Mai_1904

Cahier n°1

Mai 1904

Bilan du travail.

État moins énergique. Cause évidente. Liaison féminine. Néanmoins Les Fils de Caïn avancent. Enfin je suis dans une œuvre, une vraie. Elle sera finie, elle ne peut pas être finie avant octobre 1905 ! Mes idées restent les mêmes, se développent. Ensuite :

L'Âge héroïque[1]. Ce sera mon chant vers la liberté. Puis se sera :

Le Cantique au soleil[2]. Tout cela est aujourd'hui même. Il n'y a plus qu'à exécuter.

 

Je me sens enfin et certainement dans ma voie. J'ai un moment penché sérieusement vers l'art de Constantin Meunier. Heureux de n'y être pas allé. Tout le monde y va aujourd'hui, et tout le monde fait la même chose. Des œuvres comme seront l'Âge héroïque et le Cantique au soleil, seul je suis capable de les faire. Seul aussi je suis capable de faire, avec Bigot, le monument du Héros. Encore cette idée qui a enfin abouti. Ce sera une sorte d'immense catafalque. Le Héros sera le corps du Héros mort. Encadré des figures éternelles du Christ et de Prométhée, on le verra, porté par de pauvres gens, trois malheureux et une malheureuse. En dessous, la vie des héros lointains. C'est le plus beau sujet qui soit. Il est l'expression de la religion future, de la seule religion qui doit être, celle de l'Homme.

Le monument de Chopin. Seul aussi je pourrais le trouver et seul je suis capable de le mener à bonne fin. Il y aura le répondant des trois amours. Il y aura un projet d'amants douloureux.

Il faut se dégager de tout, du passé et de son temps, de la mode de son temps, ce qui est peut-être encore plus difficile.

7 mai 1904 [Rome]

Deux Vies.

Reçu visite d’Adèle[3], la lamentable maîtresse d’Amédée[4]. Que de misère ! que de misère ! La nécessité de ce livre : "Deux Vies", s'impose.

 

Deux Vies : Prendre deux êtres semblables, les amener jusqu'à 25 ans dans des conditions semblables. Deux artistes. Le point où leurs destinés se sépareront sera le prix de Rome qu'aura l'un. Sa joie, son enthousiasme. Tristesse de l'autre. Mais celui-ci rencontre une consolation dans une jeune femme qui l'aime, et tandis que son ami s'en va vers le soleil, libre, libre, croient-ils tous deux, lui se marie. L'évolution. Marié, son talent s'affirme solide et uni. L'autre, d'impression en impression s'égare et tâtonne. Cris passionnels, son cœur se donne d'abord à une jeune fille italienne pauvre. Belle période[5]. Sur les conseils de sa famille il cesse. Le revoilà seul. Un échec. Une femme se rencontre. Très quelconque. Il est fatigué, inquiet, isolé. C'est le collage. Peu inquiétant. Il s'en inquiète cependant, veut rompre. Mais il n'est énergique que lorsqu'il faut lutter avec lui-même. Devant les larmes il reste impuissant. Les mois s'écoulent. Il travaille moins. Il se doute de tromperies, souffre. Il n'a plus d'énergie, se sent déchu.

À ce moment, son ami, sur un grand succès, vient à Rome avec sa jeune femme. Son bonheur et sa maturité. La différence du chemin parcouru les frappe tous deux. Essai de confession. Mais il ne se confie pas tout entier. Mais un soir il est surpris par le jeune couple, alors qu'il fait le guet, dans une rue noire. Il y a des groupes de filles. C'est un soir de siroco, triste et lourd. Savoir ! savoir ! Il voudrait savoir, et il aurait la force de rompre.

Un jour il apprend, par hasard. Et voici ce qu'il apprend : que cette gamine qu'il aime a été dans des maisons ! Qu'elle a fait ce métier de dernier ordre ! Il sait donc. Et il n'agit pas. Il n'a pas la force de garder le secret. À elle, il en parle aussitôt. Elle est remuée d'immenses sanglots. Une immense pitié s'empare de lui. Et cette scène, commencée pour rompre, se termine par une liaison plus grande, puisque à l'habitude se joint la pitié... Il faut se détacher. Que faire ? Il la rejette à la rue s'il la laisse. Et il n'est pas l'homme des demi-parties. Il va à cette maison. Elle y est venue, mais il est mal renseigné. Et puis, en somme, c'était avant de le connaître ! Si de m'avoir connu, vraiment cela l'avait sauvée ! Et alors, il se cache de son ami. Il ment à l'amitié. Et son ami le sent, souffre. Autour de lui, tout va mal. Un autre drame est arrivé. Un de ses amis intimes a attrapé la syphilis. Triste, triste journée où il le soutient, l'encourage. Un autre se débat dans une crise passionnelle, son avenir compromis [6]. Et dans le jardin plein de soleil et de paresse il semble planer un voile de tristesse, d'incommensurable tristesse. On ne vit pas. Et ceux qui vivent souffrent. Son ami malade est parti pour Paris, se faire soigner. Et l'autre, l'ami de jeunesse, celui avec qui tous les rêves ont été rêvés, avec qui il projetait de si belles journées romaines, il ne le voit presque plus. Dans un atelier sur les bords du Tibre, celui-ci travaille, peint toute la journée, dans l'épanouissement d'un jeune talent soutenu par un amour solide.

Toute la force de la vie est là. Heureux les rares qui s'en peuvent passer. Mais les autres, les plus faibles, ah ! Prenez-le, prenez-le ! Prenez-le dès qu'il s'offre à vous, sans autre pensée, sans autre considération. Prenez-le, prenez-le. Il vous donnera la volonté qui vous manque. Il vous donnera la force de tous les jours. Il vous donnera la gaieté féconde, la gaieté de la vie. Il vous donnera surtout la bonté pour tous, la bonté, la bonté [7]. Il vous donnera le plein épanouissement de votre cœur. Et c'est avec le cœur, avec le cœur seulement que l'on fait les œuvres durables, les œuvres qui parlent à tous[8].

Il enquête et découvre que dans la maison même la femme fait ce qu'elle faisait auparavant [9].

Décision définitive. L'absence d'un amour véritable l'aide à une grande indulgence. Il veut essayer de la sauver. Après une nouvelle scène de larmes, chez elle, où cependant il sent qu'il s'était quelque peu attaché, il décide de ne pas l'abandonner complètement. Il restera un ami qu'elle trouvera toujours quand elle en aura besoin. Il sort. Il s'en va. Dans la rue, il se retourne et la voit debout sur le balcon dans son peignoir rose[10]. Elle lui fait des signes. Il sent en lui une immense tristesse. Il marche sans plus la regarder[11]. Mais arrivé au bout de la rue, vers la maison lointaine déjà, il se retourne et voit un rose qui s'agite. Il s'arrête immobile. Il la voit se pencher plus, perdre l'équilibre et dans le vide la forme rose va s'abîmer sur le trottoir. Il fuit puis revient. Complexité de ses sentiments. Comme un fou il demande ce qu'il en est. Elle n'est pas morte. Il monte. Il frappe. La sœur vient ouvrir. La petite chambre où ils se sont aimés est pleine de monde. Il y a sur le piano un buste qui rit et des fleurs fraîches qu'il lui a envoyées. Elle est sur le lit. Un médecin est venu. Il n'a rien assuré. Les deux jambes sont cassées. Il avance et la regarde. Sa laideur le frappe.

Mais entre une femme, comme une folle. C'est la mère. Sorte de maquerelle. Scène. Elle se met à hurler :

— C'est ta faute ! ta faute ! Crois-tu libérer un cœur en lui donnant de l'argent ?

Elle crie toute la douleur des filles qui aiment.

— Pourquoi t'es-tu fait aimer d'elle ?

Elle lui crie sa vie [12]. C'est le besoin, le besoin. Elle lui demande pardon aussi, parce qu'elle le sait bon. Elle finit par s'abattre par terre. Il s'en va. Où aller ? Pendant ce temps...

Dans un atelier tranquille, sur les bords du Tibre, l'ami marié travaille à une grande toile. Le soleil entre dans l'atelier. Joie de cet intérieur tranquille où on sent une main aimante. Il entre comme un pauvre être chassé et s'écroule sur le divan.

— Elle est morte !

Et voici qu'en le consolant, son ami s'avance :

— Ta douleur sera féconde.

— Un mort ! un mort, derrière moi !

— Mais c'est un accident, tu es sûr ?

— Accident ! Accident ! !

Il l'emmène dans la campagne. En dehors de Rome. À Sainte-Sabine. Retour par les quartiers populaires. Retour à l'atelier [13] où on lui fait un lit sur le divan. Avec sa jeune femme l'ami monte sur la terrasse. Vue sur Rome. Belle soirée qui semble de deuil. Dans le fond se dressent les deux tours de la Villa. Conversation avec la jeune femme [14] :

— Combien sont-ils, qui comme mon pauvre cher, emportent de là-bas un éternel regret ? Combien sont-ils qui s'en retournent usés sans avoir lutté, vidés avant d'avoir rien produit ? Et les autres sont endormis [15].

7 mai 1904 [Rome]

La musique[16] et la poésie sont intimement liées. Je ne comprends pas qu'on les sépare. La musique et la poésie sont comme les muscles et l'ossature.

La peinture exprime la vie telle quelle. Elle se suffit ainsi.

La sculpture doit chercher à exprimer des idées générales.

La littérature est un art de combat. La prose pour le roman, le drame et la comédie [17].

 

"Il n'est pas difficile de bien mourir, c'est de bien vivre".

 

"Entrer dans la nuit en parlant du soleil[18].

 


[1]    Le Héros.

[2]    Saint-François et Sainte Claire.

[3]    . Plus loin, "Adèle" est appelée "Fulira".

[4]    . Il pourrait s'agir du peintre Amédée Gibert.

[5]    . Suivi de : "Promenades dans le jardin", raturé.

[6]    . Suivi par : "Les autres, ceux qu'une volonté très grande incite à rester chastes produisent des œuvres tristes et noires, sans vie, sans émotion." raturé.

[7]    . Suivi de : "Votre cœur parle" raturé.

[8]    . Suivi de : "Dans un atelier sur les bords du Tibre, l'ami ainsi travaille à une grande toile décorative. Et il pense à son ami. Et voici qu'on frappe. C'est lui. Plaisir mêlé de gêne. Promenade. S[ain]te-Sabine. Le Palatin. Retour par le ghetto. Confidences. Discussion. Son ami va l'aider et lui prouver sa naïveté." raturé.

[9]    Sur la page de gauche, en regard de cette ligne : "L'amour avec les filles du peuple met les jeunes gens en contact avec leur misère."

[10]  . Sur la page de gauche en regard de cette ligne : "L'expression de tiroir-caisse au bordel".

[11]  . Au lieu de : "se retourner", raturé.

[12]  . Sur la page de gauche, en regard de cette ligne : "Pendant la scène, l'amie est morte".

[13]  . Le manuscrit porte : "Il rentre à l'atelier. Il est malade, ne se tient plus." raturé.

[14]  . Note de P.L. : "La volonté. Il doit retrouver sa consolation dans sa volonté retrouvée. Nécessité de l'oubli. Égoïsme bienfaisant et supérieur dans le don de soi-même."

[15]  . En regard, sur la page de gauche : "Il sera incidemment partie de l'avenir du malheureux. Très naturel. Ce drame l'a libéré et tout fait supposé qu'il sortira mûri et que son œuvre future n'en sera que plus émotionnante."

      En regard de toute cette histoire P.L. note sur la page de gauche :

      "Première partie.

      "Chap. I. Paris, le jour du jugement du concours. Le peintre a déjà le Prix, le sculpteur attend le jugement. Environs de Paris. Retour. L'émotion. L'échec.

      "Chap. II. Repos passé ensemble dans une campagne. Chez le peintre. Le sculpteur et la sœur du peintre se rencontrent et s'aiment.

      "Chap. III. La possibilité d'abandonner le concours de Rome germe dans le cerveau du sculpteur sous l'influence de la jeune fille. Possibilité devient décision. Lutte. L'amour l'emporte.

      "Chap. IV. Paris. Fête du départ et du mariage. Le mariage a lieu au moment où le frère s'en va. Séparation.

      "Deuxième partie.

      "Correspondance entre Rome et Paris. Histoire de l'évolution simultanée des deux artistes. Trois ans.

      "Troisième partie.

      "Chap. I. Arrivée à Rome après un gros succès ([succès] secondaire. Pas de récompense. Ce succès sera la commande d'une œuvre. Les fonds seront mis à la disposition par un riche philanthrope), du jeune ménage du sculpteur. Joie de se revoir. Différences. Changements physiques.

      "Chap. II. Visite à la villa Médicis. Dîner dans l'atelier du peintre. Conversation. Confidences (pas complètes).

      "Chap. III. Décision de rompre avec Fulira. Visite à son atelier d'un ami. Lequel lui donne la raison. F[ulira] a été fille dans une maison. Il apprend cela sans grande peine. Donc il ne l'aime pas. Déjeuner avec son ami qui cherche un atelier. Différence formidable de leurs états d'âme. Le soir elle vient. Scène. Immense pitié. Il est plus collé qu'avant.

      "Chap. IV. Temps monotone. Petits mensonges. Travail va mal. Est-il jaloux ? Il demande enfin qu'on l'aide. Faiblesse. Décision enfin prise. Scène. Chute. Mort. La mère. Fuite.

      "Chap. V. À l'atelier du sculpteur. Le monument du Héros. Il vit là. La sœur prévoit de s'occuper de tout. Paroles de suicide. Plus calme. Il devient comme un enfant. Et cela se terminera sur une douce et courte conversation entre le sculpteur et sa femme, et sur leur baiser." Ces trois derniers chapitres sont barrés au crayon noir, et P.L. a inscrit en dessous "Mauvais".

[16]  . Précédé de : "la musique est un art de sentiments inutiles", raturé.

[17]  . À la suite, une dizaine de pages ont été déchirées.

[18]  . Saint François d'Assise, le Cantique au soleil.