Cahier n°1
10 sept[embre 1902. Rome]
Réalisation du Héros. Celui qui va parmi les hommes. Qui ne pense pas à lui. Il va aux choses laides pour les détruire. Il tue, cependant il n'aime que la paix. Il est l'amour et il est crainte... À lui peuvent s'adresser les paroles du Dieu indien à un guerrier qui s'attendrissait sur la mort de ses ennemis :
"Ta pitié est chose puérile. Que parles-tu d'amis, de parents ? Que parles-tu d'hommes ? Hommes, animaux, troncs d'arbres sont tous une même chose. Une force perpétuelle, éternelle a créé tout ce que tu vois, l'agite de mouvement en mouvement et la renouvelle sans se reposer jamais. Fais ton métier et ne t'occupe pas du reste." Qu'il le veuille ou non, n'est-ce pas ainsi qu'agit le Héros ? N'importe comment qu'on le comprenne. Le Héros tel qu'on le conçoit d'ordinaire, c'est-à-dire le tueur mythologique de monstres, n'est-ce pas toujours un descendant d'un dieu et d'un mortel ? Sa divine naissance lui donne une force grande, un indomptable courage. Le voilà et par la faute de Dieu, lui donne avec la naissance toutes les misères et les fatalités humaines. Le voilà le Héros, et par le monde il va, rédempteur, expiateur. Il sauve les hommes, il sauve donc les dieux. Il tue, il détruit les monstres partout. Il dompte les chimères et conquiert les fabuleux trésors. Il tue les monstres et aime les vierges, leurs proies. Et brusquement, cette force éclatante et adorable disparaît dans une dernière douleur. Car toujours il souffre et fait souffrir. Son rôle est d'aller toujours de l'avant. Une bataille gagnée, il va à l'autre bataille. Il porte avec lui, partout, la tristesse du sang qu'il doit répandre.
20 sept[embre 1902. Rome]
Le Feu est le fondement de l'institution domestique. Il a une apparence de surnaturel qui le rendit sacré sur l'Indus et le Gange comme sur l'autel de la Vesta italique, dans le buisson de Moïse comme dans les Encensoirs chrétiens.
28 sept[embre 1902. Rome.] Dimanche
Déjeuner à S[an]ta Prisca avec Couchoud.
D'abord, visite au musée Dioclétien. Revu cet admirable Hermès à tête rasée de la collection Ludovisi. Mais je comprends de moins en moins l'admiration excessive de Taine pour la fameuse tête de la Junon. À propos, nombreuses statues de Bacchus [1], son culte s'est mêlé assez tardivement avec celui de Dionysos — époque d'Alexandre — mais Dionysos est un des douze grands Dieux grecs. Nietzsche prétend même que l'âme grecque était apollonienne et dionysiaque, que c'était là ses deux grands caractères fondamentaux [2]. Dionysos n'a primitivement rien du tout à voir avec Bacchus, Dieu [...], c'est un Dieu barbu et puissant. C'est la décadence romaine qui l'a si complètement assimilé à Bacchus, Silène, Priape. les mystères d'Éleusis [3] étant surtout un culte féminin, ces mystères devaient consister surtout dans l'initiation du culte de l'Atys égyptien. Eunuques.
Promenade sur le Palatin. Nietzsche et Tolstoï. L'âme européenne. Et les moyens de détruire le militarisme [4]. Quelle influence et quelles conséquences auraient le refus éclatant de porter les armes, le refus même d'un seul ?
Influence primordiale de la sculpture sur la peinture[5]. Historiquement c'est toujours la sculpture qui renouvelle l'art. Fait historiquement prouvé. Les Grecs. Donatello secourt le mouvement primitif. Donatello vivait à la même époque que l'Angelico. Stationnement de la peinture durant les 10 premiers siècles où l'Église avait absolument interdit l'imagerie sculptée. Essor nouveau aussitôt permise la sculpture.
[1] . "Dionysos et Bacchus" est ajouté en marge.
[2] . Voir Nietzsche, la Naissance de la tragédie.
[3] . "Mystère d'Éleusis" est ajouté en marge.
[4] . "L'âme européenne, et le militarisme" est ajouté en marge.
[5] . "Influence de la sculpture sur les mouvements d'art" est ajouté en marge.