Juin-1947

1 juin [1947]

J'ai aujourd'hui 72 ans. Jusqu'à présent cette 72e année n'est pas heureuse avec les embêtements sans raison que quelques individus me font. Je tiendrai.

2 juin [1947 Luxembourg]

Hier, voyage à Luxembourg avec Peulvey et M. de Clauzel dans la somptueuse Buick de Radio-Luxembourg.

Aujourd'hui à 10 h, réception au palais G[ran]d ducal par la Grande Duchesse et le Prince Félix[1]. Cette réception me changeait de l'atmosphère de Paris. En haut du grand escalier, Grande Duchesse et Prince consort m'attendaient dans le salon d'honneur, dont les portes furent ouvertes à deux battants. Au fond de moi, je ris toujours de ce décorum nécessaire. Celui qui entoure Staline ne doit pas être moindre, au contraire. Quand la Grande Duchesse sut que Lily[2] était à Luxembourg, elle l'envoya chercher à l'hôtel. Conversation cordiale. On se rappela les séances du buste. Puis, lorsqu'un laps de temps suffisant se fut écoulé, avant de clore l'entretien, la Grande Duchesse me remit la cravate de commandeur de l'Ordre grand ducal de la couronne de chêne. Il paraît que c'est une décoration très prisée et rarement donnée. Je ne dissimule pas à moi-même que cette distinction me fait plaisir : doublement. Parce qu'elle vient contredire les sottises de Suisse [3]. Le même ministère qui a suivi à toute vitesse les conseils de Hoppenot, le même ministère a donné son avis favorable à la demande d'agrément du ministre des Aff[aires] étrangères de Luxembourg. On dit non. On dit oui. Avec Peulvey, Duclauzel, et le directeur technique de R[adio]-L[uxembourg], nous allons déjeuner sur les bords de la Moselle. De l'autre côté, c'est l'Allemagne. Le soir, Lacour-Gayet arrive. Il est malade. Suites d'une boisson trop fraîche absorbée à Verdun. La princesse d'Arenberg l'accompagne.

3 juin [1947 Luxembourg]

Tournée à Radio-L[uxembourg]. L'effet du buste est bon. Je colorie l'inscription.

Soirée à R[adio]-L[uxembourg]. Concert de musique française, dont Bizet et Berlioz. Puis réception où je fais connaissance du ministre des Aff[aires] étr[angères]. Il refuse des boissons, car, dit-il, il a déjeuné ce même jour avec ses collègues belges et hollandais pour fêter l'union économique signée ce jour par les trois ministres.

4 juin [1947 Boulogne]

Retour à Paris. J'arrive juste pour la séance de l'Académie, et je peux donner ma voix à Fouqueray qui, enfin, est élu. C'est très bien. Quelques mots échangés avec Perret, qui lui, fait partie de la commission d'achat de l'État. Je ne le complimente pas. Il me dit :

— Moi, je trouvais votre statue très achetable. Mais tout le monde était dispersé...

C'est tout ce qu'il a trouvé à dire de cette statue. Perret, par sa façon de porter sa tête, me fait toujours penser à ces courtisans du temps de Henri III, qui portaient des fraises énormes et que les gamins poursuivaient en chantant "à la fraise on reconnaît le veau".

5 juin [1947]

Visite de Bizardel. Toujours aussi aimable. Il paraît fort content du travail qui marche d'ailleurs bien. Devant le plâtre de Michel-Ange, je lui parle de la commission d'achat. Il me dit que c'est réellement par manque d'argent.

On parle d'une grève des chemins de fer, totale. Et nous devons partir demain pour Vence. Espérons que les choses s'arrangeront. C'est-à-dire que le gouvernement après d'énergiques déclarations accordera tout ce qu'on lui demande.

Je n'en fais pas moins ma valise. J'emporte quelques carnets de dessin (mais je ne crois pas dessiner beaucoup), Peut-on enseigner[4] (que je veux remanier pour la seconde édition). Et l'acte II du Manteau de Pourpre.

6 juin [1947]

Retour de la gare de Lyon. Nous avions téléphoné avant de partir.

— Vous pouvez venir, répondent les renseignements. Jusqu'à présent tout est normal.

Et nous arrivons dans une gare où tout est fermé, sauf les bureaux restés ouverts pour les remboursements, des queues interminables. Une fois de plus j'admire la résignation. L'Europe est prête pour n'importe quelle dictature puisque la France elle-même n'est plus capable de réaction contre les abus de la force, même de la force d'inertie.

7 juin [1947]

Visite à Mme Daniels et à Maxime Leroy. Propos sur l'affaire Roussy. Il y avait Ernest Charles et Madame Mielevaque. Je n'arrive pas à comprendre ce qu'on reproche à Roussy. Il avait hérité, à la mort de son père, de ses parts de l'affaire Nestlé, qui représentaient 6 à 700 000 F suisses (45 millions francs français). À ce moment, où tous les "bons" Français s'efforçaient de faire passer, en Suisse, leurs économies ou souhaitaient d'avoir des comptes dans les banques helvétiques, lui, Roussy, fait rentrer, en France, son héritage de francs suisses. Oui, répondent les juges irréprochables, mais il fraudait le gouvernement français. Quel gouvernement? L'État Pétain! C'était un devoir de le frauder. En fait il n'y a pas autre chose. Ceci se passait en 1943. Mais, ajoutent les juges irréprochables, il y a eu dissimulation par personnes interposées, au moment de l'échange des billets. Laissez-nous rire! Qui est le voleur? L'État qui soudain prétend s'emparer de la fortune des citoyens, qui exige qu'on lui rende compte des moindres gains, ou du citoyen qui paye le maximum de ce qu'il peut et qui essaye de sauver aussi ce qui lui reste des griffes de l'État rapace? Et d'ailleurs, qu'y a-t-il de vrai dans cette seconde accusation. Hélas! je sais par moi-même comment certains types s'efforcent de grossir, de dénaturer les gestes des hommes en situation. Le brusque retournement de la sienne a dégoûté l'homme. Sans doute aussi le lâchage d'amis, puisque jusqu'à présent, tous ceux de son entourage lui restent fidèles et confiants. Guigui[5] nous disait qu'en même temps qu'il avalait son gardénal, il avait ouvert un robinet à gaz de sa chambre. L'odeur l'alerta. Elle courut à la chambre de son mari. Et au téléphone. Aujourd'hui, il semble hors de danger. Pourquoi m'avez-vous réveillé? gémit-il quand il reprit connaissance.

Ernest Charles raconte d'invraisemblables histoires sur Benda. On était venu à parler de son livre, La France byzantine. Mais lui est un véritable aliéné, raconte Ernest Charles. La nuit, il hurle à la lune comme les chiens. Il ne peut pas monter en auto sans pisser dans la voiture. Est-ce possible? Absolument. On racontait de semblables histoires de Caillaux. Et pour faire l'amour il garde ses souliers.

Cependant que des hommes très sérieux disent et écoutent de semblables propos, la grève se développe. Quand partirons-nous?

8 juin [1947]

Le Fils du Dragon de Pearl Buck. Livre fort bien fait. Sa philosophie : pendant des siècles un peuple vit, acceptant de génération en génération des contraintes sur lesquelles il ne réfléchit pas. Tout autour les sociétés évoluent, se transforment sous l'effet de philosophies et de découvertes scientifiques. C'est à peine s'il en est effleuré. Et puis, brusquement la guerre incompréhensible arrive, l'invasion, la misère, les malheurs. En quelques années un fossé est creusé entre les générations. Une civilisation séculaire disparaît. Pensons à ce qu'était la France, comme l'Italie, comme l'Allemagne même, avant 1914. Quelle différence déjà entre avant 1914 et 1918-1939. Et à présent, même cette période 1918-1939 nous apparaît presque heureuse à côté de 1944 ! La caractéristique de l'actuelle époque, c'est la résignation. Après 1918 le sentiment général, quasi unanime fut : que ça ne recommence plus jamais. Nous avons été nombreux à croire à la Société des Nations. Malheureusement d'apparentes réussites, comme celle de Mussolini, mensongères quant au fond, puis celle de Hitler, furent achevées par les éternels amateurs de "La poigne!". Je n'oublie pas Lénine-Staline. Alors, avec l'appui latent des imbéciles de partout, le monde fut entraîné vers la catastrophe. La liberté, lentement conquise, si durement, fut de nouveau piétinée, enfouie. Et partout, comme les grenouilles, on entend appeler "La poigne! La poigne!" Ils l'auront et ils verront.

La grève des cheminots continue. Caractère curieux de ces grèves corporatives. Les lampistes commencent, mais "les gros" ne les désapprouvent pas, parce qu'ils en profitent. Les "gros" qui déjà reçoivent d'énormes traitements bénéficieraient de pourcentages du relèvement plus importants que les petits. Tout cela est très malin, très subtil. L'entité France est dévorée par elle-même.

Cette poussée fantastique des traitements et par conséquent de toutes choses, a été artificiellement créée aussitôt après la Libération. Il y a eu là une véritable crise d'hystérie des salaires. Phénomène qu'un économiste-historien devrait étudier. Mais il y faudrait beaucoup d'objectivité et de courage.

8 juin [1947] (suite)

Chez Ben[jamin][6], les Cahen-Salvador, parents et fils. Cahen-Salvador président de la commission des dommages de guerre vient d'être promu grand officier de la Légion d'honneur. À l'heure de partir, Monique[7] descend, suivie, comme tous les dimanches, par une toute petite cour d'amis et amies fidèles. La joie de la chère petite Monique, depuis son succès à l'O.N.U., est touchante à voir. Elle a en outre une attraction très particulière.

On parle de la pénible affaire Roussy. Tout le monde est pour lui excessivement sévère. Je ne partage pas cette sévérité. D'autant plus qu'on ne sait absolument rien de précis.

La grève des chemins de fer s'étale. Il y a un peu de circulation, mais avec autorisation des comités de grève. Avec l'État-patron, il ne peut pas en être autrement. Et comme les tractations semblent suspendues, les comités déclarent attendre que le président du Conseil fasse les premiers pas.

Et pourtant, je reste partisan du système démocratique. L'État ne doit être qu'une administration aux ordres.

9 juin [1947]

Déjeuner chez Jean Vignaud. Il y a M. et Mme. Alfon [ ?], qui fut important personnage politique avant la guerre. Il y avait le peintre Baës, M. et Mme Dassault qui, à l'ambassade Scapini, fit de l'excellente besogne pour nos prisonniers. M. Alfon est étonnamment renseigné sur bien des dessous de la vie des personnages importants de la IIIe, chère à mon cœur, notamment sur la presse. Il raconte des histoires de Coty[8], que malheureusement j'ai mal entendues. Personnage balzacien que ce Coty. Jules Romains, dans ses H[ommes] de B[onne] V[olonté] a tenté, et à mon avis, a réussi un tableau très vivant, bien instructif, de cette époque. Mais il n'y aurait pas eu besoin de romancer la vie de Coty. M. Alfon assurait que Francisque Gay recevait une subvention de l'Allemagne, pour son journal...

Avant de rentrer nous allons à l'inauguration du musée d'Art moderne, réorganisé par Cassou. Il en a fait le "musée Dupuytren de l'art français contemporain". C'est en même temps un modèle de musée publicitaire. En sculpture, aucun changement des arrangements Hautecœur. Je suis toujours aussi mal placé (notamment le buste de Lily qui mériterait une des meilleures places) et aussi médiocrement représenté. Les Fils de Caïn et l'Hymne à l'aurore devaient être là. C'est ce qui avait été convenu à l'époque (il y a près de quarante ans), où ces deux morceaux me furent achetés. Mes visites à R[obert] Rey et à Cassou n'ont servi à rien. Le Héros qui devrait être là aussi, est resté chez moi. Autrement il serait dans un enfoncement noir. Tout ça est bien dommage. Et le non-achat de Michel-Ange par là-dessus. Je ne me laisse pas démolir moralement. Ayons la force de caractère d'un Guillaume le Taciturne. Surtout, plus que jamais, il faut faire le Musée, le mien, celui de la rue Max-Blondat. Mais revenons à celui de l'avenue Wilson. Despiau et Maillol l'encombrent avec des achats faits par Hautecœur sur la recommandation de F. [de] Brinon à la demande de A[rno] Breker. Les deux figures de Bouchard, la sculpture et l'architecture sont bien placées. À l'époque où il les fit il était très supérieur à nos Maillol et Despiau. Ce sont deux excellentes statues, comme les bustes de Dunant et H[enri] Martin. Depuis il a beaucoup faibli. Évolution parallèle à celle de son caractère? Mais le comique du musée c'est la peinture.

On a peint en lettres d'affiches les noms dont les journaux nous emplissent la vue. Sous chacun une suite d'œuvres de l'artiste. Il y a même des salles entièrement réservées à telle ou telle gloire! Une salle Picasso où je trouve Souverbie qui se déclare aussi ému par une nature morte de Picasso que par une toile de la Renaissance. Une salle Matisse, Derain s'allonge dans une galerie. Il a un vrai talent, lui. En face une dizaine de Vlaminck, noirs et blancs. C'est brutal, toujours pareil. André Lhote a aussi presque sa salle. Il est là, avec sa femme. Il fait de plus en plus l'effet d'un petit chef de bureau, très content de lui. Sa petite femme avec ses dents d'écureuil a un peu vieilli. Je revois l'Anatole France et autres portraits de Van Dongen. Je n'aime pas cette facilité. Le portrait mérite une autre attention. Et puis, grande trouvaille, énorme sottise, on a marqué les divisions des Sociétés. Il y a Salle de la Société des Artistes français à laquelle on a donné un parfum 1890, la Société Nationale, etc. L'artificiel de pareille présentation éclate. Pourquoi figer et diviser ainsi l'art contemporain. Et si demain, une nouvelle société se fonde? Voilà marquée de manière éclatante l'erreur de confier l'organisation des musées à des hommes de lettres. Cette erreur apparaissait déjà, monstrueusement, à la collection des impressionnistes aux Tuileries où le douanier Rousseau est en place d'honneur, cet idiot. De même, à ce nouveau musée, il y a une toile d'un nouveau type du même genre, que Robert Rey a achetée. Ces gens s'ébrouent avec l'argent de la France et sont en train d'encombrer les murs de tout ce qui se fait de mauvais. Ils oublient que le mauvais n'est pas nouveau.

On sort de là très triste. Trissotin a gagné. Il faudrait faire les Précieuses Ridicules (des Arts Plastiques). Mademoiselle de Scudéry triomphe. Elle se pavanerait, que dis-je, elle s'y pavanait, allant de cage en cage.

10 juin [1947]

Visite au peintre belge Baës. C'est un homme puissant, qui doit être obsédé par la femme. Sa peinture est forte, sensuelle, bestiale même. C'est un Jordaens avec beaucoup moins de savoir, moins de vraie force. Il fait en ce moment une grande toile, trois nymphes s'attaquant à un puissant étalon, qu'elles entraînent dans la mer. C'est un thème! Tout est thème : mais ça manque d'effet. Regardez Caravage, Delacroix, Géricault, du moment que vous visez au romantisme. Je remarque un portrait grandeur nature d'une jeune femme en costume masculin. Bien. Puis, la même, nue. Jolie fille. Mais moins bien peint. Le nu, pierre de touche.

11 juin [1947]

Je passe ma matinée, gare de Lyon, puis boulevard des Capucines pour changer nos places. Partout des foules, placides, font queue, avec inépuisable patience. Ils auraient vraiment bien tort de n'en pas profiter, les "Ils" insaisissables, planqués dans leurs bureaux. Nous partirons dimanche soir.

Institut. Boschot nous rend compte de la réunion au bureau de Naegelen. L'Institut était représenté par Boschot, Büsser, Poughéon, Paul Léon. Le premier contact fut excessivement froid. On sentait un homme prévenu. Puis à l'exposé du programme, il y eut dégel. Boschot dit que le ministre aussitôt indiqua une séance solennelle à la Sorbonne. C'est très regrettable, à mon avis. Je le dis. Je n'étais pas le seul à le penser. Mais Boschot déclare que le ministre l'ayant décidé il n'y avait qu'à s'incliner... Puis Naegelen conseilla d'être très modeste quant au budget. Ne pas dépasser une demande d'un million, un million et demi, au plus. Quant à l'exposition, il faudra se contenter de l'Orangerie. Là aussi, mettre très peu de choses. S'arrêter aux environs de 1850! Boschot acquiesce à cet étouffement. Avec lui, on peut être tranquille, c'est le roi de l'inertie.

Reprise, sur l'initiative de Büsser, des concerts mensuels au musée de Caen [ ?]. Ce serait bien si on pouvait bien arranger ce musée. Mais ces deux salles sont bien mal disposées. Et puis les dons sont généralement médiocres; beaucoup manquent. Moi-même je n'ai jamais rien envoyé. À réparer.

Je vais chercher Lily[9] rue de Lisbonne. Ces dames sortaient de leur comité. Madame Mallaterre-Sellier, avec son sourire zygomatique m'annonce que Lily lui succède à la présidence de l'œuvre. Ça ne me plaît pas pour Lily, assez fatiguée comme cela.

13 juin [1947]

Tous ces jours derniers retouches des cires à la fonderie cité Canrobert[10]Fakir au serpentHéraklès à la bicheBédouine à la cruche, etc. Bientôt j'y ajouterai les danse[uses] hindoues. Préparation à l'exposition de novembre.

Charles Oulmont que Lily[11] avait rencontré il y a quelques jours vient nous dire que récemment, dans un dîner, Büsser aurait répété à sa voisine les propos diffamatoires que Naegelen avait tenus sur moi, à la Sorbonne. Après le dîner, Oulmont aurait critiqué Büsser. Celui-ci se serait récrié, protestant de sa vive amitié pour moi, n'ayant pas du tout pensé avoir rien dit pouvant me faire tort..., etc. Ce qu'il y a de plus comique, c'est que ce bavard est sans doute sincère. Mais c'est le type du bavard de salon. Raconter n'importe quoi, sur n'importe qui, mais raconter. Je ne crois pas que je laisserai passer ça.

Un jeune ménage brésilien, ami de Françoise, nous emmène à Orgeval pour dîner.

14 juin [1947]

Téléph[one] avec Paul Léon, qui n'était pas à la séance de mercredi. Il me confirme la froideur de l'accueil au début de l'entretien avec Naegelen. Il me dit qu'avant d'être reçus, Büsser et Boschot décidèrent de ne faire aucune allusion à ma lettre au ministère. Le cours de l'entretien ne permit pas de rétablir la situation en ce qui me concernait. À propos de la Sorbonne, il me dit que c'est Boschot qui proposa la Sorbonne. Il ne faut pas oublier que Boschot est avant tout critique d'art. Et puis, il fut en Allemagne, pendant l'Occupation à un festival Mozart à Vienne. Sans raison autre que son plaisir, voyage qui précéda le nôtre. Ce n'est certainement pas lui qui élèvera la moindre objection aux propositions du ministre. P[aul] L[éon] me dit aussi combien le ministre insista sur la réduction au maximum de notre demande de crédits. Et naturellement, Boschot, qui est un lâche, opinait du bonnet. Il s'agit avant tout, pour lui, de flatter le ministre.

15 juin [1947]

J'écris à Büsser pour l'engueuler à propos de ses propos idiots lors de ce dîner dont on m'a parlé.

Verne me téléphone : il a revu cet imbécile de R[aymond] Isay. Il semble battre en retraite. Oui. Mais le mal est fait.

Ce soir, départ pour Vence.

16 juin [1947] Vence

Nous avons revu la Méditerranée. Nous avons revu la route splendide qui monte à Vence. À l'arrivée chez Mme Gaillard, les quatre énormes cyprès sont toujours aussi singuliers, alignés comme des colonnes votives de verdure sombre sur les murs blancs.

À peine arrivé, je reçois un téléphone d'un journaliste, adressé à moi par Mignon, je ne saisis pas très bien ce qu'il désire. Mignon était à la gare de Nice, s'excusant d'être obligé de partir le soir même pour Paris.

Dans la soirée, visite de la comtesse hongroise qui habite le pittoresque château de la Tour sarrazine. Du mas des Cayrons, la silhouette de cette tour fait un toujours aussi pittoresque effet, dans son entourage d'épais cyprès, dentelés sur le ciel. Je profite de cette rencontre pour redire à cette dame mon désir de visiter Matisse. Mais ce qui doit être retenu de la conversation, c'est la situation horrible de la Hongrie, sous l'occupation russe. Tyrannie implacable exercée par les Hongrois d'obédience.

Pendant que nous parlions, deux hirondelles volaient dans le crépuscule, apportaient quelques dernière mouches à leurs petits, installés dans un nid construit sous le plafond de la terrasse, à quelques mètres de nous, deux ou trois.

17 juin [1947] Vence

Lu le dernier livre de L[ouis] Artus, Doktor Jedermann[12]. Le symbole en est assez difficile à saisir. En faisant de ce Faust ennième un Allemand, le croyant qu'il est, veut évidemment nous suggérer que le Diable est Allemand. En fait, L[ouis] Artus est surtout, est essentiellement un romancier. Les intentions profondes gênent un peu le roman que je trouve cependant bon, mais lui retirent de l'émotion. Il y a la pauvre Marguerite, le pauvre Valentin, etc. Faust est entré dans le répertoire symbolique dont tout auteur a le droit de se servir. Et pourtant Gœthe l'a tellement marqué que je me demande finalement si l'on a le droit d'ajouter des chapitres à son histoire. Ainsi Valéry? ainsi Arthus?

La situation à Paris ne semble pas bonne. Ne nous dissimulons rien. La politique de baisse est abandonnée, malgré les discours qui, hélas! ne sont pas en baisse. De nouvelles grèves s'annoncent. Ainsi allons-nous aller par étapes de grèves vers une situation désespérée.

18 juin [1947] Vence

Nous espérions aller voir les Girardeau à Monte-Carlo. Ils partent demain pour Biarritz.

Les Anglais et les Américains avaient fait des observations aux Russes sur leur politique anti-démocratique dans les Balkans, demandé l'accès de commissions d'enquête. Les Russes les envoient promener, sans ménagement.

J'ai trouvé ici les Nourritures Terrestres d'A[ndré] Gide. J'avais un mauvais souvenir. Je relis et, sauf l'affreux relent de pédérastie, j'y trouve grand plaisir. C'est très bien écrit et surtout on y sent palpiter un amour éperdu de la vie, une adoration de toutes choses de ce monde.

20 juin [1947] Vence

Relu l'Immoraliste. Celui-là, je l'aime encore moins qu'avant. Lu aussi, du même Gide, Paludes, ouvrage singulier, d'une morne ironie. Ces analyses de jeune bourgeois riche et inoccupé, ces velléités, vraiment, est-ce intéressant? L'intérêt sans doute que présente chaque cas humain. À ce point de vue le prisonnier allemand, qui peine dans le jardin sous le dur soleil, vaut Napoléon, et les pertes de temps d'André Gide.

Lettre de Jacqueline[13]. La vie n'est pas commode à nos jeunes artistes. Elle nous dit qu'elle renvoie son piano (loué) et sa grosse bonne (4 000 F par mois). Les droits du cinéma ne leur rapportent pas ce qu'ils escomptaient. En outre, ils sont menacés de les voir bloqués, (querelle entre producteurs et exploitants pour savoir qui réglera ces droits).

21 juin [1947] Vence

Nous rendons visite à la c[omt]esse Baldi, dans les annexes de la Tour, où ses amis Grandmaison lui donnent l'hospitalité. Elle nous parle de ses anciennes grandeurs, à sa manière hachée. Terres, chasses. Elle nous montre la photographie d'un "tableau" de chasse à l'ours. Il y a quinze cadavres. On donnait aux participants à la chasse, une patte pour manger et une fourrure, comme M. de Rothschild nous donnait une paire de faisans. Pendant que nous bavardions arrive une jeune fille aux cheveux décolorés, qui se met à son travail (cuisine). À un coup de sifflet, elle laisse là son travail.

— C'est son amant, nous dit la c[omt]esse Baldi, que je loge avec elle.

Après tout, c'est très bien.

Avant de rejoindre les Cayrons nous faisons un tour dans le beau jardin abandonné. Avec de l'argent, surtout avec de l'amour des plantes, de l'imagination et des souvenirs à la manière d'Hadrien l'empereur, on pourrait faire là un jardin à la manière de ceux de Grenade.

22 juin [1947] Vence

Dans le livre de J[ean] R[ichard] Bloch (Cacahuètes et Bananes), je trouve des propos d'esthétique à la mode du jour. Il cite un passage d'un livre de Lucie Couturier sur les danses des nègres[14]. Curieux de voir avec quelle facilité bien des gens sont prêts à renier leur art, leurs traditions et à accepter ceux des autres. Ils leur prêtent des intentions qu'ils n'ont pas. Une phrase de Matisse citée sur Michel-Ange est stupide. On pourrait riposter, à propos des pieds faits par Matisse "c'est tout de même pas assez un pied". Comme de considérer les appréciations de deux jeunes nègres sur les danses d'Isadora Duncan, comme vérités définitives. Les danses d'Isadora étaient, dans leur genre, aussi artificielles que les danses nègres, si les danses nègres sont artificielles. Mais ce n'est pas le problème du costume qui relève de la magie, comme le dit ensuite J.R. Block, c'est celui de la danse. Tout ce qu'il dit ensuite sur le costume est assez pauvre. Le costume, les masques dont se couvrent les danseurs nègres, les bariolages dont ils se badigeonnent le corps est pour eux moyen tout à la fois de dissimuler leur personne humaine aux esprits, Esprits des morts, ou Esprits tout court, en même temps que de ressembler à ces mêmes Esprits. On en est venu aujourd'hui à s'inspirer de ces masques, ou des fétiches monstrueux pour faire "moderne" et justifier "l'Art abstrait" et le "Tourner-le-dos-à-la-nature". Si les nègres font ces masques évocateurs des esprits aussi laids, c'est parce qu'ils croient à ces esprits, qu'ils les considèrent comme méchants et tout autres que les humains. Leur point de vue est à l'opposé de celui des Grecs qui considéraient les dieux comme beaux et s'efforçaient donc de les évoquer dans des représentations humaines les plus belles possibles. Dans les deux cas, le nègre et le grec, la pensée religieuse est à la base. Les imitateurs des nègres sont aussi sots que les imitateurs des Grecs. Car les uns et les autres s'inspirent d'œuvres dont la pensée profonde leur est également étrangères. (Tout ça très certainement est à développer à fond dans l'Art et l'esthétique).

23 juin [1947] Vence

Sur le petit bassin, je regardais voler quelques libellules. Il y en avait des bleu pâle, il y en avait surtout des rouges, comme je n'en avais encore jamais vues. Elles allaient de leur vol saccadé, se posant à peine, se poursuivant, (ravissante danse d'amour). Je me disais que, tandis qu'elles ne pensaient qu'à cela, ne vivaient ces brèves journées splendides que pour l'amour, dans le fond du petit bassin grouillaient leurs larves. Les larves de libellules sont, dans le monde des insectes, parmi les plus monstrueusement laides, parmi les plus cruelles. Elles ne pensent qu'à dévorer, attaquer tout ce qui leur est possible d'attaquer. Se doutent-elles qu'elles deviendront un jour libellules? Les libellules se doutent-elles qu'elles furent jadis d'affreuses larves dans la vase? Pas plus certainement que le papillon ne se souvient qu'il fut chenille, que l'homme ne se souvient qu'il fut embryon dans le ventre de sa mère. Mais l'homme le sait. Ce qui ne l'empêche pas de vivre, en dépit de toutes les complications de l'existence humaine, absolument comme la libellule, et de mourir comme la libellule, sans rien savoir de son destin. Un beau laurier aux fleurs écarlates s'épanouit auprès du bassin. Un filet d'eau léger, et mince, monte dans le ciel et retombe parmi les fleurs, capucines jaunes, petits dahlias, anémones épanouies, marguerites d'or. Une libellule rouge posée sur une fleur blanche de nénuphar. La vie n'est-ce pas suffisant?

Et ce soir, je lisais encore un André Gide, Prétextes. Je tombe sur une conférence dont le titre est : Les Limites de l'Art. C'est le texte d'une conférence qu'il devait prononcer en 1901, à un groupe des Artistes Indépendants. Il ne la prononça pas, je ne sais pas pourquoi. Mais le fait qu'il l'ait insérée dans ce volume (un peu analogue aux Variétés de Valéry) montre l'importance qu'il attache aux idées émises. C'est en effet très intéressant pour moi qui depuis longtemps cherche à marquer, à fixer le sophisme de l'art abstrait. Le fixer comme une pièce anatomique sur une table de dissection, le dépouiller de son chatoyant plumage, comme on en dépouille un joli paon. Alors il ne reste plus qu'une peau qui, enlevée à son tour ne laisse même pas de nourriture valant celle d'un pauvre poulet. Cette conférence d'A[ndré] Gide, dans ses quelques pages, groupe en effet de la manière la plus séduisante les lieux communs, les jolies finesses et le grand sophisme de l'art abstrait. Sophisme que certes Gide n'a pas inventé. L'art abstrait naissait à la fin du XVIIIe siècle, sous le nom d'irrationalisme, et venait des romantiques allemands. Mais la gravité de son propos vient surtout de l'apparition d'une sorte de théorie qu'on pourrait appeler théorie de la rupture. L'art abstrait n'intéresse pas Gide en tant qu'art abstrait, mais en tant qu'expression nouvelle d'une personnalité. Quand une personnalité nouvelle a dit son mot, a apporté "sa petite sensation", une autre surgit qui apporte une expression nouvelle. Pour lui, c'est l'intéressant. La qualité importe peu. Et l'incohérence, la contradiction fondamentale que comporte la théorie de l'art abstrait, ça ne compte pas plus. Il y a beaucoup de lâcheté dans cet écrit.

24 juin [1947 Vence]

Madame Baldi m'a téléphoné hier le n° de Matisse. J'ai aussitôt pris rendez-vous.

Sa maison est tout en haut de Vence, dans une grande avenue bourgeoise pour gens cossus. Beau jardin. Une femme me reçoit, puis une autre femme m'introduit.

Le peintre fameux me reçoit dans son lit. Ce lit prend presque toute la pièce où il vit ainsi couché. Son visage est rond, inexpressif et fier du banquier et du bébé. Il est blanc mais a du être roux ou blond. Il doit être de grande taille. Je lui rappelle les temps lointains de l'École des Beaux-Arts, avant 1900! tout en regardant autour de moi. Sur les murs, de grandes aquarelles représentant des femmes en méplats jaunes sur des fonds bleus, appuyées plus ou moins sur des tables pas en perspective. Toute forme cernée par un trait noir. C'est bien vilain et parfaitement nul. J'ai l'impression d'être dans une chambre d'enfant aux murs de laquelle on a fixé les dessins que fait le petit pour s'amuser. La conversation marche péniblement. Je sens qu'il se demande pourquoi je suis venu le voir et pourquoi je ne lui fais pas des compliments. Je suis venu par pure curiosité, comme on vient voir une bête curieuse, mais pas par admiration. La conversation finit tout de même par aboutir un peu. Comme il y a accroché une toile de Picasso, une tête à deux nez et à trois narines, je lui en parle sérieusement. Curieuse recherche, dis-je, poliment, mais que je n'approuve pas :

— Picasso, me dit-il, c'est un compositeur. Chacune de ses toiles est un tout parfait. Ce n'est pas comme Braque. Braque ne doit pas composer. Vous pouvez mettre une toile de Braque à côté d'une autre toile de Braque et vous pouvez le faire indéfiniment. Elles se continuent. Chez Picasso, c'est impossible.

Il fixe la tête et me signale une tapisserie nègre au-dessus de la tête de son lit.

— Tenez, voilà l'inspiration de Picasso. Les nègres. L'art nègre. L'art décoratif nègre. Voilà ses sources.

Il me dit qu'il n'est pas malade. Il est un estropié, pas un malade. Il ne peut guère se tenir debout. Pendant notre conversation on lui apporte du thé, dont il m'offre et que je ne puis accepter.

— Merci, je ne prends pas de thé.

Après un instant je me lève, je m'en vais. Je n'ai pas vu un personnage intéressant. Il en pense sans doute autant de moi. Au fond c'est un banquier, mais sûrement pas un grand peintre.

Le Brusc. 26 juin [1947]

Nous déjeunons chez le ménage Bertrand Arnoux. La femme me paraît un type curieux et intelligent. Lui aussi mais il est plus le type courant élève de l'École des B[eau]x-Arts dont il a conservé toute la gaieté et la fantaisie. Leur maison est petite, le jardin tout petit. Ils ont installé là toute une ménagerie canards, poules, lapins, un âne inutile, et c'est plein de petits chiens.

À l'école des beaux-arts de Toulon, distribution des prix, à laquelle Baudry, inspecteur, m'avait demandé d'assister. La municipalité de Toulon est communiste. Le directeur de l'école aussi. C'est un peintre qui fait de la peinture abstraite. Quand on est communiste, on fait de la peinture abstraite. Une contradiction de plus, car le peuple n'y comprend rien. Il lui faut un art plus direct et plus sain. La peinture abstraite est un art de snobs et de trafiquants mais nous avons entendu des discours effarants de sottise, où la peinture révolutionnaire artistique se confond avec la révolution politique, avec tous les bons lieux communs sur le respect de la personnalité, comme si le communisme respectait la personnalité, et où on a donné comme exemples à suivre à la jeunesse, Picasso et le jeune Fougeron, etc.

27 juin [1947 le Brusc]

À notre maison du Brusc. Aspect sinistre. Mais l'inventaire du mobilier n'est pas trop catastrophique. Dans le ménage Perrin nous avons eu des gens dévoués et débrouillards. Ils ont sauvé le maximum de ce qui pouvait l'être.

 


[1] De Luxembourg.

[2] Amélie Landowski.

[3]. Précédé par : "des bureaux", raturé.

[4] Peut-on enseigner les beaux-arts ?

[5] Madame Roussy.

[6] Benjamin Landowski.

[7] Monique Landowski.

[8] François Coty.

[9] Amélie Landowski.

[10] Fonderie Barbedienne.

[11] Amélie Landowski.

[12] Ou le neveu de Faust, Grasset, 1947.

[13] Jacqueline Pottier-Landowski.

[14] Mes inconnus chez eux – Mon amie Fatou citadine, Roides, Paris, 1925.