard, qu'il est extrêmement faux. Mais assez de cette histoire.

21 avril

Marcel[7] revient de Gourdon, tout chaud de son début de campagne électorale. Il est présenté en seconde place sur la liste M. R.P. Il pense que dans ce département les communistes perdront beaucoup. Si je m'inscrivais à un parti ce ne serait pourtant pas au M.R.P. Je crois que la S.F.I.O. est le parti le plus logique. La lutte électorale va être rude, excessivement. Jacqueline[8] qui déjeunait hier avec quelques communistes chez Michel Goldschmidt, disait qu'ils sont très confiants et qu'ils ont surtout des projets de mesures sanguinaires. Michel de Boissieu est fort inquiet. Son patron, Teitgen, est paraît-il on ne peut plus triste. Il ne faut pas jouer vaincu avant le combat. Mais je ne crois pas que ce parti M.R.P. ait bien fait de prendre une position d'apparence cléricale. Ça ne peut plus réussir en France. Ils auraient dû tout faire pour coller à la S.F.I.O.

 

 

 

 

 

 

 


[1] Amélie Landowski.

[2] François Boucher.

[3] Le Retour éternel.

[4] Amélie Landowski.

[5] Françoise Landowski-Caillet.

[6] De la Duchesse de Luxembourg ?

[7] Marcel Cruppi.

[8] Jacqueline Pottier-Landowski.