Cahier n°37
1er février
Similitudes de certaines époques d’art, tiennent à leurs similitudes religieuses : Art grec classique et art roman. Les seuls contacts entre l’art réellement grec et l’art roman maintenus de manière fort abâtardie pour l’art roman puis byzantin. Autant dire contact nul. D’où viennent ces deux floraisons extraordinaires ? et assez similaires ? D’abord à la croyance profonde de chacune de ces deux humanités à leur religion. Ensuite au caractère profondément humain des fables et des légendes extériorisant ces religions. On ne peut imaginer histoires se prêtant plus à l’expression plastique que la théogonie grecque et son animisme. On ne peut imaginer histoire plus riche, plus bourrée de sentiments humains éternels que la Bible et surtout le second testament. Pas un verset qui ne prête à une image. De ces deux sources l’imagination plastique vit encore. Au point qu’à la renaissance italienne elles se mêlèrent même. (D’où sans doute les foudres des Réformateurs).
L’art se développe sur plusieurs plans qui se confondent dans l’œuvre comme plusieurs sources menant à un même carrefour : 1) Plan de l’idée : origine de l’idée (abstraite ou concrète. La nature.) 2) Plan technique. La technique elle-même est double. Plan de la matière qui s’attaque suivant des procédés obligatoires. Technique personnelle dépendant uniquement de la personnalité, sensibilité individuelle (innées, ne s’acquiert pas).
Le sentiment national n’a pas donné d’aussi parfaits résultats que le sentiment religieux. Parce que moins humain. N’a visé qu’à exalter un seul sentiment : la victoire, l’orgueil de la victoire. Atteint dans ses œuvres à la grandeur jamais à l’émotion. Tourne vite au décoratif en soi. Le sentiment décoratif en soi. Aboutit à l’incohérence quand le décoratif domine, la décadence commence.
A l’Ecole. Je visite les ateliers des sculpteurs et de d’Espagnat.
De Bouchard une lettre assez stupide. Comme au dernier jugement ce n’est pas un de ses élèves qui a eu le prix, il voit là de noires combinaisons. Il me demande que les grandes salles de jugement ne soient ouvertes qu’à l’heure fixée. Il prétend que les membres du jury arrivant à l’avance peuvent s’entendre.
Dîner chez Mme. Mâle. Son appartement donne sur les Arènes de Lutèce. Je me rappelle les lectures que je venais faire avec Paul Lecène. Et les croquis que j’ai fait de lui, que j’ai encore. Il y avait là Hazard, retour d’un voyage récent en Italie. Impressions difficiles à définir et contradictoires. Incohérence, troubles partout.
2 février
Dessins avec Grecoff. Que ce garçon est beau. Il faut que je trouve le temps de faire avec lui mon Prométhée. Il faut aussi, absolument, que je prépare mon exposition rétrospective. La meilleure réponse aux imbéciles et aux envieux.
Rue de Valois où Lamblin me met au courant de la décision, en cas de guerre, du repliement de la Direction des Beaux-Arts à Azay-le-Rideau. Puis je me mets d’accord avec Huisman pour mon voyage en Algérie.
A déjeuner M. Lippens. Nous parle de la situation officielle du gouvernement belge, à cause de la peur de l’Allemagne et de la division du pays.
Dessin du bas-relief Fauré : la Fleur et la Papillon. J’encadre son profil par sa première et sa dernière mélodie.
Dîner à l’Ambassade de Pologne.
3 février
Je ne peux pas me désintéresser de ce Moulin et des vignes rapportées d’Italie, plantées dans la serre. J’ai commandé aujourd’hui les fers nécessaires pour achever l’installation intérieure de la serre. Je ne voudrais plus que sculpter et m’occuper en amateur du jardin. J’en ai assez de voir des gens sans arrêt. Ca ronge.
Je prends mon billet pour Constantine.
4 février
Ecole comme tous les samedis. Visites diverses. Pas d’ennuis.
Ensuite déjeuner inter-académies. Je suis entre Büsser et Lacaze. Idée de Sabatté qui est bonne.
Après déjeuner avec Hourticq nous allons à l’exposition de Picasso. Tout ça est tellement idiot et farce que ça ne vaut pas la peine d’en parler. Ce qui est plus farce c’est l’attitude des gens qui viennent voir ça et dont certains, sans blague, semblent apprécier ! C’est crevant à voir.
Rendez-vous chez Patouillard, avec le comité de l’association Rome-Athènes. On est très ému d’un nouvel article du journal de Wildenstein contre les Prix de Rome, pris en tas. On a raison. Ce dénigrement systématique de l’Ecole et du Prix est très grave, car elle agit à l’étranger dont les jeunes étudiants sont ainsi par avance écartés de la France. Et c’est ainsi que nous perdons peu à peu notre situation même dans le domaine artistique. Aussi parce que parallèlement les artistes[1] sont à la remorque des modes étrangères.
Le soir, chez Patouillard, nous avons eu la réunion du Comité France-Athènes, à propos de cette campagne. Nous sommes décidés à réagir.
5 février
Courrier et travail. Et retouches importantes à la conférence sur l’Enseignement que je transforme en article pour la Revue de Paris.
6 février
Travail.
Inauguration du cours de Pédagogie avec L. Hourticq et M. Bourgouin. Très peu de monde. Cela tient au prix d’inscription demandé. Je le craignais et y suis hostile. Les études[2] finissent ainsi par être fort coûteuses. Et ces pauvres petits sont en général si pauvres.
Comme je téléphonais à Verne, il me dit que G. Huisman a fait supprimer des crédits – au budget des B[eaux]-A[rts] pour la publication d’un bulletin des musées. Il voudrait donner cette rubrique à Wildenstein. Le Conseil des Musées se défend. C’est une bagarre de plus entre Verne et Huisman. Bouchard dans la journée me téléphone. L’article de B[eaux]A[rts] a tét reproduit dans le journal « La Flèche ».
Le soir chez Verne. Isay me met au courant de toute une combinaison pour sortir H[uisman] de la direction générale. C’est un petit complot de fonctionnaires pour un partage des dépouilles.
7 février
Journée de courrier, mise en ordre, travail un peu, en vue du départ demain pour l’Algérie.
Thé chez Lucien Romier, où il y avait la terre entière. Beaucoup de gens informés. Mais qui parlaient dans les coins et auprès desquels on se sentait importuns lorsqu’on tentait de se mêler à la conversation. Sympathique Lucien Romier. Intelligent. C’est bien le meilleur de l’équipe Figaro. Je n’ai rien appris d’intéressant. En fait je crois bien que personne ne sait rien, ne peut rien savoir. Les gens intelligents peuvent seulement faire des déductions. Imaginer, par exemple, que Franco est indépendant de Mussolini et de Hitler est une idiotie. Imaginer que Mussolini est indépendant d’Hitler en est une autre.
Poughéon me confirme ce que me racontait Isay hier soir. On donnerait à Julien Cain un poste diplomatique. A G. Huisman la Bibliothèque nationale. Abraham, voulant se fixer, [en cas d’un départ de J. Zay de l’Education Nationale, aurait la Direction générale. C’est trop absurde pour se faire. Et si c’est vrai, ce ne serait pas mieux.
8 février
J’ai fait une rude bêtise de confier à Vannier la mise en place des bas-reliefs d’Opio. Il ne me paraît même pas consciencieux. Et il est bien ignorant de ce que c’est qu’un bas-relief. On a souvent tort de se laisser attendrir.
Ce soir gare de Lyon, départ pour Constantine !
9 et 10 février
Gouverneur général Cambon.
Traversée calme. Presque personne. Je me sens déjà réparé. J’aime la mer. J’aime le vent en mer. J’ai fait deux conquêtes : le commandant du bateau, un brave type collectionneur de médailles antiques, qui m’avait vite repéré, m’a emmené dans sa cabine, m’a montré ses pièces (on en brasse en quantité) et m’a donné une pièce de Ptolémée. L’autre conquête est une fort jolie jeune-fille, qui était en face de moi à table. C’est une jeune marocaine, ce qu’elle m’avoue un peu honteusement comme je lui demandais si elle était à la Sorbonne ?! Je la réconfortais en lui affirmant que d’être manucure était une façon de faire de l’art…Elle a passé toute la traversée avec moi, ce dont je riais en sourdine, parce qu’il y avait trois ou quatre jeunes gens à gueules de boxeurs et aux cheveux lisses de danseurs mondains qui n’auraient pas demandé mieux que de s’en occuper, - ce que je me serais bien gardé d’empêcher. Cette jeune personne m’a dit qu’elle venait passer dix jours de vacances auprès d’une famille amie.
Lu beaucoup. Relu l’Histoire de l’Ecole des Elèves Protégés de G. Lafenestre, une histoire de l’Académie des Baux-Arts, etc. C’est très bon de lire des ouvrages bien étudiés, quoique l’histoire du comte Delaborde soit parfois assez superficielle. Ainsi toute l’aventure récente des décrets de 1863 est mal faite, mal documentée. J’en sais plus que lui ne dit. Or c’est un moment très important. Il semble qu’il veuille ménager des gens. Est-ce Mérimée, Viollet le Duc qui étaient derrière Nieuwekerque ?
Constantine
J’ai trouvé mon Jean-Max[3] magnifique. Déjeuner à l’hôtel Transtlantique où j’ai retrouvé ma jeune manucure avec sa famille amie qui se synthétisait en un beau garçon, comme de juste.
J’ai déjà ce soir, après ces quatre heures d’auto – une Ford qui doit dater au moins de la conquête !- l’impression d’un excellent nettoyage cérébral. Coup d’œil à laplace du Monument – bien petite. Connaissance de M.Massari. A demain les affaires sérieuses.
11 février
Journée de rendez-vous :
1° Avec M. Massari. 2° avec le Maire, personnage assez éteint vivant dans un bureau obscur. 3° avec les ingénieurs, disposés à entreprendre les travaux que je demande, importants. Il faudrait élargir la place en encorbellement. 4° avec le Préfet, grand jeune-homme sympathique. Je rencontre partout beaucoup de sympathie pour la mémoire de G. Thomson.
Puis la lourdeur du voyage me prend. Visite de la Ville. Rencontre d’enterrements, les corps drapés portés sur une civière, sur les épaules. Un enfant est simplement porté dans les bras.
Jean-max m’emmène dans sa Ford brinqueballante à Djemila, à travers un paysage de montagnes où l’on traverse des douars aussi en sécurité que partout en France. Djemila ancienne ville romaine d’où on a recueilli une extraordinaire collection de mosaïques. On les a appliquées aux murs du musée, bien que la plupart fussent composées pour le sol. La mosaïque, puis plus tard la tapisserie, furent des éléments décoratifs que remplaça la peinture, sans doute parce que moins chère et plus rapide. Les difficultés techniques font pardonner les gaucheries et systématismes.
Dîner chez mon vieil ami le général Duclos. Ici on rit des Italiens. On a tout de même tort.
12 février
Promenade dans les souks bleus, tout en dégringolade, en escaliers. J’étais piloté par M. Van Fan Eyck, contrôleur des contributions et peintre, -comme son nom l’indique. Visité des maisons juives aux patios remplis de linge sale et de jolies gamines affrontées.
Après-midi Jean-Max[4] m’emmène dans son domaine à Ain Mililah [?]. Curieux et vraiment satisfaisant de voir ces villages entièrement arabes administrés par cinq ou six français isolés et respectés. Je suis présenté au patron de Jean-Max, l’administrateur Avissan [ ?]. Il tient Jean-Max en grande estime et m’a montré un rapport excellent fait sur lui par un inspecteur venu récemment dans la région. Jeannot est bien pris par sa tâche de contrôleur des communes mixtes. Il s’agit de ramener l’Arabe à la [?] personnelle, de le faire échapper au colon trop exploiteur. Ces portes, conséquence de la création de l’Office du Blé, ne sont pas encore officialisés. Ainsi on arrivera à supprimer ce prolétariat agricole indigène, tout au moins à le diminuer, et les famines causées par l’inculture de ces régions – jadis fort riches. L’erreur a été commise par les colons européens d’y vouloir faire des cultures importées, ne pouvant réussir dans ce climat sec.
Hier soir dîner avec M. Massoni et le ménage Berthier. Berthier jeune savant a épousé Mme. Loetz (Chézy) dont le frère est le jeune journaliste venu me voir à Rome.
Berthier est conservateur du musée archéologique de Constantine, où je vis de très vieilles choses romaines et surtout préhistoriques, - mais d’un intérêt assez limité. Les vestiges les plus curieux sont les pièces provenant d’anciennes basiliques des premiers temps du christianisme, tombeaux, naturellement. C’est curieux comme les hommes, si méchants entre eux vivants, sont soigneux de leurs morts. Cette ville s’appelle l’Oued Rhezel. Nous irons demain.
14 février
Matinée consacrée à l’étude sur place de l’installation du Monument. Finalement pas très heureux choix. Il faudrait élargir son encorbellement non seulement la petite place elle-même mais le jardin du tour de ville allant de l’Hôtel de Ville à la grande place du Théâtre. Gros travail, gros frais. J’ai [?], tourné et retourné le problème. Pas moyen de faire autrement. On est disposé à me suivre. Mais le parti arabe, hostile jusqu’à ce jour à Thomson qui leur avait refusé les mêmes droits électoraux qu’aux juifs, ne fait plus d’opposition.
Après-midi à Oued Rhezel, -dans une immense plaine désertique dite du Boulhilets [?]. On est en train de fouiller là des centaines et des centaines de petites basiliques, entourée chacune d’un petit groupe d’habitations. Tout est à peu près rasé. Il fut un temps – IIe, III e siècles ? – où ces petits groupements faisaient une agglomération étalée sur des quantités d’hectares. C’est là que J[ean]-M[ax] vient passer le plus souvent ses dimanches, car non loin ils ont fait des plantations de palmiers qu’il surveille. J’admire les fouilleurs dont l’un est vêtu d’un vieux costume de général.
Dernières visites aux autorités et nous repartons pour Bône où je m’embarque demain.
16 février
A bord du Gouverneur général Joussart.
Refait hier la belle promenade. Nous avons rencontré en route des camarades de jean-Max. L’un d’eux est un jeune fermier. Nous les croisons, le fusil sur l’épaule, le jeune colon classique. Il surveille ses plantations, passe sa vie en plein air, nous dit qu’il ne va jamais à la ville et qu’il ne changerait son sort pour aucun autre. Même bonheur de cette vie libre nous est dite le soir à Bône, à l’Hôtel où vient nous voir un autre camarade de Jeannot. Aucun des trois n’envisage désormais une autre vie. Mon Jeannot, au fond de lui, voudrait aussi diriger une exploitation. Mais il vaut mieux faire d’abord un apprentissage comme celui qu’il a fait ces dernières années, dans des cultures où il a mené la vie des ouvriers agricoles. Il a du en voir de dures. Même sa première année de langue [?] lui a appris bien des choses utiles. Maintenant l’administration. S’il en a un jour les moyens, il aura l’expérience.
Nous nous sommes promenés dans Bône. Il a voulu passer devant une maison où habitait, m’a-t-il dit, une jeune fille dont il était amoureux. C’est la première fois qu’il me fait cette confidence.
J’ai été avec lui lui acheter des kilos de poissons dont il avait reçu commande à Ain Maillah [ ?] quand on sut qu’il allait à Bône. Mais seront-ils arrivés frais ?
Il y avait au départ du bateau une malheureuse petite fille idiote – au sens médical du terme – qui voyageait aussi avec nous à l’aller.
On achevait de charger du minerai de fer de grands cargos italiens. Le capitaine de notre bateau s’en indignait : « Il en part comme ça sans arrêt, pour leurs canons pour nous tirer dessus. On ne pourrait donc pas arrêter ça. Nous n’en avons pourtant pas de trop ! »
17 février
Marseille où je retrouve Lily venant du Brusc. Il fait froid. On va voir un film, en attendant l’heure du train.
18 février
Arrivée à Paris, il pleut. Heureusement absolument rien d’ennuyeux au courrier. Sauf, dans les coupures, comme toujours quelques rosseries dont celle, dans Marianne, certainement inspirée par Despiau. Je vais lui répondre. J’en ai assez de ce perfide et médiocre bonhomme.
Chez Barbedienne : je n’ai pas fort bonne impression de l’épée. Il est vrai que ce n’est pas encore décapé. Pareil travail doit être sursoigné. J’irai la semaine prochaine ciseler moi-même.
La grande France pour New-York fait bien. Evidemment ça sent la hâte. Mais ça a, je crois vraiment, de l’allure. On dira peut-être que c’est académique. Ca ne l’est nullement. C’est une France et ne peut pas être autre chose.
19 février
J’ai enfin écrit à Despiau[5], come j’aurais du le faire depuis longtemps –notamment au moment de mon retour de Rome, de cette exposition scandaleuse organisée par cette bande innombrable de soi-disant critiques d’art, à la galerie Wildenstein, où on aurait photographié en les déformant exprès ma Saint-Geneviève et Montaigne. Déroulède je le leur abandonne.
Téléph[one] de Lejeune à propos de cette tentative de création de journal. Mais comment aurons-nous l’argent ? Il faudrait au minimum deux millions pour commencer.
Il paraît que Grat [ ?] aurait déjà agi auprès du ministre et de H[uisman] pour protester contre la campagne faite à la Radio. Je crois cette démarche prématurée. Il aurait fallu les laisser s’enferrer.
20 février
Ciselure de la poignée de l’épée Verne. Dans l’argent ce n’est pas trop difficile parce que métal mou. Je m’y suis mis assez rapidement. Je trouve de plus en plus que l’orfèvrerie devrait être une des bases de l’enseignement de la sculpture. Maintiendrait le goût de la chose soignée. Quoi qu’on dise, la virtuosité, c’est difficile. Il y faut beaucoup de travail et de volonté. Pour qui a de l’émotion, de la sensibilité, de l’imagination, ce n’est pas nuisible. C’est en plus. Pour qui n’a pas ces dons essentiels, il reste au moins cela.
Ecole. Rien de sensationnel ne s’y est passé pendant mon absence. Questions de l’examen médical. En marche ? Assuré gratuitement en ce moment par [?] Brown, un véritable apôtre.
J’ai mis avec un certain plaisir, à ma honte, je l’avoue la lettre pour Despiau à la poste. Les gens mesquins vous rendent mesquins. Que sera sa réaction ? Encaisser et ne pas répondre ? Communiquer à l’auteur de l’écho ? Me répondre en se défendant d’avoir rien inspiré ? Démission du Conseil Supérieur ? Ce serait un bon débarras. Mais je crois à la première solution.
21 février
Il faut que je me décide à en finir avec les gueulards de la Fontaine Paris[6]. Je vais finir par faire figure de malhonnête homme. Ecrire à Trochu, - je crois qu’ainsi se nomme le conseiller de l’arrondissement.
Donc je m’y suis mis définitivement. En voici quatre d’achevés. Ils seront, je crois, amusants.
Visite de Barbedienne. Veut prendre la succession de Hébrard pour les pièces de moi qu’avait cette fonderie. Nous étions en train de dire du mal de Rudier, de ses combinaisons avec Escholier (si c’est vrai, tout de même ?) quand il s’est amené avec une magnifique voiture…
Après-midi, bas-relief principal du Monument Thomson. Son portrait ? L’arrangement avec les vues de Bône et Constantine fait très bien. Ce monument est sauvé. La limite de temps reculée m’arrange aussi plutôt bien.
Travaillé aussi aux petits bas-reliefs Fauré. Téléphone de R. Isay. Toujours enragé pour le départ de Huis[man]. Veut, avec des procédés bien antipathiques, m’embrigader dans le complot contre Huis{man]. Pour le remplacer par Abraham, -l’homme de de Monzie-, ça ne vaut vraiment pas la peine. H[uisman] a des défauts insupportables, mais il a aussi des qualités. Entre les deux, je préfère H[uisman].
22 février
Réponse de Despiau[7], je lui répondrai.
Petit jury de l’Exposition de la Grande Masse. Bon ensemble.
Visite à ce brave Leclerc et à son voisin Morel. Il termine en pierre un grand chien, - mais me montre une esquisse d’un projet qu’il appelle « Dieu » et qui pourrait donner une œuvre remarquable. Puis chez Tondu qui peine sur une grande décoration. Son effet est dispersé, ou plutôt il n’y en a pas, parce qu’il y en a partout. Il y a cependant une idée centrale heureuse. Il faudrait la développer, noyer dans un ton général tous ces nus plantés là comme des études, amener sur cette fillette et sa riche parure la lumière. Lumière et dessin.
Dernière retouche au Nocturne[8].
Réception chez le gouverneur Olivier. Revu sa belle collection de masques nègres.
Soirée à l’Opéra où l’on jouait Aïda dans des décors de Subervie.
23 février
Le jeune Serge Thereau m’avait demandé de venir voir ses décorations d’un asile et d’une crèche à Vanves. C’est spirituel. On ne peut guère appeler ça de la peinture, comme nous l’entendons. C’est de la très intelligente imagerie.
Travaillé rue de Lancry où je cisèle moi-même l’épée d’argent de Verne. Quel métier que celui-là, avec tant de variété, où chaque œuvre –épée, buste, monument, demande une technique spéciale.
Dessiné pour le bas-relief principal du Fauré. Et puis réunion du Comité technique de l’Exposition de New-York. Sans aucun intérêt. Le choix des œuvres d’art se fait dans un grand mystère, par on devine qui, sous l’influence de Wildenstein, tout puissant en ce moment dans le monde officiel.
Enfin réunion Rome-Athènes. Je crois que des démarches prématurées ont été faites ; on aurait du les laisser s’enferrer. Le Ministre a répondu à Grat et à Poughéon qu’aucune conférence sur l’Académie de France à Rome n’était prévue.. Or elle était officiellement annoncée au programme officiel.
24 février
Lettre de M. Deyron me disant de ne pas envoyer le Monument avant deux mois à cause des travaux d’encorbellement et de substructure.
A Paris Luxembourg où je fais une courte biographie de M. Coutan –mort hier. Avec Puech, encore là, c’est le dernier représentant de ces dix-huitième siècle. Brusquement cette forme décorative cesse d’intéresser. On y reviendra car le rococo, que je n’aime pas, est dans le sang. Il est de ces artistes qui se sont survécus. Comme c’était un sage et un ironiste il sut s’entourer d’une carapace d’indifférence.
Mon petit Marcel[9] vient de me jouer le début d’une symphonie qu’il commence. J’ai l’impression qu’il y a là une vraie grandeur. Il m’est cependant difficile de me rendre compte, avec le piano. Il y a tant de sonorités que je ne peux imaginer.
25 février
Réunion des chefs d’atelier de peinture : attribution des bourses d’Etat. Quelques visites. Inauguration ensuite de l’exposition de la Grande Masse. Pas mal de bonnes petites choses. Impression de jeunesse et de vieux.
Huisman me dit que Guérin avec Siméon ont fixé les nouveaux traitements des professeurs… Bizarre que Guérin ne m’ait parlé de rien.
Incinération de Coutan. Cérémonie sinistre et même ridicule. L’attente de cette heure et demie, avec cette musique pour diminuer le bruit du feu. Et cette petite boite qu’on a rapportée en transformation de la grande. Cela avait l’air d’un tour de prestidigitation.
A l’Institut brève réunion où, d’accord avec Sert, on se congratule et se remercie du sauvetage des œuvres d’art espagnoles…
Blanche parle Wildenstein. Lors de son exposition, M. de Rotschild voulait lui acheter q[uel]q[ue] c[hose]. (M. de R. comme David Weill n’achète que par l’intermédiaire de Wildenstein). Blanche lui dit « Nus nous connaissons assez pour que vous m’achetiez directement ». Là-dessus R. part en voyage. Cependant, le jour de l’expo[sition], le directeur de la galerie téléphone à Blanche : une jeune dame, de ses voisins en Normandie, voudrait absolument un de ses bouquets. Mais elle n’a pas beaucoup de moyens, etc. etc. Mon Blanche naturellement consent un important rabais. Quelques temps après la fermeture, téléphone de Maurin : « Cher ami, je suis étendu, malade. Ma consolation est dans ce bouquet de fleurs qui fait ma joie ». Quel bouquet ? Finalement il s’agissait du bouquet marchandé par la soi-disant jeune voisine de campagne de Blanche. Et c’était Wildenstein qui l’avait revendue. Blanche se demandait quel bénéfice important il avait bien pu faire ? Même pas. Toute cette histoire pour un bénéfice médiocre. Trafiquant à la petite semaine.
26 février
Au Malin.
Réponse à Despiau[10]. Au lieu de profiter agréablement du beau jardin, je me décide à lui écrire encore. J’ai trop sur le cœur l’affaire des critiques d’art à la galerie B[eaux]-A[rts] pour ne pas le lui dire. Je lui écris uniquement pour cela. J’ai perdu toute estime pour cet homme. C’est un lâche (son boitage artificiel durant la guerre de 14) et un plat courtisan (son attitude vis-à-vis de Huis[man]) (et des journalistes).
Les vignes poussent. Les orchidées fleurissent.
27 février
Presque terminé la ciselure de l’épée Verne.
Rentré vite à l’Ecole où nous avons donné les bourses d’Etat des architectes.
Après-midi travaillé au Nocturne[11]. Léger changement au bras droit de Nocturne. Puis achevé un des gueulards de la Porte de Saint-Cloud[12] : le baisemain. Combien de gens, surtout parmi ceux qui prétendent diriger le goût, se donneront la peine d’étudier de près ce travail. Je n’ai même pas la consolation de me dire que plus tard cette œuvre aura sa revanche puisque tout sera probablement ravagé par l’eau qui coule dessus. Saint-Geneviève est trop haut placée. Et comment dans le nouveau Palais des B[eaux]-Arts sera exposé le Héros !
C’était le rendez-vous chez Montagnac pour son exposition de sculpteurs. Il y avait Gimond et un monsieur ? auquel j’ai serré la main. J’ai su trop tard que c’était le journaliste de Laprade, un des employés de Wildenstein –j’ai eu cette attrapade avec lui à propos de son article sur le prix de Rome. Nécessaire. Nous allons établir des listes en commun. Tout ça temps perdu.
28 février
Posé pour mon portrait chez Narbonne. Je suis toujours étonné de la manière empirique dont travaillent les peintres. C’est de l’à-peu-préisme. Pas de méthode.
A l’agence de l’Ecole de Médecine[13]. Les architectes changent tout ! Au lieu de longs rectangles qui auraient fait comme une longue frise de bronze, ils mettent des ronds, ce qui fera comme une quirielle [sic] de pendules. Ce parti va conduire à des compositions semblables. Grosses difficultés imposées aux artistes.
Bon travail au dernier bas-relief Thomson. Son portrait, lui regardant Constantine. C’est bien. Travaillé aussi au baisemain.
Enfin chez Siméon où il me met au courant de la re-proposition des nouveaux traitements des professeurs. Il paraît qu’il a réglé ça avec Guérin ! Je crois d’ailleurs que ce n’est pas mal, sauf les chefs d’ateliers de gravure qui devraient être sur le même pied que les autres chefs d’ateliers. La base a été établie sur le nombre d’heures.
[1] « nous », barré.
[2] « L’enseignement », barré.
[3] Jean-Max Landowski.
[4] Jean-Max Landowski.
[5] Lettre à Despiau, insérée dans le Journal :
« A propos d’un écho de Marianne paru le 15 fév[rier] signé Monsieur de la Palette.
Despiau, -il serait déjà d’une incorrection parfaite de raconter, autour des tables des bistros, ce qui se fait au Conseil Supérieur de l’Enseignement dont tu as l’honneur d’être un des membres, pour se faire valoir auprès de quelque naïf journaliste en quête de potins et de copie. A l’indiscrétion ajouter de flagrants mensonges est la plus basse besogne qui soit. Tel est pourtant le cas de l’écho ci-joint inspiré par toi, comme certainement beaucoup d’autres. Les fameux titres et promesses scolaires n’ont nullement été énumérés par moi. Ils s’étaient présentés eux-mêmes aux membres du Conseil qui les connaissaient donc et savaient ce qu’ils avaient à faire. Que toi, tu préfères la balance de l’épicier aux titres décernés à des artistes par leurs pairs dans des concours difficiles qui ne se font pas avec la machine à agrandissement, je n’en doute pas. Les moyens que tu emploies pour te faire faire de la publicité et calomnier en même temps ceux que tu jalouses relèvent en effet bien plus du commerce de l’épicerie – de celle de mauvaise qualité – que de l’art, du souci de l’enseignement, et de la confraternité loyale. Si tu es fier de ton héroïsme de café crème, tant mieux pour toi. Les vrais artistes ont une autre allure. »
[6] Sources de la Seine.
[7] Lettre de Despiau insérée dans le Journal.
« Paris le 21 février 1939. Mon cher Landowski, je suis surpris autant que peiné que tu aies pu ajouter foi à un papier où tout est faux et surtout que tu aies pu m’en croire l’inspirateur. J’ai assisté avec attention au Conseil. Je n’en suis parti qu’après les votes pour la désignation des professeurs au cour Yvon et aux Galeries. Je suis parti parce que j’avais un rendez-vous urgent et que les autres questions m’intéressaient moins. Je n’ai tenu aucun des propos qui me sont attribués. Ta lettre gratuitement injurieuse et laide n’est digne ni de ton intelligence, ni de ton cœur, ni de ta situation. Je la regrette pour toi. C. Despiau. »
[8] Monument Fauré.
[9] Marcel Landowski.
[10] Lettre à Despiau, insérée dans le Journal et datée du 3 mars : « Mon cher Despiau, j’aurais voulu te répondre immédiatement. Malgré le retard, je tiens à te dire que je suis heureux que tu ne sois pour rien dans cet écho qui m’avait vivement choqué. La lettre envoyée à Despiau supposé son inspirateur ne peut donc s’adresser à Despiau innocent. Je n’ai aucun faux amour propre à te dire que je la regrette.
Mais que veux-tu ? Des réactions de ce genre sont finalement la conséquence fatale des mœurs introduites dans certaine presse dite d’art et qui relèvent plus de la basse polémique politique que de la critique d’art digne de ce nom. Il semble qu’un mot d’ordre contraigne certains critiques, lorsqu’ils louent des artistes, toujours les mêmes. A côté d’échos de ce genre et d’articles plus copieux, n’a-t-on pas été jusqu’à organiser une exposition de photographies de sculpteurs dont certaines étaient perfidement photographiées sous des angles déformants, avec la volonté bien nette de nuire. J’aime donc mieux penser à présent que tu n’as été au courant de rien. Tu ne [te] serais certainement pas prêté à une manifestation semblable. Bien à toi. »
[11] Monument Fauré.
[12] Sources de la Seine.
[13] Nouvelle Faculté de Médecine.