Août-1950

2 août [1950]

Téléphonant au cabinet Madeline, on m'apprend qu'il est brusquement tombé très gravement malade à Toulon. Il aurait une brutale crise prostatique, rétention, reins bloqués. On parle d'urgente opération. On semble excessivement inquiet.

Après l'Institut, rendez-vous avec Rémond, chez Lipp. Il nous recommande d'être très fermes dans la discussion du contrat.

— Ce sont des margoulins, nous dit-il.

— Ça ce voit, disons-nous.

Si j’étais seul, je crois bien que je ne suivrais pas. Je poserais tout de suite certaines conditions sine qua non. Mais si je me retire, tout s'effondre et Gaumont et Niclausse sont très ouvertement désireux d'aboutir.

3 août [1950]

Rendez-vous ce matin place du Trocadéro, avec le président Vergnolles et l'architecte Drouet pour revoir l'emplacement du monument de l'Armée française. Échange d'idées? Cet architecte Drouet me parait un brave type, mais pas bien fort. Il m'a montré quelques croquis. Ils semblent faits par un agent voyer d'une petite ville. Vergnolles est architecte aussi. C'est un homme qui a de l'allure. Il doit voir grand. Il m'a dit qu'il avait pleine confiance dans ce que je ferai. Projet bien difficile. Ce qui sera difficile aussi, ce seront les tractations avec la ville, puis avec l'État et d'abord avec le comité des A[nciens] c[ombattants].

Après-midi, Gaumont vient et nous mettons, ensemble, au point les corrections que nous voulons voir apporter au contrat égyptien.

Que de temps perdu en inutiles palabres.

4 août [1950]

Je remets aujourd'hui à Rudier les 400 000 F qui lui restaient dus pour la statue Douglas Haig. Voilà qu'il se met à protester, prétendant avoir droit à une augmentation de 10%, à cause du retard de quelques semaines pour le règlement du deuxième acompte de 1 000 000. Aucune date n'avait jamais été prévue pour les règlements. Et je lui ai transmis intégralement les deux premiers chèques, dès que je les recevais de Montreuil[-sur-Mer]. Cette statue qui pèse 1 tonne 700 kilos devait être payée 1 million 700 mille francs. J'ai accepté sans discussion son prix de 2 400 000 F (soit 700 000 F de plus). Et le voilà qui proteste. Pauvres sculpteurs! Entre les marchands de pierre, de marbre, les prix du plâtre et les fondeurs, quel étranglement. Je l'ai envoyé promener. Protestation d'autant plus ridicule que j'ai son prix fixé par lui, envoyé par pneumatique, en son temps!

Au continental ou le président Mahmoud Bey Khalil tient sa cour, tous les matins, dans le hall où il a son coin réservé. C'est un homme à l'air bougon, à type turc plutôt qu'africain, très blanc de peau. À Fès, il y a des Marocains très blancs de peau. Il fume toujours un gros cigare. Il a, parait-il, une maladie de cœur. Ça ne va pas très bien ensemble.

Quand nous arrivons, nous trouvons là Rémond, français ayant eu une situation importante au Caire, en très bonne relation avec le roi, s'occupant aussi des affaires de Mahmoud Bey, en Europe. Là aussi un Égyptien jeune et très bronzé, qui est le secrétaire de Mahmoud. Et puis aussi notre confrère Dropsy, qui a été en Égypte et pour qui Mahmoud a beaucoup d'amitié.

On s'assied. On s'installe et le président nous déclare :

— J'ai pleins pouvoirs pour traiter le monument, pour toutes ses clauses. Il n'y a qu'une chose pour laquelle je n'ai pas les pleins pouvoirs : c'est la date d'achèvement. Il faut que le monument soit fait dans un an.

Naturellement nous nous exclamons, nous nous esclaffons :

— Mais il faut au moins trois ans pour un ouvrage pareil.

— Non, c'est irréductible.

—Alors, ai-je dit, cher président, ce n'est pas la peine de discuter des autres clauses. Si vous voulez bien, n'en parlons plus et acceptez de venir prendre un café...

Il a souri, sans desserrer les lèvres, car il ne rit jamais.

— On dit là-bas, que si vous avez trop de temps, vous passerez votre temps à Montparnasse. Ce sont des sots.

Pour les autres clauses inadmissibles pour nous ça s'arrangera. Bref, il va écrire là-bas.

Visite de Vergnolle. Il me dit qu'il envisage de me faire acheter Michel-Ange par la ville. Revoyant les maquettes du Temple de l'Homme (ou des hommes), il voudrait le faire reprendre pour une exposition univ[erselle], qui aurait lieu en 1955. Je lui dis q[uel]q[ues] mots d'une première idée pour le monument du Troc[adéro].

Chez Jaulmes pour voir une décoration qui lui a été commandée pour Dakar. Quelle jolie tête a Jaulmes. Quel charme aussi a sa femme. Mais la décoration, agréable de couleur est d'une incroyable faiblesse de dessin.

Malgré tous ces dérangements, ces bavardages, je travaille bien et la Porte[1] avance quand même. Quant à l'avenant au marché, aucune nouvelle.

5 août [1950]

Journée sans aucun dérangement. Installation dans l'atelier qui lui est réservé, de l'encadrement de la Porte, traitée d'après le dernier dessin Madeline. C'est pauvre.

Nous dînons chez Mme Goldschmitt, secrétaire de l'Œuvre de secours aux enfants que préside Lily. Il y avait un ménage américain très sympathique. On a parlé surtout de la Corée, où les Sino-Coréens semblent stoppés. On dit que le temps travaille pour les Américains.

6 août [1950]

La journée se passe presque entièrement avec Gaumont à rédiger le nouveau contrat d'après la conversation avec Mahmoud de vendredi dernier.

Fin de journée récompensée en travaillant au b[as]-r[elief], le Rameau d'or.

Nouvelles de Madeline, pas fameuses.

7 août [1950]

Gaumont et Rémont (ou d) dînent ici. On lui soumet notre texte. Ça va. Il n'a guère d'estime pour les gens de là-bas. Par on ne sait quel tour de passe-passe, c'est au ministère des Travaux publics qu'on voudrait confier l'administration du monument. Au fond, c'est, jusqu'à présent, surtout le roi qui fait aboutir ce projet.

On parle de la Corée, de la situation générale, qui ressemble beaucoup à l'époque de Hitler. On voit très bien la Russie quitter l'O.N.U. et alors, comme avec Hitler, ce sera la pente fatale. Hitler, malgré ses grandiloquentes vantardises à propos d'un mensonge, était plus franc. Et ma foi, n'y a-t-il pas une certaine analogie avec la situation de l'Empire romain du IVe au VIIIe s[iècle]? Mais quel Empire romain? L'occidental ou Byzance?

8 août [1950]

2ème réunion au Continental. Je les note. Mahmoud Bey aurait obtenu deux ans. Bien sûr nous refusons. Nous donnons les raisons. On nous marchande les mois de travail comme on marchande les prix d'un marchand de tapis.

Le Rameau d'or, ou bien de jardin des Hespérides, ou bien Parsifal arrache l'épée, etc. Et je donne au fruit la forme d'un œuf, le symbole orphique[2].

9 août [1950]

Chez Séassal après l'Institut, où nous faisons taper le contrat.

Je passe à la porte de Châtillon où Vergnolle m'a dit qu'il voulait provisoirement placer le Michel-Ange, dans les squares entourant les maisons nouvelles. Pas épatant, mais mieux que rien.

Corée. Les Américains semblent remonter quelque peu, malgré d'énormes difficultés.

10 août [1950]

Troisième réunion chez Mahmoud Bey. Toujours la discussion sur les délais. J'ai bien envie de lâcher, d'autant plus que Mahmoud a, vis-à-vis de moi seul, une attitude assez blessante concernant le prix que je demande pour la statue équestre (4 m.). Ni Gaumont, ni Niclausse n'esquissent le moindre geste pour me soutenir. Pauvres mentalités de sculpteurs. J'ai bien envie de plaquer cette aventure.

11 août [1950]

Téléphone de Mahmoud. Il a reçu une dépêche du Caire où le ministre accorde un délai de deux ans. En même temps, le ministre insiste pour des pénalités en cas de retard, avec contrepartie, évidemment. J'ai de plus en plus envie de plaquer.

13 août [1950]

Quatrième réunion au Continental. Mahmoud va essayer d'obtenir deux ans et demi. Quel marchandage idiot. Niclausse et Gaumont sont d'avis d'accepter, quoique leurs calculs serrés du temps à passer exigent trois ans.

14 août [1950]

Départ pour Anvers, invité par Winders pour visiter l'exposition de sculpture en plein air pour laquelle on m'a demandé Michel-Ange. Je pars avec Becker et sa femme.

Dîner chez Winders. Parmi les convives le bourgmestre d'Anvers, un solide flamand et sa femme. On parle naturellement de l'exposition que je n'ai pas encore vue. Tous les convives ont l'air d'accord pour considérer l'exposition comme médiocre, surtout chez les dits modernes. Ils s'attendaient à autre chose. Mais on est inquiet. On est lâche. On l'insinue, qu'on n'aime pas ça. On ne le dit pas trop haut. Le bourgmestre me dit qu'on voudrait avoir quelque chose de moi, mais je n'ai pas l'impression que ce soit le Michel-Ange.

15 août [1950]

Visite de l'exposition, avec Winders. La visitant, je comprends pourquoi Rudier était tellement au courant. Je vois là tous les bronzes dont il est, je ne sais comment, propriétaire. Il y a, comme toujours, de mauvais Maillol. Y a-t-il de bons Maillol? Les Bourgeois de Calais, l'Héraklès de Bourdelle, et du Lipchitz et des petites banalités très artistes français, comme le Nu de jeune fille de Yencesse. Michel-Ange est très mal présenté. Je sens partout contre moi, et dieu sait si je ne suis pas du genre persécuté, une mauvaise volonté qui se traduit par une volonté de présenter mes œuvres le plus mal possible. En résumé, pour ce qui concerne la France, j'ai l'impression que c'est une exposition de Rudier, qui est au mieux avec les conservateurs et doit faire des ristournes.

Mais dans l'après-midi, très intéressante visite au jardin zoologique qui n'est pas redevenu aussi riche qu'il était, mais est encore fort intéressant. Ici, c'est la vie. Là-bas, dans ce jardin, c'est la mort. Quand l'art ne s'appuie plus sur la vie, tourne le dos à la vie, il meurt. Ce qui est arrivé aux tout premiers siècles de notre ère, quand le christianisme, le catholicisme plutôt a apporté la préoccupation essentielle de la mort. Alors l'art est mort. Mais la vie est au-dessus de toutes les philosophies, de toutes les religions. Et c'est pour la vie que l'art ressuscita.

16 août [1950]

À peine débarqué d'Anvers, je dois me précipiter au Continental, cinquième réunion. Il y avait Rémond et Barsoum, le secrétaire de Mahmoud Bey. Nous cédons à 2 ans et demi! Ça me donne le vertige, surtout avec ce que j'ai à terminer (la chère Porte). On se quitte, en principe d'accord. Nous partons avec Barsoum qui cependant parle de nouveau d'une garantie, à laquelle je ne comprends rien. Le contentieux du ministère n'accepterait pas de signer un contrat et de verser des acomptes sans garanties.

17 août [1950]

Les Américains avaient annoncé une formidable opération de bombardement par une énorme flotte aérienne. Mais tout est tombé à côté des objectifs.

19 août [1950]

Quoique fatigué, j'ai conduit aujourd'hui 530 km  sans fatigue. L'auto est, à sa façon, un repos, dans ces voitures modernes, qui sont bien suspendues, rapides, silencieuses.

20 août [1950 le Brusc]

Arrivé au Brusc, où la petite bande joyeuse nous attend.

21-22-23-24 août [1950 le Brusc]

Repos au lit. Lecture du dernier livre de Mâle sur les vieilles églises des Gaules. Comme toujours remarquable. Il faudrait lire ce livre en faisant les pèlerinages dont il parle. Les S[ain]tes-Marie, Compostelle et même aller jusqu'en Palestine où les légendes ont pris leur départ. Mais, le plus intéressant à faire serait celui de S[ain]t-Jacques-de-Compostelle, en complétant Mâle par Bédier.

Singulier que ces légendes qui ont fait se dresser par toute la France tant d'églises, de cathédrales, qui ont mis en mouvement tant de foules (les pèlerinages, les croisades qui sont aussi des pèlerinages) n'aient finalement rien laissé de profond. Je veux dire, n'ont pas imprégné à tout jamais notre art, littérature aussi bien que plastique. Il a suffi que deux rois (Charles VIII et Louis XII) et leur cour de snobs aillent en Italie et en ramènent (sauf Léonard qui ne fut jamais qu'un isolé) des artistes assez médiocres (Benvenuto et Primatice ne sont pas de grands génies, loin de là), pour que les quatre siècles d'occupation[3] de la Gaule (de Jules César jusqu'à Constantin), c['est]-à-dire jusqu'à la chute de l'Empire romain d'occident, reprennent toute leur influence gréco-latine. Et après, on peut dire que toute l'histoire de l'art français est dominée par la lutte entre cette imprégnation gréco-latine (considérée souvent à tort comme la tradition française) et la vraie tendance artistique française qui est le réalisme, et qui jusqu'aux guerres d'Italie se frayait péniblement sa route vers la vie à travers les premières importations orientales qui s'épanouirent dans l'art roman.

L'art roman n'est pas d'origine gauloise ni française. Je ne pense pas tant à l'architecture qu'aux arts plastiques, surtout la sculpture qui naissait. L'architecture est trop dominée par des nécessités inéluctables de construction pour être exemple d'art pur. La sculpture, car c'est l'élément plastique le plus important de ces premiers siècles (X-XI-XII), il faut avoir le courage de la dire, si elle est liée aux formes architecturales, n'est le plus souvent que la copie de modèles orientaux déjà recopiés par les moines et leurs artisans, réalisation en pierre de miniatures et de mosaïques. Aussi, comme plus tard au XVIIIe siècle, la sculpture que dominera le décoratif, souvent gauche, ce qui est sympathique, mais plus souvent déjà conventionnelle, sortie de formulaires d'atelier habile même, cherchant l'effet plus que l'émotion, sera aussi compliquée et confuse que l'architecture est simple. L'exemple le plus typique est à Vézelay, dont personnellement je n'admire guère le grand tympan, ni ces figures en pierre, les jambes croisées (S[ain]t-Sernin, S[ain]t-Étienne de Toulouse), etc. Mais, même à cette époque où l'art est entièrement dirigé par les clercs (ceux qui savent lire), celui qui sera la vraie invention française apparaît de ci, de là, même au portail Nord de Chartres où certaines têtes sentent le portait. Et c'est l'art gothique, aussi bien architecture que sculpture que s'épanouira la vraie personnalité et la vraie tradition française, celle qui saura unir l'amour de la vérité, l'émotion devant la vie, l'expression des idées et le décoratif. Cela apparaît déjà à Chartres, surtout aux voussures du portail Ouest, et un peu partout aux petits sujets consacrés aux travaux, aux vices et aux vertus, pour aboutir aux grands chef-d'œuvre d'Amiens, Notre-Dame de Paris, Rampillon, etc. La Renaissance (le nouveau! le vieux nouveau) arrêtera cet essor. La preuve s'en voit à Reims, en France. En Italie dans la production de la fin de la vie de Donatello, il imite les sarcophages. Et nous voilà loin du s[ain]t Georges et du Zuccone [4].

25 août [1950 le Brusc]

Pourra-t-on sortir autrement de la guerre de Corée que par une troisième guerre mondiale!

28 [août 1950 le Brusc]

Je fais un premier croquis du monument Trocadéro. Je ne veux pas diviser ce mur. Essayer de l'occuper entièrement par une longue frise "une armée en marche". Mais quel travail! Quelle somme énorme! Je fais des croquis.

30 août [1950 le Brusc]

Visite de Charles Schneider et de sa femme et de leur docteur, Dr Heck. Vraiment bien sympathiques.

Lettre de Mme Mantet, la secrétaire de Madeline : le fameux avenant n'a pas quitté le bureau de d'Estaing (le supérieur de Villenoisy), ou bien la rue Barbet-de-Jouy l'a de nouveau retourné rue de Valois. C'est là qu'il est toujours.

31 août [1950 le Brusc]

J'écris à Rudier pour protester contre son augmentation de la dernière heure du mon[umen]t Douglas Haig, s'appuyant pour cette augmentation de 10% sur le document jamais reçu. Je proteste également pour l'augmentation du Michel-Ange. Décidément, j'avais bien fait il y a quelques année de rompre avec ce type.

 


[1] Nouvelle Faculté de médecine.

[2] Nouvelle Faculté de médecine.

[3]. Suivi par : "et d'impregantion", raturé.

[4]. À Florence, au Bargello pour saint Georges, au Museo dell'Opera del Duomo, pour le Zuccone.