Juillet-1947

3 juillet [1947 le Brusc]

Repos. Lectures byzantines et retouches à Peut-on enseigner les Beaux-Arts.

Mais les affaires générales vont mal. La conférence de Paris a échoué. Raison principale : les Russes refusent d'ouvrir leurs frontières. Ça se comprend. Ils ne veulent pas qu'on vienne voir ce qui se passe chez eux. Je crois que la tension actuelle va durer des années et des années. Peut-être est-ce de la Russie que viendra le sauvetage du monde, si l'opposition qui existe certainement, arrive à se concrétiser.

4 juillet [1947 le Brusc]

Visite du vérificateur de la reconstruction agricole qui venait constater les dégâts subis par le jardin :

— M. Chabert que je m'appelle (avec l'accent), ancien musicien de la flotte.

On parle arbres et puis on parle musique. Critique sévèrement la musique actuelle notamment la manière dont on joue la Marseillaise. Et il me chantera la bonne manière et la mauvaise. Et brusquement, et les mœurs, monsieur, les mœurs des jeunes filles d'aujourd'hui. Toutes nues, toute la journée, frottées à des jeunes gens aussi nus qu'elles et même plus! Après quoi il revient à la musique. Il était joueur de saxophone. On ne sait plus jouer du saxophone, monsieur. Puis, après un moment de réflexion :

—Ah! comme je plains ce pauvre M. Sax qui s'était donné tant de mal.

Pour les mœurs d'aujourd'hui. Comme ce soir, j'aperçus tout à coup de la fumée qui semblait venir de la plage, je vais voir. J'aperçois deux couples, côte à côte, qui faisaient gentiment l'amour, à côté de leur feu où cuisait la popote. J'attendis un moment, bien sûr. Après quoi, j'allai les gronder, pas parce qu'ils faisaient l'amour, mais parce qu'ils avaient fait du feu.

6 juillet [1947 le Brusc]

Fini les corrections de la seconde partie de P[eut-on] e[nseigner] les B[eaux]-Arts.

7 juillet [1947 le Brusc]

Retouches sérieuses au passage concernant les prix de Rome.

10 juillet [1947 le Brusc]

J'écris une lettre de mise au point à un journaliste nommé Lassaigne qui dans un journal appelé La Bataille avait fait un article idiot.

12 juillet [1947 le Brusc]

Visite de Thomas et de sa femme. Il est toujours plein d'histoires sur l'école des beaux-arts de Toulon. Le directeur et la municipalité obligent les professeurs à exposer des œuvres surréalistes. Imbécillité générale. Qu'est-ce que le surréalisme peut avoir de commun avec la révolution sociale, qui, elle, si elle a lieu, sera très réaliste.

13 juillet [1947 le Brusc]

Bertrand Arnoux, toujours avec son air d'élève de l'École des Beaux-Arts, à cheveux grisonnants, et sa femme, en robe rose clair et grand chapeau noir, très vamp honnête, viennent. Ils sortaient d'une réception chez un de leurs amis à Toulon. Il y avait là des membres de la société du canal de Suez. Ceux-ci disaient que l'Égypte aussi est envahie par le cubisme, surréalisme, etc. Explication des têtes de Picasso :

— Si Picasso fait le portrait de votre fille, dit le propagandiste, vous ne l'aimez pas. Parce qu'il ne ressemble pas à l'image que vous en avez. Mais, lui, il vous donne les aspects divers de l'image qu'il en a. Il fait votre fille successivement de face et de profil. C'est le pourquoi des doubles-nez...

Très fort le propagandiste. Mais le client cherché n'est pas toujours bête. Tant pis pour celui qui mord.

14 juillet [1947 le Brusc]

Une immense fleur d'aloès s'est épanouie dans le jardin, près de la mer. C'est d'un effet étonnant cette grappe de grandes fleurs.

15 juillet [1947 le Brusc]

Avec les Bertrand-Arnoux, nous avons été rendre visite à la femme du préfet maritime, logée dans une magnifique maison. La République loge bien ses serviteurs. L'arrivée dans le parc nous transporte en Afrique, on pénètre dans une grande allée de palmiers et de lauriers en fleurs alternés. Mme Lambat est née à Alger et y vécut longtemps. Nous évoquons les souvenirs de Bigonet, M. Lang, etc. Conversation sur l'art moderne. Mme L[ambat] pense comme nous et comme tous ceux qui ne sont pas snobs, que ça ne vaut rien, et que c'est affaire de publicité.

Bertrand-Arnoux me raconte l'histoire d'un officier de marine auquel le général de Gaulle, au moment de la Libération, offrait le secrétariat d'État à la marine.

— Je dois vous dire, mon général, dit l'officier, que je ne suis pas gaulliste.

— Et moi, répondit de Gaulle, croyez-vous que je le sois.

Au Luxembourg, nous disait la femme du préfet maritime, nous avons vu des centaines de dessins, de vrais dessins de vrais enfants. On s'imaginait être au Salon d'automne, tant on a l'habitude de voir les mêmes dessins signés de messieurs barbés de gris.

17 juillet [1947 le Brusc]

Excellent article de Bernanos, dans Carrefour : "Nous sommes en guerre. C'est la guerre de l'État contre l'individu. Aboutissement de deux religions, hégélienne, marxiste ou nazie, toujours prêtes à se réconcilier entre elles. Nietzsche se situe au carrefour. Caractère véritable d'une liquidation générale de la civilisation humaine pour l'homme déspiritualisé au profit d'organisations monstrueuses nées de la décomposition universelle des sociétés : les États modernes formés d'une petite oligarchie d'individus et d'une police ayant à sa disposition des armes atomiques. Guerre des États contre les patries. L'État moderne n'est plus qu'un instrument de contrainte et d'asservissement pour la dépossession de l'homme moderne au profit du robot futur. Société en décomposition que l'État totalitaire maintient comme une armature qui se fera de plus en plus rigide. La révolution contre l'État moderne est la condition indispensable de la restauration d'une société.

18 juillet [1947 le Brusc]

Les socialistes de la Seyne demandent la rupture avec les communistes. "Il apparaît aux yeux de tous, que le parti communiste reste inféodé à la Russie soviétique, calquant sa politique intérieure sur les besoins de la politique extérieure de ce dernier pays. Il faut faire cesser l'équivoque, ne plus cautionner un parti qui, en raison de son but final, se situe en vérité à l'extrême-droite de la pensée politique française."

Dans Le Populaire, un article de Léon Blum qui ne veut absolument rien dire sur le plan du prêt-bail de la paix : Les trois systèmes démocratie capitaliste, démocratie totalitaire (communisme qui doit naître de la misère), démocratie socialiste dirigée vers l'installation de la démocratie sociale, laquelle d'ailleurs inclut et parfait la démocratie politique et doit naître de la prospérité... Ça ne veut absolument rien dire.

Retenu nos places pour le retour à Paris, le 23.

19 juillet [1947 le Brusc]

Le pêcheur Jean Nau me disait ce matin :

— Il n'y a pas si longtemps, la langouste valait 4 F le kilo. Maintenant le kilo vaut 600 F. Les jeunes ne veulent plus aller à la pêche plus d'une ou deux fois par semaine. Ils préfèrent jouer aux boules.

Ils jouaient aux boules en effet. C'est aujourd'hui la fête du pays. Baraques sur le port. Arrivée d'une course de bicyclettes. Allées et venues d'autos à travers les boules, les garçons en slip et les jeunes filles guère plus vêtues. Il y en a de fort belles. Et le soir bal. Presque en costume de bain, je remarque une jeune fille dont la tenue est particulièrement correcte d'habitude. Ce soir, elle était en deux pièces et dansait outrageusement collée à son partenaire. C'était Joseph, mon ami le jeune pêcheur, un costaud. Ayant abandonné un instant sa danseuse, laissée pantelante au milieu de la ronde des couples, il passe devant moi en enlevant sa veste et me dit :

— Ouf! j'ai chaud. Je tombe la veste. Et tout à l'heure, je tomberai la danseuse.

Au fond de moi je pensais : le veinard. Et c'est que la danseuse semblait vraiment attendre d'être tombée. Jolie fille.

20 juillet [1947 le Brusc]

Eté à la messe ce matin. Curieux d'être aussi sincèrement incroyant que je suis et aimer ces cérémonies, même médiocres comme celles d'ici. J'y vois la jeune fille qu'hier soir Gualalpetti faisait danser et a dû "tomber" après la danse. Elle était agenouillée et avait la même expression qu'hier soir, sous les lumières des lampions, tournant dans les bras musclés du gaillard.

Promenade dans l'île des Ambiers[1]. Rien n'était plus joli qu'une jeune fille — pas la même — qui se promenait au soleil, les seins nus, ne se croyant pas vue. Une femme, comme l'écrivait un jour Mitrecey, quel beau mot, les seins nus, quel autre beau mot, au soleil quel troisième beau mot. L'île a été très abîmée par les incendies. Mais que la vue de la baie était belle. Tous les grands noms vous viennent à la mémoire devant un paysage aussi splendidement composé. Lorrain, Poussin, Turner, ces grands fantômes semblent y avoir participé. Mais il y a un nom qui ne me vient jamais à l'esprit devant aucun paysage, c'est celui de Cézanne. C'est une stupidité de le vouloir égaler à ces vrais grands.

21 juillet [1947 le Brusc]

Pour tous les pays d'Europe, même problème. Les Hollandais, dans leurs îles océaniques sont en présence des mêmes que la France. Il n'y a pas à se faire de grandes illusions.

22 juillet [1947 le Brusc]

Dans le Figaro, grand article sur l'activité du maréchal allemand Paulus, en Russie. Il serait rallié au système et aurait organisé une armée communo-allemande.

Mais ce soir, quelle sérénité loin de tout cela. La mer est immobile, des pêcheurs posent leurs filets. Dans un bois, sous les pins, des campeurs dînent. Sur la petite plage, une femme nue. La nuit tombe lentement. Les vagues caressent les galets lisses en même temps que la femme. Elles sont comme des coups de pinceau, les dernières touches que donne le peintre pour achever son œuvre. Une mouette crie dans le ciel.

24 juillet [1947 le Brusc]

Article bien inquiétant d'Eden[2], dans Carrefour, sur la Russie. Titre : "Comment sauver l'Europe?"

Habillés, ou plutôt déshabillés, vêtus seulement de slips, une bande de jeunes hommes et de jeunes femmes, de l'autre côté du ravin, autour d'un bloc de pierre (ou de ciment) semble une horde préhistorique. Ils prennent leur repas. On se croirait à l'origine du monde.

25 juillet [1947 Boulogne]

Françoise[3] nous donne une nouvelle petite fille. On aurait préféré un garçon, bien sûr.

Marcel[4] nous arrive de Paris. Il est très ennuyé. Son gagne-pain, la musique de cinéma est de nouveau menacé. Il y a nouvel arrêt dans le paiement des compositeurs de musique pour le cinéma. L'entente provisoire est suspendue. Jusqu'à présent, elle était reconduite de six mois en six mois.

Büsser à revu Naegelen. Il lui a parlé de moi. Cette fois Naegelen n'a pas recommencé à me couvrir d'opprobres. D'après Bubu[5], Isay voudrait prendre en main l'organisation du tricentenaire. C'est le fond de la question. Il a même convoqué l'Académie à une réunion au ministère, où elle s'est refusée d'aller.

28 juillet [1947]

Verne me téléphone. Une commission a été réunie au ministère avec de Montfort. Pourquoi? Boschot, Büsser et un représentant des Aff[aires] étr[angères] sous la présidence de R[aymond] Isay. Verne y assistait aussi. Paul Léon n'était pas convoqué. Ce qui apparaissait, c'est qu'Isay et le nommé Wolf, du cabinet Naegelen, envisagent de se faire envoyer en mission à Rome pour étudier sur place la question. Ils confondent le tricentenaire de l'Académie des Beaux-Arts avec celui de l'Académie de France à Rome.

On envisage un grand remaniement ministériel, dans lequel Wolf et Isay cherchent un fromage.

29 juillet [1947]

Büsser me téléphone. À la séance qu'Isay présida hier, celui-ci prit les devants pour offrir ou proposer une augmentation des crédits qui seraient de l'ordre de 3 000 000. Isay tient à faire un voyage à Rome. Il propose la galerie Charpentier pour l'exposition.

Jacques Baschet ne m'a pas retourné les dessins qu'il m'avait empruntés pour son livre sur les Sculpteurs de notre temps. Je lui écris pour les lui réclamer. Bizarre.

Dînons chez les Gregh.

30 juillet [1947]

Deuxième séance du buste d'Elisabeth. Quelle charmante petite. Et quel joli visage.

Institut. Séance de notre commission du tricentenaire. Büsser rend compte de la réunion du ministère, dont ce sale type d'Isay m'a fait écarter. Isay, c'est le seul homme contre lequel j'aurai plaisir à exercer la vengeance. Mais aucun moyen de l'atteindre. D'après le compte-rendu de Büsser, il ne s'est guère agi que d'un voyage à Rome auquel participeraient deux représentants du ministère, dont Isay. Leur voyage à Rome n'a rien à faire là. Il ne s'agit pas de la villa Médicis, mais de la création de l'Académie (Royale) de Peinture et de Sculpture.

— Ça importe peu, dit Isay. Il sera facile de trouver la liaison justifiant le voyage.

Boschot ne voit qu'une solennelle séance à la Sorbonne. Des deux personnages qui mènent finalement, l'un, Isay ne voit qu'une affaire d'argent, il a évalué fort sur les frais du voyage, et l'autre, Boschot, que l'occasion d'avoir un grade supérieur dans la Légion d'honneur. Une prochaine séance de notre commission aura lieu où seront invités les représentants du ministère de l'Education nationale et des Affaires étrangères.

31 juillet [1947]

Troisième séance du buste d'Elisabeth.

Travail à la Danse de la Séduction. Parvâti danse devant Civa, qui ne résistera pas. Nyota[6], quelle charmante intelligence dans ce petit être, et qui paraît avoir réellement oublié son origine algérienne. Elle est hindoue, fille du cosmos. C'est un plaisir de la voir danser nue dans l'atelier, sans personne d'autre que moi. Il y aurait une douzaine au moins de figures à faire avec elle.

Commission d'action artistique sous la double présidence Joxe, Paul Léon. Sont présents, Bizardel, si homme du monde, neveu de Combes, qui fit sa carrière; Seydoux, Aff[aires] étrang[ères], Julien Cain, Huisman, ardent, sympathique et qui pose des questions judicieuses, Mlle Laurent, vieille demoiselle que les jeux d'avancement automatique ont portée à la s[ou]s direction des théâtres et de la musique, Jaujard, Salles qui a vraiment la plus remarquable gueule d'imbécile qui soit, et qu'aussi les jeux de l'avancement du fonctionnariat ont porté à la direction générale des musées de France! Toujours la même chose. Troupes envoyées à l'étranger. Expositions absurdes organisées à l'étranger. Déficit à couvrir, exemple une exposition de sculpture à Prague 300 000 F de déficit. On leur envoie là-bas de la sculpture (stylisée) dans leur manière mais, même dans ce goût-là, beaucoup inférieure à la leur, par l'affadissement.

 


[1] Les Embiez.

[2] Anthony Eden, ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne.

[3] Françoise Landowski-Caillet et Laurence Caillet.

[4] Marcel Landowski.

[5] Büsser.

[6] Nyota Inyoka.