Octobre-1922

Cahier n°14

1er octobre [1922] Dimanche

Bonne matinée à l'esquisse de la Becquée pour le comte de Fels. Cette variante constitue une amélioration sur celle du docteur Legueu. Les enfants sont, je crois, mieux groupés. En tout cas c'est mieux pour une exécution grandeur nature.

Après-midi vague, j'aurais voulu lire et mettre au point pas mal de choses, mais j'ai été continuellement dérangé par de sympathiques visites familiales.

2 octobre [1922]

Matinée à la statue du duc de Chevreuse. Après-midi à la Becquée. Bien qu'elle doive être exécutée en grand, je soigne beaucoup cette petite esquisse. Avec le Concert, cela fera deux bibelots qui amuseront, qui feront des surtouts de table, en bronze argenté ou en terre cuite. En grand, je n'aurai plus de recherches. Il n'y aura qu'à exécuter, sans recommencer et ce sera une grande, grande avance[1].

Si je ne portais en moi le projet du Temple, si lorsque je pense à ce projet toutes mes œuvres, tout ce que je fais en ce moment ne m'apparaissait d'un bien pauvre intérêt, je serais le plus heureux des hommes. Car ce n'est pas tout à fait juste de tant mépriser mes travaux actuels. En fait d'ailleurs je ne les méprise pas, car je m'y intéresse, je me donne tout le mal possible pour que ce soit très bien. Mais tout de même mon œuvre et ma vie n'auront rien été si je continue à accumuler ainsi ces morceaux disparates, au fur et à mesure des commandes qui viennent. Phidias n'a pu donner sa mesure que parce qu'il eut l'occasion de faire le Parthénon. Michel-Ange n'a pu donner sa mesure que comme peintre, dans la Sixtine. En sculpture il ne l'a pas donnée.

Reçu une lettre du conservateur du musée de Grenoble. Il me parle très sincèrement de son incroyable salle des peintres modernes. Je le croyais un fumiste. Pas du tout. Il est sincère. C'est plus triste.

3 oct[obre 1922]

Un concert magnifique aujourd'hui aux obsèques de notre pauvre amie Mme Bulteau. Je pensais, comme cela m'arrive chaque fois que j'assiste à une cérémonie religieuse, à mon Temple. La disposition que je prévois pour la partie musicale, sera je crois très bonne. Dans les églises, la musique est le plus souvent placée derrière les auditeurs. Il en sera ainsi dans mon Temple. Mais on pourra aussi mettre des orchestres dans les deux tribunes à droite et à gauche du Mur du Héros. Je ne sais pas ce qui va se passer cette année au point de vue de la réalisation. Mais il m'est venu des idées précises pour tenter d'en recueillir les fonds. Le premier point, essentiel est de terminer les Fantômes et le Bouclier pour les exposer au Salon. J'espère un important succès. Puis en même temps, je fais exécuter la réduction en pierre que m'a commandée Mme Blumenthal pour le musée de New York. Il faut que cette réduction soit terminée à l'automne prochain, de façon à arriver à New York vers décembre. Il faut qu'un voyage à New York soit dans mon programme de l'hiver. Et il faut partir là-bas avec des lettres de [...] d'Estournelles de Constant, de Myron Herrick, pour Ford ou autres milliardaires. J'emporterai en même temps les grands dessins que je vais mettre tout à fait au point dans le courant de l'année ou plutôt des photographies de ces dessins. En tout cas c'est un plan. C'est de l'action. Il me faudra du toupet. Je penserai à l'énergie, à la ténacité qu'a déployé Bigot pour obtenir les fonds nécessaires à la réalisation de son plan de Rome. Nos amis Blumenthal nous aideront de leur côté. Le génie n'est pas seulement fait de talent. Il est fait aussi de la volonté de se réaliser. Je sens en moi cette volonté. J'avais pensé à aller trouver ces jours-ci M. Blumenthal pour lui parler de cela, lui confier de l'argent en lui demandant de le faire fructifier de manière à avoir les sept ou huit millions nécessaires. Mais ce serait prématuré je crois. Je regrette de m'être engagé pour ce concours du Brésil. Cela va me faire perdre bien du temps. Et je ne veux plus en perdre.

La cérémonie de ce matin était bien triste. Aucune famille, au sens habituel du mot n'entourait le cercueil de notre amie. Mais autour de Dethomas, du pauvre Gonse, de la princesse Chimay, d'Anna de Noailles, des amis se pressaient plus émus que souvent ne le sont de vrais parents. J'ai revu Primoli qui m'a paru bien blanc, bien fatigué, Jean-Louis Vaudoyer, Philippe Millet, tous deux très émus. Il faut reconnaître qu'une grande cérémonie catholique est une très belle chose. En vérité, je crois que parmi les religions de nos jours, le catholicisme est la seule qui ait conservé la pompe des cérémonies antiques. Les prières en commun dans les mosquées par exemple, se passent en génuflexions, en chœurs monotones, en récitations de versets du Coran, mais c'est tout [2]. Pour les morts, je ne crois pas qu'il y ait de cérémonies dans les mosquées. Mais je conçois très bien une cérémonie funéraire laïque dans mon Temple. Par lui-même l'endroit suffirait presque à lui donner sa majesté. De la musique[3]. Et les discours prendraient là tout leur sens.

Mais quand donc, mon garçon, écriras-tu dans ces cahiers : "Aujourd'hui j'ai fait l'esquisse de Prométhée !" ?

5 oct[obre 1922]

Hier, après une bonne journée de travail, le matin au duc de Chevreuse, l'après-midi à l'esquisse la Becquée avec Denyse, j'ai été perdre mon temps à la mairie de Boulogne pour cette exposition de la municipalité. L'effort tenté est intéressant. Il y a là de la bonne volonté et puis il ne faut pas vivre trop égoïstement. Il faut donner un peu de son temps à la vie collective...

Dîner chez Miss Getty où j'ai retrouvé avec plaisir et surprise la jeune Madame André de Fels et son mari. Tous deux charmants. Il y avait d'autres personnes dont une jeune femme polonaise qui vient, vers 25 ou 26 ans, de se découvrir, raconte-t-elle, un don extraordinaire pour la peinture et qui a laissé à Varsovie mari et enfant pour venir à Paris à l'Académie Julian ! Miss Getty nous a montré ses admirables collections d'objets d'Extrême-Orient. Je les revois sans me lasser et commence à les connaître. Sous des apparences différentes, le sentiment religieux est d'une unité profonde et comme dans le reste cette unité s'affirme dans les créations religieuses. Des statues bouddhiques ressemblent étonnamment à des statues gothiques du XIIe ou XIIIe. Quantité de ressemblances aussi bien dans le domaine moral, aussi bien dans les manipulations du culte que dans les plus humbles objets de culte.

Journée de travail pas fameuse. Le matin à la Becquée, après-midi à refaire cette tête de poilu dans le bas-relief de Mexico que le praticien m'avait éreintée, puis le jeune André de Fels est venu. Nous avons travaillé ensemble au buste de son frère Hubert. Puis j'avais rendez-vous avec M. Oliveira mais le comte de Fels père est arrivé aussi, si bien que M. Oliveira est parti sans que nous ayons pu causer utilement. J'irai chez lui lundi prochain. Mais temps perdu !

Temps perdu ! Je me le disais durant cette visite du comte de Fels. Ayant vu mes deux esquisses il me dit que depuis que les groupes qu'il a demandés à Visseaux sont en place, il faut mettre à son escalier quelque chose d'extrêmement banal, parce que les groupes de Visseaux sont horribles et que je ne pourrai jamais lutter avec ! (sic). Il trouve mes deux esquisses très bien, mais trop mouvementées [4] et que je devrais m'inspirer des grandes figures couchées des pièces d'eau [5] à Versailles. Puis il me demande d'apporter un jour mes esquisses moulées à Voisins, parce que, ajoute-t-il :

— Si elles plaisent à ma femme et à mes enfants, je ne demande pas mieux que de me ranger à leur avis.

Nous avons discuté. Il était un peu honteux, je vais essayer de lui trouver deux autres esquisses en essayant d'unir son mauvais goût et mon bon goût ! Laprade avait raison lorsqu'il me disait que j'aurais bien du mal à arriver à un résultat avec un homme aussi indécis dès qu'il ne s'agit plus des copies XVIIIe.

6 [octobre 1922]

Journée désagréable. Malgré la sotte visite d'hier du comte de Fels, j'ai travaillé à la Becquée, comme j'avais retenu les modèles. Je vais quand même un de ces jours lui chercher des esquisses couchées afin de me conduire élégamment jusqu'au bout. Mais il faut qu'il se décide pour le Concert et la Becquée. Ces gens-là se conduisent vraiment avec une légèreté incroyable. Il me fait venir chez lui et me commande d'abord les deux groupes pour l'entrée de son château. Je lui fais les deux esquisses la Biche aux pieds d'airain, le Sanglier d'Érymanthe. Il vient, admire et laisse tomber[6] parce qu'il veut faire d'abord son effort à la pièce d'eau :

— Je vous ferai signe lorsque l'architecture en sera terminée.

Mais il commande la sculpture à Visseaux ! Ce que lui fait cet homme malhonnête est si mauvais qu'il me rappelle de nouveau et me commande les deux groupes du centre.

— Ceux des extrémités sont malheureusement commandés ferme.

Je cherche donc deux esquisses pour l'escalier du centre. Je ne marchande pas ma peine. Je le tiens au courant. Voilà mes deux esquisses faites. Crac ! nouveau changement : les deux groupes de Visseaux sont tellement mauvais que c'est à moi qu'il vient demander de changer mes esquisses. Au fond, son arrière-pensée doit être de mettre-là n'importe quoi[7], jardinière ou autre, mais qui lui coûte le moins possible. Il n'a pas osé me le dire[8]. Il s'agit maintenant de manœuvrer tout à la fois adroitement et énergiquement pour exécuter de bonnes esquisses et non pas de sots pastiches du XVIIe ou du XVIIIe. Cet engouement qui se conserve pour cette époque d'art, une des plus laides de la sculpture française (quelques rares[9] personnalités exceptées, après tout Houdon est le seul, tous les autres sont bien médiocres), est pour moi incompréhensible. Habitude de l'œil. Pendant un siècle les artistes n'ont travaillé que pour faire la cour aux maîtresses des rois et de quelques grands seigneurs. Et ce sont ces artistes que l'on veut nous donner comme modèles ! Et c'est le goût de ces dames qui doit être notre goût ! C'est trop bête. Ou alors, on en vient à s'en ficher et à traiter cela uniquement comme une affaire. L'ennuyeux pour ces groupes, c'est qu'ils seront placés dans un endroit remarquable et très vu. Je ne peux absolument pas me laisser faire.

Le père de Lily est venu. Il a laissé en place son Conseil général, tellement il a été écœuré de l'attitude de certains qu'il croyait ses amis. Lily et moi nous l'approuvons.

7 [octobre 1922]

Esquisse du monument de Boulogne. Satisfait. Toujours dans le même esprit, mais différent des autres monuments de ce genre que j'ai faits. L'arrangement des bas-reliefs au-dessus de la femme et de l'enfant me paraît heureux. Le problème délicat de ce monument est qu'il a été commandé par une municipalité réactionnaire, et qu'il est réalisé par une municipalité communiste. Au point de vue des idées sur la guerre et même sur la patrie, je suis avec les seconds. Je ne puis concevoir qu'un homme intelligent trouve bien, trouve légitime, trouve juste de tout sacrifier à l'idée de patrie. Le mot fameux qui nous vient d'Italie : "l'égoïsme sacré", est un mot criminel. Il faut être français mais cela ne doit pas empêcher d'être européen et même plus encore. L'humanité est partout la même. Mais ce ne sont pas ces idées que j'illustre dans le monument. Le motif central est la douleur de la femme et de l'enfant. La guerre est évoquée dans ce triptyque du couronnement. Je ne crois pas que l'on puisse rien critiquer ni dans un camp ni dans l'autre : "je suis souris, voyez mes griffes, je suis oiseau, voyez mes ailes."

Rangé l'atelier. J'ai fait mettre le Bouclier dans le grand atelier. Lundi je me mets aux Fantômes et le soir, à la lampe, je travaillerai au Bouclier. Examiné avec soin le buste de Madame Blumenthal. Il est bien.

8 [octobre 1922]

Dimanche bien compliqué. J'ai d'abord dépensé 50 F de taxi pour aller au parc S[ain]t-Maur, assister à un banquet de 700 couverts, sans aucun intérêt. Aperçu le comte St[anislas] de Castellane, homme charmant, avec qui j'aurais eu plaisir à causer. Paté présidait, ancien petit lieutenant trésorier dont s'amouracha une jeune fille orpheline fort riche qui avait voyagé dans le même compartiment que lui entre Paris et le Havre. Ce voyage fut l'origine de sa fortune. Assisté de Chéron, aujourd'hui député de Seine-et-Marne, ancien petit employé à la C[ompagn]ie du gaz.

Après-midi, visite à la charmante Madame Blumenthal. Bavardé un bon moment à nous quatre, Mad[ame] B[lumenthal], Lily, Gaston Riou et moi. Lentement, sentencieusement, G[aston] R[iou] nous pose continuellement des questions variées. Malgré cette manière d'être un tout petit peu ridicule, c'est un des hommes les plus charmants que je connaisse. Nous avons parlé très sérieusement du voyage d'Amérique pour l'hiver 1924. En ce voyage je mets tous mes espoirs.

Enfin, fini la journée avec Bigot rue de Médicis. Je ne l'ai pas trouvé bien. Il a passé un mauvais été. Études pour le monument du Brésil. Abandonné le parti avec arc de triomphe. La place manque d'étendue et le budget serait insuffisant.

9 [octobre 1922]

Remis aux Fantômes. Commencé le dernier groupe : l'Homme à la peau de mouton, et le grenadier. Ça va marcher rondement.

Chez M. de Oliveira, mis au point beaucoup de choses importantes pour le monument de Rio. Mes idées se précisent. L'idée de l'autel de la Patrie devient dominante. Cet autel, morceau très raffiné, très riche[10], avec des décorations de mosaïques (thème : les drapeaux), seul point coloré, sera le centre de l'épopée sculptée du Brésil. Comme dans l'histoire de tous les pays, les héros et les martyrs de l'idée de Liberté ne manquent pas. Le couronnement sera fait des trois figures équestres des trois fondateurs de la République.

Rue de Clichy, sous la présidence de Jean Richepin, je trouve réuni le comité des Lettres-Art-Sport, pour entendre la lecture de toutes les pièces réunies par Louis Vauxcelles, pour l'exposition du mois de novembre, chez Barbazanges. Ça sera intéressant. Vauxcelles a fait un travail remarquable de réunion d'œuvres d'art sportives. Il nous a amusés en nous racontant sa visite à Bourdelle, qui n'a pas voulu promettre de prêter son Héraklès, parce qu'il ne serait pas seul sculpteur à exposer, parce qu'il y aurait des œuvres de sculpteurs ne faisant pas partie du même Salon que lui. Entre autres mots passés dans la conversation :

— Rodin ! On parle de Rodin, mais Rodin ce n'est que mon piédestal ! Rodin c'est l'analyse, moi je suis la synthèse !

10 [octobre 1922]

Mauvaise journée. Continuellement dérangé. Je comptais faire une bonne séance avec Ledrevo. J'ai d'abord été appelé au téléphone par M. Dupuy de l'École normale. Il paraît que Guilbert s'est trompé pour ses fondations et a commencé les travaux sur le mur opposé au mur choisi[11]. Puis Bouglé arrive avec Simone[12] à propos de la petite exposition de Boulogne. Je me remets au travail. Arrive M. Dupuy navré, désolé, me raconte cette erreur incompréhensible. Il part. Je me remets au travail. Arrive Émile Pinchon. Il venait me voir pour me demander d'insister pour que M. Nénot aille au jugement d'un concours qu'il a fait pour Asnières. Je me remets au travail. Arrive Plié de la mairie de Boulogne pour l'organisation de l'exposition. Puis c'est Guilbert qui me téléphone non moins affolé. Il me dit que c'est M. Dupuy qui lui a indiqué le mur où il a fait la fondation[13]. Ça c'est impossible. C'est une idée qu'il s'était mise dans la tête, sans trop savoir comment. Ce sont choses qui peuvent arriver. C'est embêtant, parce que ça va me faire encore un dérangement. Et ainsi je n'ai certainement pas travaillé plus d'une demi-heure ce matin !

L'après-midi a été un peu meilleure. Mais le temps est devenu affreusement sombre. Travaillé à l'esquisse de Boulogne, et au revers de la médaille du docteur Arnozan. Reçu en effet, une dépêche du docteur Mauriac qui sera demain à Paris.

Je ne souhaite pas qu'un de mes enfants soit sculpteur. Ce magnifique métier, certainement le plus beau, dépend de trop de choses. Quand je songe aux difficultés qu'il faut surmonter, à la ténacité qu'il faut avoir pour réaliser une œuvre et surtout, quand je pense aux efforts, à mon labeur réellement formidable de ces dernières années, pour gagner d'abord la vie de tous les miens et l'argent nécessaire[14] pour entreprendre, par mes propres moyens, les premiers fragments du Temple, je regrette de ne pas être homme de lettres. Je ne regrette pas de ne pas être peintre. J'ai l'impression que je le serais demain si je voulais. Je pense au mot de Michel-Ange qui, après avoir fait ce tableau qui est aux Offices à Florence déclara qu'il ne recommencerait pas ce jeu de jeune fille[15]. Mais que d'amertumes dans sa vie, que de temps perdu, que de situations parfois humiliantes supportées pour réaliser ce qu'il avait rêvé[16] !

11 [octobre 1922]

Pas fameuse journée. Ce travail dispersé m'use. J'ai eu tort de prendre des vacances si longues. Je me sens presque plus fatigué qu'avant de partir. J'aurais dû rester jusqu'à ce que j'ai terminé les esquisses de Fels, la médaille Arnozan et les bustes d'H[ubert] de Fels et de la pauvre petite Mme de Boisgelin et les deux derniers bas-reliefs de Normale[17]. Maintenant avec les journées courtes, rien n'avance. Mais les personnes les plus intelligentes, les plus affectueuses et les mieux attentionnées ne peuvent pas comprendre que le repos se paye avant et après par du surmenage, quand ce repos n'est pas pris au moment qui convient. Mais je n'ai d'énergie que pour moi-même, je n'en ai réellement aucune ou du moins pas beaucoup vis-à-vis des autres. Pris entre l'amour de son travail et l'amour des siens on est excusable de céder au second, sans doute. Mais je travaille sans goût en ce moment où je devrais au contraire donner un coup de collier formidable aux Fantômes et au Bouclier. Je devrais ce soir étudier cette histoire du Brésil, maintenant que mon programme est bien d'aplomb. Je n'en ai pas le courage. Je crois quand même avoir eu une bonne idée pour le revers de la médaille du docteur Arnozan. J'ai démoli ce que j'avais fait ces jours derniers.

12 [octobre 1922]

Malgré ma mauvaise humeur hier soir, je me suis mis à travailler au monument du Brésil[18]. J'ai eu des idées excellentes et j'ai moins pensé à mon encombrement.

Grande discussion à l'École normale lorsque j'y arrive, entre M. Dupuy et Guilbert à cause du changement de mur, cette erreur invraisemblable de Guilbert. L'importance n'en est pas grande heureusement, l'éclairage étant le même dans les deux sens. Je deviens de plus en plus pacifique. Je fuis de plus en plus, instinctivement maintenant, à force de l'avoir fait volontairement, toutes les discussions inutiles et surtout celles qui peuvent vous énerver. Aussi ai-je vite calmé Guilbert dont le tort était manifeste, en lui disant que les travaux[19] continueraient comme ils étaient commencés.

Rue Bizet, j'ai trouvé le bon Jules Zébaume bien faible. Auprès de Ceillier, sa femme toujours charmante. Ceillier m'a dit que Lyautey était venu le voir et que, dans la conversation, il lui avait dit qu'il voulait absolument trouver le temps de poser pour moi. Rendu visite à Madame Mühlfeld qui se prépare à partir en Égypte avec Madame Blumenthal.

Enfin, dîner rue de l'Université. Il y avait là Bellet, le député de droite de la H[au]te-Garonne. Je regrette tout à fait que mon beau-père[20] se solidarise avec les hommes de ce parti. Nul doute que sa situation dans le département n'en soit très affaiblie. Il y a beaucoup de sots dans le parti radical, évidemment. Mais il y en a dans tous les partis. Je ne conçois pas que l'on puisse croire à un retour de l'ancien régime en France. Ce qui se passe dans la H[au]te-Garonne le prouve et je crois bien que les élections prochaines le prouveront clairement[21].

13 [octobre 1922]

Après-midi perdu, à m'occuper du placement des tableaux à la salle des fêtes, pour l'exposition de Boulogne.

Mais avec Taillens, j'ai passé une bonne fin de journée à étudier l'architecture de mon Temple. En vérité rien ne m'intéresse que cela. C'est la seule chose à quoi je ne travaille pas ! Et les années passent.

Combien de fois j'écris : "après-midi perdu à faire ceci ou cela, à aller ici ou là". Je n'ai qu'à m'imaginer que je perds une après-midi à quelque corvée et à faire une esquisse pour moi. Et je n'écrirai pas alors "après-midi perdue". Idée simple à exécuter.

Ayant de nouveau expliqué ce soir à Taillens toutes les idées du Temple, je suis de plus en plus convaincu que c'est très bien, et que si je l'exécute jamais, j'aurai enrichi le trésor artistique comme celui de la pensée des hommes.

14 [octobre 1922]

Le dernier groupe des Fantômes avance bien. Travail régulier chaque matin sans être dérangé. La consigne est magnifiquement observée.

Déjeuner chez Bouglé avec leurs amis Abadie, le docteur d'Oran. La petite exposition de Boulogne fait très bien. Nous avons été l'inaugurer aujourd'hui.

Madame Blumenthal est venue me donner une dernière séance sur le marbre. Riou est venu la chercher. Je leur ai montré les photographies agrandies du Temple. Riou s'y est énormément intéressé.

Demain, je me promets de travailler toute la journée. Je masserai de nouvelles esquisses pour de Fels. Puis je masserais aussi le projet de Rio de Janeiro. De quoi faire quelque chose de tout à fait bien.

15 [octobre 1922]

Et je n'ai rien fait de toute la journée ! D'abord de la correspondance. Mal en train. Suis-je un peu fatigué ? C'est plutôt l'ennui de ne pas faire ce qui m'intéresse vraiment. J'ai été revoir mes deux esquisses pour de Fels. C'est tellement trouvé qu'il est navrant de perdre du temps à chercher quelque chose de moins bien. Il faut absolument que ce grand sot comprenne ce que je veux faire et me le laisser faire.

Nous avons eu à déjeuner Marcel et sa femme et M. Cruppi. Nous avons regardé les dessins du Temple. Rien n'existe à côté de cela.

Chez Salomon Reinach, un monsieur se déclarait adepte de ce fameux Coué. Il déclare n'avoir qu'à se passer la main sur le front lorsqu'il a mal à la tête pour que le mal s'en aille aussitôt.

16 [octobre 1922]

Médaille Arnozan. Revers. Une petite idée qui fera bien. Mais j'y travaille sans aucun plaisir. Par la volonté seulement. Il faudra que je la finisse d'ici deux jours.

Bigot m'a apporté un grand dessin assez bien venu du projet de Rio de Janeiro. Mais je ne suis pas sûr que la division complète des trois statues équestres fasse bien. Nous allons nous y mettre la semaine prochaine. Par contre l'arrangement de la base, de l'autel de la Patrie, est très bien.

Perdu du temps à Bagneux pour le monument dont l'inauguration est fixée au 19 nov[embre].

Passé chez Bouchard qui fait un excellent bas-relief pour un monument aux Instituteurs de l'École normale de Seine-et-Oise. Très bien. Je l'envie un peu d'avoir le temps de travailler tranquillement tout seul dans son atelier.

Perdu du temps rue de Clichy, à la société Lettres-Art-Sport. Vu [Dunoyer de] Segonzac qui grossit et se déplume. Vauxcelles, sympathique. Boucher qui me raconte des histoires sur Bourdelle. Il a loué des caves où il a installé sa sculpture dans des éclairages mystérieux et fait des discours sibyllins devant. Boucher était navré parce qu'il n'avait pas travaillé du tout de toute la journée. Il ne faut pas croire que l'on est seul de son espèce. Plus on avance en âge plus on aime son art plus le temps vous est précieux.

Cette époque est certainement, avec Rome, la plus heureuse de ma vie si je la regarde objectivement. J'ai tout : des êtres chers, de beaux travaux, de grandes satisfactions d'orgueil. Il est bon[22] que subjectivement je ne sois pas tellement heureux. Mes grands desseins m'en empêchent. Ma tourmente intérieure m'obligera à faire le nécessaire pour les réaliser.

17 [octobre 1922]

Travaillé encore à la médaille Arnozan. On finit par se passionner pour tout[23]. Le grand bas-relief du tympan pour le monument Darracq est fini. J'ai installé Lélio sur le bas-relief : l'Amour maternel.

Chez le comte Primoli, je retrouve Dezarrois. On parle avec intérêt des envois de Rome que je soupçonne d'être intéressants. Il y avait là M. Dila, candidat à la succession de Monseigneur Duchesne au palais Farnèse. Expression imbécile, ce monsieur.

Avec Lily nous avons remonté à pied le boulevard Raspail pour aller dîner chez Bouchard. Ses enfants sont ravissants et nous l'avons envié d'avoir un petit bonhomme de quelques mois. Bouchard me raconte aussi que les envois de Rome révolutionnent l'Institut qui s'apprête à fulminer suivant sa coutume. Dezarrois me raconte tout à l'heure que Hipp[olyte] Lefebvre, en plein public, avait tenu des discours enflammés et violents. J'irai demain.

18 [octobre 1922]

De l'exposition des envois de Rome, une impression de vie et de recherches et cela domine tout. C'est l'essentiel. Il est évident que l'énorme Victoire de Delamarre est une mauvaise chose. Elle est la preuve par l'exemple, de l'erreur énorme de Bigot, quand il caresse le rêve de réaliser celle dont il donna un très beau dessin l'année dernière. Cette Victoire de Delamarre n'est pas autre chose que celle de Bigot, mal exécutée, mais pour une chose de 60 mètres de haut, quelle importance ! Les dimensions même obligeraient à des déformations horribles, à supprimer la saillie du menton, celle du nez, etc. Aucun intérêt sculptural. Effet produit uniquement par l'énormité de la masse. Ce sont des choses qui font bien en dessin. Ce sont des sortes d'eaux-fortes. Cela ne mérite pas d'aller plus loin. Je suis tout prêt d'aimer beaucoup l'envoi de Jeanniot. Un peu conventionnel. Mais beaucoup de goût. C'est un artiste. En peinture, une énorme toile d'un nommé Rigal, Le Serment aux Morts, terriblement pompier. J'ai l'impression que Font est un vrai tempérament de peintre. La matière de son tableau est sympathique. Le reste est quelconque.

J'ai été très bien reçu à l'Office de tourisme pour causer avec M. Famechon de cette maquette challenge pour le concours de ski. C'est Paul Léon[24], toujours si bienveillant pour moi, qui a donné mon nom au directeur de l'Office. Comme j'ai la liberté de faire absolument ce que je veux, le projet est intéressant. Mais comme toujours, c'est très pressé ! Il faut que ce soit fini pour février. Et je ne sais pas encore du tout ce que je vais faire.

Avant d'aller déjeuner chez Philippe Millet, passé rue Royale, chez Hebrard où il y a une très bonne épreuve de ma Danseuse aux paons. Des ivoires très quelconques de Lipchitz, mais d'admirables objets, vases, plats de métaux battus et incrustés d'un nommé Claude Linossier. Chez Bernheim, j'ai vu des dessins de Barye, de Corot, des aquarelles de Puvis de Chavannes et de Delacroix que j'aimerais bien pouvoir me payer, surtout un dessin de Corot et l'aquarelle des deux tigres de Barye. Le buste de femme de Rodin est extraordinaire. C'est une tête assez ordinaire, coiffure quelconque. C'est tellement bien construit, dessiné, que de cette personne sans grand caractère, Rodin a fait un chef-d'œuvre. C'est vrai et très personnel. Je pense aux envois de Rome vus hier. Il se dégage de cette exposition des intentions, mais ce qui est déplorable c'est l'impersonnalité de tous ces gens. Ils font tous la même chose. Ils se donnent tous la même vision. Ils se mettent tous dans le même brancard. Autre chose et plus grave, est le manque total de culture que l'on devine chez tous ces hommes. Car ce ne sont plus des jeunes gens. Ils ont presque tous environ 35 ans. Aussi y a-t-il là un manque d'imagination totale. Avec des apparences d'un renouveau bien superficiel, on tourne toujours dans le même cercle. Bientôt, comme cela vient à la mode, tous ces jeunes gens se mettront à faire des athlètes. Et ce sera vite insupportable. Des idées. Des sentiments profonds. Voilà ce qui amènera du vrai nouveau.

Philippe Millet avait eu la bonne idée de nous inviter à déjeuner avec une dame américaine de Washington excessivement riche, paraît-il, et qui viendra demain me visiter. Nous lui montrerons le Temple...

Le revers de la médaille Arnozan est presque achevé. J'en suis content.

19 [octobre 1922]

Très bonne journée au dernier groupe des Fantômes, à la médaille revers Arnozan, à l'Amour maternel pour Darracq. La figure de l'Homme à la mitrailleuse devient formidable. Il a la tête grosse comme le poing, des épaules énormes[25]. Il devient bien la borne contre quoi tout est venu se briser. Pour le bas-relief Darracq, j'étudie un arrangement du fond en traitant des fleurs en bas-relief, un peu comme des arabesques qui feront valoir dans n'importe quel éclairage la silhouette de la femme et de l'enfant. Si cela donne ce que j'espère, je ferai quelque chose d'analogue pour les deux bas-reliefs qui me restent à faire pour l'École normale.

Marthe Millet est venue avec Mrs Kipps et une amie de celle-ci, une américaine remarquablement jolie. Visite habituelle de l'atelier. J'ai montré les dessins du cahier bleu.

Je me demande si[26] je ne me fais pas de grandes illusions sur[27] les résultats d'un voyage aux États-Unis.

Pensé à la coupe internationale de ski. Il faut penser sculpturalement. Un programme étant donné, il faut le transposer plastiquement[28]. Fuir surtout l'imagination "music-hall". La plupart des artistes n'ont pas l'imagination supérieure à celle d'un metteur en scène de café-concert. Toutes ces Victoires à casque de poilu ne dépassent pas ce niveau. C'est amusant au café-concert, si la femme est jolie et très déshabillée. En sculpture il ne reste que la sottise.

20 [octobre 1922]

Excellente journée au dernier groupe des Fantômes. Très content.

Dans un autre ordre d'idée, il y a lieu de se réjouir de la chute de Lloyd George[29]. Espérons qu'une entente complète va régner entre l'Angleterre et nous, que nous ne trouverons plus l'Angleterre entre nous et l'Allemagne chaque fois qu'il s'agira d'obtenir une parcelle de l'exécution du traité et que c'en sera fini de ces discours où les premiers ministres de chacun de nos deux pays pensent surtout à se dire des choses désagréables. Pour arriver à la paix il ne faut pas des hommes à l'esprit agressif. La seule œuvre profonde du traité de Versailles c'est le pacte de la Société des Nations. Je suis convaincu que le président Wilson sera, en fin de compte, la grande figure de l'époque.

21 [octobre 1922]

Encore une bonne journée et la semaine dans son ensemble l'a été. J'ai pris complètement possession de mon dernier groupe des Fantômes. Pour l'ensemble du groupe, j'ai trouvé la place juste des figures, surtout le rapport des têtes. Le revers de la médaille Arnozan est trouvé, très avancé même. Ce sera fini la semaine prochaine. Un peu moins bien vu le bas-relief l'Amour maternel[30] sur lequel Lélio patauge un peu. Mais je l'ai corrigé ce soir et à partir de lundi il avancera sans se tromper.

22 [octobre 1922]

Retour de Voisins. La sottise suit son cours. Voilà maintenant que de Fels me demande de lui faire, en place des deux groupes, des jardinières avec des frises d'enfants. Et il me montre le genre de ce qu'il voudrait, des petites frises plafonnantes de quelques boudoirs de Versailles. C'est navrant. Je suis désolé et furieux. Tout ça parce que le malhonnête négociant Visseaux a fait des groupes tellement mauvais que la terrasse est toute démolie. Tout ça va finir par ceci que je vais faire comme pour cet autre imbécile de l'avenue du Bois-de-Boulogne, que je lui ferai n'importe quoi pour gagner de l'argent et je ne signerai pas. C'est sûrement sa femme qui est derrière tant de bêtise. Assez sur ce sujet.

Il y avait à Voisins, le général Tauflieb qui est vraiment bien sot, le pauvre homme, bien général. Il y avait René Ménard, très sympathique. Nous nous sommes promis de nous revoir. Il m'a appris que le Ménard[31] auteur des livres sur les coutumes, les mœurs, le travail dans l'antiquité était son père.

23 [octobre 1922]

Bon travail, mais dérangé, aux derniers Fantômes. Ça n'avance pas très vite.

Visite de Vatin-Perignon et de sa femme et de M. de Saboulin. Le monument[32] leur a plu beaucoup. L'inauguration est décidée à Casablanca pour le 11 novembre de l'année prochaine. Comme ça c'est bien. J'arriverai sans trop de mal.

Avec Bigot, commencé la maquette du concours du Brésil[33]. Je crois l'idée de Bigot, bonne, de jucher les trois statues équestres, chacune sur un socle, pourra donner une chose à grand effet.

Bigot m'apprend que je suis élu, par les concurrents du concours de Douaumont, comme membre du jury. Cela m'ennuie étant donné que je dois faire la sculpture du projet de Bigot. Lui me dit que cela n'a aucune importance. Qu'en votant, les concurrents ont spécifié que je pourrai démissionner pour le second tour ! Cela me paraît énorme et me voici bien embarrassé.

Lu un livre remarquable de Martin du Gard les Thibault [34]. Le premier volume d'une série de dix. C'est vivant et fort. Dès les premières lignes on est pris.

Reçu lettre de Steinhil et du docteur Mauriac pour les inaugurations de leur statue et de leur médaille[35]. Ni l'un ni l'autre ne sont prêts. Quand les gens comprendront-ils qu'une date d'inauguration n'est rien à côté de l'œuvre qui reste ? C'est tout de même un rude effort de travailler comme je le fais et de mener tant de choses de front avec la volonté de les mener le mieux possible.

24 [octobre 1922]

La Revue de Paris publie de très intéressantes notes d'une Mme Marcelle Tirel sur Rodin, secrétaire de Rodin à la fin de sa vie, elle observa beaucoup. Très instructif. J'y note cette observation précieuse : Rodin fut prit de la passion, de la manie plutôt, d'écrire ou de parler en ayant à côté de lui sa secrétaire pour noter ses profondes pensées : "Il perdait à cela un temps fou, dit Mme Tirel. Sans cette manie il aurait certainement réalisé sa Tour du Travail." Il faut se souvenir de cela. C'est certainement vrai. Il faut avoir son but, y tendre inflexiblement et ne pas se disperser. On a bien assez d'occasions obligatoires de perdre son temps sans perdre encore celui qui peut être consacré à la sculpture.

Galerie Georges Petit, je rencontre Ménard et Paulin. Armand Dayot installait son exposition du Maroc. Le buste du maréchal Lyautey par le petit C[ogné] est là en marbre. Incroyablement mauvais.

Passé chez Bernheim voir l'exposition Othon Friesz. Tout est d'une laideur qu'on ne peut imaginer. Par les étiquettes mises sous les toiles, il y a des gens qui achètent cela !

"Tout ce qui ne vaut que par la nouveauté du tour et par un certain goût d'art, vieillit vite", a dit Anatole France.

25 [octobre 1922]

Déjeuner[36] d'adieu chez Mme Blumenthal. Il y avait Glaenzer[37], Riou et de Bavier. De Bavier me confirme ce que m'avait raconté M. Dunant hier. Pendant les mois d'août et de juillet, les chemins de fer fédéraux ont organisé chaque dimanche des trains spéciaux de Genève, de Bâle, de Zurich, etc., pour la visite du monument de Schaffhouse[38].

C'est avec envie que je pense au voyage de Mme Blumenthal. J'envie Gaston Riou de l'accompagner. Passer quatre ou cinq jours sur la Méditerranée, rien que cela...

Chez Georges Petit, vernissage de l'exposition marocaine. J'aperçois Léon Bérard. Le maréchal Lyautey inaugure. Je ne puis m'empêcher d'être agacé de le voir poser pour le cinéma à côté de l'horrible buste de Cogné. René Ménard trouvait cela grotesque. Je ne crois pas qu'à d'autres époques que celle-ci des hommes d'aussi peu de talent aient jamais[39] pu s'introduire partout, par l'intrigue et autres moyens. Assez sur ce sujet.

Mais ma mauvaise humeur est à son comble. La tête de l'Homme aux grenades que j'avais fait avec Le Flour et qui était presque fini, est tombée. Ma manie de ne pas armaturer beaucoup pour ne pas être gêné. Quinze jours de travail de perdu.

26 [octobre 1922]

Mauvaise nuit. Mauvaise journée. Travaillé quand même assez bien. L'Homme à la mitrailleuse. Après-midi à l'esquisse de Rio de Janeiro. Peut venir. L'agencement du socle avec l'autel de la Patrie est bien trouvé je crois.

Lu le second volume des Thibault de Martin du Gard. Ce n'est pas moins bien que le premier volume. Je n'ai pas le souvenir d'avoir été si compliqué que ces jeunes gens.

Lettre officielle du comité de l'ossuaire de Douaumont confirmant mon élection. Pour moi, pas d'autre alternative : ou renoncer à participer à la sculpture du projet de Bigot ou refuser de faire partie du jury. D'autant plus que je reçois aussi une lettre de Bouchard me donnant un aperçu de ses projets, ses dessins. Ne me semblent pas fameux les projets de Bouchard. Celui de Bigot est remarquable. Mais dans quelle situation je serais si, après avoir été du jury, j'exécutais ensuite la sculpture de Bigot ! C'est impossible.

27 [octobre 1922]

Travaillé toute la journée à l'esquisse de Rio de Janeiro. Très content. Ça peut très bien réussir. M. Oliveira venu. Je lui ai donné une grosse besogne de recherche. Les idées sont bien en place.

Mais je suis fatigué. Évidemment un peu de surmenage. Quel ennui de ne pouvoir travailler jour après jour à la même chose. Pour me reposer, j'ai voulu prendre un livre dans la bibliothèque. Je ne pouvais me décider[40]. À peine en avais-je ouvert un que je voulais en prendre un autre. Je suis d'ailleurs pour tout un peu comme ça. Dès que je fais une chose importante, je pense que je devrais en faire une autre non moins importante.

28 [octobre 1922]

Bigot m'a fait des observations justes sur cette première étude du monument de Rio. Une chose me plaît dans sa correction, c'est de faire deux groupes [en] rondes-bosses des martyrs de 1789 et de 1817-21. De plus, cela va faire baisser un peu la hauteur totale. J'arrive actuellement[41] à environ 45-50 mètres. C'est excessif. Une dizaine de mètres en moins, cela vaudra mieux. Grande discussion avec Bigot à propos de ce jury de Douaumont. Comme je le mettais au courant de la participation de Bouchard, il me dit :

— Ça ne fait rien. On lui donnera un morceau à faire. Comme ça, il ne protestera pas.

Il est énorme mon ami Bigot.

Visite au notaire pour l'achat de la petite maison voisine[42]. Les frais sont formidables. Mais ce n'est peut-être pas une bêtise parce que même l'atelier de Schmidt, c'est trop loin et, louant ou vendant la partie habitation[43], l'atelier supplémentaire me reviendra beaucoup moins cher, et sera à moi. Quand même, c'est une grosse somme à sortir pour le moment.

Guillaume Janneau publie dans Le Temps [44] une interview des plus comiques de Bourdelle, retour d'Italie. Il traite la sculpture de Ghiberti de "persil". Raphaël, Verrocchio, Michel-Ange, Bernin, Rodin sont mis sur le même pied et exécutés comme s'ils étaient des confrères encore en vie. Quand on se rappelle la cour que Bourdelle faisait à Rodin, comment il s'accrochait à lui pour profiter des miettes de la publicité faite autour de lui et quand je pense à la décoration extérieure du Théâtre des Champs-Élysées, à ces affreuses statues du monument de Alvear, on reste ahuri devant tant de vanité, de jalousie et d'ingratitude.

29 [octobre 1922]

À l'esquisse du concours de Rio. Mais la modification conseillée par Bigot ne donne pas grand chose de bien. Je préfère mon esquisse. Travaillé aussi à la médaille du doct[eu]r Arnozan, revers. J'ai entrepris cette plaquette trop petite. D'où la difficulté. En définitive, la médaille ce n'est pas très intéressant. Ce n'est ni de la sculpture, ni du dessin. Formule hybride.

30 [octobre 1922]

Au Gymnase, invités par les Gregh, à Judith de Bernstein. Des choses très intelligentes et des choses parfaitement absurdes et inutiles. Les deux actes centraux, l'entrevue d'Holopherne et de Judith, l'acte du don de Judith, celui de l'assassinat, très bons, des trouvailles (lorsque Holopherne tend son arme à Judith en lui disant "tue-moi". Le rire de l'esclave lorsqu'il découvre le cadavre du maître craint et détesté). L'actrice principale, Simone, n'est pas bonne.

31 [octobre 1922]

Grosse discussion avec Bigot pour l'esquisse de Rio. Bigot est un collaborateur très dangereux. Si je le laisse faire, il nous fera perdre le bénéfice de bonnes idées. Ramener tout cela à trois énormes pilons, c'est une singulière idée. Erreur aussi à mon avis que cette recherche de l'effet à tout prix, d'obtenir de l'échelle par ces moyens d'École, qui obligent ensuite à appeler à son secours tout l'arsenal des vieux clichés décoratifs, obélisques plaqués, Victoires ailées à la Jean Goujon, écussons, figures symboliques pour habiller, dissimuler les formes vides. Le bas du monument s'arrange, l'autel de la Patrie s'accroche parfaitement. Les deux groupes des Martyrs sont maintenant un peu désaxés, tout à fait bien placés.

Coup de téléphone du comte de Fels qui me dit qu'il viendra me voir demain pour prendre une décision au sujet des statues de Voisins, qu'il ne faut pas que je pense qu'il a abandonné mes premiers projets.

J'ai bien fait de travailler aussi aujourd'hui au buste de son fils. Quel travail ingrat[45]. Mais je crois que le buste est ressemblant.

Visite d'un M. Waldemar Knosden venu me demander mon prix pour ce monument à Garros (buste sur une stèle).

 


[1]    Au lieu de : "un grand gain de temps", raturé.

[2]    Suivi par : "Une cérémonie protestante", raturé.

[3]    Au lieu de : "Des orchestres", raturé.

[4]    Suivi par : "Elles ne le sont pas tellement", raturé.

[5]    Au lieu de : "qui se trouvent", raturé.

[6]    Suivi par : "Puis nous en parle", raturé.

[7]    Au lieu de : "son arrière-pensée était de me demander de mettre là quelque chose quelconque", raturé.

[8]    Suivi par : "Cet homme est en fin de compte un sot et un peu délicat", raturé.

[9]    Au lieu de : "belles", raturé.

[10]  Suivi par : "en matière de décoration", raturé.

[11]  Au lieu de :"l'autre mur", raturé.

[12]  Précédé par : "sa fille", raturé.

[13]  Au lieu de : "le mur du buste", raturé.

[14]  Au lieu de : "et puis pour gagner de l'argent supplémentaire", raturé.

[15]  Au lieu de : "déclara que cela ne l'intéressait pas", raturé.

[16]  . Au lieu de :"qu'il rêvait", raturé.

[17]  Ecole normale supérieure(Monument aux morts del’).

[18]  Indépendance du Brésil (monument de l’)

[19]  Au lieu de : "choses", raturé.

[20]  Jean Cruppi

[21]  Au lieu de : "fortement", raturé.

[22]  Au lieu de : "heureux", raturé.

[23]  Suivi par : "dans cet étonnant métier", raturé.

[24]  Précédé par : "le gentil", raturé.

[25]  Au lieu de : "immen[ses]", raturé.

[26]  Suivi par : "le dessein du", raturé.

[27]  Au lieu de : "à propos des", raturé.

[28]  Au lieu de : "sculpturalement", raturé.

[29]  Suivi par : "Débarrassé de cette sorte de dictateur", raturé.

[30]  Darracq.

[31]  René Ménart père a écrit ces ouvrages avec son frère Louis.

[32]  A la Victoire.

[33]  Indépendance du Brésil.

[34]  Roger Martin du Gard, Les Thibault, 1922-1928.

[35]  Médaille Arnozan.

[36]  Suivi par : "tout à fait gentil", raturé.

[37]  Le manuscrit porte : "Glenzer", sans doute pour l'ingénieur Hermann Glaenzer.

[38]  Suisse consolatrice (A la).

[39]  Suivi par : "acquis une situation pareille, osé s'imposer ainsi", raturé.

[40]  Suivi par : "à en choisir un", raturé.

[41]  Au lieu de : "Nous arrivons maintenant", raturé.

[42]  Rue Max-Blondat à Boulogne Billancourt.

[43]  Au lieu de : "habitable", raturé.

[44]  Le Temps, dimanche 29 octobre 1922, "Antoine Bourdelle en Italie".

[45]  Au lieu de : "C'est bien ingrat", raturé.