Janvier_1943

1er janvier 1943

Cette nuit, gentille réunion chez Marcel[1] avec les jeunes ménages des beaux-frères et belles-sœurs et Françoise-Gérard[2]. Nous rentrons tard. Trop tard pour le petit refroidissement que j'ai. Travaillé cependant jusqu'au déjeuner. Le Dr et Mme Caillet. On parle des moments angoissants du moment. Je ne sais plus qui dit que le général Georges est en Russie et qu'il participe à l'offensive actuelle, très activement... Hum!

Après le départ des Caillet, fatigué, mal en train, toussant, je me couche.

2 janvier 1943

Bien reposé, travaillé toute la journée au Cantique. Avec le frémissement heureux intérieur, indéfinissable que donne la création qui vient bien. Arrivé au point de quasi achèvement où j'en suis, je regrette de n'avoir pas exécuté ce modèle plus grand. Le minimum pour ces modèles destinés à être grandis directement en marbre ou pierre ne devrait jamais être au dessous de 1 m 20. Plus petit c'est plus facile pour les recommencements, les changements, mais plus difficile pour l'achèvement. Paresse du départ qui m'a fait me servir de la première étude aux bras levés. Le grand ennemi, partout et toujours, c'est la paresse.

Cette petite figure pourrait parfaitement servir d'exemple du "mouvement" dans les arts plastiques [3]. C'est un des grands problèmes de notre art. La vie, dans le monde animal, est essentiellement, uniquement même, caractérisé par le mouvement. Il nous faut donc résoudre cette contradiction : avec une matière minérale, sans vie, donner l'illusion de la vie par l'immobilité d'un mouvement. Etude à faire, que j'aurais dû placer dans mon ouvrage sur l'Enseignement. Il lui manque deux chapitres : un sur le mouvement; un sur la personnalité. Alors ce serait complet. Je les ferai à part.

3 janvier [19]43

Quelques rituelles visites du jour de l'An, mais surtout des téléphonages.

Le bon Van der Mœrsch, avec son allure de mineur nordique, son visage perpendiculaire, ses sourcils qui se rejoignent sur le nez. Il voit mon Cantique qui semble l'enchanter. Par contre, il semble laisser Joffre, venu q[uel]q[ues] instants après, parfaitement indifférent. Il regarde et se met à me parler d'autre chose, me faisant l'effet d'un de ces amateurs qui regardent sans voir. Arrive aussi Tondu, toujours le même, l'air toujours sérieux et toujours étonné, plus pince sans rire qu'il n'en a l'air, mais tout plein de ses nouvelles responsabilités de directeur de l'école des beaux-arts de Dijon. Nous parlons "administration". Tondu, devant ma figure, me dit :

— Vous travaillez à ça avec l'enthousiasme d'un jeune.

Bavardage sans intérêt majeur où nous répétons les lieux communs que tout le monde répète à travers la France, l'Europe et la terre entière. On s'est quitté en se faisant les seuls vœux qu'on puisse se faire aujourd'hui. Est alors arrivé le jeune Pierre Laparra, le jeune sculpteur avec sa jeune femme. Il vient à peine d'être admis à l'École! Nous sommes moins que jamais en présence d'une jeunesse romantique. À vingt ans on s'embourgeoise dans le mariage. On n'est pas capable de mettre une figure d'aplomb, et on court après la commande dont on a besoin. On a déjà un album de ses œuvres... Nos étudiants en lettres publiant leurs compositions françaises pour le bachot! exactement la même chose. On a vraiment fait des beaux-arts un jeu.

Notre Françoise[4] nous a donné cet après-midi une audition complète de son récital pour sa tournée en France dite non occupée. Il ne lui manque parfois qu'un peu plus de précision, de clarté, de technique en un mot. Je ne crois pas que beaucoup de pianistes de sa génération aient son jeu en profondeur. C'est joué par en dedans, comme on sculpte par la construction intérieur. Mais il faut aussi savoir faire jour, sur ces dessous architecturaux, tous les passages de la lumière, dans tous les éclairages.

4 janvier [1943]

Le Cantique commence à donner son maximum. J'ai fini par trouver le geste exact des bras et des mains. J'aurai sûrement fini cette semaine. Le moment va arriver, il est tout proche, où je ne saurai plus quoi faire. Visite ce matin de Martial, fort content, mais qui me fait une critique, à mon avis, erronée, sur l'épaisseur de la cheville, qu'il trouve grêle. Habitude d'époque où les sculpteurs croient nécessaire de faire des jambes à œdème. J'ai tenu au contraire à conserver le caractère nerveux des jambes et des pieds. Je suis tout à la joie de mener ma forme loin, sans souci d'aucune mode.

Madame Granet, venue avec son mari, m'a fait une observation très juste sur la façon dont j'arrivais à donner du mouvement à mes statues :

— En somme, a-t-elle dit, ce sont plusieurs moments d'un mouvement réunis.

Et c'est bien ça en effet, mais le tout est de les réunir comme il convient. Ce qui est presque impossible à expliquer. L'homme vivant, immobilisé dans un geste, n'a pas de mouvement. Une statue, immobilisée dans un geste, pourrait avoir du mouvement, parce que l'homme ne peut pas physiquement s'immobiliser dans un geste impossible à tenir. Chez lui le port à faux est un moment fugitif que l'œuvre d'art peut fixer.

Granet aime beaucoup ma Porte de l'École de Médecine[5]. Il veut me confier un grand projet analogue auquel il travaille, suspendu par les circonstances. Ce serait un ensemble d'entrée monumentale, avec trois énormes portes, dont la centrale serait de bronze plein, comme celle de l'École, et les deux latérales ajourées. Composition magnifique, mais il ne m'a pas dit à quoi était destiné le bâtiment ayant cette colossale entrée. Ça compte pour l'iconographie.

6 janvier [1943]

Toute la journée à Paris. Métro jusqu'à Alésia, chez Baudinière. J'aurai toutes les bonnes feuilles du livre vendredi prochain. J'ai éclairci le mystère du changement de sexe de "caracteutique", c'est la correctrice, cette vieille dame prétentieuse, qui, sans m'en parler a corrigé Victor Hugo, la sotte. Elle l'avait fait dès le début sur mon manuscrit! Le malheur a voulu que je ne m'en sois pas aperçu en corrigeant les violons et les premiers placards. Ce n'est pas très grave. Mais ça a évidemment moins de puissance et puis ce n'est pas la citation exacte, Baudinière lui-même semblait sans puissance devant les décisions de sa correctrice... Il ne me parait pas très cultivé M. Baudinière. Il ne l'est même pas du tout. Il me parle des difficultés grandissantes faites à nos industriels. Diminution des journées de travail, de la puissance électrique, etc.

— On veut nous forcer à fermer, me dit-il.

Après-midi, chez Mourier de Grandsaigne, notre contrôleur financier des corporations. Mourier, assez quelconque d'aspect, tout moyen : taille, embonpoint, expression. Il m'annonce que les contrats actuels sont illégaux, qu'il faut faire une loi spéciale, que la loi sur laquelle on s'est basé pour nous ne concernait que les activités industrielles, nullement les professions libérales. Et voici deux ans de ça! c'en est comique. Demain j'écris à Hautecœur. Et le bon président Richard va avoir de quoi exercer sa sagacité. Mais l'aridité de notre conversation juridico-financière est compensée par l'attention qu'y apporte la dactylo de M. de Grandsaigne qui, de toutes les dactylo que j'ai rencontrées est certainement la plus jolie jeune fille qui soit.

Mais le bureau de M. Jeanel, le secrétaire particulier du préfet de la Seine chez qui je vais ensuite, est loin d'être égayé par une aussi charmante apparition de jeunesse. M. Jeanel est un homme charmant, jeune, au visage intelligent, mince. Par contre que d'horreurs sur les murs. Les services de Darras ont fait des bureaux de la municipalité autant de succursales ou plutôt d'agences de publicité pour les marchands de la rue de la Boétie ou autres centres de l'art commercial. M. Jeanel va s'occuper d'activer un peu notre affaire du Père-Lachaise[6].

Je dépose quai Conti une lettre de protestation à Bochet pour la mutilation de mon article sur Jean Boucher et Desruelles.

Entré chez Beltran-Massès. Il est mieux, mais je crains qu'il n'ait quelque chose de grave. Il se plaint de douleurs violentes dans le rein, le dos, les épaules, le cou et d'étouffements. C'est un homme qui abusait de la bonne chair. Nous précisons mes envois à cette exposition en Espagne, à Barcelone et Madrid. Il m'assure des gains magnifiques... Je lui pose la question d'une éventuelle entrée en guerre de l'Espagne. Il n'y croit pas du tout. L'Espagne restera neutre par un accès facile commun, étant au sud de l'Europe un terrain de transaction entre belligérants. C'est dans ce but que l'Argentine est restée neutre. Pour l'Argentine et l'Espagne, l'Amérique et l'Europe en guerre peuvent encore commercer quelque peu. La Suède joue le même rôle pour le Nord de l'Europe, et la Suisse au centre reste un terrain de refuge financier. Il paraît que 14-18 pour la Suisse, France et Allemagne échangeaient des produits indispensables à la poursuite de la guerre... Stupéfiant mais réel m'a-t-on assuré.

7 janvier [1943]

Il y avait à déjeuner chez Riou son ami Troesca  ( ?)— commissaire régional, avec qui j'avais déjà déjeuné —, le comte de Voguë, M. Boisdé — spécialiste de la question corporative —, M. Pinant, ancien, sinon encore, gros personnage dans les carburants. Conversation des plus intéressantes.

D'abord tous étaient d'accord pour considérer la situation de la France comme fort aggravée actuellement. On demandait à M. Troesca, si on savait ce que le président Laval avait rapporté de son voyage auprès du Chancelier. Des rapports sont actuellement à la rédaction. Ce qu'on sait jusqu'à présent, c'est qu'il a été jusqu'à Smolensk. Il est arrivé à 3 heures de l'après-midi, et en est reparti le jour même après avoir dîné avec Ribbentrop, un homme glacial parait-il.

On parle, bien entendu, des responsabilités de notre malheur. On est d'accord pour considérer que le responsable n°1 est l'État major. M. de Voguë racontait qu'un peu avant la guerre, il parlait avec un officier très supérieur des unités blindées :

— Pour manœuvrer une unité blindée, lui répondait ce général, il faut penser qu'une division blindée s'étendrait de Paris à Fontainebleau, au moins; ça suffit pour régler la question.

M. Troesca racontait que sous les ordres du général Raquin, une manœuvre avait été faite. Au bout de deux heures, le général n'était plus en mesure de savoir où étaient les différents groupes :

— Manœuvres impossibles, concluait le général. À écarter.

On fit[7] des tanks pour la façade. On ne s'en servit pas. Le seul fut le général de Gaulle qui arrêta l'armée allemande. Il est le seul qui lança ses tanks à travers champs. Les autres n'osèrent pas quitter les routes nationales.

La conversation évolue vers la Russie. Ils seraient à 200 km de Rostov. Et dans deux ou trois mètres de neige on n'avance pas vite. On s'accordait à considérer que si les Russes y arrivaient, ce serait un grand désastre pour l'Allemagne. Le seul qu'elle aurait subit jusqu'à ce jour.

Quant à l'Afrique, on est stupéfait de ce que firent les Américains à leur approche de Bizerte. Pendant trois jours, ils l'eurent à leur merci. Les Français avaient tiré sur les Allemands, le général Bauer ayant ordre de tirer sur les premiers étrangers qui chercheraient à débarquer. Pendant deux jours, malgré un ultimatum allemand, leur enjoignant de renvoyer ses troupes dans leurs cantonnements, ils empêchèrent les avions de déposer des troupes, gardèrent tous les aérodromes que les Anglo-Américains n'avaient qu'à cueillir, mais, pour on ne sait quelle raison, ils s'arrêtèrent à une quinzaine de kilomètres et bâtirent même en retraite dès que 600 Allemands-Italiens avec des mitrailleuses tirèrent sur leurs tanks. Il serait presque à supposer que les Anglo-Am[éricains] pensent tenir là une sorte d'abcès de fixation. Dans les deux premières semaines, les Allemands considéraient l'Afrique comme perdue et Rommel avait reçu l'ordre de rembarquer. Puis devant l'inertie des A[nglo]-A[méricains], se mirent à envisager la résistance. Et maintenant ils envoient énormément de troupes. Ils ne pensent pas encore à envahir l'Espagne. Si ils le font, et l'Espagne ne s'y opposera pas, ce serait signe qu'ils considèrent les Anglo-Américains comme devenant réellement dangereux.

Puis on envisage l'évolution possible des événements. M. Troesca croit en une alliance finale russo-allemande. Riou, M. Boisdé n'y croient pas du tout.

— Les Russes, dit Riou, sont maintenant unanimes à cause de l'Ukraine.

Les Allemands y avaient été accueillis réellement en libérateurs. Ils avaient annoncé le rétablissement des petites propriétés. Ils n'en firent rien, on instaura au contraire un régime collectif encore plus intense. Les paysans travaillent enrégimentés.

— D'ailleurs, dit Riou, l'Allemagne évolue vers un système collectiviste qui tourne à l'application intégrale du marxisme. Et c'est contre le judéo-marxisme, parait-il, que cette guerre est dirigée.

Toutes les activités sociales seraient dirigées, contingentées, surveillées. Chaque partie de l'Europe aurait droit à tant de ceci, tant de cela, suivant son rôle dans l'économie générale. L'Allemagne serait l'administrateur et le gendarme du système.

8 janvier [1943]

Journée morcelée par des visites. L'intéressante fut celle de M. Chabot, des services d'architecture de la ville de Boulogne. Il s'agit de préparer le programme des travaux pour Boulogne. J'en serait l'ordonnateur, un peu comme à l'École de Médecine[8]. J'ai regretté une fois de plus l'honneur de ma situation de conseiller municipal. Parce qu'il y a quelques grands morceaux passionnants. J'aimerais mieux en faire un moi-même que de les regarder faire par d'autres et moins bien.

Mais, je crains d'avoir un peu abîmé le Cantique en voulant trop l'améliorer. Il ne faut pas chercher trop loin, trop loin. Mais généralement, de ces pas en arrière, il résulte le lendemain un gain.

Chez Riou, pour l'affaire Phogor. Je crois que ça pourrait être une excellente matière, tenant le milieu entre le plâtre et la terre cuite. En cette époque où on ne peut faire ni bronze, ni même de terre cuite, ça vaut la peine d'être essayé. Ça ne doit pas être trop cher.

9 janvier [1943]

J'avais des tas de rendez-vous aujourd'hui. Après cinq coups de téléphone, je m'en suis dégagé. Préoccupé par certain profil droit et par la tête, j'ai préféré passer la journée à travailler. Et j'ai fameusement bien fait. Vers trois heures, j'ai eu une demie heure d'angoisse. J'ai eu un moment l'impression que j'avais abîmé irrémédiablement, que je ne pourrais pas retrouver certain imprévu, une sensibilité fugitive, que j'avais sacrifié l'expression à la poursuite de la construction impeccable. Brusquement tout a été résolu. Vérité de la construction, sur quoi l'émotion s'est posée, comme un frêle oiseau, après l'orage, se pose sur une branche sûre. j'ai raison dans ma façon de faire. Mais c'est autrement plus long et difficile que de rester dans l'à-peu-près et d'escamoter toutes les difficultés.

Gérard[9] me rapporte les bonnes feuilles de mon livre! Impression minute. Je vais être fameusement engueulé par la critique que je n'ai pas ménagée. Je vais être engueulé par l'Institut auquel, discrètement, je conseille quelques réformes nécessaires.

10 janvier [1943]

Mon premier geste est évidemment de courir à l'atelier. Je n'ai pas à regretter les trois journée d'inquiétude passées [10]. L'impression a été bonne, et après une matinée, plutôt une heure de travail, car j'ai été dérangé par des visites, mon Cantique a encore gagné sur ce qu'il était auparavant. Il n'y a plus qu'à finir, et ça va aller vite.

Première visite : M. Caboche, le secrétaire général de la maison Baudinière. Le livre paraîtra dans une dizaine de jours. Je vais être comme ces jeunes auteurs, qui aux devantures des librairies, cherchent le titre de leur premier livre. Homme intéressant, parle intelligemment de ce que je lui montre. C'est un ancien officier. Il me dit avoir été collaborationniste convaincu, au point de s'être engagé dans la légion partie pour la Russie. Il a été très enthousiaste des Allemands, qui, en bien des points, ont instauré un réel régime socialiste. Puis il a eu des désillusions... La principale a été, dit-il, le manque absolu de fidélité aux engagements pris, aux promesses faites, et une terrible brutalité. Par ailleurs, gens excessivement serviables, accueillants. Très différents à ce point de vue des Allemands de 1914-18.

Deuxième visite : Beltran-Massès et Valilla. M. Van Ensen, malade, n'a pu venir avec eux. M. Valilla me paraît très sensible aux œuvres d'art. Le Cantique le séduit complètement. Il parle peu, manifeste peu. Mais je l'ai senti, tout le temps, très impressionné. Beltran est toujours aussi affectueux et enthousiaste. Nous parlons naturellement de l'exposition projetée à Barcelone et Madrid dont ils me promettent monts et merveilles financières.

Puis visite de Mme Daydé et de son fils. Le visage de cette dame semble passé à la mine de plomb pour jouer la femme de bronze. Il parait que c'est une maladie qu'on appelle la bronzite? Type de la mondaine superficielle. Mais en une fois on ne peut juger les gens. Le fils est un de ces jeunes gens qui sans rien savoir, parlent de leur personnalité, exposent aux Indépendants, Salon d'automne, Tuileries, etc., tous les Salons qui vivent des ignorants et de leurs prétentions. Il n'a pas voulu rester chez Poughéon, parce que celui-ci le corrigeait et avait même la prétention de toucher à ses études. Il travaille ordinairement avec Jouve. Mais ce couple venait surtout pour avoir de moi un certificat d'artiste professionnel pour le jeune Daydé.

Après-midi, les jeunes Leguay. Nous parlons des bruits alarmants qui courent sur des transferts en masse des Français de 18 à 40 ans, ainsi que d'autres mesures. Il me dit, ce que je pensais, que ces bruits sont faux, tout au moins quant à présent.

Ladis[11] est arrivé à Paris. Je le trouve très bien.

Beltran me disait en se tordant que le fameux Cézanne de la collection Viaud est un faux, celui vendu à 5 millions. Il avait été acheté par des Allemands qui l'ont renvoyé. Et les organisateurs de la vente ont aussitôt payé les journaux pour que l'affaire soit étouffée. Et elle l'est, comme le fut l'aventure du Gauguin-Joseph Bernard de l'Exposition des 100 chef-d'œuvres de 1937. Ordre nouveau?

11 janvier [1943]

Fait installer mon poêle en plein milieu de l'atelier. C'est symbolique. Le brave ouvrier qui faisait le travail me disait que depuis 1940 son fils est prisonnier :

— J'ai fait la guerre de 14. On nous a envoyé en permission pour faire un enfant. Maintenant il est prisonnier là-bas. Il ne semble pas trop malheureux d'après ce qu'il nous écrit.

Le Cantique marche vraiment vers la fin. Ce sera certainement pour cette semaine.

13 [janvier 1943]

Hier, à un goûter où nous étions invités chez les Lavagne, vu un charmant ménage Van Paris, dont le mari dirige les actualités (partie musicale). Le jeune Lavagne racontait les débuts de Schmitt au cinéma. Le thème offert était un documentaire sur les locomotives. Peu inspiré, Florent demande à Lavagne si on ne pourrait le faire assister de près à ce qu'il devrait illustrer musicalement. On se met en quatre pour le cher maître. On lui organise une séance au banc d'essai d'Issy. Locaux immense, visite des ateliers, des salles, des cadrans que notre Schmitt considère d'un œil morne. Enfin on arrive au saint des saints. Une salle énorme au milieu de laquelle une locomotive dernier cri est mise en mouvement et lancée à sa vitesse théorique de 130 km. Bruit effarant, spectacle extraordinaire. Les ingénieurs qui accompagnaient Schmitt, dans la joie. Schmitt criait dans l'oreille de Lavagne :

— Ça me casse les oreilles. Qu'ils arrêtent ça.

Enfin on arrête ça. Schmitt s'ébroue. Les ingénieurs, très fiers, entourent Schmitt :

— Et bien, cher maître, êtes-vous satisfait? Pareille expérience doit vous donner des idées, nous espérons.

— Oui, répond notre Florent, j'ai pensé qu'on pourrait faire quelque chose dans le genre de Il est cocu, Le chef de gare.

Il parait que l'organisation de la séance au banc d'essai avait été toute une affaire, à cause des actuelles difficultés. Il avait fallu de multiples démarches, des autorisations spéciales.

Ce Hautecœur, impossible de le joindre. Pour obtenir un rendez-vous demain, j'ai dû dire à Lamblin que j'allais envoyer tout promener.

 

À force de travailler et de vouloir, dans Le Cantique des cantiques arriver à une réelle perfection, j'ai aujourd'hui plutôt un peu abîmé l'expression du petit visage. Je suis ce soir comme si j'avais commis une trahison vis-à-vis de mon œuvre. Impression que j'ai eu plusieurs fois déjà au cours de ce travail difficile. Dire qu'en un temps comme celui-ci, nous, artiste, attachons quand même et malgré tout, une pareille importance à la matérialisation de nos rêves.

15 [janvier 1943]

Mais, quand après ces journées d'angoisse où l'on croit avoir gâché des mois et des mois de travail, tout à coup, au contraire, l'émotion du début réapparaît, mais sur une charpente solide, quand non seulement l'imagination, mais l'architecture aussi nous satisfait, comme ce soir, c'est une joie intérieure que seuls les artistes connaissent. Elle faisait vraiment bien ce soir, et en la tournant impitoyablement sur tous ses profils, dans toutes les lumières. C'est peut-être parce que je l'ai beaucoup travaillé à contre-jour. Le contre-jour ne pardonne rien. J'espère finir dimanche.

16 janvier [1943]

Avec Beltran-Massés nous allons déposer à la Direction du Commerce intérieur notre demande d'exportation pour l'exposition de Madrid et Barcelone. Le fonctionnaire important qui nous reçoit s'appelle M. Fricaud. Il est logé dans un bureau qui doit être une ancienne entrée de service d'appartement sans luxe : 4 m de long sur 2 m de large. Il a juste la place de sa table et de sa chaise. Toute la pièce est bourrée, aux murs un vieux papier déchiré, chambre de bonne, sur ce vieux papier, un calendrier de travers. De l'autre côté, pas au même niveau, une toute petite photographie du Maréchal. Cela fait penser à quelque pièce abandonnée d'un bureau de gendarmerie d'une toute petite sous-préfecture. M. Fricaud, le maître de ce local, est un jeune homme brun, rasé, visage nerveux, nez aigu, enfoncé dans un paletot râpé et sale — la pièce n'est pas chauffée — d'où dépasse en bas un pantalon élimé et des chaussures éculées, certainement non cirées depuis plusieurs jours. C'est la première fois que j'ai une pareille impression de tristesse et de misère gouvernementale. Mais nous sommes très aimablement reçus et bien orientés dans la complexité des démarches à faire pour obtenir notre licence.

Chez Baudinière, je trouve le premier volume de Faut-il enseigner les Beaux-Arts? Bon aspect. Maintenant, le sort en est jeté. La semaine prochaine je viendrai signer le service de presse et les ouvrages à dédicacer.

L'après-midi, à l'Académie, j'ai présidé mes propositions de modification au règlement actuel. Il n'y a pas eu moyen de faire prévaloir mon point de vue. Bouchard, naturellement, ne veut pas d'autre professeur que lui. Il se place aussi sur le plan "souveraineté académique". Tournaire, si peu intelligent, se place aussi sur ce terrain là. Finalement, on en est revenu au système ancien. C'est-à-dire qu'on tirera au sort sur une liste moins longue. Les autres changements que j'ai proposés ont été acceptés. Les décisions de la commission ont été immédiatement soumises au vote de l'Académie. Je n'ai pas pensé à demander que ce vote soit remis à huitaine et annoncé à l'ordre du jour. C'est en effet irrégulier de voter des choses aussi importantes, à l'esbroufe. Ce n'est pas mauvaise volonté de Boschot. C'est négligence. Il n'aurait probablement rien fait si je ne lui avait écrit il y a deux semaines. Il se laisse toujours acculer. Ainsi au moment de la liste pour la direction de l'Académie de France. Je crois que je vais écrire pour essayer de rattraper cette affaire. Quel drôle de milieu! Surtout depuis quelques années. Il a dû toujours y avoir des périodes où quelques hommes de mauvaise foi, comme le malheureux Bouchard, ont créé ainsi une atmosphère[12] de gêne.

En sortant, je remets à Hourticq un exemplaire de Peut-on enseigner les Beaux-Arts.

16 [janvier 1943]

Excellent dimanche. Nouvelles sensationnelles.

Travaillé toute la journée au Cantique : tête, chevelure. De plus en plus vers la fin.

17 janvier [1943]

Ma pauvre Lily est souffrante. Non sans raison, elle craint le voyage à Lyon. Nous y renonçons. Je regrette de ne pas entendre ma petite Françoise[13] dans son beau.

Écrit à Hautecœur longue lettre avec des tableaux indiquant clairement et sans discours ce qu'on pourrait faire.

Visite du jeune Trémois, un des jeunes les plus doués de cette génération entre 20 et 25 ans.

18 janvier [1943]

Toutes réflexions faites, j'ai écrit à Boschot à propos de la séance de samedi dernier. On fait tout bien légèrement dans cette maison de vieux messieurs. Je lui demande d'ajouter au procès-verbal que j'ai voté "contre" le changement parce que je ne le trouve pas meilleur que l'autre. J'y joins, pour les archives, ma note à la commission.

19 [janvier 1943]

Ce matin, à la première heure, Hourticq me téléphone. Il me dit avoir passé une partie de sa nuit! à lire Peut-on enseigner les Beaux-Arts, et en être enchanté. Quelques réserves sur mes réserves sur Lebrun. Il prétend que Lebrun n'a pas détruit les arts décoratifs. Il a détruit l'apprentissage en le canalisant au service de l'État. Il me complimente sur la forme littéraire! le passage sur les ateliers.

Longue lettre à Boschot sur la réforme des jurys des concours de Rome à propos de la séance de samedi dernier où une fois de plus un vote à l'esbroufe a décidé, en mal, d'une chose importante. Il ne faut pas craindre les retours en arrière, lorsque les mesures nouvelles sont mauvaises. Mais ce retour en arrière est idiot, bien qu'il remplace quelque chose d'encore plus idiot.

20 [janvier 1943]

Passé ma matinée chez Baudinière à dédicacer mon livre pour la Presse...

Déjeuner au Dernier-Quart où tout le monde considère l'aventure affreuse actuelle comme courue. J'étais entre Bréguet et Martin du métro. Bréguet rappelait l'extraordinaire effort industriel russe d'avant guerre. Près de Moscou il y avait une usine d'avions aussi importante que Renau[lt]. Il parle des forteresse volantes américaines qui emportent deux bombes de quatre tonnes. Il dit qu’après la guerre on ira d’Europe en Amérique en huit heures. Il croit qu’il n’y aura pas un autre hiver de guerre. Martin dit que l’Europe, après guerre, sera maintenue par l’Amérique avec l’armée allemande. Un mot assez drôle répété par Marchandeau : la situation actuelle ? Terreur blanche, marché noir, bibliothèque rose.

Mais pour en revenir aux conversations intéressantes, il ressort que l’État major ne croyait pas à l’aviation de combat — qu’il considérait comme destiné à disparaître rapidement des champs de bataille — ni aux formations motorisées parce que les chefs perdaient le contact avec elles, presque immédiatement. En fait, concluait-on, l’automobile n’a servi qu’à la fuite. L’automobile a même été, à cause de sa facilité d’échapper, un des facteurs de la défaite sans presque lutter.

Je ne sais plus qui disait qu’Hitler est le responsable de la campagne russe vers le Caucase et la mer Caspienne. Son E[tat] M[ajor] ne le voulait pas, ignorant la puissance exacte des forces russes, craignant de s'enferrer dans un cul de sac. Là est l'origine du grand remaniement d'il y a un an. Hitler renvoya donc tous ceux qui ne l'approuvaient pas, prit tout en mains et conduisit l'armée allemande là où elle est actuellement. C'est terrible vraiment d'être persuadé qu'on a toujours raison! Hitler là, Mussolini et son empire. Que pensent-ils nos braves contadini [14] quand ils lisent encore sur les murs de leurs villages "Mussolini a toujours raison"? Quels idiots.

21 [janvier 1943]

Séassal qui pose sa candidature à l'Académie me montre un album de ses œuvres. Son monument de Nice est très bien. Emplacement particulièrement heureux, mais dont il a tiré parti monumental et dramatique. Jeanniot y a sculpté de beaux bas-reliefs. Dommage que sa forme soit tellement conventionnelle. Pendant sa visite arrive Guy-Loë, venu poser des questions de l'entraide. Tandis que je continuais ma conversation avec Séassal, je le voyais tourner autour du Cantique. Il en était très impressionné, et m'en a dit des choses plus qu'encourageantes. Je me réjouis de ma séance de demain, au dos. C'est ce soir le concert de Françoise[15] à Lyon, clôture de sa tournée. J'ai un véritable chagrin de ne pas y être. Il parait qu'à Pau, Toulouse ça a été un très grand succès.

22 janvier [1943]

Je reçois un singulier opuscule de Cogné, avec la liste de ses œuvres qui se chiffrent par une quantité industrielle de mauvais bustes. J'ai envie, en lui en annonçant réception de lui dire que j'ai bien reçu son prospectus et qu'en le parcourant, je me suis rappelé ce qu'un jour me disait Bernstam-Sinaïef[16] (qui lui aussi courait après tous les gens connus pour faire leur portrait) : qu'il ne prétendait pas avoir fait les meilleurs bustes, mais qu'il en avait certainement fait le plus.

Magnifique journée au dos du Cantique. Quelle joie de mener loin, jusqu'au bout une forme. Ah! les idiots qui veulent interdire aux formes d'exprimer des idées et des sentiments. Alors qu'au contraire, les formes s'exaltent quand elles concourent à l'expression. Pourquoi la forme, dans quelque domaine de l'art que ce soit, sera-t-elle moins pure si elle exprime quelque chose? Et ce dos que je sculptais aujourd'hui et que je finirai probablement demain, que je sculpte vrai, sans rien modifier d'autre à mon modèle, que de lui enlever le "figé" de la pose, sera un grand morceau de sculpture parce qu'il participe à toute l'expression qui se concentre dans le geste des bras et des mains, qui part des épaules, et dans le jet de la tête. Ah! que je suis loin des petits modèles posant alternativement sur la jambe gauche et la jambe droite de nos sculpteurs de sculpture pure; ce ne sont que de vieux étudiants et leurs productions ne sont que de médiocres études, à commencer par Maillol et Despiau.

Guy-Loë, hier, semblait penser que ce Cantique compterait comme une de mes œuvres principales. Je l'espère. Et j'espère, après, avoir le temps de faire Prométhée et de reprendre le Cantique des cantiques. Je suis décidé aussi à remplacer, en face de Prométhée, le Christ par Orphée. Orphée exprime le même sentiment. Il a longtemps été le symbole chrétien dans les catacombes. Il ne faut décidément pas mêler le saint des saints de nos cathédrales à ma basilique des hommes. Je me suis aperçu que bien des fois, on ne comprend pas cette assimilation.

Très bonnes nouvelles de la tournée de ma Françoise[17]. À Toulouse ce fut aussi un très gros succès.

23 janvier [1943]

Bonne journée au Cantique qui pourrait dès à présent être moulé. Mais tant que je verrai à perler je perlerai. Et ça gagne.

Dîner chez Louis Bréguet, avec les gentils Richet (Jacques). Bréguet répète ce qu'il disait l'autre jour, que l'aviation terminera la guerre et que dans ce domaine, l'Amérique a une telle avance, une telle facilité de production qu'il semble impossible que le camp adverse puisse rivaliser. Cette supériorité finit par désorganiser la production car le personnel travaille mal quand il vit sous la perpétuelle menace.

Exemple : Lorient. L'abri des sous-marins très bien conçu n'a pas été endommagé, mais une telle atmosphère de nervosité est créée qu'il va falloir l'évacuer. Essen doit être dans une même situation. On a bien commencé à sortir une sorte de forteresse volante, mais ça ne vaut pas les modèles américains. Le seul vrai dangereux atout reste le sous-marin. Mais combien en faudrait-il pour que ce soit décisif? Bréguet parlait de ce que en aviation on appelle "attaque en râteau". Dix avions, espacés chacun d'un kilomètre, chargés de bombes de deux ou quatre tonnes, anéantissant en ligne droite dix km sur 50 m. Dix vagues anéantissent donc, théoriquement, une ville de 10 km sur 10 km.

Est-ce que tous ces hommes ne feraient pas mieux de s'arrêter? Mais que de "volonté de puissance" à vaincre en soi-même ! Que de préjugés à chasser de sa mémoire ! Que d'esprit de vengeance à ne pas écouter ! Tant de mal a été fait, tant d'injustices monstrueuses commises que la puissance de sainteté qu'il faudrait aurait bien du mal à dominer.

Chez Bréguet, je remarque que mon buste de lui, il l’a mis dans une entrée de couloir... Et c'est un buste très bon.

24 [janvier 1943]

Avec Madame Ranvier-Chartier, le jeune Bouillon vient me montrer ses dernières toiles. Il a quinze ans. Gamin étonnamment doué. Il a fini par comprendre la nécessité de poursuivre ses études-humanités. Pour des garçons comme lui, marqués, c'est la meilleure chose à faire. La fille de Griaule était avec eux, qui veut faire du dessin ethnographique. Elle m'a montré des petites natures mortes pleines de goût. Il y a cinquante ans encore, toutes les jeunes filles apprenaient le piano ou le chant et arrivaient à peu près toutes à pianoter et à chanter plus ou moins faux. Beaucoup aujourd'hui apprennent la peinture, un peu de décoration. Elles y arrivent aussi, et c'est moins bruyant. Je ne dis pas ça pour cette jeune fille qui parait douée.

Domergue, Domergue candidat à l'Institut arrive, plein d'histoires, plus ou moins vraies, plutôt moins que plus. Il parle d'une conversation tenue par l'ambassadeur d'Amérique, avant leur entrée dans la guerre. Il aurait dit que l'Amérique avait les moyens de terminer la guerre en huit jours, mais qu'elle ne la terminerait pas aussi vite. Il fallait avant épuiser à fond les adversaires.

"Et la bêtise par dessus tout", Victor Hugo.

Domergue me parle des ventes fantastiques réalisées par lui et un peu tout le monde. Il me raconte notamment l'histoire d'un très quelconque sculpteur lyonnais dont on aurait même essayé de voler une œuvre. Le voleur était un architecte lyonnais connu. Le marchand aurait dit au voleur :

— Encore, si ça avait été un Landowski!

Puis après, mon Domergue se coupe, c'est Despiau que le marchand aurait dit, ou les deux... Chez Bouchard, il doit remplacer mon nom par celui de Bouchard... Ah! ces candidats! Ça ne m'empêchera pas de voter quand même pour lui. Son talent est facile, sans doute, souvent de mauvais goût, c'est également douteux, mais il a fait des choses bien meilleures que ce qu'il montre pour vendre. Et puis il a de l'entrain, il est jeune encore.

25 [janvier 1943]

Encore une matinée chez Baudinière à dédicacer mon livre.

Marcel[18] nous joue ce soir sa nouvelle symphonie qu'il appelle Prière, seconde d'une sorte de trilogie symphonique : les symphonie de la Foi, dont Rythmes du monde est la première. Cette seconde me parait au moins aussi remarquable que Rythmes. Il y a une fin, une marche dramatique des hommes vers leur labeur et leur destin, d'un effet déjà poignant, joué ainsi, à-peu-près, au piano en chantant seul chœurs et le reste. Le thème en est l'inquiétude, l'incompréhension des hommes devant leurs misères et leurs durs travaux. Ils quittent maisons, charrues, outils, escaladent les montagnes pour demander des comptes aux dieux, au ciel, ils ne savent, et ne croient plus à la valeur de leurs prières. Dans leur effondrement une voix vient à eux, ils ne savent d'où, du ciel, des nuages qui passent, des montagnes ou des plaines, si elle ne vient pas d'eux-mêmes. N'implorez pas, entendent-ils, ne priez pas. Que sert [d’]interroger le silence? Comprenez plutôt que vous êtes vous-mêmes des parties de ces forces et de ces lois qui régissent le monde dont vous êtes, et vos destinés, pareilles aux destinées de tout les autres êtres. Là est la voie sacrée que vous devez suivre, dont chacune de vos vies est une étape. Et vous atteindrez l'illumination où il n'y a plus ni vie, ni mort.

Les hommes comprennent confusément, mais l'appel de la vie fait sentir sa puissance. Il leur vient de tout ce qui les entoure, des sommets où ils sont, il monte des vallées, des plaines où sont leurs maisons, leurs charrues, leurs bêtes. Nous voulons vivre. Nous voulons aimer. Retournons vers nos plaines. Reprenons nos charrues. Le monde humain dont nous sommes est une étape de nos destinées. Marche. Tombe. Marche. Tombe. Marche encore... Et la voix retentit en eux. Que chacun de nos actes soit un acte de volonté. Alors nous saurons prier.

Le texte me parait nécessiter des remaniements. Son danger est d'avoir l'air d'un prêche, par moment.

26 [janvier 1943]

Marcel[19], ce matin, a joué au piano, à Munch, sa symphonie. Excellente impression. Il ne voit aucun inconvénient à ce que Marcel dirige lui-même à Pasdeloup. Et lui la jouera volontiers à la Société en seconde audition.

Soirée salle Pleyel où Jacqueline[20] a remarquablement joué le Concerto en ut mineur de Beethoven. Dirigeait le jeune Theurer.

Discuté avec Hautecœur de la question des corporation des Arts graphiques.

27 [janvier 1943]

Journée au torse du Cantique. Je ne dis pas encore c'est fini. Mais je n'en suis plus loin. Depuis mon temps de pensionnaire à Rome, jamais je n'avais plus poussé une étude ainsi. J'exagère. Presque jamais, devrais-je dire. Malgré mon âge, je crois que je suis en progrès. Je ne crois pas avoir fait une figure aussi sensible, ni aussi vraie. Je ne peux plus voir l'Hymne à l'aurore maintenant. Aussitôt libéré du Cantique, je vais le reprendre. Le geste de l'homme surtout et son caractère physique sont à refaire. Comme Delacroix je passe mon temps à penser : j'ai soixante sept ans, et j'ai des projets pour trois vies d'aussi longue durée, au moins. Le Mur du Christ[21], décidément, va devenir le Mur d'Orphée. Même idée, mais sans rien de choquant pour personne dans son expression.

28 [janvier 1943]

Matinée chez Baudinière à dédicacer. Ça m'embête d'envoyer des pages intelligentes à certains journalistes imbéciles, comme ces gens de Comœdia, qui sont des voyous ou ce Campagne des Nouveaux Temps qui est un prétentieux, mais tous de mauvaise foi. Enfin, il parait que c'est nécessaire. Je leur mets des dédicaces où le geste aimable est tempéré par une réserve sur leur façon de critiquer.

Déjeuner avec les Thomé. Le pauvre ne se remet pas, après des années de son aventure comme chef de la Sûreté, poste pour lequel il était l'homme le moins qualifié. Il me dit avoir un dossier extraordinaire sur l'aff[aire] Stavisky, mais qu'il n'en veut rien faire. Je lui conseille d'en faire au moins un roman. On parle journaux, des mœurs de la presse. Il parait que le premier journal subventionné par le Reich — avant la guerre — était l'Action française. Maurras, le grand patriote. Après le déjeuner, avec Lily, nous allons nous reposer au cinéma, devant un film policier amusant.

29 [janvier 1943]

Et je perle mon Cantique. Je pourrais, sans crainte, le tailler en marbre, grandeur nature.

Je suis de plus en plus décidé à remplacer le Christ par Orphée. Le Mur d'Orphée en face du Mur de Prométhée[22]. Nous restons dans le symbole pure. Mais Prométhée n'est-il pas plutôt le symbole de notre temps qu'Orphée? Prométhée, le titan révolté, le chercheur, l'inventeur crucifié.

30 [janvier 1943]

Parti ce matin pour aller achever mes dédicaces, j'ai fait demi-tour au bout de cinq minutes, obsédé par la cage thoracique de mon Cantique, à laquelle je voulais retoucher. J'ai eu raison. Les dédicaces peuvent attendre.

Je déjeune avec Expert, fort ennuyé de la candidature Perret qu'on lui suscite.

À l'Institut, je reçoit beaucoup de compliments sur mon livre, de la part de Boschot, qui me félicite de n'avoir pas fait de théories esthétiques, de Denis qui me dit avoir appris beaucoup de choses, mais n'avait pas terminé, même de Bouchard, qui me dit m'avoir écrit. Hourticq le présentera samedi prochain.

Après l'Institut, je vais par les quais jusque chez Mme Anglès. Le quartier le plus amusant de Paris, que ce vieux quartier. Les boutiques font un musée où l'on peut tout acheter. Les quais sont une bibliothèque où l'on peut aussi acheter tout. Je ne me ballade jamais sur ces quais là, sans penser à Rétif de la Bretonne, le "dateur". Voici Notre-Dame au fond de son parvis trop grand, si mal encadrée par l'hôpital et son vis-à-vis, la police. Mais tout de suite, la petite rue à gauche qui file le long de la façade nord nous remet dans l'ambiance. Comme sont belles ces deux portes! La maison de Madame Anglès est si bien XVIe, qu'elle n'a pas l'air authentique. Elle a été rafistolée, pendant l'entre-deux-guerres, par un Américain.

Chez Mme Anglès, des tas de connaissances : Brayer, Pinson, Bizette, Leygue, tous mes pensionnaires de Rome. Leygue a fait onze mois de prison, dont six de cellule. Il avait perdu plus de vingt kilo. Il vit à la campagne, ne s'est pas encore remis au travail. Pinson me montre des photos de ce qu'il a fait à Montréal. Il a de l'imagination. C'est souvent bien arrangé, mais un côté caricatural vulgaire gâte bien des morceaux. L'idée de cette gravure sur pierre, de grand dimension, devenant décorative est très heureuse. Je retrouve là aussi Baillou, l'ancien Primoli, que j'ai nommé professeur à l'École et sa femme qui est vraiment très jolie.

31 [janvier 1943]

Visite de Lengrand, qui me semble en bien mauvaise santé. Il voudrait quitter Nice. Je ne suis pas très sûr qu'il venait uniquement pour me voir. Il m'a paru subtilement envoyé par Joffre qui ne pense toujours qu'à être nommé professeur à l'École, aussi.

Visite de Gaumont. Le Cantique parait lui plaire beaucoup. Je n'arrive pas à le décider pour l'Académie. Je le comprends un peu, mais il est assez compliqué, très "sous l'œil" et je crains qu'il n'ai lui-même embrouillé les choses, en prêtant aux gens des sentiments qu'ils n'ont pas. Alors on les leur suggère.

Pornin en fin de matinée, toujours aussi gentil, aussi fidèle. Quant à Thibésart, rien. Il ne pense qu'à vendre et vendre.

L'après-midi, Artus me fait de très grands compliments de mon livre. Il me dit qu'il trouve les pages sur le corps humain "remarquable" littérairement! Lemaresquier vient avec le jeune ménage Jeanel. Jeanel me semble très sensible à ce qui est bien, pas du tout dans le bateau à la mode. Il me dit que le projet du Père-Lachaise est décidé et que ce sera tout à fait réglé sous peu.

Le Cantique a très grand succès.

Et l'on pense à tout cela alors que se passent des événements aussi énormes. Mais on ne peut pas rester dans l'immobilité à attendre, attendre, attendre.

Brébant arrive tard avec sa femme. Il se voûte de plus en plus. Il annonce, avec son air réservé et fin, de grands événements pour la fin de février.

 


[1] Marcel Landowski

[2] Françoise Landowski et Gérard Caillet

[3]. Suivi par : "c'est-à-dire de mouvement immobile. Car c'est là", raturé.

[4] Françoise Landowski-Caillet.

[5] Nouvelle Faculté de médecine.

[6] Retour éternel.

[7] Sic.

[8] Nouvelle faculté de médecine.

[9] Gérard Caillet.

[10]. Suivi par : "C'est mieux", raturé.

[11] Ladislas Landowski.

[12]. Suivi par : "trouble", raturé.

[13] Françoise Landowski-Caillet.

[14]. Paysans.

[15] Françoise Landowski-Caillet.

[16] Léopold Bernstamm ?

[17] Françoise Landowski-Caillet.

[18] Marcel Landowski

[19] Marcel Landowski.

[20] Jacqueline Pottier-Landowski.

[21] Temple de l’Homme.

[22] Temple de l’Homme.