Cahier n°5
1er mars [1] [1918. Chantilly]
Il y aurait à écrire une sorte de poème qui s'appellerait "les Rois" et qui serait formidable. Sorte de vision, apparaissant un soir, à qui ? Au poète, à l'artiste, à l'Homme, dans un ciel rouge, où tous les meneurs[2] de peuples apparaîtraient, tous plus sanglants, tous plus cruels les uns que les autres. Car il n'y en a pas un qui n'ait les mains rougies de sang.
2 [mars 1918. Chantilly]
Lily est [3] à Chantilly. Nous dînions chez [Jean-]Pierre, invités par P[aul]-Alb[ert] Laurens et sa femme, William et Fanny[4], Bostard et sa femme. À la fin du dîner, alerte. C'était encore un raid sur Paris. D'ici nous avons dû assister à ce bombardement. Nos quatre gosses[5] qui sont à Paris, sans leur maman, sans leur papa. En ce moment, il ne faut plus jamais que Lily quitte les petits.
3 [mars 1918. Chantilly]
Aucune bombe n'est tombée dans la région de Boulogne. Mais les enfants vont partir pour le midi.
Je me suis installé dans une chambre très agréable, rue d'Aumale, où je vais pouvoir travailler à la suite des dessins du cahier bleu[6].
10 [mars 1918. Chantilly]
Encore un raid d'avions sur Paris. Toute la nuit nous avons entendu aller et venir sur nos têtes les escadrilles allemandes. Chantilly ne craint pas grand chose. Mais les braves gens viennent se réfugier dans la cave de la maison. Je pense à tout mon petit monde qui est dans la cave, là-bas, à Boulogne. J'irai demain. Je passerai toutes les nuits avec eux, jusqu'au départ des enfants.
14 [mars 1918. Chantilly]
Je passe mon temps entre Chantilly et Paris. Suis passé à l'exp[osition] Devambez. Mes bronzes sont très mal exposés. Je vais les retirer. Vu très rapidement l'exposition. Impression première est que tout cela est déjà banal.
15 [mars 1918. Chantilly]
Dejean, le sculpteur, fait en ce moment le buste d'Alb[ert] Laurens. Il m'a montré aujourd'hui ce buste. C'est lamentable. L'ignorance y lutte avec la prétention. Les gens ne savent rien.
16 [mars 1918]
Revu l'exposition Devambez. Il y a une jolie toile de Gaudissard. Une jolie vitrine de faïences de Metthey. Les meubles de Süe sont maigres et semblent peu confortables. Des bronzes d'un nommé Marc, très faibles. Il y a là des chapeaux de femme, des coussins, des tentures, tout un bric-à-brac de magasin, tout à fait quelconque à force de vouloir être original. Un art petit, petit, petit.
17 [mars 1918]
Nous avons embarqué les enfants pour Lamaguère. Lily reste avec moi huit jours, qu'elle viendra passer à Chantilly. Mme Nénot est venue à la gare, très gentiment[7].
18 [mars 1918. Chantilly]
J'ai changé la composition architecturale de mon Monument aux Héros[8]. Comme plan et comme façade, c'est beaucoup mieux, certainement. Seulement, au lieu d'une porte en bronze il y en aura deux.
Revu Mme Mühlfeld. Elle est installée dans un fort charmant appartement. Elle vient d'hériter de son beau-père d'une toile magnifique de Cranach. Louis Artus est venu nous rejoindre. Dans la conversation nous évoquons l'affaire Dreyfus. Mme M[ühlfeld] cite ce mot de Goethe qui, dit-elle, a été son point de vue et sa directive durant l'Affaire : "J'aime mieux une injustice qu'un désordre." C'est toute la philosophie sociale allemande. Ce n'est pas la nôtre.
21 [mars 1918. Chantilly]
Entendu les trios VI et VII de Beethoven. Il y a eu Beethoven. Et il y a eu Bismarck. Comment des cerveaux d'hommes peuvent-ils être aussi dissemblables.
22 [mars 1918. Chantilly]
Journée d'émotion. Dès le matin, nous apprenons qu'il y a un raid sur Paris. À midi on alerte Chantilly. Mais on ne voit rien[9]. De temps en temps, un avion. Pas de tirs de barrage. Personne ne comprend rien. Toute la journée, Chantilly est très agité. Des officiers du Grand Quartier n'ont cessé d'aller et venir. Le Grand Quartier va, paraît-il, s'installer à Chantilly. À Compiègne, ils ont terriblement marmité. Le soir, alerte. Dans les caves. Une jeune femme raconte qu'à Paris, il est tombé des bombes toute la journée et qu'on ne voyait aucun avion. On parle d'un canon monstre[10]. On parle aussi d'un canon qui serait caché dans les environs de Paris ? ! Et les communiqués annoncent le commencement de la fameuse offensive allemande. Elle se déclencherait sur le front anglais.
23 [mars 1918. Chantilly]
Très mauvais communiqué anglais.
C'est un canon monstre qui tire sur Paris. Je décide Lily à rentrer à Paris pour repartir tout de suite à Lamaguère. Elle emmène avec elle Fanny et Jacquot [11].
25 [mars 1918. Boulogne-sur-Seine]
Le dernier acte se joue. Il ressemble singulièrement au deuxième acte, en ce moment. Gare d'Orsay, où je suis allé pour prendre les billets pour Lamaguère, c'est le même sinistre spectacle qu'aux jours d'août 1914. Les guichets assiégés. La gare gardée par la police.
Ladis[las] qui était en permission dans le midi, en apprenant et le tir sur Paris et les mauvaises nouvelles du front anglais est revenu aussitôt. J'ai eu le plaisir de le voir. Il est bien découragé.
Lily, Fanny et Jacquot sont partis. C'est pour nous une tranquillité immense. Quoi qu'il arrive, les voilà à l'abri.
Dîner chez Ladis[las]. Il est amer et las.
27 [mars 1918]. Chantilly
La situation s'améliore. Les Anglais ont éprouvé une grosse défaite. Nous avons pu heureusement réparer un peu le mal. Guirand [de Scévola] est revenu aujourd'hui de l'état-major Fayolle. Le général a dit à Guirand [de Scévola] :
— Il est moins une.
Aujourd'hui, à table, Despiau causait avec Dejean, à côté de moi. Ils parlaient d'A[lbert] Laurens et faisaient allusion à une discussion à laquelle je n'avais pas assisté. Despiau disait d'un air pénétré :
— Je ne comprends pas l'admiration de Laurens pour Ingres. Et je ne comprends pas non plus, étant donnée cette admiration, qu'il n'aime pas le douanier Rousseau. Celui-ci se rattache directement à Ingres et à Giotto.
Et cela, débité lentement, sentencieusement, sérieusement.
29 [mars 1918. Chantilly]
Toute la journée, les Allemands ont tiré sur Paris. Ma propriétaire m'apprend qu'un obus serait arrivé sur l'église S[ain]t-Gervais, tuant beaucoup de monde.
Le communiqué est angoissant. Où allons-nous ? Qu'apprendrons-nous demain ?
31 [mars 1918. Chantilly]
Guirand [de Scévola] revient du quartier général Fayolle. On y est, paraît-il, très inquiet. Amiens est très menacé. Amiens prise, notre situation serait très grave. Elle l'est déjà suffisamment ainsi, avec l'avance réalisée.
Nous revenions de la gare où nous avions accompagné Mme B[ertrand] et son petit Pierre, lorsque, sur la pelouse, nous croisons une malheureuse femme qui marchait en titubant. Elle pleurait. Nous lui demandons ce qu'elle a. Il lui est impossible de nous répondre. Puis, elle nous dit qu'elle vient d'apprendre que le régiment de son mari dont elle n'a pas de nouvelles depuis trois semaines, a été anéanti auprès de Noyon. Elle ne savait plus où elle allait. Elle s'en allait machinalement vers la gare. Nous l'avons ramenée avec nous, nous l'avons fait manger. Nous avons essayé de la rassurer. Et voilà. C'est la guerre ! La guerre qui purifie l'humanité. Non. Il n'est pas possible tout de même que ceux qui ont déchaîné tant de mal[12], causé tant de douleurs ne soient effroyablement punis.
Gaboriaud m'a emmené voir un portrait d'homme qu'il fait. C'est solide, plein d'ignorance, de volonté et de vulgarité. Du tempérament.
[1] . Au lieu de : "avril", raturé.
[2] . Suivi de : "Rois", raturé.
[3] . Suivi de : "ici", raturé.
[4] . Laparra.
[5] . Précédé par : "Nous pensions à", raturé.
[6] . Le cahier bleu recueille les plans et dessins concernant son grand projet de Temple de l'Homme.
[7] Suivi par : "En nous quittant, elle me demande quand viendront les enfants à Cap Myrtes. Comme je lui répondais en lui demandant s'il y avait un médecin à Cap Myrtes et si on pouvait l'avoir facilement, elle s'est vexée, ou a fait semblant." Raturé.
[8] Le Temple de l'Homme.
[9] En début de phrase : "Le soir raid," raturé.
[10] La Grosse Bertha.
[11] Fanny et Jacques Laparra.
[12] . Au lieu de : "douleur", raturé.