Cahier n°5
15 sept[embre 1918. Chartres]
Un coup de téléphone nous apprend la mort de [Abel-]Truchet. Laurens, Villon, Chadeigne et moi sommes partis à Auxerre pour son enterrement. Les choses se passent avec le maximum de cérémonie et le minimum de simplicité. Truchet était un brave homme. Son enterrement fut sans douleur, comme sa vie et comme sa mort. Je ne suis même pas sûr que sa femme, qui l'aimait bien, ait un grand chagrin.
Sept[embre]. octobre [1918]
Période de végétation. Tout le monde végète, passe le temps dans une demi-oisiveté. Des fenêtres du bureau d'Arnaud je vois le camp où personne ne travaille beaucoup, où personne, ne fait tout à fait rien, non plus. J'excepte le "génial" Despiau, qui arrive en clopinant, s'assied n'importe où et reste, littéralement, des heures immobiles, dans la contemplation de son nombril. Je viens au bureau le matin, j'attends le courrier, puis, comme il n'y a jamais rien, je retourne chez moi et je termine mon esquisse pour ce Monument Wright. Ce Monument Wright ne sera, à mon avis, jamais exécuté. Depuis plus d'un an nous sommes en discussion avec l'Aéro-Club. Ils ont retiré leur souscription, après nous l'avoir promise. Tout cela est sans intérêt. Je perds malheureusement beaucoup de temps à écrire des lettres, à aller voir Gebel aux Artistes français, à cause de ces mufles de l'Aéro-Club. Nous sommes pris, Bigot et moi, entre M. d'Estournelles de Constant et Deutsch de la Meurthe. Réunis, les deux comités seraient arrivés facilement à avoir une cinquantaine de mille francs. Ils préfèrent[1]faire chacun de leur côté un petit monument pour une vingtaine de mille francs. Résultats : au lieu d'un Monument bien, il y en aura deux mauvais.
Je suis allé en septembre, à Fontainebleau, à l'ancien château de Mme de Pompadour, où Guirand de Scévola, par un juste retour des choses d'ici-bas, a installé sa suite. Journée écœurante où la platitude de tous vis-à-vis de Guirand de Scévola est à se rouler par terre de rire. Seul Marcel Bain se tient proprement. Forain est le plus plat valet. Mais je l'ai entendu déclarer lui-même qu'il avait une âme de courtisan.
Toujours à cause du Monument Wright, dont je fais surtout le Monument aux "Précurseurs de l'Aviation", je suis allé au Mans. Reçu par le comité du Mans, j'ai trouvé une réunion de braves gens. Nous nous sommes facilement mis d'accord. Mais j'ai appris qu'à l'Aéro-Club de France on avait dit à ces braves gens de se méfier de nous !
J'ai vu là Mme Bollée, la femme de l'industriel, précurseur de l'automobile, charmante femme qui a voué à la mémoire de son mari un culte frénétique. Elle se propose de souscrire au Monument W[ilbur] Wright, mais[2] je crois que ce serait à la condition que W[ilbur] Wright y soit remplacé par L[éon] Bollée. J'espère pourtant, si je puis la revoir un jour tranquillement, la décider à souscrire en nous laissant toute liberté.
Aimer son métier comme je l'aime[3], ne penser qu'à faire de belles choses, être prêt à s'y sacrifier beaucoup, et n'avoir à faire qu'à des sots ou à des gens de mauvaise foi !
[1] . Suivi par : "mainte[nant]", raturé.
[2] . Suivi par : "à condition que", raturé.
[3] . La phrase débutait par : "Quand on", raturé.