Cahier n°20
1 février [1925]
J'essaye la pauvre Loulou[1] pour la tête de S[ain]te Claire. Mais elle ne fera pas très bien l'affaire. Voilà une tête bien difficile à trouver dans la vie. Visite des Pontremoli. Quels gentils amis.
3 f[évrier 1925]
Visite tout à fait intéressante chez Hautecœur, qui me montre des documents de premier ordre sur s[ain]te Claire et qui me les prête. Me voici sauvé.
7 février [1925]
M. P. nous avait dit, voici q[uel]q[ue] temps, nous parlant de S[uzanne] S[aillard] :
— Si le malheur venait que votre belle-mère meure, vous la verrez à l'œuvre.
Alors que nous ne pouvions croire à tant de duplicité, M. P. avait raison. Elle n'a pas attendu huit jours pour se mettre à l'œuvre. Depuis plusieurs jours elle téléphonait à Lily, malade, pour lui demander de venir la voir. Elle est venue aujourd'hui. Lily n'a pu se décider à la recevoir. J'y suis allé :
— Je viens vous demandez pourquoi vous êtes tous si froids avec moi.
Je n'ai pu que sourire et lui répondre qu'elle le savait mieux que nous-mêmes. Scène grotesque, pénible et ridicule, où elle a protesté que sa parité [ ?], amour platonique et filial, la preuve c'est qu'on l'avait demandée en mariage plus de 10 fois cette année. Je lui ai dit que si elle ne s'était pas mariée au moins une fois, c'est que des raisons graves l'en avaient empêché et qu'il y avait des choses difficiles à avouer parfois à un jeune mari. Que d'ailleurs les promenades de samedi à lundi dans les hôtels de banlieue avec son "patron" indiquaient de singuliers rapports. Que d'ailleurs à nous personnellement cela était tout à fait égal, mais que Lily était très malheureuse du détachement de plus en plus grand de son père, et que c'était un bien vilain jeu de la part d'une jeune fille reçue avec tant de confiance dans une famille. Alors elle m'a déclaré qu'elle adorait sa mère et que puisqu'il en était ainsi, elle saurait bien s'arranger pour ne plus nous revoir. C'est tout ce que nous souhaitons. Après quoi elle a couru chez mon beau-père, dans la petite auto que celui-ci lui a payée. Une demi-heure après, on me faisait dire, de la rue de l'Université où je devais aller dîner le soir, de ne pas venir.
C'est ce qu'on appelle, "des histoires de famille." Pour nous qui avons toujours vécu tellement unis, sans jamais aucune brouille, c'est stupéfiant et très pénible.
8 [février 1925]
Vie trop agitée. Les complications qui me viennent du côté de la rue de l'Université étaient bien inutiles ! La sagesse ne viendra donc jamais aux hommes. J'en ai, pour mon compte, un peu manqué. Je travaille quand même. J'essaye un important changement dans le S[ain]t François. Je baisse le bras droit et le fais appuyer sur un bâton. Ma statue se bloque mieux. Et c'est mieux pour tout l'ensemble du groupe. Quand je songe au temps qui me reste avant l'Exposition, je frémis.
9 [février 1925]
Tout à fait content du changement du bras.
14 [février 1925]
Visite de la gentille Madame Blumenthal et de Riou. Malheureusement elle est toujours souffrante et est restée à peine dans l'atelier.
17 [février 1925]
Grande conférence sur le chantier de l'Exposition, à propos des tuteurs, du volume, du sol. Ma salle va être bien incommode à arranger pour l'éclairage. Et ça va me coûter un prix fou. Et je ne peux pas me mettre à mes commandes et l'État ne me paye pas. Je suis contraint de me faire faire une avance sur titres à la Banque de Fr[ance].
19 [février 1925]
Perdu ma matinée à la B[anque] de Fr[ance] pour cette affaire d'avance de 20 000 F. Il faut en expliquer les raisons. On ne vous donne pas l'argent liquide mais en un compte payable en chèques barrés. Ça sent vraiment la gêne ! Et ce n'est pas drôle pour ceux à qui l'État doit de l'argent...
25 [février 1925]
Je suis tellement bousculé que je ne note plus rien. Retour de Bruxelles. Reçu, au commencement du mois, une invitation des Herbette à prendre part au grand dîner donné à l'ambassade de France, en l'honneur du roi et de la reine de Belgique. Lily m'a accompagné[2]. Nous avons passé quarante-huit heures charmantes. Nous avons avec soin visité le musée. Je garde une prédilection dans ce musée d'art ancien à la toile de Jordaens qui s'appelle je crois, Fécondité, dont le premier plan est occupé par une admirable femme nue. C'est là une toile décorative dans toute l'acception du mot. Mais il y a là de telles qualités d'exécution, de dessin, de sensualité, que c'en est émouvant.
Ma grande joie a été notre visite à l'atelier de Constantin Meunier. Nous avons pu le trouver grâce à M. Beautier. Quelle œuvre, là. Quel travail. Constantin Meunier n'a commencé à sculpter qu'à 54[3] ans. L'exécution n'est pas toujours parfaite. Mais quelle force toujours, quelle âpreté. Il a laissé des morceaux que l'on revoit toujours avec la même émotion que la première fois. Il a atteint les plus hauts sommets[4]. Son Mineur à genoux est peut-être son chef-d'œuvre. Dans ses haut-reliefs, pour son fameux Monument au Travail il est moins bon. Celui du Port, comme celui des Faucheurs, sont très mauvais de plan, même de geste. C'est l'homme de la statue. Que de beaux, magnifiques dessins[5]. Notamment le premier dessin fait d'après nature du Coup de Grisou. C'est aussi poignant que le groupe. Dans le groupe, le mort est arrangé. Dans le dessin, il est vrai. Des sujets de ce genre doivent être traités vrais. Il y a là aussi la maquette du Monument Zola. Il voulait la recommencer. Après sa mort on a tout agrandi à la machine. Ainsi s'expliquent tant d'imperfections.
C'est le gendre de C[onstantin] Meunier qui fait les honneurs de la maison. Il semble être un industriel puissant. Il a pour son beau-père un culte. Dans une pièce du premier étage, il conserve la première sculpture de Meunier, tête en haut-relief de Puddler. Quelconque, mais avec les grandes simplifications en puissance. Très soucieux d'assurer la gloire de Meunier, ce monsieur cherche à vendre toute cette collection, qui est bien importante, mais en un seul bloc. La Belgique n'est pas assez riche. Durant sa vie, Meunier vendait très peu en Belgique. C'est l'Allemagne, les collectionneurs allemands; les musées allemands qui le faisaient vivre. Il mourut presque subitement d'une maladie de cœur.
Tandis que nous déjeunions, tout à coup, sur la place Royale j'ai aperçu les[6] A[lbert] Besnard, au bras l'un de l'autre, marcher à petits pas. De grands orages ont dû [7] traverser la vie de ce couple. Ils sont aujourd'hui tous deux fort sympathiques malgré leurs défauts antipathiques. Ils sont beaux tous deux. Ils sont ambitieux encore comme des jeunes gens. Ils s'aiment bien. Quand on connaît les charges qu'ils ont sur les bras, on leur pardonne leur arrivisme de gens arrivés. Pour nous, ils sont toujours charmants.
Passé à une exposition d'ensemble du sculpteur Rousseau. Bien faible. De l'habileté. Rien d'autre. Sans aucun intérêt.
Le dîner le soir fut très brillant. Invités de marque et de choix. H[enri] Robert, Dr Richet, Abel Faivre, que je trouve à l'hôtel. Nous sommes tous partis ensemble. Herbette et sa femme étaient au comble de la joie. Il paraît que ce dîner, pour eux, était un gros succès diplomatique, aucun ambassadeur n'ayant reçu à dîner le roi et la reine de Belgique depuis au moins cinquante ans. Nous étions là une vingtaine de français. Maurice Denis, Dr Truffier, et d'autres. On nous fit ranger en cercle. Cela s'appelle le cercle de cour, pour recevoir le roi et la reine, qui firent le tour, s'arrêtant à chacun de nous. J'ai revu avec plaisir la comtesse de Caraman-Chimay. Après le dîner, à tour de rôle, chacun vint s'asseoir devant la reine et eut avec elle une conversation de quelques minutes. Mais je crois avoir fait une gaffe monumentale. Henri Robert me dit soudain :
— Il faut que je prenne[8] le train demain matin de très bonne heure. Je rentre. Venez-vous avec moi ?
Je me suis laissé faire. Nous sommes partis avant leurs majestés. Il paraît que c'est particulièrement anti-protocolaire. Tant pis !
Aujourd'hui encore grand rendez-vous à l'Exposition. Ma salle s'organise. Quelle aventure. On commence le transport du Mur de S[ain]t François.
26 [février 1925]
Auburtin est venu déjeuner. Il m'a apporté un acompte sur le monument Colonne. Ça ne fait pas de mal en ce moment. Je dépense un argent fou ! Je lui ai montré les dessins de l'architecture du Temple. Cela lui plaît. Il me donne de très bons conseils, un peu tardifs pour moi, pour l'aménagement [9] des gradins. J'en tiendrai compte.
À 6 h chez M. Honnorat, pour les inscriptions à mettre sous la statue de Berwick. Me suis-je fait de la bile avec cette histoire ! Elle était inoffensive et s'est facilement arrangée.
27 [février 1925]
Nous avons eu Blaise de Casablanca, à déjeuner. On craint un coup dur au printemps, là-bas. Mais les précautions sont prises. Je ne suis pas resté longtemps au Maroc. J'en ai la nostalgie comme si j'y avais vécu fort longtemps.
28 [février 1925]
Taillens est un excellent[10] dessinateur. Il ne mène pas très bien un chantier. Il faut que je m'occupe de tout aux Arts Décoratifs[11]. Il est vrai qu'il s'agit d'un travail tellement spécial qu'il n'y a que moi qui puisse le diriger, même du point de vue pratique.
28 [février 1925]
Madame Paul Adam est venue déjeuner, charmante et bonne. Elle m'a dit son regret de voir le Christ, dans mon Temple, sur le même plan que Prométhée :
— Nous relevons la tête, me dit-elle, nous autres catholiques. Certainement il y aura des protestations.
Bien plus intéressante la visite que j'ai reçue de Richepin, que m'a amené Mme Jourde. Il a été tout à fait intéressé. Nous avons beaucoup parlé du titre à donner. Personne ne m'en a encore trouvé un bon. Le meilleur titre reste celui de Valéry : Le Temple de l'Homme.
[1] . Loulou Lagardelle.
[2] . Suivi par : "bien qu'il n'y a", raturé.
[3] . Au lieu de : "40", raturé.
[4] . Au lieu de : "au classique", raturé.
[5] . Suivi par : "Très inférieur ce sculpteur Rousseau qui exposait l'ensemble de son œuvre. De l'habilité et rien d'autre. L'habileté en sculpture ça ne va pas loin décidément." raturé.
[6] . Au lieu de : "le couple", raturé.
[7] . Au lieu de : "Il y a dû y", raturé.
[8] . Au lieu de : "rentre", raturé.
[9] . Au lieu de : "pour la partie", raturé.
[10] . Au lieu de : "bon", raturé.
[11] . Suivi par : "Il y a notamment", raturé.