Cahier n°20
1 avril [1925]
Sans accroc, le Héros est entré dans sa salle. Je l'ai fait installer un peu en avant du Mur, pour pouvoir y travailler. Roux-Spitz et Hairon, qui se promènent en patrons dans le chantier, me donnent le conseil de recouvrir les murs de ma salle d'un badigeon imitant la pierre. L'idée est bonne et je suivrai le conseil.
D'agréables visites, Hourticq, Paul Léon, Bénédite, Masson. Impression très bonne.
3 [avril 1925]
Laverrière reproche à ma salle de n'être pas un parti franc. Si on y donne des réunions, le public s'appuiera aux murs sculptés et les abîmera. Ce n'est pas suffisant du point de vue pratique non plus. Peut-être a-t-il raison. Mais je n'ai jamais pensé à cette salle pour des cérémonies trop nombreuses. Mille à douze cents personnes y seraient très à l'aise. Ce serait suffisant.
7 [avril 1925]
À la nouvelle esquisse pour Mme Rosengart. Ce petit groupe de Femmes et Gazelles s'arrangera bien. Passé à la Revue de l'art ancien et moderne pour l'article de Hourticq sur mon Temple. Vu M. Dacier. On m'avait promis que je paraîtrais le mois prochain, au moment de l'ouverture. J'ai senti le désir de reculer. Il faudra batailler un peu, je le sens, pour que l'article paraisse dans le numéro promis.
9 [avril 1925]
Maintenant c'est la tête de S[ain]te Claire qui ne me plaît plus. Je la recommence. Après avoir si longuement médité sur ce groupe, dommage de l'exécuter si hâtivement. La pensée c'est beaucoup, l'exécution c'est tout.
Visite de M. et Mme Rosengard qui me disent de passer à l'exécution du groupe des Femmes et Gazelles. Au fond je n'aime pas beaucoup ce genre de sculpture. Tout le monde peut faire ça. C'est du décoratif pour du décoratif. Amabilité et banalité.
J'ai vu à l'Exp[osition] cette salle des fêtes décorée par Süe et Jaulmes. J'aime peu le parti architectural, ornemental pur. C'est gros de détail, peu soigné, sans grand goût, et là, c'est la seule chose qu'il faille. Les grands panneaux de Jaulmes sont d'une belle harmonie. Mais quelle faiblesse d'exécution ! Tout cela est maigre et vide.
En revenant, je vois de dos l'architecte Perret. Il marche lentement, drapé dans un grand manteau à cap, genre Déroulède. Il porte la tête tellement haut levée que tout son corps est légèrement en arc de cercle en arrière. Il lève et pose ses pieds sur le sol avec la précaution d'une autruche. Une canne suit le mouvement avec la même composition. Il croit certainement que c'est ainsi que l'on marche dans l'Olympe.
11 [avril 1925]
Rien de plus amusant que cette tournée de chaque samedi matin du conseiller Chérioux, grand maître des travaux de l'Exposition. Plumet, Bonnier, toute la bande des Artistes Décorateurs suivent cet ancien entrepreneur, petit, gras. Comme il connaît le métier, il paraît qu'il augmente copieusement sa fortune en touchant ici, de tous les entrepreneurs. Il n'y connaît rien pour le reste, et la bande galope à travers les chantiers en constatant que tout est en retard.
13 [avril 1925]
Fait connaissance du vieux peintre Baudoüin, élève de Puvis de Chavannes. Quel beau visage et comme il est sympathique ! Ma salle s'arrange. Ici, j'ai terminé mes retouches à S[ain]te Claire. Là-bas, on pose le vélum et demain, S[ain]t François et S[ain]te Claire se placeront en face du Héros.
15 [avril 1925]
Tout est en place. Le groupe S[ain]t François fait très bien. Le Héros a été aujourd'hui reculé. J'ai fait peindre les murs de ma salle. Le vélum donne une lumière assez agréable. Je reçois beaucoup de visites et l'on semble assez étonné de cet effort : Hairon, Selmersheim, l'architecte, Poisson, le sculpteur. Je fais installer l'électricité, car il y aura des soirs où le public pourra visiter.
16 [avril 1925]
Aujourd'hui, visite de Levard, Lechevallier-Chevignard, Jaulmes, Henri Marret, Moullé à qui je réclame de l'argent, Beaudoüin. Mon groupe S[ain]t François l'émeut énormément. J'en suis ému moi-même.
On commence à se rendre compte de l'effet de cette Cour des Métiers qui doit être un des clous. Et bien ! ce n'est pas fameux. C'est d'abord trop divisé, des fresques séparées par des petites figures sculptées, ce n'est guère nouveau comme parti général. J'aime peu cet énorme auvent destiné à abriter de la pluie, qui a obligé, pour faire contrepoids, à sacrifier complètement l'éclairage des galeries en donnant aux travées cette hauteur qui m'a tant gêné. Le petit jardinet central est bien peu intéressant, divisé aussi en mille morceaux. Dans le détail ce n'est pas mieux. Les peintures de Guyonnet, de Marret, de Rapin ne s'accordent pas entre elles. Ces gens ont travaillé sans chef d'orchestre et ne se sont probablement jamais rendus visite les uns aux autres. Ils ne se ressemblent que par la banalité de leur dessin et de leurs compositions. Ce Rapin qui se met à tout, s'improvise tour à tour céramiste, tapissier, architecte, peintre, ne sait rien. C'est de la sous École, du sous prix de Rome. On a envie de dire "Qui trompe-t-on ?" Je rencontre Plumet, petit, le cou dans les épaules, le grand homme de l'affaire. Il me dit textuellement ceci :
— Voyez-vous, en architecture, il faut que paraisse tous les 4 siècles un homme qui brise les vieux moules. C'est ce que je fais.
Pauvre Plumet !
17 [avril 1925]
Passé rue de la Ferme pour le polissage de la Becquée du comte de Fels que je mettrai au Salon ? Je ne sais pas si je ferai bien. Il y a là aussi des négligences encore à corriger. Je n'ai pas le temps maintenant. Le groupe d'ensemble est heureux.
18 [avril 1925]
Vu à l'Exposition deux choses fantastiques de laideur : la salle du Congrès par Magne. Celui-là aussi s'improvise tout, architecte, décorateur, peintre. On ne peut imaginer ensemble plus[1] déplorable. Quelle folie de donner des premières places à ces gens de second plan. On a l'impression d'une bande à la curée. La seconde chose c'est la statue de Dejean, place de la Concorde[2]. Sa vue suffira pour faire fuir les visiteurs. D'une manière générale tout ce que je vois se préparer est de très mauvais goût. Un bal des Quat'Z-Arts triste.
Des visites : Bigot et David, Marrast, rudement intelligent qui lui, a composé un agréable ensemble de jardinets, très inspiré du Maroc.
19 [avril 1925]
Sur-occupé ! Ça s'annonce bien. Passé chez Bouvard pour le Monument Déroulède.
23 [avril 1925]
Bien maladroit, [ce] que m'avait conseillé G[aston] Riou, de passer chez Marcel Prévost pour faire paraître son article sur mon exposition. Celui-ci me reçoit très aimablement, mais tout de suite me dit que son critique, c'est Salmon, et que Salmon seul pourra accepter ou non l'article. C'était tomber dans la gueule du loup ! Salmon dont j'ai lu certains articles fantastiques de prétention et d'ignorance sur ces peintres des marchands, [est] un homme de bande. Un homme indépendant comme moi, à l'écart de toutes ces coteries, je tombais mal. J'ai essayé aussitôt de battre en retraite et ai même demandé à Marcel Prévost de ne pas parler de la question à son "critique". Il faudra chercher ailleurs.
24 [avril 1925]
Visite de Jouvenel et puis de Jean Vignaud.
25 [avril 1925]
Ma Becquée est au Salon, en plein air, sur la terrasse des Tuileries. Socle trop haut et la patine n'est pas à point, trop monotone. Toujours la même chose, pas le temps de finir. Pas content.
Tabarant publie un très épatant article sur mon exposition. D'ailleurs ça s'annonce très bien. Pourtant c'est difficile d'arriver presque chez moi. Ce Roux-Spitz qui m'avait fait tant d'histoire pour m'obliger à placer prématurément mon Héros, n'a rien commencé du tout dans les couloirs d'accès qui sont de véritables fondrières.
28 [avril 1925]
En arrivant à l'Exp[osition], je trouve dans l'étroit couloir devant mon entrée, la bouchant, cet énorme Ours en plâtre du vieux papa Pompon, grosse affaire en saindoux, agrandissement mécanique d'un petit joujou comme en fait ce bon Pompon. En tout petit ça va bien, mais de cette taille c'est affreux. Et ça bouche ma salle. Je sens d'ailleurs chez ces charmants messieurs des Artistes Décorateurs une bienveillante hostilité. On me fait des sourires. On cherche à me gêner, à nuire[3] à mon affaire. C'est ainsi qu'au-dessus de l'entrée sur le couloir, à gauche[4] et à droite de ma porte d'entrée, on a accroché deux énormes femmes nues, d'un presque débutant, vulgaires, montrant leur dos mal dessiné et de vieilles grosses fesses. Je ne peux trop rien dire contre ça. Mais contre l'Ours je proteste violemment et menace de faire un incident. On me dit que c'est sur l'ordre de Roux-Spitz et que je m'arrange avec lui. Avis de Rapin et Hairon[5] que je rencontre dans les galeries où ils se promènent comme des propriétaires.
29 [avril 1925]
Retour de l'inauguration du Salon par le président, je vais à l'Exposition pour régler l'histoire de l'Ours. Je rencontre d'abord Pompon qui fait semblant de ne pas me voir. Je vais à lui. Il essaye de me faire des reproches : Un homme de ma situation, se conduire comme ça vis-à-vis d'un pauvre sculpteur comme lui ! Il ressemble à un cochon d'Inde qui aurait les moustaches de Napoléon III. Je lui réponds que c'est lui qui a manqué totalement de tact, que c'eût été la moindre des choses, avant de s'installer là dans mon entrée qu'il vienne m'en parler, que d'ailleurs cette place était impossible et que j'irai jusqu'à faire déplacer son plâtre par mes hommes, s'il ne le déplaçait pas de plein gré. Je l'ai ensuite planté là, abasourdi, en lui tapotant amicalement l'épaule. Dans les galeries voici Roux-Spitz, blafard et fuyant, derrière son lorgnon. Il essaye de le prendre de haut, me disant que je suis exigeant. Ce ne fut pas long. Je l'empoigne au collet par les revers de son pardessus et je le secoue énergiquement en lui disant que s'il ne trouve pas une autre place pour cet Ours ridicule, je le déplacerai moi-même et qu'à lui je lui casserai la gueule. Intervention de plusieurs personnes, dont M. Leblanc-Barbedienne auquel R[oux]-S[pitz] installe un coûteux box d'exposition tout en faux marbre. Je les plante là, un peu ahuris. On verra demain. Je le ferai sûrement. Tant pis.
30 [avril 1925]
En arrivant à l'Exposition, j'ai eu le plaisir de ne plus voir l'ours dans mon couloir. Ah ! Cet ours. Mais on ouvre l'Exposition dans quinze jours. Rien n'est prêt. Je suis seul prêt. Et maintenant il y a des barrières partout. Impossible d'arriver chez moi. Et des fameuses mosaïques de Roux-Spitz, si pressé quand il s'agissait de m'embêter, rien encore de commencé.
[1] . Au lieu de : "affaire plus", raturé.
[2] . La statue de bronze de Louis Dejean, L'Accueil.
[3] . Au lieu de : "détruire", raturé.
[4] . Au lieu de : "juste à gauche", raturé.
[5] . Au lieu de : "Rapin et Hairon courent", raturé.