Octobre-1940

Cahier n°39

1[er] Octobre [1940]

Et le temps passe quand même vite! Si vite!

Ce matin à l'École, long rendez-vous avec Fabre-Bertin pour la question de l'orfèvrerie, organisation de la Section préparatoire. Je lui ai demandé de me chiffrer les frais d'installation. Avec Fabre-Bertin, et Dropsy, cette Section marchera tout de suite très bien.

Déjeuner chez Baudry, avec Gaumont, la petite femme du pauvre Hector Lefuel et une arrière petite-fille de Viollet-le-Duc, fille de mon camarade du collège Rollin. Elles n'étaient pas au courant des histoires de 1863 à 1871 — de la position prise par Viollet-le-Duc contre l'Académie, et du rapport d'Eugène Guillaume qui fit rapporter le décret. C'était amusant de raconter ça aux petites filles de Viollet-le-Duc et de Guillaume. Et nous nous en sommes bien amusés. Naturellement on a parlé des événements. On a fait des pronostics. Peu brillants! Il paraît que ce sont des architectes allemands qui, en ce moment, reconstruisent Amiens. Ils refont notamment la place autour de la cathédrale. La jeune Madame Lefuel est splendidement réactionnaire. C'est tout de même un peu facile de rejeter toute la responsabilité du drame sur ce qu'on appelle les judéo-francs-maçons. Sans doute il y a de ce côté des responsabilités, mais hélas, il y en a ailleurs d'aussi graves. Tout ça s'est conjugué.

Après-midi, la frise Apollon[1] qui est bien venue aussi.

J'apprends que l'affaire Hautecœur-Cassou n'a pas mal tourné à Vichy. Rien à faire pour Cassou. Il est vrai qu'il était tellement à fond Front Populaire, de tous les défilés, dans ses écrits, qu'il est difficile pour le gouvernement actuel de le maintenir. Qui va-t-on nommer? Mais Hautecœur qui savait que Cassou durant juin s'est conduit très bien, de plus, il avait pu apprécier ses qualités d'administrateur, il n'a rien pu faire, finalement, pour lui. On comprend et Hautecœur et le gouvernement. Mais la bande Bouchard, etc., va progresser. Ils comptaient bien avoir cet homme intelligent et droit. À la demande de commande de Bouchard — la seule et la première parvenue rue de Valois dès la nomination de H[autecœur] — celui-ci a répondu "qu'il ne pourrait pour le moment lui offrir aucune commande digne de lui". Ce sont réponses qui ne se pardonnent pas.

2 oct[obre 1940]

Ce matin, à l'École, plus de 12 personnes, dont un malheureux Israélite hongrois qui voudrait bien quitter l'Europe; dont les massiers des ateliers extérieurs venus m'entretenir de leurs difficultés de chauffage, et plus simplement de l'existence même de leurs ateliers. Ils sont 10, 12, 15 élèves au lieu de 30, et même 60 et plus dans certains. Gravereau, de l'atelier Beaudoin, entre autres, ne sait plus guère que faire.

Poughéon est venu me chercher et nous avons déjeuné ensemble. Parlé de la fameuse Réforme de l'enseignement, de Hautecœur, dont la situation semble consolidée. Il s'est conduit courageusement. Il n'a pas été au devant du lâchage d'un homme qu'il jugeait un bon conservateur de musée. Mais celui-ci était réellement très lié avec l'extrême parti qui est tellement responsable de la mentalité du monde ouvrier. Il n'y a rien eu à faire pour le remettre en selle.

Il a été très content de la Porte, et a beaucoup apprécié certaines parties, notamment la manière dont j'ai arrangé le mouvement dans les ciels autour des deux groupes centraux.

Travaillé ensuite tout l'après-midi à la frise Apollon. Mme Schn[eider] qui devait venir, ne l'a pas pu, ayant dû se rendre à Garches, pour sa propriété occupée et qu'on abîme beaucoup.

Paru un décret mettant les Israélites de France au même régime que les Israélites d'Allemagne. En définitive, P[aul] Léon a bien fait de ne pas revenir. Quelle honte de voir la France accepter. Que faire, nous? Que faire moi, quand je recevrai l'ordre de mettre à la retraite mes professeurs israélites? Cet ordre viendra. On voudrait suivre Pétain? Le pourra-t-on longtemps? Il y a à Londres un général de Gaulle qui parle un tout autre langage. Quelle allure!

3 [octobre 1940]

Comme lorsque j'étais jeune je me suis éveillé ce matin exactement à 6 h 15 pour appeler Benj[amin][2] qui devait être prêt à 7 h à partir pour Laborde. Il a dû avoir un voyage assez désagréable avec cette pluie et cette brume. Je ne crois pas qu'il puisse être de retour ce soir.

Matin, commission de la Réforme de l'enseignement de l'architecture. Nous arrivons au bout de la première partie, le premier diplôme, celui qui donnera le droit simple de construire. Nous sommes tout de même arrivés à bout de la délicate question des jurys. Puis il y a eu une assez sérieuse bagarre à propos du titre du diplôme supérieur. Remaury qui pensait à ceux qui ont le diplôme actuel, soutenait que le nouveau diplôme supérieur donnera seul droit au titre actuel d'Architecte diplômé par le gouvernement, les titulaires du premier diplôme s'appelleraient tout simplement Architectes, et n'auraient droit à aucun autre titre. Avec raison, Siméon, Expert, Marrast n'ont pas approuvé cette proposition. Remaury a pris la chose violemment. J'ai suspendu la discussion. Nous avons fini la composition des jurys, les coefficients des épreuves, et l'ordre du jour de la séance de samedi, où nous attaquerons le programme du Diplôme supérieur, l'organisation de la Section supérieure, en fait de l'École des beaux-arts. Je n'ai pas l'impression qu'on se rende suffisamment compte de la gravité de l'opération en cours, puisque ça transforme complètement le mode d'enseignement qui s'est formé de lui-même, par pouvoir interne depuis trois siècles. Je n'ai pas confiance dans les réformes venant de l'extérieur.

Après-midi, travail à la Porte[3] (toujours les deux petites frises supérieures, Apollon et le Centaure Chiron), quand, vers la fin de l'après-midi je suis appelé au téléphone par Lily-Ladislas. Ils venaient d'arriver. Nous nous trouvons l'un et l'autre l'air un peu fatigué. Ils sont naturellement bien préoccupés. Paulette[4] est avec eux. Wanda[5] et les enfants sont restés à Royat. Paul Léon viendrait dans une quinzaine.

Ladis me dit qu'il a vu Marcel[6] à Royat. Il venait à Vichy se renseigner sur les possibilités d'un voyage en Amérique où Monteux lui a trouvé une direction d'orchestre. Évidemment, c'est tentant. Mais je ne crois pas que ce soit possible maintenant, car nous ne sommes pas en paix, en armistice seulement. Morenon, dont la femme est américaine, en Amérique, n'a pas obtenu le droit d'y partir. Et s'il partait maintenant, où je suis dans l'impossibilité d'aller dans la zone[7] non occupée, quand le reverrais-je, mon cher petit compositeur? Ainsi, Jean-Max est reparti pour l'Algérie, sans que j'aie pu l'embrasser. Quand nous retrouverons-nous? Pourrons-nous nous retrouver tous réunis?

Benj[amin] rentre ce soir. Il me rapporte tous nos tableaux. Je revois avec joie certains que j'aime, le Constable et les Courbet, et les petits Ravier.

Je m'explique ma fatigue assez grande et persistante de ces derniers temps. J'ai un peu de tension.

À la Commission ce matin on disait qu'on nous réclamera, au traité de paix, la Vénus de Milo, la Samothraceles Noces de Cana, entre autres! Il paraît que Vichy va promulguer aussi un statut des Israélites. On dit aussi que des troupes allemandes nombreuses entreraient en ce moment en Italie par le Brenner.

4 octobre [1940]

Ce mouvement de troupes sur le Brenner, c'était pour une entrevue entre Hitler et Mussolini. On croit qu'il s'agissait des mesures à prendre en vue d'une guerre de longue durée contre l'Angleterre.

Reçu ce matin la visite d'un jeune homme venant de M. avec un permis régulier, mais qui s'est mis en retard pour son retour. Je lui ai conseillé de se mettre en règle le plus vite possible. Il me disait que, d'après des conversations qu'il a eues avec des officiers, la France perdra non seulement l'Alsace-Lorraine — déjà intégrée — mais le bassin de Brie, et la Bourgogne! On dit que c'était entendu dans certaines clauses secrètes de l'armistice. Ces clauses secrètes, en échange d'une aussi grosse amputation du territoire métropolitain, nous assuraient l'intégrité quasi-totale de l'empire… Mais, dans une période comme celle-ci, comment peut-on être assuré du lendemain? Les événements mêmes, avec leur imprévu, peuvent rendre impossibles les plus fermes conventions. Alors! Surtout avec les Allemands.

Cet après-midi, alors que je me mettais enfin à l'article Desruelles - Boucher, visite de M. Desage, ce journaliste qui veut faire un article sur l'École, et un autre sur la villa Médicis. Il est bien triste, bien noir lui aussi.

Sculpté seulement à la fin de la journée, buste de Mme Schn[eider]. J'en sors, de ce portrait si difficile. Je pense que dans deux séances, ce sera tout à fait ressemblant. Si j'en sors comme j'espère, j'aurai une juste raison d'être satisfait.

Téléphone de Baudry, qui était au courant des difficultés surgies pour Hautecœur, à cause de la nomination de Cassou. C'était seulement maladroit. Il doit partir dans la zone libre dans peu de temps. C'est un homme très bien, pourtant, Cassou.

Ce M. Desage me disait que des Allemands lui ont assuré qu'ils seraient à Londres vers le 25 de ce mois.

5 [octobre 1940]

Grosse discussion ce matin à la Comm[ission] de Réforme de l'Enseignement. Il s'agit maintenant de l'enseignement supérieur. La discussion a porté sur les points suivants, soulevés par Marrast : le premier diplôme fait des architectes, mais ne prépare pas à l'enseignement supérieur. Comme l'École des b[eau]x-a[rts] actuelle sera seule à donner cet enseignement supérieur, il faut que la Section du diplôme de constructeur, le premier, soit en même temps préparatoire à l'enseignement supérieur. Donc, les diplômés simples, formés à l'École des b[eau]x-a[rts] de Paris, à condition d'avoir eu un nombre de valeurs ou de médailles à fixer, entreraient de droit dans la Section supérieure. Les élèves des autres écoles devraient passer un concours. Mais tous devront au préalable avoir obtenu le premier diplôme. C'est la thèse Marrast. Elle est défendue par Gromort, C[amille] Lefebvre, Expert. Paquet, Siméon, moi, Remaury (indécis) y sommes opposés. Paquet et moi pour les mêmes raisons qui sont en premier lieu qu'il ne faut faire des privilégiés. Car le fait d'être né à Paris ou d'y habiter donnerait des facilités pratiques d'études à l'É[cole] des b[eau]x-a[rts]. Ensuite, le reproche fait à l'É[cole] des b[eau]x-a[rts] à Paris de créer plutôt des faiseurs de belles images que des constructeurs serait fait avec plus de véhémence, et peut-être même plus d'effet — car les protestataires seront plus nombreux, tous les architectes de province devant dorénavant avoir le premier diplôme. Siméon pense qu'adminis­trativement ce n'est pas possible. Gromort nous explique que le programme actuel du diplôme ne prépare pas du tout à la Section supérieure. Faire passer de ce diplôme à la Section supérieure, ce serait comme si on interrompait les études scolaires en seconde et qu'on passe d'emblée à la préparation de l'École normale. Longue discussion, animée discussion a suivi. Le principe du concours pour tous a triomphé. La sélection se fera d'ailleurs par la force des choses. On a agité la question des bourses, de l'époque dans la vie d'étudiant où elles sont le plus utiles, etc. Mardi prochain, on continue.

En sortant, je passe voir Robert Rey. Il est quelque peu relégué. Hautecœur le remplace par son adjoint à l'Exposition 37. Rey va s'occuper d'une réorganisation des musées de province qu'on va nationaliser. Il me raconte le départ de Huism[an]. Ce ne fut en effet pas brillant.

Déjeuner des Cald'arrosti. Assez attristant, cette réunion de vieux messieurs, très arrivés, et qui ont cependant la mentalité hargneuse de ratés. Peut-être est-ce que, malgré leurs honneurs, ils ne sont pas si sûrs de leur valeur. Ils pensent aussi qu'ils n'ont pas eu assez de commandes ou de représentations. Seul Marcel S[amuel] Rousseau pensait avec générosité. Ce ne sont pas de vrais artistes, mais de vieux petits bourgeois au cœur racorni.

À l'Académie, quelle journée, la séance est encadrée par deux commissions. Primo, Commission du Réglement; il s'agissait de fixer le nombre de représentants de l'Académie dans les diverses commissions gouvernementales de quelque ministère que ce soit où des questions esthétiques auraient à jouer un rôle.

En allant à la séance, Umbdenstock me rencontre et me prend à part, un doigt mystérieux sur les lèvres :

— On est encore venu me faire une charge à fond contre toi. Toujours les mêmes choses. Ce sont deux sculpteurs Irondi[8] et Graff[9]. Je les ai secoués. Je leur ai dit qu'ils n'étaient que de bas jaloux, que tu étais à tous points de vue hors de cause, qu'ils m'avaient fait marcher contre toi sur des renseignements faux, qu'ils ne reviennent plus m'ennuyer avec ces histoires…

Bref, je l'ai remercié. Nous sommes maintenant au mieux.

En séance, Tournaire nous met au courant de ce projet de Fédération des Sociétés d'artistes et nous demande si l'Institut doit participer à cette Fédération ou rester en dehors, au-dessus. J'opine vivement pour qu'on ne reste pas à l'écart, et cette opinion rallie la grosse majorité de la quinzaine de types que nous étions aujourd'hui. J'ai horreur de cette façon de comprendre le rôle de l'Académie de vivre "en grande dame" ne se mêlant pas à la vie. C'est comme ça qu'on a perdu tant de positions. Ce serait d'ailleurs en contradiction avec ce que nous voulons faire. Il faudra même que dans cette nouvelle organisation, l'Académie soit à la tête. Je propose ensuite qu'on prenne trois décisions : primo de demander que la limite d'âge des chefs d'atelier et des cours importants du Conservatoire soit prolongée jusqu'à 70 ans; ensuite qu'on revienne sur le décret Jean Zay pour le directeur de la villa Médicis; enfin que l'on décide de reprendre dès ce printemps les concours du grand prix, même si l'on ne peut plus aller à Rome. On est d'accord.

Ensuite Commission du bulletin.

Je passe chez Ladis[10] en revenant. Je le trouve très fatigué. Quelle triste fin de vie, après une existence si noblement remplie, sans défaillance. En ces moments, on revit sa vie, notre vie, notre jeunesse qui a été heureuse à cause de lui. Il paraît qu'il a trop d'urée dans le sang, que ce trop ne diminue pas, malgré un sévère régime, signe que les reins ne seraient pas en bon état. Paulette est ennuyée; il est très tourmenté, regrette d'être resté à Paris. J'en suis bien attristé, car j'ai quelque peu contribué à ce retour. Mais il y a trois semaines la situation n'était pas la même!

Demain, toute la journée à la Porte[11].

6 [octobre 1940]

Toute la journée à la Porte. La frise du Centaure et les encadrements.

Visite du docteur Besson et du docteur Valensi[12]. Malheureusement, je n'ai pas retrouvé la liste des bas-reliefs, dont je voulais parler avec lui. Ils doivent être dans les valises restées à Gourdon.

Le docteur Besson avait vu le Dr Roussy, lui a parlé de mon travail. Je vais lui demander très prochainement de venir. Mais je voudrais que le tympan aussi soit bien avancé.

Hier Roger me racontait qu'au moment du repliement, son fils, aviateur, était passé au P.C. de son groupe. Il a trouvé là tous ses rapports, les clichés que lui et ses camarades avaient recueillis au péril de leur vie. Tout ça était intact, les plis non ouverts, mais couverts de poussière.

Ladis[13] a pris sa décision de retour quarante huit heures trop tôt. Je suis moi-même bien désolé de leur avoir fait conseiller de revenir. Mais la situation évolue de jour en jour. Ce que je conseillais il y a quinze jours, on ne le conseillerait pas aujourd'hui. Peut-être le conseillera-t-on à nouveau dans trois semaines. Je suis ainsi pour Lily et les enfants. Maintenant je suis plutôt d'avis que ceux qui y sont restent en zone libre. On dit : quelle sinistre époque. Il y en a eu d'aussi sinistres. Pas de pires.

Gén[éral] de Gaulle qui parle à Londres est bien troublant. Quelle confiance! Quand on voit Pétain s'incliner, prêcher la résignation totale, on se dit : il doit savoir quelque chose, des choses que nous ignorons. Sans quoi, est-ce qu'un maréchal, le vainqueur de Verdun, accepterait? Quand des échos vous viennent des discours de de Gaulle, on se dit que lui aussi doit savoir des choses que nous ignorons, qui lui donnent sa confiance, sa certitude, malgré tout. Comme c'est plus sympathique, plus français.

7 [octobre 1940]

École.

Visite de Galtié[14]. Visite de Servanti, Dutilleux, Charlet, de Bus[15]. Ils venaient tous quatre me parler des grosses difficultés dans lesquelles ils sont, financièrement. Cela doit rappeler, en plus grave, la situation entre 1795 et 1800. Car à ce moment les armées françaises n'étaient pas vaincues! Mais la situation financière était fort mauvaise. Je ne sais pas comment on fit vivre alors les pensionnaires. À rechercher pour s'en servir, si possible, comme d'un précédent. Avoir des précédents, tout est là, en administration! N'en pas créer, tout est là, aussi. Dans le cas présent, je crois que le mieux serait de leur donner tout simplement ce qui leur est dû de leur pension pour cette année.

Posé pour Narbonne. Je suis toujours étonné de voir travailler sans méthode. Ce n'est pas ma façon.

Fin de journée chez Marguerite Long, où il y avait un M. et Mme Dufour, directeurs au Crédit Lyonnais. Conversation comme partout en ce moment. Pas réjouissant.

Chez les Ladis, terriblement catastrophés aussi. Quelle peine ils me font!

Pas travaillé de toute la journée.

8 [octobre 1940]

Rue de Valois, commission de la Réforme de l'enseignement de l'architecture. Tout semble bien marcher. Nous approchons de la fin.

Ensuite ce sera la peinture, sculpture, etc., et surtout les études communes.

Après-midi les petites frises entre les grands panneaux[16]. Surtout celle du Centaure qui s'arrange. On a parfois de la peine à supprimer des détails qui vous amusent, mais prennent trop d'importance. Il le faut cependant.

Chez les Ladis, où le Dr Picot lui raconte les fantastiques erreurs du haut commandement. Ce dernier, sans même parler de trahison, s'est complètement empêtré dans ses armées-foules. La grosse difficulté que l'Allemagne semble avoir résolue, est de coordonner les mouvements de ces masses. La solution est dans la division en petites unités autonomes, indépendantes, avec des "rendez-vous" convenus d'avance.

Ladis m'apprend que mes Bruscais ont acquis un champ d'oliviers. C'est parfait. Ils ont eu raison. Jean-Max[17], je pense, les a conseillés. Il paraît que Françoise donne des leçons à Toulon. Il paraît que Jacques[18] fait des films, un entre autres, avec Miss Getty.

Ces nouvelles m'incitent à leur conseiller de rester où ils sont, puisqu'ils travaillent.

Qui sait ce qui peut se passer ici, où les difficultés de ravitaillement semblent augmenter.

9 [octobre 1940]

Téléph[one] de Hautecœur, débarquant de Vichy. Il a reçu un mot de Lily, qui ne sait que faire. J'espère surtout qu'ils ne décideront pas de rentrer, et que Mme D. pourra lui transmettre bientôt la commission orale dont je l'ai chargée. Quelle vie lamentable est faite à tous les Français. Je ne sais pas ce que sera L'Ordre nouveau. On sait en tout cas ce qu'est le désordre actuel. Pitié pour les hommes, pour tous les hommes.

Madame Schn[eider] racontait aujourd'hui à Ladis l'odyssée de son fils. Touché en combat aérien, son avion tombe en flammes. Il se dégage en parachute, tombe sur un toit, en France. On le prend pour un parachutiste allemand. On lui tire dessus. On le rate. Il arrive à terre où on l'attendait, dont un commandant de gendarmerie qui, sans aucune question, l'assomme d'un coup de matraque. Le malheureux avait le visage brûlé ainsi que les mains et les poignets. Revenu à lui, il accuse le commandant de ne pas faire son devoir qui était de l'arrêter et de le conduire au premier poste militaire, ce qu'il exige. On l'amène à un poste anglais où le hasard le fait tomber sur un jeune neveu, interprète à l'armée anglaise, qui le reconnaît. Ce que voyant le commandant de gendarmerie remonte en vitesse dans sa voiture et se sauve. Lui, on le soigne, on lui couvre le visage d'un emplâtre, on l'assied et on lui dit d'attendre qu'on vienne le chercher, car on évacuait le poste. Il attend, s'évanouit, et quand il revient à lui, s'aperçoit qu'on l'a oublié. Il s'en va seul, à moitié aveugle, va vers le nord. Il rencontre un groupe de soldats français perdus, désespérés. Il les encourage, leur dit qu'il ne faut pas se laisser prendre. Ainsi la petite bande rejoint Dunkerque, où sous le bombardement ils arrivent à s'embarquer d'où il rejoint Le Havre où il reste huit jours absolument sans soins. Une amie infirmière de l'Hô[pital] américain de Paris l'apprend, part le chercher, le ramène. Il était sauvé. C'est le docteur de Martel qui l'a soigné. Madame Schn[eider] nous donne des détails sur sa mort. Il était effroyablement surmené. Il disait :

— Si je dois soigner des Allemands, je me tuerai plutôt.

Le jour de leur arrivée il se déclare fatigué, demande à son confrère de le remplacer pour la nuit. Le lendemain sa femme de chambre le trouve mort dans son cabinet de travail. Il tenait dans sa main une ampoule. Un mot était sur la table qui disait : "Si mon cœur tient encore quand on me trouvera, qu'on me pique avec cette ampoule."

Le fils de Dunan a été tué. J'ai reçu de lui une lettre poignante.

Matinée à l'École, avec les visites comme toujours.

Un peu posé pour Narbonne. Un peu travaillé aux frises. Et bonne séance au buste de Mme Schn[eider]. Ça vient, il n'y a pas de doute. Elle me disait qu'une grosse pression est exercée pour qu'avec ce qui reste de notre flotte et de notre aviation, nous allions jusqu'au bout de notre retournement…

Allocution du maréchal Pétain. Pauvre maréchal! Il ne savait pas lui-même à quel point sa phrase était juste quand il disait : "Je fais don de ma personne à la France." Il laisse encore vaguement espérer son retour à Paris. Mais!

Quand on compare la façon dont Mussolini et Hitler ont pris le pouvoir, on doit s'incliner. Ils ont lutté, ont été entourés de partisans, ont finalement conquis courageusement leur couronne. On peut le dire : ils font penser à ces fondateurs d'empire de jadis. Ce sont des forces. Qu'ils en sont loin, ces bureaucrates, ces petits fonctionnaires dont le seul tremplin est notre malheur; à qui l'insuffisance de notre commandement a apporté des ministères dans les loques de notre drapeau, jusqu'alors si glorieux. Beaucoup de leurs actes sont peut-être des actes de justice, beaucoup semblent des vengeances. Ce sont de petits singes des autres. Au nom du réalisme, maintenant, quelle figure vont-ils donner à la France? Combien j'espère me tromper.

J'apprends aujourd'hui seulement que Jeannot[19], après s'être évadé, est allé rechercher le drapeau de son régiment qu'il avait caché, et a trouvé moyen de le rapporter, avec tous les papiers du régiment. Il paraît que sa citation est magnifique.

10 oct[obre 1940]

Commission rue de Valois. Discussion en apparence incompréhensible provoquées par Danis, sur des questions de mots : période élémentaire, non; période préparatoire, oui. Tout ça pour arriver à la période normale qu'il veut être "supérieure" pour toutes les écoles de province, les écoles municipales ou d'État s'entend. Siméon, qui prend toujours tout au sérieux, s'emballe, tout rouge. Il comprend, devine, il pare. Et puis finalement, il se penche vers moi :

— On fait tout ça et on ne se doute pas que le budget va être terriblement diminué.

Et il ajoute :

— Ils veulent tous être Écoles supérieures, pour avoir de gros traitements…

Il se trompe, ou tout au moins, il exagère. Mais la matinée a été plutôt creuse.

Après-midi, encore les frises et le motif de l'Holocauste, l'arrière-main de la Chimère[20].

Ladis revient de Danzé. Il est beaucoup mieux. Rien ne vaut l'activité, en des moments pareils. Il rapporte entre autres un document assez curieux : c'est un carnet de notes, rédigées au jour le jour par un petit Français, notes sur la guerre, ses origines (point de vue officiel de sept[embre] 1939). Au bas d'une page, un Allemand a écrit ceci : "Mon enfant, ce que dit cette écriture n'est pas la vérité."

Le motif de l'Holocauste s'arrange très bien, tout à fait, maintenant.

On dit qu'une nouvelle tentative de débarquement va être tentée ces jours-ci.

Il paraît que le général de G[aulle] est en Afrique, au Cameroun. Il paraît, mais que ne paraît-il pas!

Vive la sculpture...

11 [octobre 1940]

Hautecœur vient me chercher pour nous rendre ensuite ensemble à l'École. Petite halte à l'atelier. Il aime ma Porte, mais craint que les deux panneaux centraux ne soient un peu trop saillants. Il a raison pour le groupe "le Couple devant la vie". (Je l'ai arrangé dans l'après-midi; les deux têtes n'étaient pas à leur plan.) En voiture il me raconte son rappel à Vichy, à cause de Cassou. Il y avait sur lui un rapport de police. Pendant la guerre il aurait fait une conférence en faveur du Front populaire espagnol. Arrivé à Vichy, Hautecœur est aussitôt appelé auprès de Ripert. Celui-ci lui annonce qu'au Conseil des ministres du lendemain sa révocation serait signée. Hautecœur prit la chose énergiquement, et se défendit en attaquant. Le gouvernement actuel ne se rendait donc pas compte de son impopularité, avec ces nominations et révocations sur accusations épistolaires. Les révocations récentes de préfets avaient produit un désastreux effet. Celle de Bollaert entre autres. La sienne[ ?] n'était justifiée par rien. Cassou était un conservateur savant et consciencieux. Lui, Hautecœur, était-il policier? Avait-il à être au courant des conférences plus ou moins privées faites par son personnel en dehors de leur travail officiel? Bref, les choses s'arrangèrent. Il vit aussi Baudoin qui protesta de ses bonnes intentions, assura n'avoir écrit aucune lettre (faux, je l'ai vue : Umbdenstock me l'a montrée), déclara tenir Umbdenstock pour un fou, mais qu'il avait été son professeur à Polytechnique. Hautecœur vit aussi Alibert qui lui fit bonne impression. Énergique, intelligent, et d'idées sociales avancées. Enfin sa situation est, heureusement éclaircie. Après nous parlons d'autres questions. Limite d'âge des membres de l'Institut. M. Ripert ne veut aucun avantage de ce genre. "Je conseillerai de ne pas l'accorder — et pourtant je suis de l'Institut." Mais pour les membres du corps enseignant entrés en effet tardivement dans l'enseignement, on ne soulèvera pas la question officiellement. On continuera à laisser aller jusqu'à 70 ans, sous le bénéfice de la classe exceptionnelle.

Tournée dans les ateliers où les patrons nous reçoivent. Narbonne et Jaudon croient bon de passer à Hautecœur des notes sur leurs idées d'enseignement… un peu ridicule, et manque de tact. Comme nous sortions arrive Gaumont, en retard. Il avait été retenu par Umbdenstock! toujours rue Bonaparte, il y habite, et qui se répandait contre Hautecœur en propos identiques à ceux qu'il tenait contre moi. Mais maintenant je suis parfait! Il veut demander pour moi le maréchalat de l'Art! Tout chaud, G[aumont] répète donc à H[autecœur] ces idioties. Celui-ci va, à son tour, envoyer à cet agité un papier qui le calmera.

Je trouve une lettre singulière de Beaudouin, l'arch[itecte], revenu du Cap, resté en zone libre, qui veut ouvrir à Marseille un atelier conjugué avec l'École régionale où Castel est professeur. Il dit être resté sur avis de H[autecœur]. H[autecœur] à qui je téléphone me dit que non. Un peu bluffeur, M. Beaudoin!

Travaillé au panneau "la Lutte contre la Chimère". arrangé le panneau central "l'Homme et la Vie", en route à son tour vers l'achèvement[21].

Chez les Ladis, dont le moral est bien meilleur. Il a revu quelques personnes, des malades, mais je le trouve fatigué.

12 [octobre 1940]

Commission des architectes, à mon bureau, plutôt sous-commission : Remaury, Debat-Ponsan, Nicod, Gromort, Expert; Marrast n'a pu venir. L'accord est de plus en plus complet. L'École des beaux-arts ne sortira pas diminuée de cette réforme. Pour l'École, il s'est agi surtout d'ajouter des pièces à l'armature existante, qui est solide, qui a fait ses preuves. L'affaiblissement de ces dernières années tient surtout à l'ambiance générale, au trouble dans lequel était l'Europe, à l'inquiétude dans laquelle vivait la jeunesse. Nous avons été d'accord pour que l'École ait aussi une section préparatoire. À ce propos j'ai exposé mon idée de faire de cette section préparatoire une section commune où tous nos futurs artistes, qu'ils veuillent être architectes, sculpteurs ou peintres, recevraient le même enseignement exactement avec, à la base, un métier manuel. Tout le monde a approuvé. Ceci me permet de lier l'architecture aux autres sections. Il faut donc maintenant que je me mette à fond à ce travail. Qu'est-ce qu'il y aura après?

Chauvineau m'annonce pour lundi matin la visite de deux officiers. Il croit que c'est pour demander que les jeunes artistes soldats puissent venir travailler à l'École. À première vue cela me paraît bien. À seconde vue je prévois les difficultés. Il faudra obtenir en premier lieu qu'ils ne viennent pas en uniforme. Nous verrons, lundi.

Déjeuner chez Guérin. Très gentils tous. Il va m'étudier la partie financière de la réforme (établir le budget annuel).

Institut. Tournaire nous expose les grandes lignes de la fameuse Fédération des Sociétés d'artistes. Mais d'abord il nous apprend que Chataigneau a été appelé auprès des autorités d'occupation. Là, un officier a commencé à lui dire qu'on ne voulait plus de ces innombrables sociétés… Chataigneau s'est récusé, se déclarant agent administratif, non artiste, recommandant de s'adresser au président Tournaire.

— Ça ne fait rien. Vous êtes le secrétaire général de la société la plus nombreuse. Nous vous demandons donc de fédérer toutes les sociétés, et d'éliminer de toutes vos sociétés tous les juifs.

Sauf pour la dernière demande, Chataigneau a pu dire que l'opération était en cours. Ce qui se fait, d'après ce que nous a expliqué Tournaire, est à la fois clair et nébuleux. Il y a quelque chose de vague, que Tournaire ne connaît pas lui-même. Il paraît, par ex[emple], qu'il y a un eu ordre gouvernemental de faire cette Fédération. Cet ordre serait arrivé à la CTI. La CTI est ce groupement sans vie qui s'efforçait ces dernières années de prendre consistance. Des politiciens sans mandat, artistes sans talent. Lamourdedieu serait à l'origine du mouvement. Il doit s'agir d'un ordre qu'on s'est fait donner… Enfin, quoi qu'il en soit, d'après ce que nous dit Tournaire, cette Fédération de Sociétés d'artistes ne s'occupera pas d'art, mais uniquement des intérêts matériels et professionnels. Elle vise à éliminer de la profession les amateurs. Ce sera uniquement parmi les membres adhérents que l'État distribuera ses travaux, effectuera ses achats. Il y aura un Conseil de Maîtrise. Quel sera son rôle? Il cherchera sans doute à absorber les commissions d'achat et autres existantes.

Je mets l'Ac[adémie] au courant de la dernière communication à moi faite par Hautecœur. D'abord qu'il faut faire son deuil définitivement de la villa Médicis. On y fait des travaux. On a emporté tout, absolument tout, bibliothèque, tapisseries, mobilier. Fournier a été mis dans un camp de concentration. Il faut donc envisager, provisoirement, espérons-le, autre chose. Il y a la fameuse villa offerte par la municipalité de Nice qui ajoute le chauffage, la nourriture pour les pensionnaires. Il y a, en ce moment ici, sept pensionnaires : Noël, Charlet, de Bus, Serventi, Dutilleux, Bouscard, Pinet. Bernard est prisonnier. D'autres sont restés en zone libre. Il y a eu entre les cinq premiers et Hautecœur une entrevue assez orageuse, semble-t-il. Ils ont protesté contre Nice, se plaignant de ne pas avoir été consultés. L'État propose de leur allouer à chacun 1 000 F par mois. Ils protestent également : ils ne sont pas des mendiants. Ils ont droit à leur pension. Ce n'est pas de leur faute s'ils ont quitté la Villa. L'État est leur débiteur. Ibert a à sa disposition la totalité des pensions 1939. Pourquoi ne leur distribue-t-on pas simplement à chacun leur pension, les laissant à Paris faire leurs envois?

Contre cette thèse l'Académie croit devoir maintenir le principe des repas en commun, de l'éloignement de Paris, du directeur présenté par l'Académie. Accepter la solution actuelle risquerait de la sanctionner et d'entraîner une modification radicale de l'institution.

En conclusion l'Académie décide d'adresser à Ibert une lettre assez impérative lui demandant de venir prendre contact avec l'Académie, de faire auparavant une reconnaissance à Nice pour nous apporter des renseignements sûrs. Après quoi il pourrait s'en retourner avec les pensionnaires présents et battre le rappel de ceux en zone libre.

Je transmets ensuite la réponse officieuse sur les limites d'âge. Les membres de l'Académie, on les gardera en fonction jusqu'à 70 ans. Mais officieusement, en quelque sorte. M. Ripert préfère que la question ne soit pas officiellement posée.

En revenant à la maison, je rencontre Alfred, puis Ladis[22], bien fatigué par ce métro. Il ne faut pas qu'il reste à Paris.

13 [octobre 1940] Dimanche

Pendant que je travaille à la Porte, je reçois la visite de Joffre. Il vient m'annoncer que Niclausse ne serait plus candidat à la succession de Jean Boucher. C'est un garçon puissant, plein de cœur, mais pas assez mûr, et surtout n'ayant pas derrière lui de bagage suffisant, et enfin n'ayant pas le sens de la composition. Les qualités d'un maître doivent être multiples. En même temps que Joffre, arrive le jeune Muguet. Il a fait une guerre dure, région de Charleville. Un moment, me raconte-t-il, ils avaient réellement bousculé l'ennemi, enfoncé sur une profondeur de dix kilomètres. Mais tandis que les troupes avançaient, l'échelon se volatilisait. Plus d'ordres. Les officiers s'évanouissaient dans l'atmosphère. Alors, pour eux aussi, commença la débâcle.

Déjeuner chez Ladis. Il n'est décidément pas bien. Démoralisation anormale.

Travaillé l'après-midi aux petites frises de la Porte[23].

Dîner chez Marguerite Long avec les [Le]chevalier-Chevignard et les Hautecœur. Hautecœur disait que P[ierre] L[aval] serait moins bien avec Pétain. Il paraît qu'il va s'installer à Paris de manière assez prolongée. Pour les B[eau]x-A[rts], M. Ripert qui ne s'en est jamais occupé jusqu'à ces jours, a déjà ses idées personnelles. Il a pris comme secrétaire sa fille, une gosse de 22 ans, ancienne élève de l'École du Louvre, elle est sa conseillère. On pourra bientôt chanter la chanson : "Ce n'était pas la peine, assurément, de changer de gouvernement."

Hautecœur considère qu'un des plus intelligents est M. Audibert. Énergique, audacieux. Moins réactionnaire qu'on ne dit.

Il me raconte l'entrevue qu'il a eue samedi soir avec Bouchard, qui lui avait demandé une audience. Il venait lui demander une commande. Puis conversation d'ordre général où B[ouchard] lui dit du mal de tout le monde, moi compris évidemment, qu'il accusa de favoriser les élèves de l'atelier Barrias-Coutan-moi-Gaumont! Or je ne reste jamais, exprès, aux jugements. Je viens leur serrer la main, et les laisse ensuite voter librement. Or pour des bourses que me proposait la Ville de Paris, j'ai donné deux noms d'élèves de Bouchard. Quel serin. Alors, H[autecœur] lui dit :

— Puisque vous m'avez dit du mal de tout le monde, je vais vous en dire de vous. Pourquoi venez-vous me demander des travaux alors que vous dites du mal de moi. Quand on méprise quelqu'un, on ne lui demande rien.

Protestations. Explications au cours desquelles B[ouchard] se plaint de ne pas avoir été gâté par l'État, de n'avoir presque jamais rien eu. H[autecœur] intelligent, avait, me dit-il, prévu cette plainte et demandé le relevé des travaux reçus par B[ouchard] depuis qu'il exerçait. Tout près de deux millions… Alors il n'a plus rien dit. Et la conversation en est restée là.

14 [octobre 1940]

Visite de M. Bavoillot, père de ce jeune chanteur qui était avec Marcel[24] au début de la guerre, au 46. Le pauvre est prisonnier. Je ne peux rien pour lui. Je ne peux déjà pas grand chose pour ceux de mon École. Il faudrait qu'il s'adresse au Conservatoire.

Ma journée est entièrement prise par le courrier que je prépare pour H[autecœur] qui part demain et pourra ainsi emporter des tas de réponses. J'ai dicté plus de 30 lettres depuis deux jours, dont certaines longues.

Porté tout cela à Lamblin qui me dit, en voyant une note pour P[aul] Léon, qu'ils lui ont téléphoné pour le faire rentrer. Je ne sais pas si ils ont tellement raison.

Ensuite au Comité des A[rtistes] f[rançais]. pour cette Fédération. Il paraît que cette demande d'unification a été formulée aussi par les autorités allemandes…?

15 [octobre 1940]

Ce matin, visite; Dropsy, puis Fabre-Bertin, pour mes projets de Réforme de l'École, surtout pour les débuts et la mise au point de l'apprentissage. Nous sommes d'accord. Si on fait ça, surtout si on arrive à créer une sorte d'apprentissage collectif, si on donne à ces jeunes gens un métier réel, il y aura vraiment un progrès.

Puis un fonctionnaire du secrétariat de la Famille et de la Santé vient me demander de lui établir un programme de concours pour un Diplôme à la Famille française.

J'ai modifié le petit groupe de danseurs de gauche de la frise d'Apollon[25]. C'était trop intéressant, trop danse acrobatique moderne. J'ai défait et remplacé par une danse rituelle de primitifs d'Océanie. C'est mieux.

Baudry vient me voir. Il part demain pour Limoges. Nous parlions encore de cette incroyable déroute. Il me rappelait un mot du général Requin, à propos de l'aviation.

— Mais, des avions, disait-il, il n'y en aura plus après quinze jours de guerre. C'est sans intérêt, les avions. Comme les tanks. C'est bon pour des opérations très limitées et de détail.

Il me dit aussi que nos prisonniers actuellement libérés sur parole vont être rappelés. Si c'est vrai, et pourquoi ne le serait-ce pas? ce n'est pas très encourageant pour nos demander d'autres libérations.

16 [octobre 1940]

Ce matin de 9 h 30 à 12 h j'ai reçu près de vingt personnes! dont Grûnenwald, un peu maigri, comme tous très inquiet de son avenir et de l'avenir. Autrement, ce sont les uns pour leurs pauvres prisonniers, les autres pour leur difficultés de vivre, ou pour rattraper les concours non faits, etc. Pendant combien de temps encore ne pourrais-[je] rien donner d'autre que de bonnes paroles… Malheur du monde. Il y a tout pour que le monde ne soit pas malheureux, pourtant. Bêtise de la Force.

Buste de Mme Schn[eider] qui vraiment vient.  Elle en semble très contente. Je serai sorti là d'une épreuve difficile. Des visages comme celui-ci, faits de charme et de vivacité, sont aussi intéressants que les visages des Minerves.

Elle me dit que la grosse offensive devrait être tentée ces jours-ci. Si ça ne marche pas, on se tournerait vers les Balkans, Méditerranée… Il paraît qu'au Brenner, H[itler] s'est plaint que l'Italie n'agissait pas avec assez d'énergie. Au moment de la curée, elle est là, oui, mais au moment de la bagarre, elle ne met que le bout des doigts. Il parait qu'on a décidé, non sans peine, Franco à s'installer au Maroc français, et qu'il aurait autorisé le passage des troupes allemandes vers Gibraltar. L'Angleterre viendrait de remporter un succès assez important en Méditerranée. Les All[emands] auraient demandé à l'Italie un port dans l'Adriatique.

Je mijote un sujet d'opéra sur le thème de la Querelle des Images, à Byzance, au VIIIe siècle. Il pourrait y avoir tout, spectacle, musique, un grand symbole, beaucoup de religiosité, beaucoup de volupté. Idée non exploitée. Et quel décors! Pour mon petit Marcel[26].

Guerquin me dit que les caisses laissées par lui à Dourdan sont retrouvées. Elles seraient dans les caves d'un hôtel des Champs-Élysées.

17 [octobre 1940]

Commission de l'Architecture. Auparavant je signe un assez grand nombre de papiers pour des demandes individuelles de libération de prisonniers. Espérons que nous aboutirons.

Rue de Valois, incident assez violent entre Danis et Siméon, à propos des Écoles régionales, dont la situation risque de se trouver amoindrie si elles ne sont pas liées exactement comme maintenant à l'École des b[eau]x-a[rts]. La nouvelle réglementation de la profession conduit presque automatiquement à la disparition de cette liaison. Elle a cependant donné d'excellents résultats dans le passé. Siméon posant la question sur le plan financier ne suit pas du tout Danis. Il finit pas s'en aller. Pas fameux, notre Siméon. Ne serait-ce au fond qu'un imbécile? Eh! Eh! Beaucoup de très juste, en effet, dans ce que disait Danis. À régler la fois prochaine.

Intéressante visite de Debat-Ponsan pour la Porte[27]. Il me dit que mon ensemble manque d'échelle à cause des deux motifs centraux, trop centrés. On ne la sent pas grande. Tandis que le tympan est grand, appelle le monumental. Il faudrait, d'après lui, faire glisser ces deux motifs en l'air et faire glisser les motifs supérieurs à leur place.… De tout petits croquis que nous faisons semblent lui donner raison.  Et pourtant… Il faut tenir compte du tympan qui créerait une égalité, une double égalité même avec les deux motifs encadrant déjà Asklépios. Néanmoins à examiner sérieusement. Je pourrais faire un essai avec des épreuves photo.

Mon cher Ladis[28] est bien fatigué. Ces voyages en métro l'éreintent. Il regrette de plus en plus d'être revenu. La chère Lily est malheureuse comme tout. Elle n'était vraiment pas faite pour une époque pareille. Ce qui augmente mon chagrin, c'est qu'au fond, surtout chez Ladis, je sens qu'ils me rendent responsables de leur retour. Je ne le trouvais pas mauvais, et même souhaitable, il y a un mois. Mais depuis le début de ce mois-ci, je ne pense pas la même chose. Ils ont débarqué au moment le plus inopportun. Je persiste à penser qu'il était bon que lui et Paulette, ou tout au moins Paulette, viennent se montrer, faire comme une reconnaissance. Mais ils arrivent tous, avec tous leurs bagages, et la pauvre chère Lily. Heureux encore que Wanda et les petits n'aient pas encore grossi la caravane. Alors que voici qu'ils se déplaisent énormément. Cette vie de métro est impossible pour Ladis. Il n'y a plus aucune clientèle. Il faut donc qu'ils repartent aussitôt que possible. Je crois qu'après ils ne seront pas fâchés d'être venus.

Fausse joie. Lily, la mienne, m'écrit une carte où elle m'annonce sa venue. Étant donné le temps mis par cette carte, Lily aurait dû arriver hier matin.  Mais personne. Sans doute a-t-elle reçu la communication où je lui disais de ne pas venir encore, que j'espérais venir les chercher. Mais le pourrai-je? Dans cette situation si mobile, avec cette direction si lourde et compliquée en ce moment, avec cette rage de nouveautés.

Benj[amin] me disait que Daladier, parmi les éléments de sa défense, a celui-ci : il avait demandé et préconisé la prolongation de la ligne Maginot jusqu'à la mer, malgré les protestations du roi des Belges, et demandé l'aide du Conseil supérieur de la guerre, lequel refusa avec une assez importante majorité. En somme les responsables vrais, techniciens de la défaite.

Il paraît qu'après les manifestations et même la bagarre de l'autre jour aux Halles, dix-sept exécutions auraient eu lieu ce matin. Il paraît qu'il y aurait eu bataille assez sérieuse en Méditerranée où l'Ajax se serait une fois encore distingué. Il paraît que le raid sur Londres de l'autre nuit a été formidable, un millier d'avions! Je pense à la conversation que j'ai eue il y a six ou sept ans avec le général Brécard. Il paraît que Le Havre est détruit. Il paraît. Il paraît… Quand dira-t-on : il paraît que ces horreurs vont cesser?

J'ai, malgré tout ça, des idées pour plusieurs vies. Jamais mon imagination ne me paraît avoir été aussi féconde. Je pense à un autre sujet d'opéra pour Marcel[29], un sujet qui pourrait être énorme, inexploité.

18 [octobre 1940]

Visites comme toujours, dont celle de la belle-fille de G[eorges] d'Esparbès, pour son mari, Jean d'Esparbès, peintre prisonnier.

Visite de l'excellent M. Ledoux. Il dit que Le Havre est dans un état effrayant. Les fameuses journées de deuil ont eu une double cause. 1° Un accident d'avion qui aurait causé la mort de R. Hesse. Ensuite un bombardement sur Le Havre, pendant un banquet en l'honneur de l'aviation, qui aurait coûté la vie à 4 généraux supérieurs, dont un très important, quatre-vingts officiers et une cinquantaine de dames. Des bombes seraient tombées en plein sur l'hôtel où l'on banquetait. Comment sortira-t-on de tout ce sang?

Déjeuner au Dernier-Quart. Vu ensuite des amis. Il paraît que les tractations en cours pour le retour à Paris sont rudes. On rendrait au gouvernement du Maréchal : Paris, la Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne avec couloir jusqu'à Châteauroux. En échange du contrôle de nos ports méditerranéens. Il y a un fort espionnage paraît-il de ce côté-là. Mais l'effort est rude aussi. L'Orient européen n'est pas tellement de tout repos. Aussi a-t-il fallu envoyer là-bas des divisions. 25 ont quitté la France. Il en reste 65 encore. Grosses difficultés de ravitaillement en Allemagne. La situation est la même qu'en France. Nous aurons bientôt même des cartes vestimentaires. En somme, jusqu'à présent, l'unité de l'Europe se fait dans la misère. C'est à ça qu'aboutit le génie de nos grands hommes de l'ordre nouveau. Il y a aussi les persécutions juives. Ce n'est pas très nouveau, ça non plus. Pas plus que la misère et la famine. Vichy va bientôt sortir son fameux statut, auquel il s'est résigné après une longue résistance. Le Maréchal était paraît-il désespéré de signer un pareil papier. Les préliminaires publiés ce matin trahissent cette contrainte. Je demande à Bénédic ce qu'il pense du général de G[aulle].

— Pour moi, me dit-il, c'est un aventurier. Il y a dans son dossier une note des débuts de sa carrière qu'il fit comme sous-lieutenant, sous les ordres du maréchal Pétain, dans le régiment qu'il commandait alors comme colonel. Officier très intelligent, disait cette note, mais que son ambition peut perdre.

C'est, paraît-il, l'effet qu'il produisait sur tous ceux qui l'ont approché. Pour en revenir à la question israélite, M., qui l'est, me disait qu'après le recensement des personnes, il y aurait un inventaire des biens. En somme c'est toujours l'histoire des Templiers ou des Congrégations. Ça n'est pas très nouveau, ça non plus. Colonel B[énédic] me confirme l'histoire du Havre.

Buste de Madame Schn[eider].

Puis chez Ladis[30] qui ce soir est mieux, semble s'être ressaisi. Lily[31] aussi. Mais le mieux serait quand même qu'elle puisse repartir à Clermont auprès de Wanda.

Je suis passé, avant de rentrer, chez Marguerite Long, qui doit jouer dimanche à Gaveau. Elle est navrée que P[aul] Léon ne soit pas rentré. Son beau-frère en est aussi désolé. Je ne crois pas qu'il puisse rentrer. Bergson avait eu de grosses difficultés. À ce propos j'ai reçu au courrier ce matin un avis me demandant d'urgence la liste des professeurs israélites.

En revenant, un téléph[one] de Guerquin m'annonce qu'on a téléphoné cet après-midi que Lily était à Vichy et rentrerait demain ou dimanche matin. Cela fait trois mois de séparation. Nous allons pouvoir prendre des décisions pour les enfants, qui ne sont plus des enfants. J'ai peur qu'ils ne tournent à l'amateurisme. Françoise ici aurait pu jouer dans les grands concerts. J'aurais aimé que Marcel remporte quelques prix importants à cet idiot de Conservatoire. Orchestre et composition.

19 [octobre 1940]

J'achète des livres sur Byzance (Charles Diehl, Runciman[32]). Je suis très emballé. C'est un des plus étonnants symboles de la vie de l'histoire. Et de plus, quel spectacle!

Terroir vient m'entretenir de son atelier de sculpture des trois Arts. Je déjeune avec Verne. Il me dit qu'il avait contre Huisman "plein les poches". Il s'est laissé faire parce qu'un siège de député "tout cuit" lui était proposé. Il m'assure que Huisman possède à Paris plusieurs immeubles. Sa fortune daterait de l'Exposition 1937, où, par Carlu, à propos du Palais de Chaillot, il aurait reçu de substantiels remerciements. Verne le savait et en a reçu confirmation par Lacour-Gayet.

Revenant, comme tous, à ces malheureux événements du printemps, il me dit que notre 2e bureau n'existait plus. Nous n'avions qu'un seul agent en All[emagne], un seul! Ben[édic] le disait hier.

Très émouvante allocution de Desvallières à l'Institut pour le retour de Pontremoli. Il lui dit entre autres : "Cette division, pour nous catholiques, est odieuse et humiliante. Nous la réprouvons, parce que si l'Église est notre mère, la synagogue est notre grand-mère." Il rappelle la mort du cher Jean et associe toute l'Académie à son émotion. Il dit à Pontremoli toute l'estime que tout le monde a pour lui. Pontremoli était très ému. Il est très changé, bien malheureux.

Rencontré M. Schn[eider][33] qui me dit que sa femme est enchantée du buste et me laisse entendre qu'il est très impatient de venir le voir. Mais je ne comprends pas! Je lui dis que je l'inviterai dans deux ou trois séances.

20 [octobre 1940]

Séance annuelle de la réouverture de l'Université. Les Doyens des diverses Facultés ont pris la parole. On s'est étonné de l'importance donnée à la Faculté de Pharmacie, par exemple! Tous les discours ont été assez plats, sauf ceux de Vendriès et de Carcopino, excellents. Carcopino est nommé directeur de l'École normale.

J'avais donné beaucoup de mouvement aux quatre groupes de danses des deux petites frises supérieures[34]. Ils prenaient trop d'importance. J'ai orienté mes compositions vers des danses plus rythmées, plus collectives, danses primitives comme ces danses nègres. Un peu moins amusant par le détail et l'imprévu, mieux pour l'ensemble. J'ai sacrifié deux petits groupes amusants. Mais il faut savoir sacrifier le meilleur.

Tout à l'heure arrive Lily[35].

21 [octobre 1940]

Le train devait arriver à 9 h 05. Il est arrivé à 11 h 30! Nous ne pouvions plus revenir à Boulogne. Avec d'autres voyageurs dans le même cas, nous avons échoué dans un petit hôtel des environs de la gare de Lyon, bien sale. Lily un peu maigri, mais bien en somme. Trois mois de séparation. sans possibilité de nouvelles rapides. Elle m'en donne de bonnes des enfants. Marcel a presque achevé une grande symphonie, terminé aussi son concerto pour piano que Françoise va lui jouer à Toulon. Ils ont acquis à conditions excellentes un terrain près de Brignoles, avec oliviers, vignes, etc. J'ai hâte de voir cela. La vue en est extraordinaire, disent les enfants, quelque chose de réellement unique.

Lily a passé quelques jours à Vichy. Elle en rapporte un certain nombre de on-dit. Que l'Amérique serait à la veille d'une grande décision. Ce qui serait d'une immense importance. Que l'Allemagne aurait fait à l'Angleterre, après notre effondrement, des propositions de paix très avantageuses sur notre dos, que l'Angleterre a repoussées. Que, si l'Amérique entrait dans la danse macabre, l'Italie au contraire s'en retirerait. L'Italie reproche à l'Allemagne de n'avoir pas rempli son programme. Qu'elle a subi de gros échecs en Libye. Que les mesures contre les Israélites sont réprouvées par la majorité des Français. Mais ce qui est poignant, c'est la situation du général Weygand. Il se demande, paraît-il, sans cesse, ce que Foch penserait de lui? Hélas! Pauvre général Weygand, pas grand bien! Une fois encore, notre é[tat]-m[ajor] s'est trompé. Au moment de la défaite, il croyait que l'Angl[eterre] serait réglée en six semaines…

À l'École, nous donnons le sujet du concours du voyage en France. Comme nous étions réunis un certain nombre, j'ai exposé les grandes lignes du projet de réforme! de l'enseignement de l'architecture, puis mes idées principales pour la sculpture et la peinture. Tout le monde semble approuver. Ça aurait comme résultat d'orienter un certain nombre de nos jeunes gens vers un métier d'art, au lieu d'en faire tant de peintres et de sculpteurs n'ayant rien à dire.

22 [octobre 1940]

Nous travaillons depuis plusieurs semaines à 3 séances par semaine sur le projet de Réforme de l'enseignement, en liaison étroite avec la loi sur la Réglementation de la profession. Il me semblait que cette loi était bonne. Hautecœur devait la faire signer, il y a au moins quinze jours. Or ce matin, Lefebvre et Marrast nous affirment que le projet est torpillé à Vichy. Torpillé par les gens qui ne sont architectes que de nom, sans diplôme, précisément ceux dont on voulait débarrasser la profession. Tous ces gens, dont quelques-uns ont acquis de l'expérience, dont les autres, très nombreux, sont des écumeurs; se sont groupés en une Société comptant des milliers d'adhérents. Ils ont agi à Vichy, et maintenant le projet de loi est devant le Conseil d'État. Conséquence : ça va durer six, dix mois. La Réforme de l'enseignement va donc rester en l'air… Et c'est donc encore et toujours la même paralysie.

Siméon me dit que tous les établissements de l'État vont mettre à la retraite les professeurs israélites… Même Pierre Marcel qui a eu la Légion d'honneur en 1914 à titre militaire. Et les deux autres tellement dévoués. Ça ne se commente pas.

Après-midi, frise de "Pandore"[36]. J'espère faire mouler dans peu de jours. Il y a une statue seule à faire avec la "Pandore" de ce bas-relief. On pourrait en faire un ivoire, très enrichi de pierreries. Je me l'avoue à peine : mais, comme ce serait bien, si de nouveau je ne faisais plus que de la sculpture.

Téléphone de Bourguignon, de la Malmaison. Il m'annonce la mort de Sabatté, tué en auto sur la route de Meaux.

23 [octobre 1940]

Au courrier, la circulaire annoncée hier par Siméon contre les professeurs israélites. L'abbé Buffet était là, au moment où je l'ouvrais. Il pense à ce sujet comme l'énorme majorité en France. Il venait me parler du 11 nov[embre]. Je suis, moi, très désireux de faire quelque chose. Je voudrais même, rompant avec la tradition, nommer nos disparus de 1940 et ceux qui ont été cités. Je ne pourrai rien faire sans accord du gouvernement. J'en parlerai à Hautecœur ces jours prochains.

Buste de Mme Schn[eider]. Il vient vraiment bien. Je n'en ai plus pour longtemps pour le terminer. Avec le buste de Jeanne Briey, pas terminé, c'est le buste le plus difficile que j'aie eu à faire.

J'ai été voir à leur atelier les élèves de Sabatté. Ils sont atterrés. On sent chez tous un immense chagrin. Comme je disais que depuis la mort de sa mère, il n'avait plus aucune famille :

— Mais sa famille c'est nous, me dirent-ils.

Dans notre république d'artistes, le mot patron a tout son sens. Il veut dire père. Pour Sabatté, ses élèves étaient plus de la moitié de ses préoccupations. Il avait des côtés un peu agaçants, qui n'en a pas? mais il était fort intelligent et très artiste.

P[ierre] Laval a eu une entrevue avec le Chancelier. On dit qu'il s'agissait du traité de paix. Pour qu'il ne soit pas trop draconien, on lui demandait de faire combattre, aux côtés de l'Allemagne, notre flotte et notre aviation de l'Afrique du Nord. Moyennant cette aide, on ne nous prendrait que : l'Alsace-Lorraine, une bande de territoire allant de la Suisse à la Manche, Nice, la Tunisie, le Maroc (la moitié à l'Espagne), l'Indochine (aux Japonais), Djibouti à l'Italie et tout notre empire africain à gouverner de conserve avec l'All[emagne] et l'Italie. Qui me disait cela assurait que Laval, Baudouin, et l'amiral Darlan proposaient l'acceptation. Mais le Conseil ne les a pas suivis. C'est énorme!

Les élèves de Sabatté, ce matin, me demandaient de travailler quelque temps seuls, sans qu'on vienne les corriger, pour conserver la doctrine de leur maître. Que tout ce petit monde est sympathique. Quel avenir, hélas! leur prépare-t-on.

Moins sympathique le nommé Joffre, candidat à la succession de Boucher, tenace, brutalement tenace, sans œuvre derrière lui, avec seulement son ambition et ses discours. Ce ne serait pas une bonne nomination. Aussi bien, je crois qu'on n'en fera aucune. Mais si Niclausse ne se présente définitivement pas, Jeanniot fera un maître excellent. Ses formes sont assez conventionnelles, mais il est imaginatif, cultivé, et sait composer.

J'ai peine à croire aux nouvelles des tractations… et pourtant cela [ ?] de tous côtés.

24 [octobre 1940]

Les journaux annoncent l'entrevue Laval-Hitler. On n'en dit pas le thème. Mais il paraît qu'il s'agit bien d'un traité de paix… si on peut appeler paix ce désastre. Le traité de Versailles contenait déjà bien des injustices, bien des imbécillités. Si Hitler et Mussolini, qui ont tant protesté, au nom du droit, de l'intelligence et de la justice, contre ce traité, sont les grands hommes qu'ils disent être, c'est maintenant qu'ils le pourraient prouver. Hélas! ce sont des hommes comme les autres, que les circonstances ou la sottise ou la malhonnêteté de leurs adversaires ont servis. Ils penseront à leur triomphe plus qu'au droit, à leurs rancunes plus qu'à la justices, à leurs intérêts immédiats plus qu'à l'intelligence. Et pendant des années et des années encore, les hommes vont souffrir, et la France sera affreusement malheureuse. La culpabilité de la France, si culpabilité il y a, n'est pas de ces dernières années, où elle a fait son possible pour éviter la guerre; cela date des années 25 à 30, où elle avait tout, prestige, amis, puissance, où elle pouvait apporter la paix à l'Europe, en prenant des initiatives audacieuses de révision. Mais déjà, dès ce moment, cette singulière paralysie politique commençait à frapper le pays. Nous avons été, comme certains malades qui voient leur maladie, savent qu'ils en périront et, sans volonté, suivent leurs impulsions, se laissent irrésistiblement glisser… Mais les nations ont sur les individus cet avantage qu'elles ne meurent jamais. Ici est ce vrai sens collectif. Les individus meurent. Les nations continuent, tantôt endormies, tantôt épanouies. C'est la vie de l'État, quelle que soit sa constitution. Quand les individus dominent trop, l'État est paralysé. Quand l'État domine trop, les individus souffrent. Ils se retournent contre l'État qui cesse alors d'être une abstraction et se matérialise dans les Têtes. Les Têtes tombent parfois. Alors arrive une période où individus et État équilibrent leurs mutuelles aspirations. Ce sont les périodes de prospérité alternées qui apportent tour à tour l'autoritarisme et la démocratie. Mais un balancier reste-t-il jamais pour toujours[37] stable?

Matinée à l'École où j'ai organisé la cérémonie pour Sabatté. Impossible d'aller à Champigny. Les difficultés de voyage, même pour un si court trajet sont trop grandes. Nous ferons une cérémonie dans son atelier et ensuite une messe à S[ain]t-Germain-des-Prés. Ce devait être mardi prochain. Mais le curé de S[ain]t-Germain me téléphone à l'instant qu'il ne peut pas mardi. Ce sera donc pour mercredi.

Fini aujourd'hui la frise "Pandore"[38]. Je crois que c'est bien. Plus que celle de "la Genèse". À la fin de la séance j'ai regardé de nouveau le buste de Mme Schn[eider]. Bien, et c'est bien d'avoir réussi un visage aussi difficile, sans traits caractéristiques, tout en charme et expression.

25 [octobre 1940]

On parle aujourd'hui d'une entrevue Pétain-Hitler. On parle aussi d'une sorte d'ultimatum de paix à nous offerte, un peu moins draconienne, paraît-il, que ce qu'on racontait hier. Mais il faudrait livrer flotte et ce qui nous reste d'aviation. Si on n'accepte pas, toute la France serait occupée.

Je reçois cette rédaction de bulletin de la grande masse, avec des procès verbaux de leurs séances. Il faut bien se rendre compte qu'il s'agit de jeunes gens ayant tous autour de vingt-cinq ans, donc des hommes, en présence de grosses difficultés, inquiets, pensant tout à la fois à leurs intérêts personnels et à leurs camarades. Malheureusement, sous l'influence de Huisman, ils s'étaient orientés plus vers les distractions que vers le travail. Le but était l'entraide, le moyen la rigolade. De plus ils ont un peu trop la mentalité pressée de la jeunesse actuelle. Et naturellement l'assurance imperturbable de la jeunesse de tous les temps. Mais la plupart des élèves ne s'intéressent pas beaucoup à l'agitation du petit soviet. Il faut les relancer, cela s'avère nettement de la lecture de ce papier. Car toujours il y a les travailleurs vrais et les politiciens. Il en est ainsi dans tous les lieux, dans tous les milieux. Je lis aussi une phrase où il est parlé de "l'indifférence de l'Administration à leur égard…" C'est avoir la mémoire courte, ou être aveugle, ou faire semblant de ne pas voir tout ce qu'on fait pour eux… Mais tout ça n'a pas grande importance.

Lagriffoul de retour, me raconte avoir rencontré Huisman à Marseille, sous la pluie, dans une queue de deux heures pour avoir du lait. Minable, dans un vieux pardessus, mais ne lui a parlé en rien de son aventure. Il lui a dit seulement :

— Voilà, on va manger ce qui nous reste. Après, si l'avenir reste ce qu'il est, on se suicidera.

Lagriffoul a vu aussi Ibert à Cap d'Antibes. Il lui a raconté son histoire. À son retour de Rome, à Bordeaux, il s'est rendu à l'Amirauté, où on lui a dit :

— Ne restez pas ici. Les Allemands vont y venir et vous serez prisonnier.

— Où faut-il aller?

— Dans la zone libre.

— Alors donnez-moi un ordre.

— C'est impossible. Rejoignez une unité quelconque.

Il est revenu le lendemain où il en fut de même. C'est alors qu'il a rencontré Huisman qui lui a dit de s'embarquer avec lui sur le Massilia, que c'était un navire officiel. À peine embarqué, il eut l'impression d'être tombé dans un piège. Il y avaient des gens qui se montraient dans leurs valises entrouvertes ce qu'ils emportaient, bijoux, or, valeurs. Il lui semblait que ce bateau serait torpillé ou arrêté. C'est ce qui arriva à Casablanca; où il put obtenir son rapatriement immédiat, après avoir vu le malheureux Jean Zay déculotté et fessé, et Daladier presque lynché. De retour à Vichy il alla trouver Hautecœur qui lui recommanda vivement de se rendre à Paris.

— Mais pourrais-je en sortir?

Hautecœur ne pouvait le lui garantir.

— Alors, comme fonctionnaire, me donnez-vous l'ordre d'y rentrer?

— Non.

Alors il partit se fixer à Antibes. À ce moment sa révocation n'était pas prononcée. Mais, dit Lagriffoul, il est excessivement changé, vieilli, et Madame Ibert a les cheveux complètement blancs. Lagriff[oul] dit aussi qu'on le sent très attaché aux pensionnaires, qu'il les connaît fort bien, leurs qualités et leurs défauts, visibles et cachés. La vérité est que c'est un homme très intelligent, qui se trouve dans une position très malheureuse, un peu malgré lui. Il vaut sûrement beaucoup mieux que ça. C'est lamentable.

Visite de Pierre Marcel, très bien devant le coup du sort. Je ne sais pas si je pourrai obtenir pour lui un décret spécial. Ce sera une perte importante pour l'École, à un moment où nous avons besoin d'hommes ayant l'expérience de cette jeunesse si particulière.

Madame Haut[ecœur] qui téléphone à Mathé lui dit qu'elle venait de recevoir des nouvelles terribles de Vichy… (répété par Mathé à Lagriffoul).

Expert est enchanté de ma Porte[39]. Je suis toujours assez préoccupé de l'observation de Debat[-Ponsan].

26 [octobre 1940]

Avec raison, C[amille] Lefebvre[40] nous fait remarquer à la Commission, que dans le projet de loi, l'École des b[eau]x-a[rts], en fait, ne figure pas. On voit donc ce paradoxe : l'État organiser officiellement et légalement l'enseignement dans les écoles libres, et ne pas organiser son École à lui de manière officielle. D'un trait de plume, elle peut disparaître. Nous nous proposons donc de chercher cette liaison nécessaire de l'École dans ce nouveau système.

À l'Institut, toujours les pensionnaires, et les difficultés de leur situation. Mais avons-nous raison de nous entêter à maintenir, comme si rien n'était changé? Ce sont questions qu'on devrait en tout cas traiter oralement, avant de rien envoyer d'officiel. C'est mon système.

27 [octobre 1940]

Nouvelles bien alarmantes de la Grèce. Ce beau petit pays, lui aussi, va connaître les mêmes horreurs.

Passé ma journée au petit discours pour la cérémonie de Sabatté.

28 [octobre 1940]

Le bruit court que l'Italie a envahi la Grèce ce matin.

À l'École, visites, notamment Poughéon, Narbonne, Jaudon. Après-midi, jugement du "Diplôme de la Famille". Quelques bons projets de notre École.

Ladis[41] a reçu ce matin des visites.

29 [octobre 1940]

Chez Hautecœur. Il est bien gentil, mais reçoit de manière bien insupportable. On ne peut vraiment rien étudier. Nous avons pu tout de même décider deux nominations par décret de nouveaux professeurs. Il me demande aussi de lui proposer une composition plus réduite du Conseil Supérieur. Il me montre un papier de la gr[an]de masse pour la réglementation de la profession. Il est furieux. Ils ont envoyé ce papier directement au ministre. M. Ripert, ignorant de ces questions, a pris ce papier au sérieux… Décidément, tous ces ministres improvisés, c'est bien grave. Dans notre domaine, ce n'est pas mieux, jusqu'à présent. Puis, pendant que j'étais là, on fait entrer Büsser. Il venait pour sa limite d'âge. Il me parle de Marcel. Là-dessus Hautecœur s'écrie qu'il va partir pour l'Amérique?… Je ne suis pas très partisan de cette tournée. Quelle situation, avec cette quasi impossibilité d'entre-communiquer. J'aimerais mieux qu'il cultive ses oliviers. Mais… En tout cas, j'ai dit à Büsser que c'était une blague de H[autecœur].

Après-midi, Porte[42]. Vraiment vers la fin.

Visite de Costa. Il voudrait poser sa candidature à la succession de Jean Boucher. C'est un homme de valeur. Entre Niclausse, Jeanniot, et ce Joffre insistant, je me demande si ce n'est pas lui le meilleur.

Dîner chez Ladis.

J'attends Lily, ce soir! Mais je ne crois pas qu'elle puisse faire ce voyage aller-retour dans la même journée.

La guerre a éclaté entre la Grèce et l'Italie. Ou plutôt, l'Italie a sauté à la gorge de la Grèce. Ignoble.

30 [octobre 1940]

Lourde journée.

Matin : Cérémonie pour Fernand Sabatté, dans la salle de l'Hémicycle. Tout s'est très bien passé, dans l'ordre et le sérieux qui convenaient. Puis messe à S[ain]t-Germain-des-Prés.

À midi, chez Rabaud, pour la composition réduite du Conseil Supérieur. Déjeuner sur les boulevards, d'où revenu à pied à l'École. Réunion de tous les professeurs d'architecture pour réglementer provisoirement la situation des démobilisés. Puis seconde réunion pour la révision des notes du concours d'admission. Je n'ai pas de chance avec mes recommandés. Ils sont tous blackboulés avec des notes impossibles à remonter!

Deux visites de jeunes soldats allemands venant demander matériel pour sculpter. Très corrects et courtois.

Pendant cette séance, téléphone qui m'émeut, de mon petit Marcel[43], qui vient de débarquer à Paris. Je suis heureux de le revoir. J'aurais préféré qu'il attendît encore un mois ou deux. Mais les avis que nous lui avions fait envoyer ne lui sont pas parvenus. Tant pis et peut-être tant mieux.

Lily n'est toujours pas revenue de Chalons. Mais une communication chez Ladis a fait savoir que la malade allait très bien. Il ne peut donc s'agir que d'un train manqué.

Mais ce soir, je suis éreinté.

Grosse négociation en cours. On parle de collaboration. Pourquoi n'en avoir pas parlé il y a dix ans! Le départ de Laval en 1935 a été un grand désastre. C'était la sagesse. Souhaitons qu'il réussisse. Ce qui n'a pas pu être fait — ce qu'on a empêché de faire depuis dix ans — va se faire sous le signe de la force, au lieu d'avoir été fait sous celui de la justice. La France n'a été menée que par des imbéciles, voilà la sinistre vérité, et des paralytiques. Maintenant, notre pays, comme on dit, n'est plus dans la course. Il va falloir une rude intelligence pour n'en pas sortir trop mal. P[ierre] Laval, dit, paraît-il, que les conditions sont moins graves qu'on pourrait redouter. Mais que sera ce "moins grave"? Et puis, tout de même, cette collaboration, à première vue, elle se présente assez comme celle de la chèvre et du chou. Qu'on nous dise d'abord, nettement, le sort réservé à la France. Et puis, peut-on avoir confiance dans des gens qui n'ont cessé de violer tous leurs engagements. Laval, Pétain, tous ces hommes à Vichy, me paraissent sur une bien dangereuse pente. Dans le fond, cependant, comme un appel et un remords, il y a la voix du général de Gaulle.

 

[1]    Nouvelle Faculté de médecine.

[2]    Benjamin Landowski.

[3]    Nouvelle Faculté de médecine.

[4]    Paulette Landowski.

[5]    Wanda Landowski.

[6]    Marcel Landowski.

[7]    “Libre », raturé.

[8]    Charles Yrondy.

[9]    Paul Graf.

[10]  Ladislas Landowski.

[11]  Nouvelle Faculté de médecine.

[12]  Lévi-Valensi.

[13]  Ladislas Landowski.

[14]  Galtier.

[15]  Pensionnaires de la Villa Médicis ?

[16]  Nouvelle Faculté de Médecine.

[17]  Jean-Max Landowski.

[18]  Chabannes.

[19]  Jean-Max Landowski.

[20]  Nouvelle Faculté de médecine.

[21]  Nouvelle Faculté de médecine.

[22]  Ladislas Landowski.

[23]  Nouvelle Faculté de Médecine.

[24]  Marcel Landowski.

[25]  Nouvelle Faculté de Médecine.

[26]  Marcel Landowski.

[27]  Nouvelle Faculté de Médecine.

[28]  Ladislas Landowski.

[29]  Marcel Landowski.

[30]  Ladislas Landowski.

[31]  Amélie Landowski, femme de Ladislas.

[32]  Steven Runciman.

[33]  Charles Schneider.

[34]  Nouvelle Faculté de médecine.

[35]  Amélie Landowski, femme de Paul.

[36]  Nouvelle Faculté de médecine.

[37]  “Immobile », raturé.

[38]  Nouvelle Faculté de Médecine.

[39]  Nouvelle Faculté de Médecine.

[40]  Lefevre ?

[41]  Ladislas Landowski.

[42]  Nouvelle Faculté de médecine.

[43]  Marcel Landowski.