Cahier n°6
1 janvier 1919
Les enfants sont entrés dans notre chambre ce matin en hurlant de toutes leurs forces :
— Bonne année ! bonne année ! bonne année !
Même la toute petite Françoise. C'était bruyant et très gentil.
Chez l'oncle Max[1], déjeuner qui nous faisait un peu penser aux déjeuners de jadis. Mais il y avait là, en plus de nous, un jeune cousin de notre tante, un jeune homme de 28 ans environ, qui prépare la "carrière" diplomatique et m'a paru symboliser, synthétiser assez bien le pauvre personnel diplomatique, aussi médiocre que prétentieux, réactionnaire, mesquin, vivant sur des vieilles idées surannées. Aujourd'hui cela frappe plus et inquiète. Ces gens-là sont tout-puissants et tiennent les destinées du monde dans leurs pauvres mains ratatinées !
Madame Barrias est bien changée. De chaque côté de la bouche, deux sortes de trous se sont formés qui font qu'elle semble pleurer continuellement. Je revoyais sur la cheminée son buste souriant fait jadis par mon pauvre patron. C'était le temps de son bonheur et de sa gloire. Je me revoyais aussi dans ce salon, à mon retour de Rome, voilà déjà douze années, même plus, car M. Barrias est mort durant ma dernière année de Rome. Les dernières années de sa vie furent navrantes. Sans parler de ses misères physiques, il souffrait de ne plus avoir les succès de jadis. Il souffrait aussi de penser à des œuvres dont il avait fait les esquisses et qu'il n'exécuta jamais. Il y avait là un peu, beaucoup de sa faute. Il y a un moment où un artiste doit avant tout faire ce qu'il a envie profondément de faire.
Chez Jules Coutan, assez vieilli, un tas d'anciens camarades, très vieillis. Terroir pérorait. Cet animal qui a mon âge, n'est pas marié, est vigoureux comme un Hercule, a trouvé le moyen de ne jamais mettre les pieds au front durant toute la guerre, "parce que sa famille était dans les régions envahies, qu'un de ses frères avait été blessé et qu'un autre était prisonnier". Il attendrissait tout le monde sur les misères des siens, et lui est plus rose, plus gros que jamais.
Et donc, c'est décidé, je vais me présenter à l'Institut ! Sans enthousiasme. Mais il paraît qu'il faut prendre rang.
5 [janvier 1919]
J'ai commencé les dessins de la porte de Psyché. C'est le petit commencement de la grande réalisation.
10 [janvier 1919]
Rendu visite à Widor, dans cet appartement du palais Mazarin où cet imbécile de Roujon trônait jadis. Widor est mille fois plus sympathique. Je lui ai remis ma lettre de candidature. Il a été charmant. Il a une tête curieuse. Cet homme si laid, gagne en vieillissant.
Jean Boucher est venu me voir. Il me demande de l'aider pour l'Institut en demandant à ceux que je saurais devoir voter pour moi de se reporter sur lui. C'est une curieuse démarche. Jean Boucher est certainement celui qui a le talent le plus personnel de tous ceux qui se présentent.
Au mont Valérien, avec Bigot, pour reconnaissance du terrain du futur monument de la guerre. L'emplacement est magnifique. Si on peut grandir, élever le sujet, alors, oui, cela vaut la peine qu'on y pense et qu'on s'y mette. Nous sommes partis à pied et sommes revenus de même par Courbevoie pour arriver au Monument de la Défense [2] d'où devrait partir la voie triomphale d'accès.
12 [janvier 1919]
Je dessine tous les jours. Est-ce un signe de grand progrès ? Mais le dessin me passionne. Finirai-je comme le vieil Hokusai, "vieillard fou de dessin" ? J'ai tous les jours séance de modèle. La jeune Lucienne est venue et a commencé à me poser Psyché. Elle a un peu maigri, mais elle est magnifique tout de même. Que je suis loin de penser à tous ces Monuments à la guerre ! Hélas ! Je ne pourrai pas rester dans mon rêve. La vie est impossible. Il faudra, comme les autres, m'atteler aux monuments de circonstance. Phidias dut bien, avant de faire le Parthénon, sculpter pendant longtemps des monuments commémoratifs des guerres médiques.
13 [janvier 1919]
Journée de visite. L'atelier de Allard ! L'atelier d'un mauvais praticien. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Où mène la camaraderie ? Il me dit :
— Vous vous présentez ? C'est pour mettre le pied à l'étrier, quoi ! C'est ce que me disait Cavelier quand je me suis présenté pour la première foi : "Vous n'avez aucune chance. Mais il faut mettre le pied à l'étrier." Je me suis présenté pendant vingt ans. Ça a fini par réussir. On s'est habitué à moi, etc.
Et tandis qu'il me tenait ce savoureux discours il tapotait une horrible petite figure, d'une invraisemblable sottise, fragment d'un groupe qui s'intitule : Chassés de l'Éden !
Injalbert ne m'a pas reçu. Il avait séance.
Marqueste[3] me reçoit avec une figure bouleversée. Le malheureux venait d'apprendre la mort de son fils. Fils unique. Major dans un fort d'Afrique. Mort sans doute de cette grippe infectieuse. Visite navrante. Je trouve ma candidature de plus en plus idiote.
Gardet a été tout à fait charmant. Mais je suis convaincu que si un jour ils voteront pour moi, ce ne sera sûrement pas cette fois-ci. Gardet votera pour Dampt. Les autres ne m'ont pas dit leurs projets. Un qui ne votera jamais pour moi, c'est le gros Verlet.
15 [janvier 1919]
Travail, travail, tous ces jours-ci. Je viens de faire une esquisse bonne de ce que j'ai vu à Metz. Un dragon tenant dans les bras deux fillettes, une Alsacienne et une Lorraine[4]. C'est vivant, amusant, et symbolique. J'en suis content. Voilà. Impossible d'échapper au Poilu. Bouchard vient d'en abattre un de quatre mètres de haut, en dix jours, que l'on a mis à Metz, à la place de la statue déboulonnée de Guillaume Ier.
Mais je commence à entrevoir ce que pourrait être un Monument au Poilu, au mont Valérien. D'abord, je pense que le point central devrait être le tombeau où serait renfermé les ossements d'un poilu inconnu. Ce que serait ce catafalque, je ne vois pas encore très bien. Il serait le centre du grand parvis. Autour, un cloître, formé de quatre murs sculptés, comme mon Temple un peu.
Motifs principaux : Mur du fond : l'Infanterie. Murs de droite et gauche : La Marine, L'Aviation. Le Mur d'entrée serait Aux Femmes, Aux Mères, Aux Veuves. On entrerait par deux portes latérales. Entre ces deux portes, à l'entrée, une figure dont je vois très bien le geste et que j'appelle : "La Victoire crucifiée".
Extérieurement, sur le mur, toute une frise se déroulerait, comme les Panathénées, représentant les armées en marche, infanterie, artillerie, cavalerie, génie, etc. Voilà pour le morceau central. Une terrasse entourée de cyprès [5]. Aux quatre angles du soubassement qui le porterait, quatre groupes rappelant les quatre grandes guerres de libération de la France et dont le centre serait le Héros de la libération : Donc s[ain]te Geneviève (Formation de la première France), puis Charles Martel (Formation de la Royauté), puis Jeanne d'Arc (Formation de la Nationalité française), puis Lazare Carnot (la guerre pour la liberté [6]). entre ces quatre points, des statues équestres de nos plus grands héros militaires : Bayard, du Guesclin, etc. Il n'en manque pas. C'est là que commencerait le Monument proprement dit.
Pour y arriver, on monterait par un chemin qui serait comme un chemin de croix. De place en place, comme les stations du calvaire, des Monuments rappelleraient la vie du soldat, ses misères, alternant avec des Monuments où des événements de la guerre (Bataille de la Marne, Bataille de l'Yser, Verdun, Bataille de Monestier, etc., guerre navale, guerre aérienne, et avec des stèles où seraient gravés les noms de tous les morts de la guerre. (Stèles non indispensables) [7].
Voilà la première idée schématique. Peut-être ferai-je le concours si l'on en fait un.
17 [janvier 1919]
La conduite de nos diplomates me paraît ultra stupide. Elle l'est certainement. Il paraît que Clemenceau est très mal avec Wilson. Comment d'ailleurs une haute nature morale comme Wilson pourrait-elle s'entendre avec un vieux renard sceptique comme Clemenceau ? Enfin la conférence de la Paix semble s'ouvrir dans les conditions les plus mauvaises.
Porté mon album de photographies au secrétariat de l'Institut.
Le soir, réunion au Touring-Club, d'un syndicat d'initiative pour la décoration de Paris le jour du retour des poilus. Bavardage. Et puis qu'est-ce que ce Comité d'initiatives ? A-t-il mandat de rechercher et d'exécuter un projet ? Ou bien s'agit-il seulement d'un projet à soumettre à un jugement ? J'ai eu plaisir à rencontrer là Auburtin que je n'avais pas vu depuis bien longtemps.
18 [janvier 1919]
Dessiné.
30 [janvier 1919]
Grande journée de visites à des membres de l'Institut. Journée perdue. J'ai retrouvé l'impression que j'avais à Rome, jadis, lorsque je voyais défiler ces anciens illustres : leur immense médiocrité. Les sculpteurs, à ce point de vue tiennent largement le titre. De temps en temps on tombe sur un brave homme, simple, de temps en temps sur un vieillard dont la faiblesse attire toute la sympathie.
J'ai vu Deglane, petit bureaucrate et Laloux.
J'ai vu Théodore Dubois, long bureaucrate, vide, fade et vague.
Le vieux Lhermitte m'est très sympathique. Il y a de beaux dessins dans son vestibule et il eut un beau talent.
Dans le fond des Batignolles j'ai grimpé les escaliers crasseux qui mènent au troisième étage où habite, G[ustave] Charpentier, l'homme des midinettes. Je ne l'ai pas rencontré.
Boulevard Bonne-Nouvelle, je trouve le vieux Pascal, vieux, vieux, ratatiné, 85 ou 86 ans, assis le dos à son poêle, vérifiant encore un mémoire. Il est touchant et d'une correction qui me rappelait le vieux Guillaume
Le vieux La Guillermie me reçoit à son cinquième, en train de prendre son café. Il est 11 h 1/2. Il vient de finir de déjeuner. Il a de vieilles habitudes. Il bougonne, parce que ce n'est pas son jour de réception. À mesure que j'avance dans cette journée, je trouve de plus en plus idiot de m'être présenté. Il me dit :
— Je ne voterai pas pour vous parce qu'il y a des vieux qui doivent passer avant.
Par contre Waltner semble enchanté d'être dérangé. Il était en train de graver un portrait officiel de Poincaré. J'imagine assez les journées de ce brave homme en train de buriner le grand cordon de cet illustre personnage. L'atelier est tout petit. On y arrive par la cour de l'Institut. C'est tout de même une touchante tradition de loger dans ce vieux Palais les vieux artistes. Cela date du temps où les artistes ne s'enrichissaient pas à peindre ou à sculpter. Ils travaillaient longuement à leurs œuvres. Cette ambiance là est sympathique. Dans l'atelier où le brave homme, à beau visage de mousquetaire vieilli, grave ce sinistre portrait, je vois sur les murs de fort intéressantes choses, des Monticelli, des Delacroix, Rubens, Corot, etc. Mais il préfère me montrer d'horribles petites études peintes, faites par lui. J'admire en bon candidat. Puis on me laisse regarder la collection. À un moment, entre Madame Waltner, en robe de chambre sale et qui s'efforce par des signes, clignements d'yeux, grimaces, d'attirer l'attention de son époux. Je pensais : "Le déjeuner doit être prêt." Mais comme je voulais m'en aller, l'inconscient me dit :
— Venez d'abord à côté, j'ai un joli buste à vous montrer.
Les grimaces de la bonne dame devinrent à ce moment frénétiques. Et je compris, lorsque je fus dans la pièce à côté que ce n'était pas à cause du déjeuner. Il y avait là Ernest Dubois avec sa gueule de crapaud.
Dans son luxueux hôtel de la rue [de] Bassano, Monsieur Bonnat m'a reçu, en grand seigneur. Je lui rappelle l'histoire de la danseuse de Rome [8]. Il s'en souvenait fort bien.
Redon est toujours aussi bavard. Encore un qui est fort heureux de recevoir des visites de candidat. Que fait-il le reste du temps ?
Mais une visite à Jean-Paul Laurens m'a ému. Il est vieux, magnifiquement ridé, ratatiné un peu, mais toujours ardent à peindre, et me montre un portrait qu'il vient de terminer de lui-même. C'est très bien. Solide. C'est d'une facture un peu maladroite, d'un primitif sincère. J'aime ça.
Pour cette visite sympathique, combien d'insignifiantes ! En vérité, triste moyenne. Moyenne au-dessous de la moyenne.
J'ai gardé aussi un bon souvenir de ma visite à Dechenaud. C'est un brave homme, et il aime son métier et il le fait bien.
[1] . Maximilien Vieuxtemps.
[2] . Au lieu de : "à ce point de la Défense", raturé.
[3] Précédé par : « Monsieur », raturé.
[4] Qu'il appelle l'Alsace-Lorraine.
[5] Suivi par : "Il serait élevé sur", raturé.
[6] Au lieu de : "la guerre pour les Frontières naturelles", raturé.
[7] Parenthèse ajoutée d'une encre de couleur différente.
[8] . Le scandale produit par la Bayadère sacrée de P. L. en 1903, lors de l'exposition des envois à la villa Médicis.