Septembre-1953

1er sept[embre 1953 le Brusc]

Je rentre d'une promenade solitaire en barque. Comme c'était beau. Variété de ce paysage continuellement changeant. En mer, même près d'une côte, on est, plus que sur terre, au centre. Le grand charme de s'en aller tout droit vers le large. Je faisais ça, jadis, quand j'avais du souffle, à la nage. Et en regardant dans les fonds, vers ce paysage sous-marin vertigineux, paysage d'où est sortie la vie. Il y a ça. Et il y a ce qu'est devenue la vie des hommes. Je la crois plus dure aujourd'hui qu'aux jours premiers de l'humanité. C'était plus franc.

Voilà que la Russie refuse d'étudier le traité de paix avec l'Autriche. Malgré les mots, rien n'est changé. Le changement a surtout été proclamé de ce côté. De là-bas rien n'a jamais été proposé de concret.

2 sept[embre 1953 le Brusc]

Jacques Thibaud vient d'être tué en avion. Percussion dans les Alpes. Quel désastre. Il s'en allait au Japon.

3 sept[embre 1953 le Brusc]

Le gros curé[1] vient déjeuner. Qu'il est gros. Qu'il transpire! Qu'il mange et boit bien! Aussi il est énorme. Il a une nuque de percheron.

Les journaux répètent des propos inutiles que le maréchal Juin aurait tenus au cours d'un banquet de journalistes. Qu'a à faire un maréchal de France dans un banquet de journalistes? On lui a posé des questions, entre autres : Serez-vous candidat à la présidence de la République? Question idiote. Réponse ne valant guère mieux : "Ah non! Il y a trop de corvées ". On en a parlé au Conseil des ministres paraît-il et V[incent] Auriol aurait dit : "En tout cas il y a une corvée que je vous supprime. C'est celle de recevoir le maréchal Juin ". Opérette…

4 sept[embre 1953 le Brusc]

Lettre du Dr Gardinier : le dossier[2] est maintenant complet. La commission sera prochainement réunie. Il faudrait que la maquette soit portée au ministère le 15 sept[embre], pas avant. J'écris aussitôt à Goujon pour l'alerter.

5 sept[embre 1953 le Brusc]

Lectures de ces jours derniers : J[ean] Rostand : De l'adulte au vieillard. Très bonne étude physiologique et psychologique. Mardi de Messidore Tourville de la Varende [ ?].

Visite à l'amiral[3]. Je monte sans trop de peine son long chemin pour arriver à sa jolie maison. Nous aurions très bien pu monter en voiture malgré le mauvais état de la route. J'admire de nouveau son cloître. Cette maison de tradition si française (roman) a été construite par un arch[itecte] américain. Mais surtout la vue, presque jusqu'à Marseille. L'amiral nous reparle de la Vierge de Fatima.

6 sept[embre 1953 le Brusc]

L'or vierge de Maurice Magre[4]. C'est un poète. C'est un imaginatif, un prosateur excellent. La poésie n'a pas comme forme unique le vers. La poésie est aussi, et peut-être plus encore, dans la pensée, dans le cœur que dans la forme. J'aime beaucoup L'or Vierge. C'est aussi un tableau très bien traité de l'appel de l'or chez les languedociens et pyrénéens.

Nous avons les Baudouin, un peu monotones les pauvres. Et Dr Decugis et sa jolie femme. Qu'ils sont donc tous deux sympathiques. Decugis nous confirme la nouvelle du mariage escompté de Jacquinot avec Mme Petsche. Il paraît que Petsche était un des actionnaires principaux des usines Vespa motos italiennes. Aussi est-ce la seule industrie de cet ordre qui ait une licence d'importation en France.

8 sept[embre 1953 le Brusc]

Terminé la rédaction de deux notices, une sur la Porte de la Faculté[5], une sur le Retour éternel au Columbarium.

Élections en Allemagne. Elles semblent favorables à Adenauer. Je crois que c'est bien, que Adenauer est un homme bien.

9 sept[embre 1953 le Brusc]

Dans la Revue de Paris de ce mois, Mme d'Harcourt me signale un article de Cassou intitulé "Le musée et l'art d'aujourd'hui". Quelle salade et quelle prétention. Manifestation de l'éclectisme à la retourne d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus de réunir les meilleures choses. Il s'agit de tout recueillir de la production moderne. Il cite donc tous les noms à la mode dont les salles de musées sont encombrées, les plus abracadabrantes "sans oublier, ajoute-t-il, ces merveilleux ouvriers de la plus pure tradition française qu'on appelle peintres du dimanche, ou naïfs, ces primitifs du XX° siècle". Une pareille phrase suffit à prouver son ignorance totale. Ces toiles stupides, non-primitives — il n'y a plus, il ne peut pas y avoir de primitifs depuis la Renaissance — exposées au musée sont une gageure de plus de la part de ces gens là. Après avoir raconté comme il convient, il conclut par auto louanges à l'accrocheur des toiles. "Car l'art de l'accrochage, ose-t-il écrire, est aussi significatif que le caractère des œuvres accrochées. Et l'on pourrait tirer toutes sortes de précieuses observations de la comparaison entre l'accrochage d'Amsterdam, rompant les symétries, braquant l'attention sur l'objet, l'isolant dans sa surprise avec une calviniste et intellectualiste rigueur et l'accrochage de Bruxelles, aisé, développant une fastueuse ordonnance et d'ailleurs en tous points facilité par les harmonieuses dispositions architecturales. Ainsi, un même instrument d'étude, non seulement remplit sa fonction qui est de découvrir des vérités, mais encore se fait à son tour objet d'étude et s'éprouve lui-même". Ce n'est vraiment pas mal dans l'autogobisme[6]. Et comme sottise, c'est parfait. Avant Monsieur Cassou et consorts, il n'y avait pas de musées! Du moins, on ne savait pas présenter. Jusqu'alors la présentation des œuvres ne signifiait pas. De même qu'avant Malraux on ne savait pas qu'un tableau était signification. Signification de quoi? De la sottise de tous ces hommes qui gravitent autour des artistes et les perdent.

10 sept[embre 1953 le Brusc]

Chez les Dumas, rencontre de M. Gouin[7]. Il contribue à la réorganisation du musée de Toulon. Il viendra me voir à Boulogne.

Lettre du Dr Gardinier m'annonçant que la réunion de la commission des monuments commémoratifs[8] est d'ores et déjà fixée au 9 octobre. Ça me va. J'aime mieux ça que la commission clandestine à laquelle on avait pensé pendant que la plupart des membres étaient absents. Ça aurait eu l'air d'un "passez muscade". Je préfère le risque des Cassou et autres.

12 sept[embre 1953 le Brusc]

Très bonne lecture de ma quatrième conférence. Dommage que j'ai une si forte flemme. J'ai peur de m'engager dans une difficile rédaction. Mais comme c’aurait été bien. Dire "Aussi bien nous avons deux exemples retentissants de ce à quoi nous ont conduits tous ces sophismes. Ces deux exemples sont : la décoration Léger à l'ONU, le plafond de Braque au Louvre. On pourrait ajouter la chapelle de Vence et celle d'Assy. Mais je ne les ai pas vues. Évidemment ce serait délicat pour un artiste de critiquer violemment des artistes vivants. Mais il y a la manière. Mais j'ai la flemme. Et je suis ici pour me reposer. Je peux me consoler en pensant que si je veux, j'aurai occasion de reprendre la suite.

Lettre du Caire! Voilà qu'ils nous demandent de continuer le monument, mais sans rien changer aux crédits. C'est un moyen d'éluder le règlement dont nous sommes convenus. Ils demandent de remplacer Méhémet-Ali par un cavalier égyptien moderne, c['est]-à-d[ire] en costume quelque peu américain. C'est une solution ridicule. Dommage d'être un peu entré dans le jeu.

15 sept[embre 1953] Boulogne

Hier, nous nous sommes arrêtés à Moulins. Visité une cathédrale aux somptueux vitraux. Déjà avant-hier à Bourg-Argental, nous avons assisté à un office de nuit. J'ai été étonné de la grandeur de l'église qui est du bon roman provençal. Beaucoup de monde. De nuit les effets sont encore plus prodigieux. Nos peintres ne savent plus ce que c'est qu'un effet. La seule recherche de la couleur leur fait fuir l'effet. Et pourtant Rembrandt?

Passés aussi à Bourges où les vitraux n'ont rien à envier à ceux de Chartres. J'ai appris que beaucoup des vitraux de la cathédrale de Bourges ont été transportés de la cathédrale de Moulins. Notamment ceux où les saints sont représentés sur des socles, comme des statues. Nous avons vu, naturellement, le célèbre triptyque dit du Maître des Moulins. Je ne suis pas follement enthousiaste de cet ouvrage. Le meilleur morceau est le portrait de la duchesse Anne de France. L'hermine et le manteau rouge sont d'un grand effet. Voilà des couleurs "dans un certain ordre assemblées" que la forme qu'elles enrichissent ne gêne point. Mais ce qu'il y a peut-être de plus intéressant c'est la Vierge noire. C'est d'une grande barbarie. Je ne me rappelle plus l'origine des vierges noires dont il y a de nombreux exemplaires dans le centre de la France. Souvent ce sont des divinités gauloises ou gallo-romaines adoptées et adaptées au christianisme. Celle-ci semble dater du XI, XII° siècle.

À l'atelier j'ai trouvé Shakes[peare] massé en grand. Le bon Spranck a bien travaillé. Dans cette dimension, sans les toiles, ma vision s'est précisée. Autour de lui, immobile, sphinx si l'on veut, déchaînement de la tempête. Une belle gageure pour un sculpteur. Je vis cependant dans la terreur de la défaillance.

Été, naturellement, revoir la maquette du Trocadéro[9]. Il faut changer l'homme à gauche de la France.

16 sept[embre 1953]

Une réception est décidée dans les salons de la rue de Valois, chez Cornu. Elle aura lieu le 4 nov[embre], jour de la séance solennelle. Tout projet d'exposition est abandonné, bien sûr!

Visite des fils de Georges Heuillard. On voudrait que l'inauguration du buste ait lieu le 11 oct[obre]. Bien difficile.

Causerie chez Gaumont à propos de la lettre du Caire. Nous sommes d'accord pour obtenir d'abord le règlement des acomptes dus.

17 sept[embre 1953]

Un autre des fils de G[eorges] Heuillard vient me voir. L'inauguration est remise au 25 octobre. Ça pourra aller.

18 sept[embre 1953]

Téléphone de Madeline. L'inauguration de la Faculté[10] aurait lieu le 11 novembre! Date drôlement choisie. Madeline me dit le caractère inéluctable de cette date. Il faudrait même que la porte soit placée avant le 1er nov[embre], car la Faculté ouvrira le 3. Je téléphone immédiatement à Susse qui ne semble pas vouloir se presser.

Je suis content du buste de Mme Schn[eider]. Il me donne pleine satisfaction. En marbre, il sera très bien.

Visite au cher Ladis. Il est content : "J'ai accompli ma tâche". Il considère que tout le monde est riche comme lui.

21 sept[embre 1953]

Vie active toute reprise. Dessin du socle pour la présentation du buste de Georges Heuillard. La petite M[arie] C[ombet] me fait un excellent dessin d'un alphabet pour l'inscription. Sa sœur, Mme Miles-Combet, venue pour la voir, me rend visite. C'est aussi une très jolie jeune femme. Elle repart dans deux jours pour Chicago.

Aujourd'hui, fonte du dernier panneau de la Porte que Susse a chez lui depuis plusieurs mois, depuis mai! Il doit voir aujourd'hui le serrurier pour la pose sur place.

22 sept[embre 1953]

Très belle cérémonie à la Madeleine pour les funérailles de Thibaud. Foule énorme.

Les Russes renouvellent leur proposition d'interdiction générale de la bombe atomique. Eh oui! Mais il faudrait simultanément interdire les armées colossales, aux effets aussi inhumains que les bombes. Quel avantage se serait pour les États énormes, si les petits États n'avaient rien pour se défendre. Les petits États devraient au contraire être les seuls autorisés à avoir des bombes atomiques.

23 sept[embre 1953]

J'accepte de faire une causerie d'une dizaine de minutes sur les sculptures prix de Rome depuis cent cinquante ans. Pontremoli parlera des architectes, Leroux des peintres, Büsser des musiciens, Decaris, je crois des gravures.

24 sept[embre 1953]

La fonte du panneau "La Femme"[11], très bien venue. Dommage qu'on ne puisse laisser les bronzes tels qu'ils sortent de la fusion. Il y a en ce moment dans cette fonderie beaucoup de sculpteurs d'art abstrait. C'est inouï comme les sottises prennent. Il y en avait deux aujourd'hui devant un grand plâtre bien lisse, ne signifiant absolument rien. Ils parlaient sérieusement, à mi-voix, avec gestes enveloppants, comme nous quand nous soulignons la valeur d'un dessin. Deux hommes jeunes. Toute cette production, me dit Susse, va dans les musées du Nord de l'Europe, principalement Suède et Hollande.

25 sept[embre 1953]

Changé le poilu à gauche de la France combattante. Bien mieux. Travaillé aussi à la garde de l'épée Fernand Gregh. Finalement je fais un concert des quatre muses de la Poésie : Polymnie, Euterpe qui est la musique, Calliope qui est la poésie héroïque et Érato.

26 sept1embre 1953]

Avec Baar, plus sourd que jamais, à une étude pour la tête de Shakespeare. Allez juger des gens d'après leur expression. Voilà un bon type, terrassier, dont la vie est un ratage parfait, car il est né dans une bonne situation familiale. Il a une gueule formidable.

27 sept[embre 1953]

Je viens de lire Souvenir de la maison des morts de Dostoïevski. Si je n'avais le souvenir de ce que l'oncle Paul nous racontait de son séjour en Sibérie comme forçat, du voyage à pied, attaché à un autre condamné, des batailles à coups de chaînes dans le camp, etc. à côté de ce que nous savons de ce qui se passait dans les camps allemands, de ce qui doit encore se passer dans les camps russes, le récit de Dostoïevski, par la mesure, la simplicité avec laquelle il est fait, semble assez doux. Sauf les affreuses séances de knout et de bastonnades, les rapports avec les habitants les jours de fêtes, révèlent un "climat" meilleur que celui de nos jours.

Lu La tête des autres de Marcel Aymé. C'est drôle, mais un peu facile.

28 [septembre 1953]

Épée Gregh.

Monument Trocadéro[12]. Je suis tout à fait content! Mais cette commission!

29 sept[embre 1953]

À la présentation d'un film Gamin de Paris dont le livret est de Jacques[13], la musique de Marcel[14]. Tristesse que Marcel se fatigue à écrire de la musique pour des pièces aussi pauvres. Dureté de la vie. Mais tout le monde s'accordait pour considérer que ce serait un succès financier.

Nous déjeunons place de la République puis allons au Père-Lachaise. Sous la surveillance du conservateur, M. Lacroix, un photographe de l'Illustration prend des épreuves du groupe du Columbarium[15].

Puis nous allons à la fonderie. Un des vantaux[16] est levé. Il fait bien. Je crois même qu'il fait très bien.

30 sept[embre 1953]

Nouvelle histoire à propos de la villa Médicis. Le gouvernement italien a pris un décret classant la Villa comme monument historique. D'après ce décret, la France n'aurait le droit de rien construire, de rien changer dans la Villa sans autorisation du gouvernement italien. Si ce décret pouvait empêcher que soient construits les pavillons pour les ménages, comme de construire douze! garages dans le beau jardin (on a déjà détruit le jardin intérieur de San Gaetano dans le même but), je ne protesterais pas contre ce décret. Mais on peut prévoir des éventualités d'un autre genre, également préjudiciables. Droit pour l'Italie de restaurer ce qu'elle jugera utile. Droit pour l'Italie d'organiser visites, des conférences, etc., d'où gêne certaine pour les pensionnaires, ceux qui travaillent. Je ne proteste donc pas contre la protestation projetée. D'autant plus que le décret contient une expression inadmissible de "mise en tutelle" de la France. Origine de tout ça : introduction des ménages.

Rend visite à Goutal. Il me dit que pour le Trocadéro[17], il n'y aura certainement aucune difficulté. Visite aussi à Mortreux, ramassant toujours sur son bureau les miettes de tabac et ne parlant que du voyage en Espagne qu'il a fait cet été. Chez Goutal, rencontré Mme de Pitray, la sœur de la femme de Pierre Nénot [18]. Bien jolie : fait de la décoration, comme tout le monde.

 


[1] Raphaël Astréoud.

[2] A la Gloire des armées françaises.

[3] Amiral de Maupéou.

[4] Les frères de l’Or vierge, éditions des Deux Rives, 1949.

[5] Nouvelle Faculté de médecine.

[6] Sic.

[7] Félix Gouin.

[8] Pour le monument A la Gloire des armées françaises.

[9] A la Gloire des armées françaises.

[10] Nouvelle Faculté de médecine.

[11] Nouvelle Faculté de médecine.

[12] A la Gloire des armées françaises.

[13] Jacques Chabannes.

[14] Marcel Landowski.

[15] Le Retour éternel.

[16] Nouvelle Faculté de médecine.

[17] A la Gloire des armées françaises.

[18] Pierre Nénot a épousé en 1931 Marie Simart de Pitray.