Novembre-1919

Cahier n°7

5 novembre [1919]

Un comité qui veut élever un Monument à ses Morts du ministère des Finances est allé demander à M. Paul Léon à qui il devait s'adresser, celui-ci leur a donné mon nom. Je commence à être rassuré pour l'avenir, car les commandes viennent nombreuses.

6 [novembre 1919]

Rendez-vous à l'Hôtel-Dieu, avec le comité, pour le Monument aux anciens internes[1]. Si c'était l'éclairage, le projet de Bigot serait très bien. Le grand bas-relief sera très intéressant à exécuter. Mais il ne sera jamais vu, une fois en place. Je m'en suis encore rendu bien compte aujourd'hui. Mais dans cette affaire c'est Bigot le chef de file. Il n'y a qu'à exécuter le bas-relief le mieux possible. Sujet : "Le poste de secours."

7 [novembre 1919]

Aujourd'hui c'était au ministère des Finances que j'avais à faire. Rendez-vous pour le petit Monument aux Morts pour l'Inspection des finances. Une salle assez spacieuse. Entourée de livres. Des messieurs réservés et à l'air important tout autour.

— Nous avions l'intention de mettre notre Monument sur la cheminée, me dit l'un de ces messieurs. Qu'en pensez-vous ?

Je me suis retenu de rire. J'ai indiqué le seul emplacement possible, entre les deux portes. Puis l'on m'a laissé à entendre, mais pas très nettement, que l'on choisirait entre plusieurs projets. J'ai très nettement déclaré que je ne commencerai à m'occuper de ce Monument que lorsque j'en serai chargé d'une manière formelle. J'ai dit que je considérais d'ailleurs ces messieurs comme parfaitement libres et nous nous sommes quittés sur cette conclusion que l'on m'écrirait la décision prise.

10 [novembre 1919]

En coup de vent, Madame Blumenthal est venue aujourd'hui, voir le buste en plâtre de son mari et l'échantillon du marbre. Elle a été ravie de l'un et de l'autre. Bien qu'elle fut pressée au moment où elle allait quitter l’atelier[2], j'ai pris la décision :

— Je pense beaucoup à ce que vous m'avez dit, chère madame, de votre intention de faire un ensemble moderne. dans l'esprit des ensembles de la Renaissance et de toutes les grandes époques d'art.

— Oui, oui, me dit-elle, des fenêtres, des tonnes de portes.

Moi :

— Ce n'est pas à cela que je pense mais à cet ensemble que je vous ai montré.

— Ah ! oui, mais voilà, je vais vous dire, Je n'aime pas l'architecture de cela. J'aime toute la sculpture, toutes les idées, mais pas l'architecture.

— L'architecture je n'y tiens pas. L'architecture peut varier et doit varier suivant l'emplacement où cela irait.

— Ah ! C'est parfaitement juste. Écoutez, nous reparlerons de tout cela à mon retour d'Amérique, au printemps. Nous en reparlerons, et nous ferons quelque chose sûrement.

Là-dessus elle est descendue les escaliers quatre à quatre. L'idée est lancée.

11 [novembre 1919]

Visite à M. Falcou à l'Hôtel de Ville. Il m'a demandé de lui remettre une photographie de mon esquisse du Tombeau du Soldat.

Travail le matin au Monument W[ilbur] Wright dont les bas-reliefs sont terminés mais dont la grande figure n'est pas encore au point. Les après-midi je travaille au surtout de table : La Becquée, qui, je crois, donnera quelque chose de jeune et d'amusant. L'arrangement des quatre gosses me donne bien du mal. Repris le buste de Lily[3], également. Avec très peu, il est devenu, je crois, tout à fait satisfaisant. Lily en est enchantée. David [4] qui est venu me voir m'a dit que c'était mon meilleur buste.

14 [novembre 1919]

Visite de Madame Julian et de Madame Capamagian. Elle venait voir fondu le petit groupe du Dragon tenant dans ses bras, deux fillettes, la scène que j'avais vu à Metz[5] en décembre dernier. J'ai toujours un très grand plaisir à faire visiter mon atelier à Madame Julian et à Madame Capamagian.

16 [novembre 1919]

Cet après-midi, Ventre est venu. Je lui ai montré tout mon atelier. J'ai l'impression qu'il a été très, très content. C'est un homme enthousiaste. Il me plaît beaucoup. Je crois que la réciproque est vraie.

16. 19 [novembre 1919]

La figure de W[ilbur] W[right] tire à sa fin. J'ai repris les bras avec Poutignac. Il ne me manque plus que quelques séances pour les jambes. Mais mon gaillard est tombé malade. C'est d'une part assez ennuyeux. Mais j'en profite pour avancer La Becquée. Il est trop tard pour changer de modèle, mais la jeune Lucienne n'est pas tout à fait le modèle qu'il faudrait.

19 [novembre 1919]

Miss Getty est venue me voir avec Miss Thomson. Elle venait me demander de faire le buste de son père, le collectionneur d'objets hindous. Sa collection doit aller dans un musée et le buste doit être au milieu de la salle. J'avais vu il y a longtemps, Miss Getty à Rome avec son père. Elle ne le quittait jamais. Elle l'accompagnait dans tous ses voyages, aux Indes, jusque dans le Tibet. Ils ont rapporté une remarquable collection de bronzes, de cuivres, de miniatures.

27 [novembre 1919]

Déjeuner chez Guirand de Scévola avec M. et Mme Nénot et Antoinette et Gontran[6]. Dans le civil Guirand [de Scévola] me devient beaucoup plus sympathique. Il y a des choses très bien chez lui, notamment un petit portrait de Pierre Bertrand tout à fait remarquable.

28 [novembre 1919]

Grande séance musicale chez Madame Mühlfeld. Je remarque de plus en plus une jeune femme chinoise dont Madame de Camastra voudrait me faire faire le buste. Elle a absolument l'air d'une idole. Ce serait un buste étonnant à faire. Mais d'après ce que m'a raconté Madame de Camastra, la pauvre petite, mariée à un Lord anglais, est très malheureuse, voudrait divorcer, ce qui fait qu'elle ne doit guère penser à faire faire son portrait. J'ai revu là Boni de Castellane, toujours le même, et qui m'a demandé de venir me voir.

29 [novembre 1919]

Après ma correction rue du Dragon, j'ai été chez William[7], voir les toiles de son exposition qui ouvre chez Georges Petit lundi après-midi. Je suis très content. Ce n'est peut-être, certainement même, pas à la mode du jour. C'est de la peinture franche, solide, avec de belles recherches de matières. Le départ est un manque [8] de sensibilité aussi bien dans son dessin que dans certains tons, dans les ombres qui sont lourdes, terre de Sienne, Stendhal admirait chez les grands maîtres surtout ce qu'il appelait le clair-obscur, l'art de peindre dans les ombres. Il avait raison. C'est une pierre de touche. C'est part là qu'un Poussin, un Claude Lorrain, un Fragonard, un Watteau, sans nommer les grands italiens et les grands hollandais arrivent à ce que leurs toiles sont toujours si lumineuses. William qui n'a pas du tout l'œil d'un impressionniste, mais bien plutôt l'œil d'un classique devrait soigner ses clairs-obscurs.

Je lui reproche aussi de donner trop d'importance à l'entourage et de diminuer par trop ses personnages. Ainsi cette grande toile où des gamines assises en rang cousent sous la surveillance [9] d'une religieuse. C'est vu un peu photographiquement et la diminution de la toile empêche de savourer bien des détails d'observation, de gestes, d'expressions.

D'une manière générale, tout ce qui est nature morte est remarquable.

J'aime moins les nus. Ils manquent de vie. Ils sont presque trop solides. Je connais les modèles qui ont servi, Lucienne et Huguette. Elles sont l'une et l'autre affadies, leur caractère est atténué, ramené à un type semblable. Le nu assez grand où Huguette est étendue serait bien, mais elle a l'air en maillot. Pourquoi ne pas oser peindre les poils du sexe ? Cela fait une très jolie tache d'abord. Il y a là des concessions sans intérêt.

Dans l'ensemble c'est un gros effort et je crois qu'il aura un beau succès.

31 [novembre 1919]

Je travaille tant que je peux à La Becquée. Une petite chose est aussi difficile à faire qu'une grande. Il faut toujours [10] composer comme si ce qu'on fait devait être grandi. C'est là tout le secret du génie de Barye. Le bibelot pour le bibelot n'a aucun intérêt.

 


[1]    Hôtel Dieu, monument aux morts.

[2]    Au lieu de : "de son départ", raturé.

[3]    Madame Paul Landowski.

[4]    Fernand David.

[5]    . L'Alsace-Lorraine.

[6]    . Henri-Paul Nénot et Isabelle Mathias, Antoinette Nénot et Gontran Barry Martin-Delongchamp.

[7]    . William Laparra.

[8]    . Précédé par : "un certain", raturé.

[9]    . Au lieu de : "l'œil d'une religieuse", raturé.

[10]  . Précédé par : "d'abord", raturé.