Février-1944

1er février [1944]

Matin, buste M. Baudinière. Il est plein de la lutte qu’il mène contre les messageries Hachette et indirectement avec le Comité d’organisation du livre qui marche de connivence avec Hachette. Hachette aura un fonds secret de plus de 50 000 000 qui lui permet d’acquérir bien des concours. Hachette achète. Voilà une formule à lancer.

Après-midi, je rode dans l’atelier, désespéré, je fais quelques retouches au plâtre du Cantique.

2 février [1944]

Henry vient déjeuner. Nous unissons nos peines. Quand l’être est mort, il n’y a plus de degrés. C’est d’abord et uniquement son enfant qu’on a perdu. Ne comparons pas les conditions du malheur.

Second dessin pour Lucifer. Encore plus sournois. Ce torse long, souple fait vraiment bien. C’est le serpent lové.

Visite de Mme Bozza. Son mari a peut-être des défauts. En tous cas, il y a de l’enthousiasme et produit.

On me racontait que le général Giraud serait en relation avec le groupe Doriot et avec les Allemands, avec l’arrière-pensée-programme de diviser la dissidence. Ils auraient des hommes dans les groupes de la résistance, ce qui leur permettrait les arrestations. À mettre dans la rubrique des bobards.

Il paraît que dans les actualités, au cinéma, on voit les Allemands faire sauter les aqueducs antiques de la campagne romaine. Et pourtant, Hitler ne disait-il pas, dans son discours dernier, que l’Allemagne faisait la guerre par dévouement, pour sauver la civilisation millénaire de l’Europe? Ce sont des destructions de vengeance.

Rien de plus curieux que ce dernier discours de Hitler. Pour justifier les effroyables malheurs qui s’abattent sur l’Allemagne (à cause de lui), il en vient à appeler à son secours Jéhovah! le Dieu des Juifs! en citant la fameuse malédiction "Tu enfanteras dans la douleur". Il promet le bonheur à l'Europe (martyrisée par lui), à condition qu’elle accepte d’être "représentée par l’Allemagne" dans le concert du monde. Enfin il agite le spectre bolcheviste, donnant le la à la campagne orchestrée où jouent les Darnand, Philippe Henriot, etc. En tous cas, on ne peut pas lui reprocher de changer d’idées.

3 février [1944]

Je ne suis pas content de mes réactions ce matin, chez Reichenstein, c’est un garçon convaincu, sûrement. Devant les malformations qu’il me montre, je ne puis m’empêcher de lui reprocher vivement l’erreur d’un pareil parti pris. Il me servait tous les lieux communs contre l’imitation fidèle de la nature (moulage sur nature, photographie, etc.). Il me parle du trouble dans les croyances esthétiques de la jeunesse. Sans doute chez les jeunes sans tempérament, sans conviction profonde. Ce n’est pas par la composition qu’il comprend l’imagination, mais dans la déformation du corps humain. Il cherche le monumental mais sans thème. Il parle des Égyptiens et de la personnalité, alors qu’il n’y a pas d’art plus impersonnel de l’art égyptien. Connaît-on le nom d’un seul de leurs artistes, durant les millénaires qu’ils ont sculpté et lissé du granit? Cependant les commandes que je lui ai fait avoir par l’École de médecine, il ne s’en est pas occupé. Il s’y est mis seulement maintenant parce que je lui ai écrit pour les lui rappeler. À toute vitesse il a massé un seul des bas-reliefs sur les trois. Müller qui habite à côté, en a fait un, adroitement nettoyé, mais pas approfondi dans les gestes. Lui, c’est le contraire de Reichenstein, il cherche à faire plaisant, vendable avant tout. Il y parviendra de plus en plus. Il est travailleur, il est ingénieux et ne manque pas de goût.

4 février [1944]

Ce qui se passe en Russie, comme en Italie, paraît considérable, en Russie surtout où tout le front allemand semble s’effondrer. Dans le Sud, si c’est vrai, environ 200 000 hommes vont être pris ou détruits. En Pologne, la poussée semble considérable et Leningrad est non seulement dégagé mais la frontière estonienne franchie. Simultanément plus de mille avions attaquaient Wilhemshaffen.

Réveillé cette nuit, je me disais que peut-être tout de même on approchait de la fin. Et l’on est heureux de penser que tout de même aussi des troupes françaises combattent dans les rangs libéraux.

Fais un dessin pour la Demeter du motif "Le Mariage de Zeus et de Demeter". Sujet scabreux si l’on veut, mais auquel j’ai donné le caractère mystérieux qui convient. Ce n’est d’ailleurs qu’un tout petit élément dans mon affaire. Maintenant je vais passer à la "mutilation d’Ouranos".

Ainsi l’on vit, on continue par force acquise, avec au cœur sa plaie saignante.

5 février [1944]

Matinée à Paris. Je pars de bonne heure pour aller : 1° à la mairie pour le visa de ma carte d’identité; 2 : chez Gaveau; 3° à l’office des chemins de fer pour mon billet pour Clermont. Au commissariat de police (mairie), on me dit de revenir à midi. M. le commissaire n’arrive pas avant midi. Je file à l’autre bout de Paris, plutôt au centre. Alerte, arrêt du métro. Je saute sur les voies, comme beaucoup et vais à pied jusqu’à la station S[ain]t-Augustin. Cette balade sous ces voûtes grises, à éclairage sinistre, seul paysage qui me convienne en ce moment. Quand la lumière et le beau ciel viennent à moi à la sortie de sous terre une tristesse me tord encore plus. Ma pauvre petite qui ne peut plus jouir de la vie, elle qui l’aimait tant. Gens groupés, immobilisés sur le boulevard, le nez en l’air, regardant dans le ciel des lignes de vapeurs blanches qui sont des avions, entourés de flacons blancs qui sont des éclatements d’obus. Un concierge idiot et sympathique m’empêche d’aller prendre la fiche nécessaire pour avoir mon billet et ma place. J’y arrive cependant, mais il est midi. La fin de l’alerte n’est pas encore sonnée. Je reviens par le train. Me voilà obligé de retourner chez le commissaire et à la gare. Mais nous envoyons la petite Nounou[1] à six heures. M. le commissaire n’était pas encore arrivé. Elle a du attendre une heure. [Problème] nouveau. Marcel[2] qui avait à sortir me rapporte place et billet. Que de temps perdu à toutes ces démarches. Ordre nouveau, toujours. Mais j’ai fini la mise en place du dessin "Jupiter et Demeter". Il est bon. Ce n’est pas une scène mystique certes, mais c’est une scène religieuse.

Platrier vient nous voir avec Huguette, un des plus anciens et plus fidèles amis de Nadine[3]. Ces visites me font mal. Huguette, ce sont toutes les années de lycée de Nadine qui revivent autour d’elle et de son jeune visage. Est-il possible que meurent des êtres si jeunes!

6 février [1944]

Malgré cette peine affreuse qui ne me quitte pas un instant, jamais mon imagination n'a été en aussi grand mouvement ; j'ai trouvé aujourd’hui la composition rudement difficile du motif "mutilation d’Ouranos". C’est un dessin pour un bas-relief, mais ça ferait un petit groupe en marbre excellent. À poursuivre. J’ai aussi trouvé, et c’est plus important encore, la structure d’un grand bas-relief du fond de la salle hypostyle du Père-Lachaise[4]. J’ai surtout eu l’idée de la manière de boucher l’ouverture qui, à tiers de hauteur environ, interrompt bien malencontreusement la composition. Tout ce long rectangle, je vais l’occuper par un bas-relief à claire-voie, comme ce que j’avais fait faire à ma petite bande d’élèves pour l'Exposition 1937. Le thème sera "le mythe de Psyché". J’encadrerai depuis le sol jusqu’au faite et en faisant le tour le motif central par un soutien architectural, qui fera bien entre les colonnes, le plafond et le bas-relief. Ce soutien architectural sera orné de motifs qui seront "l’histoire religieuse du feu". Puis tout le centre qui sera le développement de l’esquisse existante. Cette femme remarquablement belle - 1m75 de haut - que m’a indiqué Fenaux va me faire une nature, une déesse-mère extraordinaire. C’est un problème magnifique, et qui répond à mes idées les plus profondes : trouver une représentation consolatrice de la Mort, sans appeler à son secours les thèmes de résurrection religieuse. C’est le retour au Cosmos, avec l’épreuve de la vie humaine.

Tandis que j’écris, seul dans ma grande maison silencieuse, pour moi, triste désormais pour toujours, ma petite Françoise[5] joue en ce moment même, salle Gaveau. Je l’ai encouragée, malgré notre chagrin à tous, à ne pas interrompre son récital organisé depuis longtemps. Le travail est le seul consolateur. Puisque même moi, qui ai soixante-huit ans, et qui me sens tellement atteint, physiquement même, par ce désastre, mon travail m’intéresse malgré tout, comment ne pas encourager ces jeunes êtres, à s’y jeter plus que jamais. Pourvu qu’il y ait du monde.

Nous avons eu trois alertes depuis dix heures ce matin. La dernière a sonné vers deux heures! C’est-à-dire au moment où les aficionados se préparaient à partir. Il y a eu quand même une salle presque pleine. Son succès fut, paraît-il, très grand.

11 février [1944]

Retour de Clermont-Ferrand. Je les ai trouvés bien. Mais cette émotion si intense que l’on éprouve à certains moments de sa vie, comme à un moment où dans la foule qui attendait, j’ai aperçu Ladis[6] qui me cherchait, il m’est impossible de la dire, je ne veux pas chercher à la dire.

[Entre le 11 février et le 22 mars, P. L. prend son journal en note au crayon à papier, comme s'il voulait le rédiger par la suite et que le manque de temps l'en ait empêché.]

12. Moulage Trocadéro. L'Auguste restauré. Formigé.

Dessin : Zeus Demeter.

Lettre Mlle Grangier à propos désastre Brusc.

Visite Baudry. Dr de Serran.

13. Visite M. Herbette : Darnand essaye d'amadouer l'opinion au sujet des refractaires. Milice aurait refusé de tirer sur des Français.

Mlle Gémiat à Françoise : Une conversation entre Allemands entendue par hasard, désastre sera-t-il complet ou saurons-nous, pourrons-nous le limiter. Gregh à dîner : Valéry : doctrine de l'Art pour l'Art prise chez Poe (le Corbeau, Euréka) et Mallarmé.

14. Éleusis. Mme Delbeau.

Visite Mme Neuzillet : situation Alégérie, Tunisie serait très bien.

Esquisse du fond Père-Lachaise : Hymne à la vie.

Visite Marthe de F[els] : un complot Himler?

15. Couronnement ajouré du Père-Lachaise.

17. Propositions russes à la Finlande.

18. Visite Mme Deleplanque.

19. Dessin du ciel pour Père-Lachaise. Visite Bribant, Gros, Domergue.

21. École pour mes tableaux. Guérin opte[ ?] pour les laisser.

Chez Lagriffoul, esquisse mon[umen]t Taine. Maladie L. Hourticq.

22. Prise de Krivoiroj.

23. Les "requis" au Vel d'Hiver. Discours Churchill.

24. Jacques retour de Gourdon. Lettre Perrin. Situation du Brusc. Le Gauguin de Jacqueline R.

Samedi 26. Bardoux : Darnand en fait chef de jour et de nuit.

26 fév. Visite exposition Mathelin. Les peintres de la naïveté. Wlaminck, Subervie.

27. Nuit de Jacques : Bogomilow. Nous ferons de l'All. une steppe. Attachons moins d'importance aux 2 fronts. Pas nous qui avons inventé l'espace vital.

28. Attentat Fannucci. Menaces all. à la Finlande. Silence de Hitler. Dessin pour la Mairie[ ?]

1er mars. Paulette et la convocation de Ladis.

Les conditions russes à la Finlande.

Modification à la pendule [Chronos].

Examen médical : légère tension.

2. La Pendule[7].

Propos de Laval dans Paris-soir. Théorie de la peur.

3. La Turquie et l'Angl. non d'accord. Se rappeler les déclarations Ch. Roux.

4 mars. Mme V. me fait rater la répétition Marcel.

Institut. : Les jurés adjoints. Point de vue de Poughéon absurde. Vacance d’un siège H. Martin : une candidature Subervie. Perret, Desvallières, Schmitt, Drivier. L’aviation anglaise arrive. Rabaud : les droits d’auteur et le cinéma : Chambrun.

6. Arrivée de Ladis.

Son affaire. Reprise de la Pendule. Suppression des auguilles. Chez Riou. C.A. de « Phogor ».

Retouches au plâtre du Cantique, les jambes.

La bataille de Russie. Grosse affaire au centre. La Finlande temporise.

7. Chez Ladstetter. Rendez-vous Madeline. Corneille et Niemerowsky [ ?]. Les bas-reliefs de l’Ecole de médecine. Joffre et Longuet. Obligé de régler les deux Longuet. Déjeuner Madeline. Sa vie. L’affaire de l’Ecole de Médecine. Contre Roussy. Attitude Cognac. Gidel [ ?] Beaudouin. Le projet Halle aux vins, des milliards. Chez Dr. Caillet. Les rafles. Film Libellules et Thibat. Caractère dramatique du procès Pucheux.

8. Journée au lit. Henri assailli gare de Lyon. Michel-Ange de Romain Rolland.

9. Commencement du grand dessin du ciel du Père Lachaise[8].

L’histoire de la dame dont le fils avait aidé une dame dans le métro à porter une lourde valise, racontée par le curé d’Auteuil.

10. Le grand dessin et le groupe central. L’agenouillement semble une trouvaille.

Qqs. Retouches au plâtre C[antique]. Visite d’un peintre. Son enthousiasme pour le C[antique].

Hautecoeur partirait. Hilain à sa place !

Ladis au bois de Boulogne.

11. Chez Jaudon. Typographie du diplôme de l’A.C. de Boulogne. Correction à faire. Départ Hautecoeur. Achat de qqs. Livres. La Mandragore. Déjeuner Cald’Arrosti. Rouché : départ Hautecoeur. Dépôt tableaux en Suisse. Hilain, c’est la bande Beaux-arts au pouvoir. Récit de deux dames remarquant la jeunesse des soldats. Les candidats de la section de peinture. La proposition stupide de Leroux. Chez Marguerite Long. Salle Pleyel, les chœurs parlés du jeune d’Esty. Machine. La Pendule. Tam, Tam etc. Les Djinns.

12. La guerre en Ukraine. Esquisse groupe du Père Lachaise t.b. Visite Domergue : Hilain et ses intentions de tout chambarder.

13 mars. Téleph[one] de Longuet. Se défend : M. de Colombier trouve mon [ ?]très bien…rendez-vous pris pour mercredi. Séance Mme. Dolbeau : cuisses Cantique. Jacques[9] à déjeuner. Chez Muller. Son second [ ?]. Un livre sur Bouchard. Chez Rechenstein. Ses bas-reliefs. Ses dessins. Retouches sur la pierre du diplôme sportif pour Boulogne.

14 mars. Groupe Père Lachaise. Les Russes prennent Kherson marchent sur Nialaieff[ ?]. S’entendent avec les polonais, accordent un délai à la Finlande. La mission Roumaine. [ ?] Slinberg part pour l’Egypte. Et les Américains-Anglais ne font rien. Difficulté du groupe du Père Lachaise[10].

15 mars. Mort de Louis Hourticq. A la maison de santé. Institut, commission administrative. Les agrandissements de l’Institut. Fonctionnaires d’Etat en-dessous de 35 ans. [plusieurs mots illisibles]. Avenue de Friedland à la galerie J. de Ruaz. [ ?] 100000 [ill]Bourdelle 200000 (petite vierge). L’affaire du docteur Petiot. A l’Etoile [ ?]. L’armée Wlasoff. Type chinois.

16 mars. Matinée : groupe du Père Lachaise[11] trouvé. T.b. et journée t.b. L’ami de Marcel du 46è : les prisonniers russes gelés. La jeune fille violée dans le cimetière, son enterrement par son père. Les chambres de gaz. Tous savent lire, sauf quelques vieux. La Finlande refuserait. Le livret de Marcel[12].

17. Banque Schlumberger, M ; Grétry. Suggestion d’une vente générale. Vichy croit au débarquement mai ou juin. Mairie. La symphonie de Marcel Rythmes du monde à la radio. Le groupe du Père Lachaise t.t.t.b. Mouvement des bras du mort est trouvé. Finlande n’accepte pas les conditions russes. Les Russes franchiraient le  [ ?]. Bataille dans ce qui était Cassino.

18 mars. Funérailles Hourticq. Personne du gouvernement. Institut. Commission de bienfaisance sans candidats. Les candidats à la section de peinture. Verne : Le Reich [ ?] voudrait assister. Mais le gouv[ernement] ne veut pas. Hésitation de la Finlande. Pression de la Suède qui craint l’immédiat voisinage des Russes. Situation ukrainienne catastrophique. Changements gouvernementaux à Alger, préparation à l’entrée des communistes, dont un à la Justice.

19. Groupe Père Lachaise : petite fille draperie. Ap[rès]-m[idi], dessin du couronnement ajouré. Pendant le dessin quelques grosses explosions. Dr. C[aillet] a su que des rafles importantes étaient commencées tous les soirs de 7h à 11h, particulièrement dans le métro. M. Déat a la gérance du Secours National, Croix-Rouge et du COS.I. [ ?].

20. les explosions : usine de l’Air Liquide qui sautait. Esquisse du Père Lachaise presque achevée. Besoin de la nature. Trois alertes dans la matinée. Express Lille-Paris tombé dans un entonnoir. Dniestr est franchi. Les camions déversent les jeunes raflés au vél[lodrome] d’hiver. Scène vue par F. Trois divisions auraient été envoyées sur le front russe. Ils commencent à tirer sans raison sur les jeunes gens (Alençon).

22. Madame Neuzillet : les rafles. On ne parle que de ça. Exécution de Pucheu. La Russie en Bessarabie. L’Allemagne en Hongrie. Les Allemands [ ?] 1000000 français dans leurs usines. L’armée Wlasoff fait la police en province. Et comment. Pillage et viols et vols. Françoise revient de Rouen.


[1] Marie Cau.

[2] Marcel Landowski.

[3] Nadine Landowski-Chabannes.

[4] Le Retour éternel.

[5] Françoise Landowski-Caillet

[6] Ladislas Landowski.

[7] Chronos.

[8] Le Retour éternel.

[9] Jacques Chabannes.

[10] Le Retour éternel.

[11] Le Retour éternel.

[12] Marcel Landowski.