Octobre-1937

Cahier n°37

20 octobre [1937]

Installation du nouveau jury de peinture. Waroquier est là. C'est un homme maigre, d'aspect maladif, comme un intoxiqué par une drogue? Expression tendue, refoulée. À première vue ça ne paraît pas très bien la nature qui convient à la jeunesse. Pris rendez-vous pour aller le voir samedi prochain.

Visite de Dufau avec sa jeune protégée que j'adresse à d'Espagnat. Il est content de l'accord obtenu hier pour leur exposition avec jury imprévu des critiques d'art!…

Déjeuner du Dernier-Quart. Nous sommes dans mon coin : Breguet, Jean Vignaud, Berouteau de l'Écho de Paris et Larroy. Conversation sur la situation extérieure, bien entendu. Larroy, qui revient d'Espagne, du Maroc, dit que le réseau italo-allemand est là-bas partout. L'Allemagne freine, Mussolini mène le jeu. Il est encore hésitant, nous dit Berouteau, mais avec tendance à tout risquer. Il est devenu de plus en plus violent, très poussé par Ciano qui a pris grosse influence sur lui. Et Breguet nous parle de la situation aéronautique de la France, comparée aux autres protagonistes de la folle aventure qui semble se préparer. En France, travaillent pour l'aviation environ 25 000 hommes au régime de 40 heures par semaine. En Allemagne environ 80 000 hommes par équipes se relayant sans interruption. En Russie aussi 100 000 hommes. Grosse production. Très bons appareils. En Angleterre entre 70 et 80 000 hommes. En Italie, on ne sait pas. Sans doute 35 000 hommes. Quand nous sortons un appareil, la Russie en sort 8, l'Angleterre 4, l'Allemagne 5, et l'Italie probablement 3. Nous avons de vieux appareils déjà démodés. Si jamais guerre éclatait, en deux mois, dit Breguet, nous n'aurions plus d'appareils. Mussolini sait cela et, d'après les gens renseignés comme Berouteau, sa nature violente et sanguinaire est très tentée. On en est là, et malheureusement cela me semble la vérité. Alors on pense à cette guerre passée, à tous ces morts, à tous ces emprunts pour la défense nationale, y compris le fameux emprunt Blum-Auriol qu'on a souscrit avec tant d'enthousiasme, mais dont pas un sou probablement n'est allé à la défense, mais dont tout a servi au bouchage de trous. Rapprocher cela de la fameuse ligne Maginot, qu'il a fallu recommencer.

On travaille quand même à son rêve. Tout est trouvé pour le monument Fauré, y compris les extrémités de la fontaine. Maintenant il n'y a plus qu'à finir.

21 oct[obre 1937]

Visite de Pommier. Il étudie, tout de même! une modification aux jeux d'eau des fontaines de S[ain]t-Cloud[1], pour diminuer le débit, augmenter les bouches d'évacuation. Il est temps! Et cela va coûter 50 000 F au moins.

Puis visite de la jeune presque fiancée de Paul Auriol, que j'adresse à l'excellent Jaudon.

Et puis Medina, de Tunis, avec sa femme. Qui semble vouloir se fixer à Paris et veut écrire sur moi des entretiens comme ceux de Gsell avec Rodin…

Mais je n'en travaille pas moins à l'esquisse d'ensemble du Fauré. Je suis tout à fait dans la bonne voie.

Gentille conférence de Wanda, sur le folklore français. D'amusantes chansons chantées par des chœurs d'enfants. J'admire une jeune femme qui dirigeait les chœurs des garçons, ses mouvement de bras et des mains. La merveilleuse Madeleine Grey emballa tout le monde pour finir. Elle a un rude talent.

22 [octobre 1937]

Il y avait hier à dîner chez Ladis, Marguerite Long et P[aul] Léon. On craint beaucoup, quand la démolition en sera commencée, que les ouvriers ne s'y installent pour des années, n'y fassent une démolition à la Pénélope inversée, c'est une des raisons qui militent en faveur de la reconduction…

Au lieu de couper brusquement les extrémités de la vasque Fauré, je les ai arrondies en plein cintre. Cela a prolongé l'horizontale qui avait hier impressionné Pommier. Les bas-reliefs s'arrêteront au moment où commence le demi-cercle. Les demi-cercles seront entièrement consacrés aux jets d'eau qui s'étaleront tout autour en éventail. Je multiplie à la base des horizontales. L'impression est beaucoup plus vivante.

Content de mon projet, puis de la visite de la famille de M. Fabry et de son conseil. Le buste semble réunir tous les suffrages.

À l'Exposition. Il faut tout de même que je la visite un peu. Aujourd'hui Centre régional et l'île des Cygnes (colonies). Le Centre régional est charmant d'ensemble. Il est là comme un défi à la banalité et au conformisme de l'architecture dite moderne. Par contre, dans le détail, dans la décoration à figures surtout, le désastre de nos arts plastiques se fait sentir. L'exposition lyonnaise entre autres est lamentable. Il y a de pauvres sculptures de ce pauvre Gimond et d'un autre type dont j'oublie le nom, aussi faibles que les débutants de l'École. Les peintures de ce S[ain]t-Saens qui encadrent ma maquette Ader sont aussi faibles et laides et surtout antipathiques. C'est peut-être cela la caractéristique de tout ça : "C'est antipathique". Il n'y a, autant que j'aie pu voir, que deux choses bonnes. D'abord au Pavillon de Lourdes, quatre grandes décorations d'un nommé Castaing. C'est d'un vrai peintre. Et au Pavillon landais les fresques de Rigaud.

Rencontré Herbemont, qui me parle de sa Société des amis de la médaille, et les Mauclair, qui viennent déjeuner jeudi.

En partant je repère au Pavillon de l'Indochine des bronzes des VIIIe, IXe, Xe siècles, des Civa, des Kwanin, etc., remarquables. Mais tout cela appartient à un marchand. Je doute qu'on puisse acquérir quoique ce soit à bon compte. J'aimerais bien.

23 [octobre 1937]

Salle Pleyel, répétition générale, la première répétition générale[2] de Marcel[3]. Son chœur des Sorcières et son chœur des Sept Loups. J'ai très bonne impression. Il a conduit avec autorité. Monteux semblait très content. Il m'a dit :

— Et il y a un an, il n'avait jamais tenu un bâton.

Büsser, si gentil, était là.

Visite à de Waroquier. J'espérais découvrir plus que ce que j'ai vu de lui dans diverses expositions. Sauf deux dessins, une tête presque camaïeu, et un dessin, un nu d'homme, où il y a de l'émotion, tout est terriblement systématique. Il exploite à fond les formules du XVIIe pour l'expression de la douleur, du drame, mouvements des sourcils, enfoncement des orbites. Aussi n'est-ce pas du drame, mais du mélo. Mais surtout, je suis atterré (et je me suis efforcé de ne pas le montrer, je le connais à peine) de sa grande décoration du Trocadéro. C'est dommage, car il y a un tempérament chez cet homme. La hantise du nouveau les détruit. Les deux grandes figures mal dessinées, peintes en rouge vermillon mal accompagné (pour indiquer tout à la fois reflets de flammes et éclaboussures de sang évidemment) font surtout effet d'épouvantail. Ce n'est ni vrai, ni tout à fait en dehors de la réalité. Ça croit être très audacieux, mais c'est de l'audace de bourgeois. Quelque chose du cocorico des artistes de Flaubert. La vérité est qu'il manque à tous ces gens des bases, ce qui s'apprend, quoiqu'on dise, quand on est jeune. Quand on est vieux, pareille insuffisance est pénible. Et puis cette théorie stupide que le dessin en décoration n'a pas à être soigné… La Sixtine, cependant, les Tintoret, Véronèse, etc., dessinaient, me semble-t-il, assez bien. La valeur de leur dessin n'empêche pas leur œuvre d'être décorative. L'incorrection n'ajoute rien à la valeur de l'œuvre, elle lui en enlève au contraire, n'en déplaise même à Delacroix. Mais sa phrase "Que m'importent les incorrections, etc." ne doit pas être comprise comme un encouragement, mais comme une résignation, un "tant pis".

À l'Institut, Rabaud me dit avoir lavé la tête de Marcel parce qu'il conduit demain. J'ai plaidé l'ignorance de cette interdiction, ce qui était vrai. Rabaud me fait penser à Barrias quand au nom du règlement de Rome, il voulait m'empêcher de faire les Fils de Caïn. J'ai surtout pensé à cela, tout à l'heure, quand j'ai su par Marcel la violence de la scène qu'il lui a faite. Il y a quelque chose de Beckmesser[4] chez Rabaud.

En séance, j'ai jeté mon petit pavé en demandant aux architectes de modifier le règlement de leur concours de Rome pour que les concurrents fassent vraiment leur concours eux-mêmes. Rothschild était à la séance et m'a parlé du buste de sa mère.

24 [octobre 1937]

Le premier concert de Marcel. La première fois qu'il conduit en public. Monteux me dit :

— Il faut qu'il ait une sacrée volonté pour mener ainsi.

Le fait est que ce fut très bien. J'ai l'impression d'un très heureux début.

25 [octobre 1937]

À l'École d'Électricité, pour voir les bustes existants pour celui que je vais faire de P. Janet. Puis à l'École où il y a encore une histoire de gardiens. Tous ces pauvres types et braves types en même temps se jalousent, s'espionnent, cherchent à se faire des tours. La force qu'ils sentent que leur donne leur syndicat les rend parfois insupportables. Il pourraient l'être beaucoup plus.

Mon gros cygne qui porte la nymphe fauréenne vient tout à fait bien. Longue besogne à traiter ça dans le plâtre, mais le résultat est bon, vraiment. Et je continue à être très satisfait de l'esquisse d'ensemble.

26 [octobre 1937]

Encore bonne matinée ici à travailler au Nocturne[5]. Toujours le cygne… Et il y en a encore pour plusieurs jours.

À déjeuner nous avions un jeune ami de Jean-Max, le jeune Labbé, qui comme lui cherche dans l'Afrique du Nord une situation agricole, mais plutôt un domaine soit à gérer, soit à exploiter soi-même. Labbé va aller dans les propriétés d'Heitz-Boyer. Jean-Max va obtenir, j'espère, ce poste de conseiller agricole pour les indigènes, où j'espère aussi il restera suffisamment longtemps.

À l'École deux jurys. Le principal, celui des architectes. Installation des nouveaux jurés élus au dernier conseil. Élection des trois vice-présidents[6]. Pontremoli n'a obtenu qu'une voix. Curieux.

Lily, rentrant de visite, me dit avoir rencontré Mme Venizélos qui vient de faire un long séjour en Italie. Elle dit que tout le monde là-bas en a assez de Mussolini, que si l'Angleterre et la France étaient énergiques, son destin serait vite réglé. Il y a partout, chez le peuple, chez les industriels, chez la petite bourgeoisie, une lassitude énorme. Mais on lui donnera encore l'occasion de se consolider par la victoire qui me paraît maintenant inéluctable de Franco. Ainsi se réalisera la prédiction que nous faisait l'an dernier au Brusc, le comte Sforza :

— Nous aurons les Allemands sur les Pyrénées.

27 [octobre 1937]

École. Le jeune Baboulet me raconte son histoire stupide de l'Exposition. Je lui conseille surtout de s'informer de sa victime, de s'y intéresser, et d'obtenir le retrait de sa plainte. C'est ce qu'il a fait, mais on n'a pas pu encore avoir l'adresse. Tous ces jeunes gens étaient un peu ivres. Puis la ronde Mme de Lapeyrière vient me parler de ses vacances et de ses projets, de son divorce et de son ancien mari. Puis la si gentille Magdeleine Dayot me demande un article, pour janvier, sur les collections de l'École. J'accepte. Comment faire autrement?

Visite du Trocadéro avec Boileau et Azéma. Mon bas-relief Colonne est bien placé. Mais le buste a le nez cassé. Il faut que je l'enlève. Du point de vue esthétique cela fera mieux. Le sens général du bas-relief sera mieux compris. C'est épatant comme il avait juste les mesures qu'il fallait pour l'endroit. Vu la décoration de Subervie, qui est en grand progrès. Son panneau est simple, presque monochrome. Mais pourquoi diable considérer comme révolutionnaire un peintre aussi sage, car le défaut de son affaire est une certaine banalité. Billotey s'applique à traiter artificiellement des sujets aussi fort rebattus. Je n'aime pas beaucoup ces déformations ou plutôt malformations à la mode. Néanmoins il y a là de la force. J'aime la grande fresque de Jaulmes. Ça vit dans le mur. L'échelle de ses personnages est très juste. C'est, jusqu'à présent, la meilleure chose. Je n'ai pas pu voir la fresque de Narbonne. Boileau la dit bonne. Il y a aussi des sculptures. Des statues comme on en voit par centaines au Salon, tous les ans. Statues interchangeables, même les noms, à peu d'exceptions près, de leurs auteurs. Tout ça est doré. C'est bien vilain. Mais la masse architecturale est belle. Il y a de la grandeur.

Après encore une après-midi à mon cygne, chez Lamblin où je lui expose mon point de vue sur le budget de l'École, puis chez Deshairs pour le choix des envois de son École au Caire… C'est une erreur de confier à un critique ou à un écrivain quel qu'il soit une direction d'école d'art. Ce sont gens à point de vue toujours faux. Il n'y connaissent, en définitive, rien du tout. Cette École des A[rts] d[écoratifs] est très mal orientée. Quelques bons sujets ne font pas la valeur d'un établissement. Un homme qui n'est pas de la partie est incapable de donner une impulsion profondément originale. Il ne fera qu'imiter, comme c'est le cas. Et orienter dans le sens de la facilité. Faire d'une École des Arts décoratifs une petite école d'architecture est une grosse erreur.

28 [octobre 1937]

À déjeuner, Camille et Madame Mauclair. Il m'apporte un ouvrage mystérieux, sorte de revue ou de manifeste intitulé Innovation, avec un article de tête de ce sot Yvanhoé Rambosson, panégyrisme du cubisme qu'on appelle aujourd'hui l'art "inobjectif". Il y est écrit ceci : "On peut donc affirmer qu'une ère nouvelle vient de s'ouvrir, celle de l'imagination pure." L'ouvrage où est écrit cela et bien d'autres choses encore comme : "L'art passe de la reproduction d'objets à l'inobjectivité, où la forme, le rythme, la couleur servent à créer l'absolu sans rapport intellectuel avec le côté matériel du monde; en peinture, nous atteignons la plus belle époque que le monde ait jamais connue, etc." est signé Hilla Rebay. Cela est destiné à mettre en valeur la collection de l'Américain juif Guggenheim. Fort belle édition. Beau papier. Reproductions en couleurs. C'est très curieux, car cela revient simplement à un art ornemental à éléments géométriques. Cette formidable nouveauté, n'avons-nous pas connu cela à l'âge des cavernes?

Mauclair me dit qu'on prépare une vente à l'État de la collection nègre de Paul Guillaume. Albert Sarraut s'en occuperait activement… Mauclair nous parle aussi de son voyage en Égypte. Dommage que je n'aie jamais le temps d'aller là. Bien que j'en connaisse, par les musées d'ici et d'Italie, et les ouvrages publiés sur, beaucoup de choses, ça doit être une révélation. Comme Athènes.

Ce travail du plâtre, c'est très bien, mais c'est terriblement long. J'ai envie de laisser à ma nymphe le geste de jouer de la harpe, mais sans harpe. Elle aura l'air de jouer sur un instrument invisible. Ce serait encore plus mystérieux et immatériel comme la musique.

Avec Colin j'étudie la possibilité de réaliser cela dans une grande terre cuite. C'est vraiment à envisager sérieusement.

29 [octobre 1937]

La terre cuite a un gros retrait, 10 %. Ma frise de 10 m n'en aurait plus que 9. Ce n'est pas possible. Cela se passerait dans tous les sens. Alors le choix n'est plus qu'entre le bronze ou le ciment?

Bonne journée de travail.

Dans Beaux-Arts, ce journal de Wildenstein, une note hargneuse à propos d'un monument à Loubet à Montélimar, concours jugé par Huisman, président, Despiau, Niclausse, Carlu et je ne sais plus qui; un de ces jurys bien obéissants composé par Huisman. Le prix est allé à un nommé Petit, un jeune homme, élève de Niclausse, extraordinairement doué. J'ai vu l'autre jour de lui, chez Deshairs, de remarquables dessins, qu'il faisait à dix-huit ans. Il semble doué comme l'était Chassériau. Arrivera-t-il à pareil épanouissement? Oui, s'il échappe à l'influence de Despiau et reste sous celle de Niclausse qui est un grand sculpteur. La photographie du monument montre une femme qui doit être une France, marchant comme ma France de Chalmont[7]. Inspiration très directe. Mais la note annonçant le résultat ajoute : "Voilà enfin une ville qui ose résister à la pression de l'Institut." Ces sottises m'agacent. On sent le mot d'ordre.

30 [octobre 1937]

J'achève le livre de Judith Cladel sur Rodin. C'est très bien. Rodin est encore plus sympathique que je ne croyais. Combien je regrette de n'avoir pas connu de près ce géant. Car on peut le compter parmi les géants. Combien plus mesquins tous ces gens qui essayent et parfois réussissent à se faire des miettes de sa gloire une réputation, comme ce Despiau rusé, avec pour tout bagage quelques bons bustes, mais pour tout le reste pâle imitateur falot, même dans son attitude cabotine, pareil à ces femmes avides, ces gens, cette Loïe Fuller qui convoitaient son héritage, et même ce Bénédite, si rusé, lui aussi. Mais tout cela est secondaire. Ce qui est passionnant [8], c'est la période de formation et d'épanouissement, l'âge d'or, la période qui va de l'Âge d'airain au Balzac, avec comme épanouissement la Porte. J'aimerais mieux voir la Porte élevée dans Paris que le Balzac, si formidable pourtant, mais dangereux à cause des imitateurs. Il travaillait (comme je travaille), à beaucoup de choses à la fois, dont une, tout à coup, prenait le pas sur les autres. Il travaillait très près du modèle. Cela se voit. C'était un réaliste. Il aimait le dessin, l'anatomie, la construction. Il avait l'imagination, reine des reines.

 

[1]    Sources de la Seine.

[2]    . Suivi par : "de mon fils", raturé.

[3]    Marcel Landowski.

[4]    Personnage des Maîtres chanteurs de Wagner.

[5]    Fauré.

[6]    . Suivi par : "Je n'ai pas été", raturé.

[7]    Les Fantômes.

[8]    . Au lieu de : "intéressant", raturé.