Cahier n°15
1er décembre [1922]
Les derniers Fantômes viennent vite et bien. La tête de l'Homme aux grenades est refaite. Je crois que la fin de ce mois verra la fin de tout le groupe. Ce sera un grand chapitre d'achevé. Alors commencera le Ve acte : le Temple. Après je pourrai aller me coucher. Taillens m'étudie bien les dessins que je lui ai demandés. Pour aboutir tout à fait il faudrait que nous puissions travailler ensemble une bonne après-midi. Ce serait du temps gagné pour lui et pour moi. En tout cas, à présent, le parti de la façade est trouvé. Ce n'est plus qu'une question de mise au point de détails, de proportions justes de hauteur. Ce qui est tout à fait trouvé et arrêté, c'est la disposition des portes, des entrées. C'est M. Nénot qui m'a mis sur la vraie voie. Mais la grosse difficulté, ce sera l'éclairage. Là, nous n'y sommes pas encore. Il faudrait trouver un dispositif qui éclaire les murs sans que la lumière soit vue. Un moyen de dissimuler la lumière du jour comme on dissimule la lumière d'une rampe au théâtre. Est-ce possible ?
2 décembre [1922]
Repris les habitudes du samedi. Correction rue du Dragon[1]. Suis ensuite passé chez Helms et lui ai acheté quelques livres, entre autres un livre allemand contenant des reproductions remarquables de miniatures persanes. Quels artistes !
Déjeuner rue de l'Université, où Lily m'attendait auprès de sa maman[2] qui vient de subir une petite opération.
Travaillé l'après-midi avec Le Flour à la statue du petit duc de Chevreuse.
Fini la journée chez Bouglé, où j'ai fait la connaissance du jeune Félix, le neveu de Mitrecey. Il y avait là aussi Reynaud, le petit sculpteur breton, qui est surtout remarquable parce qu'il a un important bateau, qu'il le manœuvre magnifiquement, et cela donne envie d'en savoir autant.
4 décembre [1922]
Madame Simon a téléphoné ce matin pour s'assurer que je viendrai demain. Cette séance m'inquiète. Trop tard il m'est venu l'idée de demander à quelqu'un d'autre de parler à ma place. Car, en fait, ce ne devrait pas être à moi de présenter "mon ours". Tant pis. Le sort en est jeté. À certaines heures on a le droit d'être superstitieux. Je viens de prendre une Bible, j'ai planté mon couteau dedans. J'ai ouvert et à l'endroit marqué par la pointe du canif j'ai lu : "ce fut lui qui bâtit la porte de la maison du Seigneur, la plus haute... !" (Livre des Rois. Jonathan roi de Juda XVI. 2.)
J'aurais dû demander à Bouglé ou à Camille Mauclair de présenter mon projet. Il y a des choses que l'un ou l'autre aurait pu dire et que moi je ne pourrais pas dire. Trop tard ainsi parfois viennent les bonnes idées. Je ne sais pas parler. Surtout j'ai peur de parler. Mais voilà pour moi venu l'heure de l'action. Mon sujet est si beau qu'il me portera[3].
Taillens vient de téléphoner. Il ne peut pas venir déjeuner demain. Il me portera de bonne heure les dessins qu'il a faits. Notre méthode de travail est mauvaise. Perte de temps et recommencements perpétuels. Mon parti architectural est pris. Solution de l'éclairage est trouvée. Il n'y a plus qu'à étudier. Voici.
Éclairage. Doit venir de haut. Se servir du verre armé ou de la pâte de verre. Composer une rosace rayonnante, symbole du soleil. Abandonner complètement les éclairages à la manière de S[ain]te-Sophie[4], ou ceux [5] transformant la coupole en une sorte de cloche vitrée.
Orchestre. Le Mur des Hymnes n'est décoré que de trois groupes qui ne montent pas très haut. Le plancher de l'orchestre peut commencer exactement à 5 m du sol, régnant avec la ligne supérieure des bas-reliefs des trois autres murs.
Salles des Donateurs. De même qu'au XIIIe, tout grand seigneur, tout riche artisan faisait faire son portrait au pied du retable qu'il offrait, de même il faudra réserver une salle où seront les bustes et les portraits de tous ceux qui aideront à la réalisation de l'œuvre. La place en est marquée dans la salle du fond, derrière le Mur du Héros, salle de réunions privées, bibliothèque, etc., qui s'appellera : Salles des Donateurs.
L'Orgue. Demander à un musicien, à Laparra, si l'orgue peut être placé à distance de l'orchestre. Architecturalement se placerait magnifiquement au-dessus d'une des quatre pièces d'angle, par exemple à gauche du Mur du Héros, la pièce à droite pourrait être une Chapelle funéraire.
Quel magnifique, formidable, énorme projet ! Si vraiment j'arrive à exécuter cela, j'aurai réalisé ce que jamais aucun artiste n'a réalisé dans sa vie : Une œuvre sortant complètement de lui, dont toutes les idées soient de lui.
5 [décembre 1922]
Résumé de la petite conférence que j'ai faite chez Mme Simon. Lily m'a dit que j'avais très bien parlé. Succès évident. On ne m'a pas apporté les 10 millions nécessaires ! Un peu de la bonne graine est semée. Nous avons rendez-vous samedi prochain avec une Madame Marx Lange qui a dit à Lily qu'elle trouverait l'argent... ?
D'abord quelques mots sur les grandes époques d'art. Le programme moral. Aux grandes époques, l'art n'a pas été considéré comme un jeu, ni comme un ornement de la vie des princes et des gens puissants et riches, mais comme le moyen d'expression des grandes, des profondes idées[6] du moment. En vérité, il n'y a dans l'histoire du monde que quatre grandes époques d'art. L'époque des grandes constructions des temples d'Égypte, l'époque des temples de l'Inde, le Ve et VIe siècles en Grèce, le XIe, XIIe et XIIIe et XIVe siècles en Europe. Tout le reste est décadence. Brillent quelques grandes personnalités. Mais ce ne sont plus de ces grands moments où les artistes sont le réceptacle de la pensée du monde. Les artistes deviennent des sortes de domestiques de luxe, à la solde des grands seigneurs. L'art n'est plus qu'un jeu, un jeu supérieur, un luxe, et c'est ainsi que nous en arrivons à l'art emphatique du XVIIe et à l'art de cabinet de toilette du XVIIIe, charmant, adroit. Quand on pense qu'un génie comme Léonard de Vinci passa plusieurs années de sa vie à composer [7] des dessus de table en beurre, pour les fêtes de Ludovic le More, ainsi que Mantegna au service de la duchesse de Ferrare, qu'un Puget décorait des proues de vaisseaux, qu'un Watteau peignait des fêtes galantes... Watteau. Toute l'amertume, toute la misère morale des artistes réduits à ce rôle de laquais, Watteau l'a peinte dans son Gilles du Louvre, ce chef-d'œuvre. Toute la critique d'une société sans idéal autre que le plaisir est dans le visage de cet homme sous ses oripeaux de Pierrot. Avant tout, dominant tous les suppliciés de l'art, Michel-Ange, passant des Médicis aux papes, Jules II, Clément VII, Paul III Farnèse tyrans du génie. Sont les responsables de l'avortement de tous les grands projets de Michel-Ange. Et le dégoût de Poussin, qui fuit Paris, s'installe à Rome. Rappelé à la Cour par ordre du G[ran]d Roi, s'enfuit de nouveau à jamais. Renaissance profonde, véritable ne peut venir qu'avec un programme moral nouveau, qui amènera de manière inéluctable et logique les formes nouvelles qu'exprimera ce programme[8].
Puis description du Sanctuaire. Après la description et l'explication de l'entrée (Fils de Caïn et portes), si je recommence une conférence de ce genre, pour l'intérieur, parler comme d'un tout des Murs Prométhée et Christ. Opposer en les unissant les figures de Prométhée et du Christ. Puis les haut-reliefs des bases et les frises qui ne sont qu'un. Ensuite Mur du Héros. Puis les Hymnes.
Pendant que je parlais mon impression était que mon public était très intéressé [9]. C'était pour moi comme une sorte d'épreuve de la solidité de mon plan. J'avais l'impression d'une chose bien d'aplomb, qui se tient.
Mais je ne crois pas que, si je mêle trop de gens différents à cela, je pourrai réaliser intégralement suivant ma pensée. Par exemple on m'a demandé :
— Et Moïse ? Pourquoi Moïse n'y est-il pas ?
On m'a demandé aussi :
— Pourquoi appelez-vous cela un Temple ? Et non pas une église ?
J'appelle cela un Temple parce que je crois le terme plus vaste. Je l'appellerai peut-être : Un Sanctuaire. Ce sera encore plus indéterminé.
Mots drôles. La bonne Madame S[imon] enthousiasmée disait :
— C'est beau. C'est magnifique. C'est comme l'Arc de Triomphe. Mais dites-moi : qu'est-ce que vous mettrez dedans ?...
Madame L. K. vient à moi :
— C'est beau. C'est magnifique. Mais il faudra me le montrer, parce que je n'ai absolument rien vu...
7 [décembre 1922]
Rue de l'Université on est très agité. La guerre est déclarée entre Secon [ ?], le préfet de Toulouse et mon beau-père[10]. Mon beau-père fait dans son département depuis toujours une large politique d'union, la politique de l'actuel gouvernement. Le préfet le bat en brèche, en dessous, marchant avec les groupes radicaux socialistes. Au dernier conseil général où l'élection de mon beau-père fut difficile par suite de l'attitude du préfet, les choses devinrent aiguës. Les passions sont déchaînées. Étrange attitude de ce gouvernement pourtant qui laisse battre en brèche dans leurs départements, par les préfets qui sont justement les représentants du gouvernement, ceux qui le soutiennent. Je crois quand même que M. Cruppi finira par avoir gain de cause.
8 décembre [1922]
Par suite de la discussion du budget qui s'éternise à la Chambre, Paul Léon m'a fait téléphoner de ne pas venir aujourd'hui. Le rendez-vous est remis à la semaine prochaine.
9 [décembre 1922]
Visite du général Brécard. Puis j'ai été rejoindre Lily à ce Lyceum-Club, au thé offert par Mme M[arx-]Lange, rencontrée chez Madame Simon. Nous devions y revoir Schuré. Celui-ci n'est pas venu. Avec Madame Lange, nous irons à lui, un de ces jours prochains. Cette Madame Lange m'assure qu'elle trouvera l'argent nécessaire ?
— Mais, me dit-elle, ce ne sera jamais en France que vous ferez cela. Vous le ferez en Amérique. Je vais aller en Amérique. Je ferai des conférences. Madame Simon voudrait que ce soit fait avec l'argent juif. Il faut que ce soit fait avec l'argent catholique !
Voilà ce que je craignais ! Il va falloir que je sois très prudent et que j'arrive à naviguer habilement entre les écueils de différente nature. Heureusement que je les vois d'avance. C'est pour cela que j'avais toujours craint une formation d'un comité nombreux. En vérité il ne faudrait qu'un seul bailleur de fonds. Mais...
10 [décembre 1922]
Chez Fanny Laparra, Raoul nous a joués admirablement sa série : les Airs espagnols. Il est assez content, parce que Carré lui joue régulièrement la Habanera, une fois par semaine. Mais il a bien mauvaise mine toujours.
Bien travaillé ce matin avec Taillens. Emplacement de l'orchestre est bien déterminé au-dessus du Mur des Hymnes. La forme de l'éclairage est arrêtée également. Ce sera une énorme rosace au sommet de la coupole. Il n'y a plus d'hésitation que pour la forme de la coupole, ronde ou à pans coupés. Ce dernier parti est toujours celui qui est ma préférence. Au point de vue constructif, c'est plus difficile. Nous ferons une double coupole : À pans coupés extérieurement ; À l'intérieur, une coupole franchement ronde, s'appuyant aux angles sur des colonnes en belle matière.
11 [décembre 1922]
La coupe de ski, le matin. Après-midi avec le jeune Philippe de Luynes, très bonne séance à la statue de son frère. C'est presque fini.
12 [décembre 1922]
Taillens m'a renvoyé les dessins. Maintenant c'est parfait. Il n'y aurait plus qu'à passer aux études d'exécution, si... J'ai trouvé l'enrichissement de la façade, le moyen de tirer parti du décrochement produit par l'emplacement de l'orchestre. C'est la place tout indiquée[11] pour une frise dont le sujet sera le Feu[12], agrandissement, développement des idées que je voulais mettre un moment sur le linteau de la porte des Âges. Comme je crois que le titre qui conviendra le mieux à ce monument sera : le "Sanctuaire de la Flamme Éternelle". Une frise consacrée à l'histoire du Feu sera parfaitement à sa place là. Elle s'impose. D'un côté le Feu dans son rôle symbolique à travers les Religions, de l'autre le Feu dans son rôle utile et bienfaisant, la Vie morale, le Travail. Je regarde mes dessins. Tout va. Tout s'arrange. Il ne manque plus que les 10 000 000 [F] nécessaires.
14 [décembre 1922]
Hier soir, banquet Rome-Athènes. Il y a beaucoup de gens intelligents dans ce milieu. Comme il m'a paru pauvre et triste cependant. Bavardé un bon moment avec Rabaud, avec Pontremoli, avec Chifflot qui bedonne mal.
Fatigué. M. de Oliveira est venu, nous avons longuement travaillé, avec les excellents et nombreux documents qu'il m'a apportés. Serais-je un peu surmené ?
15 [décembre 1922]
Mme M[arx-]L[ange] est venue déjeuner. Parmi les personnes à qui j'ai montré les dessins du Temple, elle est une de celles qui les a le plus regardés et le mieux compris. Elle a de plus un désir très sincère d'agir pour le faire construire. Oui, mais. Mais, quoique fort [13] intelligente, elle me paraît fort agitée. Elle pourra réussir auprès de certaines personnes. Auprès d'autres, elle peut échouer complètement, et peut-être même, faire tort à la cause qu'elle défendrait. Un des motifs qui la fait agir, peut-être même le seul motif, est le suivant. Juive, convertie aux idées chrétiennes (aux idées chrétiennes, ainsi qu'elle dit) et femme imaginative, assez mystique, elle a élaboré l'organisation d'un nouveau culte ! Et c'est pour y faire célébrer des cérémonies de ce culte "chrétien" qu'elle veut aider à la réalisation de mon idée. Idée qui n'a rien à voir avec cela. Si jamais mon Temple est élevé, je ne verrai, bien entendu, aucun inconvénient à ce que l'on y célèbre des cérémonies cultuelles. Mais je ne veux pas être accaparé par une église quelconque. Madame L[ange] m'a très bien compris d'ailleurs. Cette longue conversation que nous avons eu m'a d'ailleurs confirmé dans mon intention d'appeler cela : le "Sanctuaire de la Flamme Éternelle", ainsi que je le lui ai dit, c'est un poème sculpté à la gloire de l'esprit humain, si on veut, à ce qu'il y a de divin dans l'homme.
Une autre chose m'a déplu. C'est qu'au fond, elle est antisémite. Or je crois que les milieux israélites peuvent très vivement s'intéresser à mon affaire, s'y intéresser avec intelligence, et elle même, Mme L[ange] si elle l'a bien compris, c'est peut-être parce que juive. Elle voudrait tenir à l'écart de cette réalisation les milieux juifs. Nous reparlerons de cela, car je ne veux aucun ostracisme.
Chez Schuré, nous nous sommes retrouvés à la fin de la journée. Schuré viendra visiter mon atelier lundi.
17 [décembre 1922]
Décidément je suis fatigué. Journée éreintante d'ailleurs hier. D'abord rue du Dragon[14]. Puis couru à la Coopérative de Fonte, puis chez Beaufils, pour corriger son groupe qu'il m'avait demandé de venir voir. Déjeuner chez Boisgelin, être charmant, avec ses trois jolis enfants. Il m'a remis deux nouvelles assez bonnes photographies de sa pauvre femme[15]. Revenu à la maison où j'avais rendez-vous avec Bigot et où nous avons mis, je crois bien, tout à fait au point, l'esquisse de Rio. Il n'y aura plus de recherches à partir de mardi. Il n'y aura qu'à marcher. On arrivera. À cinq heures, grimpé à S[ain]t-Cloud chez Chevrillon, que j'ai revu avec plaisir. Passé là une heure agréable, puis suis rentré m'habiller pour dîner chez Louis Artus ! Il y avait Cappiello, bien remis de sa maladie, un peu engraissé même, Marcel Prévost et sa femme, Le Grix qui dirige La Revue Hebdomadaire... On a parlé d'élections académiques (il paraît que Maurras ne sera pas élu, plusieurs académiciens ayant déclaré que si Maurras était élu jamais ils ne remettraient les pieds à l'Académie et à cause de déclarations sottes et inquiétantes de ce farceur) et j'ai profité du départ du docteur et de Mme Legueu pour m'en aller aussi.
Rien d'étonnant à ce que je me sente fatigué aujourd'hui. Avec Lily nous venons de regarder à nouveau les dessins du Temple. Nous sommes très contents. Nous imaginions une cérémonie dans cette grande salle carrée, sous cette énorme rose qui donnera un éclairage doré, entre ces quatre grands murs sculptés, oui, vraiment, un poème sculpté à la gloire de l'esprit humain et l'orchestre, qu'on ne verrait pas, jouant la Symphonie héroïque ou l'Ouverture de Parsifal, je crois que ce serait là la cathédrale moderne, aux idées modernes. Au fait, qu'est-ce que cela veut dire les "idées modernes". Prométhée ne symbolise-t-il pas, aujourd'hui comme il y a vingt-cinq siècles la profonde volonté morale de l'Homme. Il y a peut-être aujourd'hui une plus grande masse d'êtres qui pensent librement. Là est la seule nouveauté. C'est déjà énorme. Que tant de gens, de milieux si différents, de croyances si différentes aient aimé vraiment mon projet, qu'ils souhaitent sa réalisation, cela indique tout de même quelque chose de nouveau, l'apparition dans les temps modernes de cette liberté d'esprit des anciens qui élevaient un autel au dieu inconnu[16].
La vraie difficulté pour réaliser ce projet, c'est de lui trouver une destination précise. J'entrevois une modification possible. Qui consisterait à grandir l'ensemble de toute la Salle des Donateurs, mettre le Mur du Héros au fond de cette sorte d'abside, surélever toute cette partie qui deviendrait une sorte de proscenium dont le Mur du Héros formerait le fond comme un retable. Au-dessus des Murs du Christ et de Prométhée, des galeries ouvertes où prendraient place des chœurs. Ainsi certains jours de grandes cérémonies se trouverait-on complètement entouré de musique. Dans ses proportions actuelles, avec ces modifications, on aurait facilement un orchestre de 100 musiciens et au moins autant de choristes.
18 [décembre 1922]
Visite de Madame M[arx-]L[ange] qui nous amène le grand Schuré. Cette femme aujourd'hui m'a été affreusement antipathique. Elle est d'une vulgarité incroyable. J'ai peine à croire que cette femme serait un bon messager pour recueillir des fonds en Amérique. Après son départ, Lily me dit qu'elle a eu la même impression. Il faut donc être très circonspect. Ne pas la décourager, car on ne sait jamais, elle pourra peut-être nous apporter certains concours[17].
Schuré très sympathique, bon et doux, nous aurait dit bien des choses intéressantes, si Mme L[ange] n'avait pas été si bavarde. Mais Schuré a été à Dornach, où Rudolph Steiner a élevé un temple théosophique. J'ai pu m'en faire faire la description, et Schuré m'a dit qu'il m'en montrerait les photographies chez lui. Le plan : deux circonférences qui se pénètrent, ce qui donne deux salles rondes, séparées à leur intersection par un rideau. L'une des deux salles est en gradins et réservée aux auditeurs. L'autre salle est une sorte de scène où Steiner donne des spectacles rythmiques. D'autres fois [18] le rideau est tiré et sort du sol une sorte de tribune en forme d'enclume, où Steiner apparaît et où il fait des conférences. Il a un énorme talent d'orateur, nous a dit Schuré, et c'est par son éloquence qu'il a pu persuader certains riches [19] allemands de lui donner les sommes nécessaires pour construire ce Temple : "Avez-vous jamais vu, disait, paraît-il, Steiner, que l'argent ait jamais manqué pour une chose qui devait se faire." Belle confiance ! Ayons la même.
Ce soir je suis néanmoins déprimé. Le rhume à la fois et l'allure antipathique de Mme L[ange]. Je retiens de cette visite quelque chose de très important : c'est le besoin qu'a eu Steiner de donner une application pratique à son Temple. Dans une église catholique, dans une mosquée, dans un Temple antique, il y a ou il y avait les cérémonies cultuelles. Dans un Temple théosophique il ne s'agit plus de cela, et dans un monument dans le genre du mien il s'en agit encore moins. Mon monument à moi c'est bien "le Temple à la gloire de l'esprit humain" auquel aspire Bojer[20]. C'est donc un endroit de grandes cérémonies, où la musique doit jouer un grand rôle.
Cette conversation d'aujourd'hui me décide à faire cette sorte de proscenium dont le Mur du Héros formerait le fond. Je crois que ce serait aussi très bien de réserver au-dessus des Murs Ch[ris]t et Pr[ométh]ée des sortes de longues tribunes peu profondes pour des chœurs. À envisager très sérieusement.
19 [décembre 1922]
Chez Paul Léon. Comme toujours il me reçoit plus qu'amicalement. J'avais apporté avec moi le cahier bleu. Il doit voir demain Bonnier et Plumet et organisera avec eux et moi un rendez-vous pour étudier[21] s'il est possible et comment me donner à faire un fragment pour l'Exposition des Arts décoratifs[22] qui n'aura certainement pas lieu avant 1925. Voilà qui sera vraiment le meilleur moyen de lancer mon affaire. Mais !
20 [décembre 1922]
Travail acharné à l'esquisse de Rio. Notre projet est peut-être un peu grand pour l'emplacement. En tout cas il prend une rude allure. Malgré le rhume et la fatigue, été chez Oliveira en fin de journée pour compléter ma documentation. Retrouvé-là Dubra et Tinayre, le peintre qui prépare un voyage au Brésil. Plus je fréquente ce M. Oliveira plus cet homme m'est sympathique. Travailleur acharné, d'une conscience incroyable, il se donne même trop de mal pour ce dont j'ai besoin. Je commence à avoir une remarquable documentation.
Thibesart est venu me surprendre à déjeuner. Plaisir très grand de le revoir. Il ne change pas.
21 [décembre 1922]
Fatigue. Travaillé toute la journée à l'Héraclès et la Biche. En fin de journée, M. Oliveira. Histoire du Brésil. Homme remarquablement intelligent. Culture solide.
22 [décembre 1922]
Visite de Boni de Castellane. Charmant et sémillant. Paul Léon à qui je téléphone me dit qu'il a prévenu Bonnier, que je n'ai qu'à aller le trouver et que je le tienne au courant.
23 [décembre 1922]
Rendez-vous est pris avec Bonnier pour lundi après-midi. Je vais lui porter le cahier bleu ! Comprendra-t-il ?
Visite très intéressante cet après-midi à propos du monument de Rio de Janeiro. M. Oliveira m'a amené un des membres du 1er gouvernement provisoire, M. Demetrio Ribeiro, un vieillard superbe, joli visage très fin, très intelligent. Il a été surpris de l'ampleur du projet et je crois que de son côté, il nous appuiera de tout son possible. L'esquisse fait bien. Puis travaillé historiquement avec M. de Oliveira. Incidemment il m'a raconté ce fait à propos de Padre Anchieta, un des premiers jésuites venus évangéliser les sauvages du Brésil : dans certaines tribus, l'usage était, lorsqu'un hôte était reçu, de lui donner une hospitalité des plus complètes et notamment de lui donner une jeune fille durant tout son séjour, afin qu'il laissât un enfant de lui à la tribu. Ainsi fut-il fait pour Anchieta. Mais celui-ci ne voulut pas céder à la tentation et pour y résister, il composa un poème à la vierge, marchant tout le jour et se récitant les strophes durant la nuit, tandis que dormait la jeune indienne. Ainsi pondit-il un poème de 9 000 vers !
— Étaient-ils bons au moins ? Ai-je demandé à M. Oliveira.
— Comme ci, comme ça.
Il aurait mieux fait évidemment de coucher avec la jeune Indienne.
24 [décembre 1922]
Visite intéressante et peut-être importante ce matin. Mme M[arx-]Lange nous a amené ses amis anglais, M. et Mme Wilson, Mme Jourde et Mme Syamour. Je reviens un peu sur mon impression sur Mme Lange. Son fond est d'une immense vanité. Mais il y a de la bonté. Il y a aussi de l'activité et je crois qu'en la dirigeant elle ne fera pas trop de maladresses. Mais Mme Syamour nous a conquis. C'est l'intelligence, la douceur, la modestie. Elle nous a dit connaître un Argentin qui pourrait faire quelque chose, ne sachant que faire de son argent. Samedi prochain je dois aller chez Mme Syamour à 11 h. Je suis curieux de voir ce qu'elle fait. Elle sculpte et sûrement ce ne doit pas être quelconque.
Ce soir, dans Paris et presque partout en Europe, on réveillonne. Notre réveillon à nous a consisté à faire dîner avec nous Françoise[23], qui a été d'une drôlerie charmante. Maintenant, tandis que Lily met notre chambre sens dessus dessous pour le Noël des petits, j'écris tranquillement. Quand j'aurai fini d'écrire, je continuerai de lire le beau dernier livre de Mauclair : Grandeur et Servitude littéraires[24], et je me coucherai lorsque Lily aura accompli son rôle de père Noël, et demain matin, je me lèverai bien dispos pour travailler jusqu'à l'heure d'aller trouver Bonnier. Si dans l'histoire des religions le 25 décembre est un jour immense, dans mon histoire ce 25 décembre 1922 pourra être aussi un jour immense... Si Bonnier me comprend, si mon idée lui plaît, s'il n'a pas d'arrière-pensée.
Nous avons consacré notre après-midi à des visites. D'abord chez les Besnard. Besnard très cordial, très vert. Il vient de faire un portrait de sa belle-fille, la femme de Philippe, avec son bébé, qui est un merveilleux portrait, mordu, aigu. Voilà un homme qui n'est pas sur son déclin. Le bon Paul Chabas est arrivé avec sa femme. Madame A[rmand] Dayot, enfin, tous les habitués des dimanches de la rue Guillaume-Tell[25]. Puis chez ces extraordinaires Camastra, qui sont, dit-on dans la gêne, et reçoivent cependant avec un luxe toujours pareil. On vante toujours Mussolini. Tous ces gens me font penser à la fable des grenouilles qui demandent un roi. Ils sont contents parce que Mussolini a consolidé leurs privilèges. Mussolini n'a réussi que par la peur du bolchevisme. Tout est là. Tout le fascisme est là. Et c'est une fois de plus la preuve que la tyrannie appelle la tyrannie, le sang appelle le sang, et que ces peuples n'auront vraiment la paix qu'en préparant la paix.
Nous sommes revenus en passant chez les Reinach. Très gentiment il m'a donné un de ses derniers livres, un recueil de peintures anciennes, presque tout ce que l'on connaît des peintures retrouvées dans les ruines pompéïennes, et autres en Italie, Sicile, Nord Afrique, etc. Quel homme curieux que ce Reinach, si intéressant d'un certain côté, et si puéril d'autre part. Madame Reinach m'a dit que dernièrement on lui avait parlé de la réunion chez Mme Simon.
Je crois bien que la magie est a l'origine de l'art, du culte des images. Je ne crois pas que les premiers hommes aient dessiné des bisons ou des rennes pour l'amour de la beauté. Mais par croyance en la vertu magique des images. À développer. Lien avec totémisme. Le désir de rendre beau l'animal divinisé est venu par le désir que l'animal divin ne soit pas n'importe quel animal. Besoin religieux amène à la beauté, voie rituelle ou voie naturaliste. Mais l'art d'abord expression du sentiment religieux, devient une force en soi, qui née de la religion, la fait ensuite évoluer avec lui, peut même la grandir, et la dépasse, devenant une sorte d'éthique indépendante.
25 [décembre 1922]
Louis Bonnier a été "abruti" par mon projet. Il a été plus qu'intéressé. Au fur et à mesure que je lui tournais les pages il me faisait l'effet d'un monsieur qui reçoit de droite et de gauche des coups de poings "intellectuels".
Il m'a dit :
— Je savais que vous aviez du talent, mais je ne me doutais pas de ça !
Il m'a dit :
— Un projet semblable doit être très bien exposé. C'est une apothéose. Il faut absolument qu'un important fragment, tout au moins, figure à notre Exposition.
Je lui ai demandé si je devais voir Plumet. Oui [26].
Dernière étape : Plumet. Je le voyais souvent avant la guerre, aux "45". Très sympathique. Je lui téléphonerai dès demain matin.
26 [décembre 1922]
Article bien quelconque de mon ami Escholier dans Art et Décoration sur le Salon d'automne, "Le meilleur sans doute depuis la grande guerre". Une des caractéristiques du moment est le désaccord absolu entre la critique d'art et le public. Le Salon d'automne, à mon sens, est cette année aussi mauvais que les autres années. La disparition presque totale des sottises cubistes d'une part, l'effort de quelques-uns vers des réalisations sérieuses d'autre part, lui donne tout à la fois un aspect plus terne et confirme, ce dont on se doutait bien, la faiblesse, l'ignorance de la plupart des artistes qui y exposent. Le public, sans bien l'analyser, sent cela. Il ne rit presque plus. C'est qu'il n'y a pas de quoi. Il se promène morne et les bras ballants. La moindre des choses, un peu moins terne que le reste, apparaît aussitôt comme un chef-d'œuvre. Ainsi essaye-t-on d'en faire un, de ce jouet d'enfant grandi à la machine qu'est l'Ours blanc du bon Pompon. Rien de plus amusant que le discours que Bourdelle lui fit à son banquet, car on a offert un banquet à Pompon, et ce discours est le même que fit Bourdelle, il y a de nombreuses années, à un banquet qu'on offrit à Rodin ! Le même, mot à mot.
Dîner au Volney. J'y retrouve Cormon, rétabli complètement, et l'excellent Marcel Baschet. On y est en rumeur à cause de la discussion avec la Société des Artistes décorateurs. Cette société, étrange groupement d'artistes, vient de se donner comme président Bokanowski, faisant ainsi penser à ces sociétés financières qui prennent dans leur conseil d'administration des hommes politiques. Aussitôt Bokanowski nommé, l'attaque a commencé. Il s'agit d'exposer en même temps que les deux grands Salons du printemps et d'obtenir dans ce but des salles à retirer à la Société des Artistes français. Et B[okanowski] a fait dire au comité que si la société des A[rtistes] f[rançais] ne donnait pas bénévolement les salles réclamées, comme rapporteur du budget il demanderait à ce que la Société des A[rtistes] f[rançais] ne soit pas exonérée de l'impôt sur ses recettes ! Indignation devant cette sorte de chantage qui m'étonne de la part de Bokanowski. Est-ce vrai ? Baschet me l'assure. Il y a eu aussi une réunion du comité où est venu le nommé Follot, qui reçoit 100 000 F du Bon Marché pour diriger son rayon d'art moderne, et qui d'un ton supérieur est venu parler d'art, disant qu'il n'y avait pas d'art mineur et d'art majeur, qu'il y avait l'Art, qu'un fabricant de meuble était aussi grand qu'un peintre ou qu'un sculpteur... Pour moi je ferai quand même toujours une différence entre Michel-Ange et Beethoven et celui qui fabrique les chaises sur lesquelles ils s'assoient, la table sur laquelle ils mangent et la commode dans laquelle ils rangent leur linge, aussi jolis et élégants que soient ces différents objets.
27 [décembre 1922]
Visite de l'administrateur de Sèvres. Paul Léon lui a recommandé, me dit-il, de venir me voir. Très emballé sur les deux groupes Becquée et Concert me les demande aussitôt. Il voudrait aussi que je les exécute en grand pour faire le grand surtout de table pour l'Exposition de Sèvres de 1923 ! Je dois à plusieurs beaucoup de gratitude, mais Paul Léon est un de ceux à qui j'en devrais le plus.
Avec Taillens revu les plans du Temple. Il approuve complètement les modifications que je lui soumets. Enfoncement du Mur du Héros. Je vois très bien comment j'accrocherais la statue du Héros à ce mur. Elle fera un peu plus corps avec le mur. Ce sera nouveau et ça fera très bien.
Cette visite à Plumet demain, m'embête. Il est très gentil. Mais je le connais peu. Ce genre d'idées l'intéressera-t-il ?
28 [décembre 1922]
Journée à marquer d'une croix blanche. Plumet a été emballé. Voilà mon affaire bien déclenchée. Nous avons cherché ensemble quel emplacement je pourrais avoir, et il m'en a proposé deux qui me donnent toute satisfaction. J'irai samedi au pavillon de Marsan voir les grands dessins. Je me rendrai mieux compte. Hésitation pour le morceau à réaliser : Mur du Héros qui me tente le plus ou porte de Psyché ? Je penche pour le mur du Héros. À bien réfléchir.
Je viens d'écrire à Paul Léon pour le remercier car c'est grâce à lui que tout marche si facilement.
Et maintenant il se peut que dans deux mois je ne travaille plus qu'à cela. Bonne fin d'année.
29 [décembre 1922]
Je pense beaucoup au Mur du Héros. Je crois que je ferai du morceau central de ce mur avec la statue le motif principal de mon exposition. Trouvé le parti à prendre pour le socle. Ce ne sera pas un socle, en vérité. Ce sera une sorte de monstre vaincu, hydre à plusieurs têtes, gorgone, méduse sur lequel poseront les pieds du Héros en marche : "Qu'est-ce qu'une grande vie ? Un rêve de jeunesse réalisé dans l'âge mûr." Repris de nouveau par cette statue du Héros, je me crois à Rome, pensionnaire lorsque j'écrivais à Wanda ou à Lily[27] à propos de ce Héros, le Cantique des Créatures. Voilà les premiers en date des morceaux du Temple. Par quel morceau commencer ? En vérité je voudrais les faire tous à la fois ! Alors je vais me laisser diriger par l'ordre chronologique, ce sera une façon de me laisser diriger par mon inconscient. Dans ces sortes d'hésitations, c'est la meilleure direction.
Je suis passé ce matin au pavillon de Marsan voir les projets exposés de Bonnier et Plumet. Une entrevue à trois et même à quatre, avec Paul Léon, est nécessaire au plus tôt, pour que ma place soit fixée et que je puisse établir mon programme. Je le vois d'ailleurs très clairement.
Gonse est venu déjeuner. Toujours aussi gentil, intelligent. Mais Lily et moi, nous sommes aussi conquis par Mme Syamour. Femme exquise, qui ne manque pas de talent. Elle nous a dit d'être très prudents avec Mme M[arx-]Lange. Recommandation inutile. Mais je crois qu'elle, Mme Syamour, nous sera une auxiliaire précieuse. Cependant j'ai presque terminé l'Héraclès et la Biche aux pieds d'airain [28], et l'esquisse de Rio a 2 cm.
[1] A l’Académie Julian.
[2] Louise Cruppi.
[3] Suivi par : "Peut-être ce soir. Ce soir peut-être est-ce ma veillée d'Austerlitz", raturé.
[4] Istanbul.
[5] Au lieu de : "au forma", raturé.
[6] Suivi par : "religieuses", raturé.
[7] Au lieu de :"Vinci en vint à fabriquer des", raturé.
[8] Suivi par : "Mot : Renaissance, n'est pas le mot juste. Il implique un recommencement, un retour vers quelque chose ayant déjà existé", raturé.
[9] Suivi par : "Personnellement", raturé.
[10] Jean Cruppi.
[11] Au lieu de : "trouvé", raturé.
[12] Suivi par : "développement du linteau", raturé.
[13] Au lieu de : "un peu", raturé.
[14] A l’Académie Julian.
[15] Au lieu de : "sa pauvre petite femme", raturé.
[16] Au lieu de : "qui faisait élever jadis aux", raturé.
[17] Au lieu de : "nous amener le concours", raturé.
[18] Au lieu de : "Mais en général", raturé.
[19] Suivi par : "mécènes", raturé.
[20] Johan Bojer, La Grande Faim, Paris, 1920, p. 276. "La grande faim de construire des Temples pour la splendeur de l'esprit humain, où nous puissions élever notre âme jusqu'à chanter un hymne qui serait une offrande au ciel."
[21] Au lieu de : "voir comment", raturé.
[22] Au lieu de : "l'Exposition de 1924", raturé.
[23] Françoise Landowski-Caillet.
[24] Camille Mauclair, Servitude et Grandeur littéraire (Souvenirs d'arts et de lettres de 1890 à 1900), Paris, 1922.
[25] Les Besnard habitent 17, rue Guillaume-Tell.
[26] Au lieu de : "Il m'a répondu oui", raturé.
[27] Il s'agit de sa jeune sœur Wanda Landowski et de Julie Loewenstein, épouse de Ladislas Landowski, sa belle-sœur.
[28] . Au lieu de : "la coupe de ski", raturé.