Octobre-1950

3 octobre [1950]

Bon travail tous ces jours derniers. J'ai trouvé un heureux arrangement des bras dans le combat de l'homme contre la sphinge. Trois jours de suite sans dérangement, c'est à noter!

Seul, de [Fleuriot de] Langle est venu un moment me parler de la situation que lui fait, à lui et au brave vieux concierge, l'attitude de Boschot. Boschot évidemment se trouve coincé par la situation financière de la fondation[1]. Mais il agit vis-à-vis de ces employés extraordinairement dévoués avec une dureté bourgeoisissime. Aucun cœur. Il faut reconnaître que de [Fleuriot de] Langle est assez ennuyeux, insistant, maladroit. Son excuse : il a six enfants. La bibliothèque est son logement. Il appréhende avec raison les conséquences, pour lui, de la fermeture totale et ensuite de l'abandon de la fondation. Il faut comprendre. Pour comprendre il faut de l'imagination et du cœur. Boschot manque des deux.

Je reçois invitation pour me rendre à Anvers à l'inauguration de l'Exposition de la sculpture en plein air. Avec tout le travail que j'ai en cours et les choses en suspens, ça m'est bien difficile d'y aller.

4 oct[obre 1950]

À l'Institut, vient Winders. Il ne considère pas le voyage à Anvers comme indispensable. Peut-être même mieux de m'y rendre plus tard.

Commission de la villa Médicis. Nous sommes dans un beau pétrin. Boschot ne fait rien. Il n'a pas communiqué la moindre note pour protester contre la campagne du "scandale" du jugement de la musique, de juin dernier. Le bruit se confirme, d'après Büsser, que Delvincourt avec les bureaux S[ain]t-Dominique étudie pour le ministre une réforme du jugement de la musique pour que les musiciens soient seuls juges. Ce sera pire qu'avec l'Académie entière, comme chouchoutage et injustice. Sur notre insistance à quelques-uns la commission a décidé de rédiger un programme à soumettre au ministre lors d'une entrevue qu'on va lui demander. Espérons que P[ierre]-O[livier] Lapie sera plus compréhensif que cet imbécile de Delbos.

5 octobre [1950]

Visite de Madame Goldscheider, la conservatrice adjointe du musée Rodin, accompagnant une petite dame qui est elle-même conservatrice du musée d'Orléans. Je ne sais plus son nom. Elle est très gentille cette petite dame. Elle sort de la néfaste École du Louvre. C'est là, sous ce beau nom, que l'on fabrique, dans un même moule, ce troupeau de conservateurs, critiques, écrivains d'art qui, munis du diplôme le plus facile à obtenir de tous les diplômes, vont porter à travers toute la France, le résultat des sophismes qu'on leur débite ex cathedra. Parmi les conférenciers et les maîtres, il y a des hommes bien, comme Aubert. Mais la plupart sont des intrigants ou des lâches, de médiocres hommes de lettres. Écrire sur l'art, c'est ce qu'il y a de plus facile. En parler c'est plus facile encore. Quand après avoir suivi pendant trois ou quatre ans ces cours, quand on a reconnu un certain nombre de photos et qu'on a émis à leur propos quelques bons lieux communs, on est diplômé de l'École du Louvre. Alors on est nommé conservateur à Orléans ou Toulon ou ailleurs. On a vingt-cinq ou vingt-six ans. On est plein de suffisance. On est persuadé qu'avant soi il n'y a eu sur terre que des idiots. On est moderne, quoi! Alors on décroche tout ce qui est depuis des siècles conservé, exposé là, on organise des expositions modernes. Alors apparaissent les marchands. Ils prêtent les toiles de leurs artistes "sous contrat", et si vous allez à Toulon, par exemple, pour voir un Guigou[2] que vous aimez, il n'y est pas. Guigou est au grenier ou dans la cave. C'est une escroquerie. À la place, vous avez une absurde exposition Braque ou Picasso. Cela s'appelle décentraliser.

C'est Hautecœur le responsable de cette soi-disant "décentralisation" qui n'est au contraire que de la centralisation. Car il ne s'agit pas de laisser chaque grande province développer son art propre, ses tendances. Il s'agit d'étouffer partout ces aspirations particulières pour répandre uniquement, imposer l'art des marchands. Et ces mauvais tableaux, on les rendra accessibles à peu près à tous sous forme de lithographies, de reproductions commerciales, de cartes postales. Ah! Comme j'aimais mieux le temps où les conservateurs des musées étaient de vieux artistes connaisseurs, qui aimaient les toiles qu'ils avaient là, qui savaient les soigner. Et dieu sait! s'ils avaient peu d'aide alors. Quels sont aujourd'hui les traitements de ces petits sots qui détruisent nos collections sous la protection de l'État? Le dirigisme en art est une erreur. L'histoire en montre des effets flagrants.

L'évolution normale du gothique a été stoppée par les rois Louis XII, Charles VIII, François Ier et sa bande de snobs qui formaient leur cour. Cela a abouti à l'art emphatique du XVII, aux fous romains de Lebrun et à l'art jésuite. Même stoppage à la fin du XVIIIe que L[ouis] David concrétise ; il relègue Watteau, Fragonard, etc., ces romantiques du XVIIIe, et aurait abâtardi complètement notre étonnant XIXe, s'il n'y avait eu des Géricault, des Delacroix, des Courbet. Mais on sait de quels quolibets ils furent accueillis pour les Cassou, les Dorival, etc., de l'époque. Cependant, ils se prennent pour Baudelaire, cette exception. Dans cette production conventionnelle, il faut reconnaître deux choses qui la défendent encore : La science de la composition et la connaissance du métier. But que poursuivaient également les révolutionnaires du temps ; mais comme toujours, bien entendu, ce n'est pas tout à fait aussi simple. Mais dans l'ensemble, c'est exact. Et aujourd'hui, il en est de même.

Vers la fin du XIXe et au début du XXe, il y eut une tentative de modernisme vrai. Celle dont Dalou, Rodin, Constantin Meunier, Falguière, Puvis de Chavannes, Henri Martin, Cottet, Simon, etc., prennent la tête. Il y eut à ce moment une floraison d'œuvres remarquables. Ces artistes regardaient leur temps, tâchaient d'en tirer l'expression plastique. Derrière eux, venait une belle pléiade de jeunes hommes, comme Vital Cornu, Fernand David, Hippolyte Lefebvre, les William Laparra, Déchenaud, Sicard, mais simultanément à grand renforts de cymbales et de hurlements, de gémissements et d'injures, grâce aux gros prix qu’atteignirent certains tableaux, remarquables d'ailleurs, d'impressionnistes méconnus, une sorte de panique s'empara de la critique. La critique! Elle prenait de plus en plus d'importance, par crainte de se tromper : voyez Manet, Monet, Renoir, etc., disait-on. Et l'on se mit à louer, à vanter les productions les plus hétéroclites. On riait devant. Attention! disaient les malins, on a ri aussi devant Manet, mais pas pour les mêmes raisons. Parce qu'il avait peint une femme nue entre deux messieurs en vestons. Sa peinture elle-même était moins en cause que le thème. Ce thème avait beau être le démarquage d'un fragment d'un tableau de Raphaël, nul ne s'en aperçut parmi les aristarques du moment. Et l'on se mit à louer de même façon les tableaux de Manet ou de Renoir qui savaient peindre et ceux d'un Delaunay, d'un Bonnard ou d'un Matisse qui ne le savaient pas. On appela moderne non pas les réalisations d'artistes qui regardaient leur époque et tâchaient de la rendre, mais une certaine manière de peindre et même de sculpter, sans s'occuper le moins du monde de ce qu'il s'agissait de représenter. Alors vint, comme on sait, la fameuse définition d'un tableau de Maurice Denis. Définition à l'emporte pièce comme on en fait à vingt ans, avec laquelle tous les critiques se sont gargarisés depuis un demi siècle, et qui est une sottise, exactement la définition d'une palette (voir les dictionnaires). Plus tard, Maurice Denis lui-même, ce vrai artiste (Soirées florentines) mais auquel, par suite de ses théories, manque une solide base de savoir pour être un grand peintre ; quand il vit les conséquences de sa définition boutade, la renia. Trop tard. Cet homme distingué a contribué pour une grande part à l'actuel gâchis, où n'ont de talent que les artistes que les marchands protègent, que ceux auxquels les marchands veulent en attribuer. À quel artiste l'attribueront-ils ce talent? À ceux qui accepteront de signer avec eux un contrat les liant à eux pour un certain nombre d'années. Au marchand toute leur production, dont la quantité est fixée à la superficie. Tant de mètres carrés par an. Et puis le genre imposé qui se reconnaisse de loin. Pas le droit de vendre directement. Pas le droit d'exposer sans accord avec le marchand. En échange, par une publicité habile, votre nom sera lancé dans le public à toute occasion. On est lancé. Le marchand vend, vous verse les annuités convenues. Le marchand est dans son rôle. Mais des artistes ça! Et voilà comment on en est arrivé où nous en sommes. La prépondérance de jadis de l'Académie est remplacée par celle des marchands de tableaux. Ils ont formé un consortium qui étend ses ramifications à travers le monde.

6 octobre [1950]

Je reçois ce matin une lettre du ministère de l'Éd[ucation] nationale signée Lapie, me fixant une audience pour hier! Je téléphone immédiatement. On va m'en fixer une autre pour jeudi prochain. Il faut en finir avec cette histoire absurde.

Visite d'un Monsieur Alessandri, docteur, venant me voir de la part de mon admirateur M. Tocornal pour le monument de son père ancien président du Chili[3]. Mais il s'agit d'un concours. Ça va être encore une histoire compliquée. Je lui recommande de laisser faire d'abord là-bas un concours. Si le concours ne réussit pas, j'accepterai alors.

André Marie me téléphone pour le monument Duboc.

8 oct[obre 1950]

Travaillé à l'esquisse du projet Mme de Edwards pour le Chili. J'ai trouvé un bon projet, mais je perds bien du temps avec le buste de Marthe de Fels. Elle est si belle, a une telle allure que je n'ai pu résister, j'ai eu tort. Je n'en sortirai pas.

Quant à l'École de médecine, je n'entends plus parler de rien. J'attends l'entrevue de Lapie. Qu'en sortira-t-il? Qu'est-ce que vaut, comme courage intellectuel, cet homme nouveau? Nous l'avons connu chez Bouglé, le cher Bouglé, le chic Bouglé. Surtout son frère.

9 octobre [1950]

Je me décide à téléphoner à Goutal. Mme Mantet m'avait dit que le dossier (on croirait une affaire judiciaire) avait été envoyé rue S[ain]t-Dominique qui n'a rien à y voir. Goutal est au courant. Il me dit textuellement :

— Ce sont des idiots. On le leur a écrit aujourd'hui même en leur retournant à nouveau le dossier.

Vraiment c'est d'un invraisemblable comique. Et pour quelles mystérieuses raisons tant d'ingéniosité à ne pas faire signer ce qui ne peut pas ne pas être signé? Il y a certainement une puissance occulte là-dessous qui ne vise qu'à gagner du temps pour m'obliger à déclarer que je n'ai plus le temps de faire le travail. Ils s'imaginent ceux-là que je ne sais pas prendre de risques. Le travail avance quand même et la Porte sera faite malgré ces idiots et je prendrai tous les risques d'argent. J'ai toujours agi ainsi.

10 oct[obre 1950]

Madame Gingembre vient avec M. Burgat, maire de Souharas, voir le buste de M. Deyron. Satisfaction. Tant mieux, vraiment. Ce n'était pas un visage bien expressif. Les bustes d'après photo sont bien peu intéressants et ne peuvent pas être bons.

11 oct[obre 1950]

L'ancien président du Conseil, André Marie, vient me parler du monument Duboc. Ce commandant fut la première torpille vivante. Pendant la déjà lointaine guerre de Chine, il alla porter lui-même, sur une sorte de vedette aménagée exprès, et non protégée, une torpille qui fit sauter un gros vaisseau chinois. M. Marie était accompagné de la femme du maire de Deauville.

Madame Gingembre revient avec son fils et sa jeune femme. Ils sont tous contents, mais me demandent encore quelques petites corrections.

Comme aujourd'hui est Institut, je passe voir Madeline rue des S[ain]ts-Pères. Il va bien, mais il a eu une rude secousse. Pontremoli, qui a subi la même opération cet été, est revenu aujourd'hui. Rémond lit une longue notice sur les rapports artistiques entre la France et l'Égypte. Et Bosworth me parle du projet de petit concours pour le monument à Vimoutiers de Marie Harel, la Normande qui inventa le camembert. Beau sujet.

12 octobre [1950]

Nouveau téléphone du secrétariat de P[ierre]-O[livier] Lapie qui remet l'entrevue d'aujourd'hui à la semaine prochaine. Il est retenu ce matin par les réceptions en l'honneur du Sultan du Maroc. Donc, à jeudi prochain...

Mahmoud Bey me téléphone. Il a reçu une réponse du Caire dans laquelle on lui dit que la garantie qui nous est demandée est une nécessité légale pour tous contrats passés avec les ministères. Nous prenons rendez-vous au Continental, pour samedi matin. Ce sera, je crois bien, la septième matinée que nous perdons...

14 octobre [1950]

Donc aujourd'hui, septième réunion. Mahmoud nous conseille d'accepter de demander à une banque une sorte de cautionnement garantissant notre exécution du monument. C'est obligatoire et légal, nous assure-t-il. Mais tout de même, toutes ces "chinoiseries", égyptienneries pourrions-nous dire, on aurait dû en parler avant de nous demander aucun travail. Et que deviennent aussi les fameux pleins pouvoirs? Ensuite, en bavardant, il nous dit que le gouvernement égyptien a fait dire au roi Farouk de rester en France jusqu'à ce qu'une enquête en cours soit terminée sur les tripotages financiers de son entourage...

Après-midi, buste de Ch[arles] Schneider, qui vient bien. Tête très intéressante, indiquant une nature plus souple que son père. Il me raconte qu'à une revue devant le général de Gaulle, alors qu'il était au pouvoir, celui-ci, au moment où commença à défiler la division Leclerc, a quitté ostensiblement la tribune, pour protester contre l'importance attribuée à cette division. Le Sultan du Maroc assistait à cette revue. Voyant le général partir, il fit de même.

15 octobre [1950] dimanche. Visites.

Visite du jeune Garavoglia. Il fréquente en camarade les élèves de l'École. Il dit que Gimond avec ses théories sur la synthèse vide complètement ses élèves. Tous font la même chose, ramènent tout à des lignes rigides, suppriment tout ce qui fait vivre une forme.

Un type à moitié fou vient me raconter que la fille de Mario Meunier a essayé d'assassiner sa femme. Je l'écoutais tandis qu'arrive Toulousi, l'ancien massier de chez Julian qui cherche un atelier.

Visite de Pornin puis de Lagriffoul désolé lui aussi de l'École aux mains d'une bande. C'est la victoire de la Coupole de Montparnasse sue la coupole du quai Conti. Lagriffoul me raconte que le père Régamey est venu le voir, ou l'ayant rencontré, lui a fait beaucoup de compliments sur une statue religieuse qu'il a faite, lui en demande une photographie. Puis il a publié cette photographie en dénigrant la statue. Marcel connaît ce père Régamey. Il le dit très antipathique. Avec un certain père Couturier, c'est un des prôneurs du cubisme, toujours fourré dans les boutiques de la rue de la Boétie ou avenue de Messine.

16 oct[obre 1950]

Réunion chez Mme Louis Gillet pour les fiançailles d'un de ses fils. Elle me prend dans un coin pour me parler du ménage de son fils avec la fille de Jacques Ibert. Elle veut me prouver que ce sont les Ibert qui racontent des calomnies, que leur fille est impossible, etc. Je me dégage dès que je peux. Je crois que la personne impossible est cette mère abusive.

Mais la situation en Indochine semble s'aggraver terriblement. Nous payons l'attitude que nous avons eue là-bas depuis cinquante ans. On ne se doute pas ici de l'impopularité des Français. Dans les chansons pour les petits indochinois, le Français remplace Croque-mitaine. (Relire les Civilisées de Farrère pour comprendre en même temps le mépris que les gens du peuple doivent avoir pour des conquérants aux mœurs aussi dépravées, en même temps qu'aussi stupidement brutaux). Et quand les petits indochinois font des sottises, si tu continues, dit la mère, j'irai chercher le Français.

17 oct[obre 1950]

Visite de Baudry qui me parait très impressionné par mes bas-reliefs. Il venait me mettre au courant de la proposition qui lui était faite par la mairie de Boulogne de réaliser leur monument aux morts que je n'avais pas pu accepter. Très correctement il ne veut pas répondre avant de savoir mes intentions. Je lui dis que, à mon grand regret, je ne peux m'en occuper maintenant et que je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il le fasse.

Commission administrative centrale de l'Institut. Duhamel fait une intervention énergique à propos de la facilité fantaisiste avec laquelle on prend jusqu'à 50% de la valeur des prix pour assurer la marche des fondations. Je le soutiens énergiquement et presque tout le monde approuve sauf les secrétaires perpétuels. Les sommes retenues servent à augmenter les traitements de nos fonctionnaires. Au fond de moi, je me demande si les secrétaires perp[étuels] n'en profitent pas aussi quelque peu par des moyens détournés...

Je passe au Salon des Tuileries. Ça ma coûte 75 F pour constater la faiblesse foncière de ce Salon. Sauf une agréable esquisse de Brianchon, tout ce que montrent les autres, Matisse, Braque, Segonzac, Rouault, etc., est nul, médiocre, médiocre. Ces gens n'ont rien à exprimer, même dans le simple domaine de la couleur pure.

18 octobre [1950]

C'est aussi la médiocrité qui caractérise les envois de Rome exposés en ce moment. Aucun effort. Aussi bien peintres que sculpteurs. C'est lamentable.

Ibert assiste à la séance. C'est un homme excellent. Il plaide la cause de ses pensionnaires. Mais, seul à seul, il reconnaît qu'ils ne font rien. Parmi les sculpteurs, il y en a un qui, me dit-il, est un véritable voyou. C'est Janniot qui lui a fait avoir le prix. Ibert croit qu'il va être contraint de demander son renvoi. Pourquoi l'Académie n'est-elle pas avisée? Aucune mesure de ce genre ne peut être prise sans l'avis de l'Institut. C'est que l'octroi du grand prix à ce garçon est la conséquence des modifications dans le jury apportées par cet imbécile d'Yvon Delbos, on veut mener l'affaire en douce.

Mario Meunier que je vois chez la duchesse de la R[ochefoucauld] est très, très pessimiste.

19 octobre [1950]

Enfin, je suis reçu par Lapie. Je craignais qu'il ait pris dans son cabinet le louche Raymond Isay ou qu'il se soit renseigné auprès du prétentieux R[obert] Rey. Il m'a reçu très cordialement. Nous nous sommes rappelés les temps lointains des réceptions chez Bouglé à Boulogne et à l'École normale. C'est un petit homme, au visage glabre et rond, aspect très jeune, qui se tient très droit, presque rejeté en arrière. Je lui raconte mon histoire. Il appelle son chef de cabinet ou son secrétaire particulier en lui recommandant d'arranger cette affaire aussi rapidement que possible.

À l'Hôtel de Paris où je retrouve le très charmant docteur Alessandri à propos du monument de son père[4]. Ses propos sont plus que flatteurs et je ne puis qu'être heureux de la réputation que j'ai. Mais je ne puis accepter de faire un concours pour la frime.

20 oct[obre 1950]

Dans l'Observateur de Genève de cette semaine, il est rendu compte d'un congrès tenu dans cette ville par les marchands de tableaux où ceux-ci, très ouvertement, ont préconisé les méthodes de propagande pour vendre uniquement les peintres acceptant les conditions imposées dans leurs contrats.

21 octobre [1950]

Fini le panneau de droite de la zone supérieure de la Porte[5]. Je crois que tout fait bien et que l'arrangement des têtes, des chevelures est excellent.

Mais la situation politique se tend. Les Russes, après avoir réarmé les Allemands de la région est (armée Von Paulus), prétendent interdire à l'Occident d'incorporer les Allemands dans l'armée internationale qu'on envisage de créer. Évidemment la situation est saugrenue de ces deux forces alliées sur le papier qui réarment chacune pour son compte un ennemi excessivement dangereux et perfide. Mais il y a plus dangereux et plus perfide encore que l'Allemand, c'est le Russe.

24 octobre [1950]

Huitième séance au Continental dont nous partons avec Mahmoud Bey Khalil pour une visite ridicule à Gabriel Cognacq. Mahmoud insistait pour que nous demandions à Cognacq de nous donner sa garantie auprès du gouvernement égyptien. C'est la plus sotte et la plus absurde histoire de contrat qui soit. Bien entendu, comme je l'avais prévu, Cognacq a poliment refusé. Je comprends mal Mahmoud, en tout ceci. Pourquoi lui, qui est richissime, le plus riche personnage du Caire ne la donne-t-il pas cette garantie? Tout ça est idiot, mais je ne m'en suis pas caché devant Cognacq, et Gaumont et Niclausse non plus que nous faisions cette démarche auprès de lui à contrecœur.

En sortant, Mahmoud propose de s'adresser à David-Weill. Refus formel de notre part. Et l'on se sépare attendant la neuvième matinée à perdre.

25 octobre [1950]

Chez Rudier, la statue Schneider fait très bien.

Séance solennelle des cinq Académies. Genevoix est le seul bon orateur.

26 [octobre 1950]

Les médaillons de la Faculté de médecine commencent à sortir. L'ensemble en sera bon.

Madeline auquel je passe serrer la main me révèle les dessous des tergiversations à propos de l'avenant. Les dessous s'appellent Walter, le dernier des quatre architectes de la Faculté, qui étaient d'ailleurs trois à l'origine. Madeline, Guérite, Debat-Ponsan. Guérite, puis Debat-Ponsan sont morts. Entre temps, Albert Sarraut imposa Walter à Roussy. Roussy avait le défaut, me dit Madeline, de ne rien refuser aux hommes politiques. Walter ne fait absolument rien d'autre à la Faculté que de toucher des honoraires. De temps en temps on lui envoie un chèque d'un million. Il est richissime. Longtemps, dans le milieu architectes, on crut cette richesse mal acquise. C'était une erreur. Ce fut une chance. Il avait prêté de l'argent à un industriel, qui ne pouvant le lui rendre, lui offrit des terrains en friche au Maroc. Ces terrains se révélèrent riches en minerais précieux. De là une des sources de sa fortune. L'autre source est son mariage avec Madame Guillaume, la veuve du marchand de tableaux. Et l'on sait l'influence de cette femme sur A[lbert] Sarraut que Walter ensuite remplaça, tout ça, du vivant même de Guillaume malade.

Walter, par Madame Guillaume, s'est rallié aux formules esthétiques de Guillaume. Cubisme, modernisme quel qu’il soit. Or Walter tient en mains un certain Segarrol qui est chef de bureau rue Barbet-de-Jouy. Et il lui a ordonné de ne pas laisser sortir mon affaire. Il a sa combinaison à lui quand j'aurai été mis, par tous ces retards, dans l'impossibilité de finir, de commander la fonte. L'autorité que Walter a sur ce Segarrol tient à une affaire entre lui et le père de Segarrol. M[adeline] ne sait pas de détails.

Une autre raison, peut-être, de l'hostilité de Walter est dans le refus que j'ai dû lui opposer, lorsque j'étais directeur de l'École et qu'il voulait fonder un "prix Walter". Mais il avait mis à sa fondation des conditions personnelles telles que le Conseil des professeurs ne pouvait accepter, parce que absolument contraires à tous les règlements des concours. Madeline me demande de ne jamais divulguer ce qu'il me disait là. Je lui demande s'il n'a aucune nouvelle :

— Non, me dit-il, je n'ai rien de nouveau, mais je vais demander Segarrol.

Il l'appelle et Segarrol lui répond :

— C'est réglé. Il y a eu une intervention ministérielle.

Ouf! Lapie a donc été très bien. Dès que je saurai la chose officiellement, je le remercierai.

Ce Walter, lorsqu'après la mort de Guillaume, il était venu à Rome avec Madame G[uillaume] et Albert S[arraut], je les avais reçus tous les trois aussi bien que possible. J'ai dû noter ce passage dans mes carnets de l'époque. Ce voyage était connu à Paris. On le faisait pour distraire Mme G[uillaume] de son veuvage. On les appelait à Paris les trois veuves.

27 octobre [1950]

Je reçois ce matin la lettre du chef de cabinet de Lapie, qui me confirme le coup de téléphone d'hier à la Faculté. Il faut que je passe lundi à l'agence chercher l'avenant.

29 [octobre 1950]

Je termine le petit acte en vers que j'appelle "Vocation de Théodora", compris comme une sorte de cantate. Ça le soir, le jour, la sculpture avance.

30 oct[obre 1950]

La fin de l'histoire de l'avenant qui me vaut encore une matinée perdue. Je passe le prendre rue des S[ain]ts-Pères. De là, je le porte au Timbre place S[ain]t-Sulpice[6]. Mais il y manque une formule indiquant que les prix en ont été établis avant février 1951. C'est pourtant indiqué, mais pas dans la forme prescrite. Je le rapporte rue des S[ain]ts-Pères. On rectifie, mais il faut le faire contresigner par le recteur. Je vais à la Sorbonne où Guyot très gentiment me reçoit, le porte aussitôt à Sarrailh qui le signe et enfin, de justesse, avant midi, il est enfin enregistré, pour 583 F, après de nombreux palabres entre le chef du bureau, qu'aurait aimé Courteline, et plusieurs dames plus ou moins grasses. Devait-on m'appliquer le nouveau tarif, très augmenté au 1er mars dernier ou celui en cours en fév[rier] 51. Enfin, bien que je me sois quelque peu fichu de ce bureaucrate à lustrines, il a accepté de m'appliquer le tarif en cours en février.

Madame Ch[arles] Sch[neider] est enchantée du buste de son mari. C'est une tête un peu dans le genre de ce buste de Donatello en bois peint.

J'améliore le buste de Marthe [de Fels]... mais

Politique. Toujours bien inquiétante. Voilà que la Chine envoie une armée au Tibet. Il s'agit d'y remplacer le grand lama par la photographie de Staline, au moins grandeur nature. Et tout ce qui en découle.

31 oct[obre 1950]

J'ai adopté une méthode, non employée jusqu'alors, pour les bas-reliefs compliqués. C'est de faire les esquisses en ronde-bosse. Ainsi fais-je pour le dernier panneau qui pourrait s'appeler l'holocauste. La Sphinge victorieuse du Héros qu'elle emporte. J'avais longtemps cherché un enlèvement vers le bas. Je n'y suis pas parvenu.

Le jeune Paunier, mon modèle parti soldat au Maroc, en revient. Il a été réformé là-bas. Il me dit que les soldats sont très mal nourris.

À déjeuner nous avions Rémond. Il me parait un homme aigre. Parle de l'Égypte de manière très pessimiste. Ce sont des gens tracassiers, xénophobes, mauvais payeurs. C'est encourageant! Cognacq a la gentillesse de me téléphoner à propos de la fameuse garantie. Il fait examiner la question et me demande le texte du contrat et des termes envisagés par "la lettre de garantie". Mais je sais bien que ce n'est que de la gentillesse. Ça ne peut pas être autre chose.

 


[1] Fondation de l’Académie qui gère la bibliothèque Marmottan.

[2] Paul Guigou.

[3] A. Alessandri Palma.

[4] Monument pour le Chili.

[5] Nouvelle faculté de médecine.

[6] Atelier général du timbre, Direction de l’enregistrement et des domaines de la Seine.