Février-1929

Cahier n°25

1er février [1929]

Éreinté. Je me sens éreinté. Mais tout à fait enchanté, emballé de mon esquisse Amiral de Grasse. C'est nouveau. Pas officiel. Pas l'air d'une commande. Le colonel Bentley Mott et M. Hull sont aujourd'hui venus. Très contents. L'ambassadeur des États-Unis va maintenant faire l'offre officielle du monument. Alors les choses vont entrer dans le domaine bureaucratique, ministères, bureaux, commissions. Les embêtements vont commencer.

Séance pénible sur le buste de la petite Citroën. Elle est charmante cette petite. Par moments je me dis ça y est. Par moments j'ai l'impression que ça n'y est pas du tout, mais pas du tout.

Naturellement aucune nouvelle des bureaux des Beaux-Arts pour les Fantômes. Bureaucratie...

Téléphone de Robecchi. Bouclier complètement terminé. J'irai voir demain matin. Je le ferai ramener ici.

2 [février 1929]

À la fonderie[1], le Bouclier redressé, nettoyé, semblant doré, fait parfaitement. Je vois très clair pour la patine à faire.

Passé chez Miss Stout, voir son petit Homme aux ours. Pourquoi une jolie jeune fille comme celle-ci se met-elle en tête de faire des morceaux de sculpture impossible!

Puis à cette chapelle rue Croix-S[ain]t-Simon. Mlle de Miribel. C'est peut-être une sainte femme. Mais j'ai horreur des femmes autoritaires. Et puis toutes ces mondaines, dans leurs costumes d'infirmières ont toujours l'air de jouer au carnaval.

Après le déjeuner chez Miss Stout, j'arrive en retard chez Rosengart. Mais je visite quand même. Les décorations de Roussel sont très vulgaires. Je trouve dans le jardin d'hiver une place qui serait excellente pour mon groupe.

À l'Institut, Baschet me raconte qu'il a vu Madame Stern qui lui a dit :

— Et surtout ne croyez pas que c'est Landowski qui fait ma sculpture.

Le bon Baschet riait encore de la fatuité naïve de cette singulière femme.

À l'Institut je demande à Paul Léon de presser un peu Verdier et Pinardon pour la commande des Fantômes. Il paraît que Verdier divorce et change de service. Alors...

À l'Opéra, le Prince Igor. De très belles choses. Des moments excellents. Mais ce n'est pas un sommet. Le troisième tableau est bon. La scène de l'éclipse au premier acte, très bonne. L'acte des fameuses danses, bien. Ces danses [sont] faites surtout de bonds désordonnés. Sont bien monotones. Les personnages manquent de vrai style. Le dernier acte est mauvais. Plus je réfléchis, plus j'ai l'impression d'un sujet affleuré. Maintenant était-ce si bien donné?

Visite du ministre de Chine et de M. Tchang Tchiao et de nombreux autres chinois pour voir la statue de Sun Yat Sen. Curieux comme tous ces gens ont les mêmes gestes. Le ministre de Chine est très bien. Il y avait aussi, une jeune chinoise, attachée à la légation, ravissante. Nous l'avions déjà rencontrée rue de Babylone. Critiques, bien entendu. Avec ceux-ci je pourrais encore recommencer au autre buste, et ainsi, à l'infini.

3 [février 1929]

Mauclair me raconte qu'une indiscrétion de journaliste ayant annoncé sa cravate de commandeur, toute la bande de la rue de la Boétie a déchaîné contre lui une violente campagne qui faillit bien réussir. Il m'assure que Paul Léon, en la circonstance fut contre lui, avec les marchands de tableaux, mais que F[rançois]-Poncet et Dezarrois ont énergiquement tenu le coup. Moi je crois que Paul Léon ne fit pas comme on le lui a raconté, car s'il avait promis son appui à Mauclair, il a certainement tenu. Il a bien des ennemis, le pauvre Paul Léon.

4 [février 1929]

Travaillé à la tête de la statue Terrier. Mauvaise combinaison que cet atelier de la rue de la Ferme. Le père L[anducci] travaille de plus en plus mal. C'est bien ennuyeux, car il ne compte que sur les travaux que je lui donne. Et je vais de plus en plus tout ramener chez moi. C'est trop important. Je vais avoir bien du mal à arranger cette tête. M. Berthod et son ami m'ont confirmé dans mon impression. Terminé ma journée sur l'esquisse de Grasse. Je l'ai encore améliorée. Pourvu qu'il n'y ait pas de difficultés dans les ministères. Ce sera un de mes meilleurs monuments et un des meilleurs monuments de Paris. Amusant! Je vais avoir à la suite, avenue du Président-Wilson et avenue Henri-Martin, Paul Adamde GrasseColonne et le Bouclier.

Téléph[one] Xavier Bertrand à propos d'un monument aux Fusiliers marins.

Téléphone de Weissweiller qui me demande d'écrire au maire si on peut fixer l'inauguration au 17 mars. On peut. Et je vais écrire.

5 [février 1929]

Très ennuyé par la tête de la statue Terrier. C'est un sabotage... involontaire, mais sabotage tout de même. J'arriverai à la rendre possible, mais il restera toujours quelque chose de mal construit. Toute la mâchoire gauche est ravalée! C'est pour corriger chose semblable qu'il faut de l'audace et de la sûreté.

Amélioration à l'esquisse de GrasseJe suis tout à fait content. Pourvu que ça marche en haut lieu.

À la Chambre, réunion de la Coopération européenne. Groupement de tendance intéressante, mais quelle action [un] groupement semblable peut-il exercer? Comment? La Société des Nations ne peut déjà pas grand chose. Mais j'ai entendu un très intéressant exposé de M. Le Trocquer, sur la situation économique de l'Europe, du point de vue douanier. Nécessité de supprimer toutes ces barrières douanières inter-nations européennes. En fait, même conclusion que Riou dans, Europe ma patrie.

Je reconduis Chabas chez lui. Je passe chez Lombard, bien vieilli et bien attristé de la mort du docteur Sicard. Mlle Lombard rentre et m'annonce que le pauvre Deglane est excessivement malade. Enfin chez Weber[2], rendez-vous avec X[avier] Bertrand à propos de ce vague projet de monument aux Fusiliers marins. Mais il semble qu'un concours soit déjà engagé.

6 [février 1929]

Un cas comme celui de cette tête du docteur Terrier me fait sentir que je suis vraiment sculpteur. J'en sors. Depuis aujourd'hui je commence à me sentir rassuré. Mais bien du travail encore. Et vraiment, je n'avais pas besoin de passer tant de temps à réparer des bévues. La surveillance d'un praticien doit être exercée presque heure par heure. Mauvais système que l'atelier éloigné.

Chez Barbedienne le Bouclier est terminé. On me l'apportera demain ou après-demain. Sous la dorure ce sera excellent.

Essai malheureux d'un agrandissement de la tête de Sun Yat Sen.

7 [février1929]

Si cette esquisse de Grasse me plaît tellement, c'est en partie parce que pendant que j'y travaille, je pense à Toulon, à ce port mouvementé. Nul doute, je tiens là une belle esquisse. Ce sera sûrement, s'il se fait, un de mes meilleurs ouvrages.

Peiné encore ce matin sur la tête Terrier. Que j'ai du mal! Et il restera toujours quelque chose de la bêtise faite.

M. Lanson a recommencé ses séances. Encore une et j'aurai terminé. C'est bien. M. Lanson me raconte des confidences [3] de ce M. Albert Kahn, l'homme des Archives de la planète :

— Quand j'ai commencé à gagner de l'argent je me suis dit : "Qu'est-ce qu'on peut en faire? Comment l'employer?" Avec deux amis nous avons commencé par la bonne chère, les bons vins. Nous avons eu mal à l'estomac. J'ai renoncé. Alors j'ai pensé à l'amour. J'ai pris une maîtresse, la prévenant que ça ne durerait peut-être pas. En effet, au bout de cinq ans, je lui ai rendu sa liberté, avec une pension. Puis j'ai pensé au mariage et à la famille. Mais cela m'aurait créé des devoirs qui m'auraient empêché de poursuivre les [...] et les recherches que j'envisageais. Alors [4] j'ai abandonné le mariage et me suis consacré aux œuvres que vous connaissez.

À propos de Roland-Marcel, il me dit qu'il a admirablement réussi et que jamais la Bibliothèque Nationale n'eut un aussi remarquable administrateur. Sa nomination irrégulière fut cassée par le Conseil d'État. Mais cette décision arriva deux ans après la nomination, alors qu'il avait déjà obtenu des résultats excellents et qu'il était impossible moralement, de le renvoyer. Alors on créa une charge nouvelle, plus importante puisqu'il est conservateur des Bibliothèques de Paris.

Écrit au docteur Bouillet et au colonel Weissweiller pour annoncer que tout sera en place à la fin de ce mois et qu'on peut fixer l'inauguration à partir du 10 mars.

8 [février 1929]

La tête du docteur Terrier est sauvée. Mais il faudra que j'y travaille encore toute la semaine prochaine. Dr. Gosset venu aujourd'hui. A été très content. Emballé par Sun Yat Sen[5]. J'ai fait un nouvel essai d'agrandissement de la tête, en lui donnant un centimètre de plus. Moins bien. Une tête plutôt petite fera toujours bien. Maintenant je n'ai plus qu'à terminer. Affirmer un peu les mains, les pieds.

Téléphone de Honnorat. C'était pour me demander d'entrer dans [6] un comité pour une maison des artistes dans la Cité universitaire. Autre téléphone, Verdier. Réponse à ma lettre. Me fixera rendez-vous vers la fin de la semaine prochaine. Je commence à croire que ça va marcher. Je m'attends à de grosses difficultés pour la fourniture du granit du groupe.

Le Bouclier[7]de bronze est installé ici. La semaine prochaine patine or. Sur place gravure de l'inscription.

9 [février 1929]

Dîner chez les Hourticq. Ils apprennent tous les 3 à conduire et on ne parle plus que d'automobile. Il y avait à dîner Maurice Garçon, cet avocat encore assez jeune qui semble prendre une situation de plus en plus importante. Il défend Dussaud dans l'affaire de Glozel [8]. Il nous dit que le rapport Bayle sera déposé à la fin de ce mois. Ce rapport serait écrasant. Sur les 80 pièces examinées une seule est authentique et même celle-là a été "complétée" par des inscriptions "glozéliennes". Le docteur Morlet apparaîtra comme très louche. Maurice Garçon considère l'affaire Glozel comme définitivement classée. Il est également l'avocat du groupe qui cherche à faire arrêter . Cela ne paraît pas très propre. On suscite des plaignants. Un certain Boris est dans la coulisse.

Commencé la journée à la mairie du XVIe où j'installe le graveur sur lettres. Nous prenons avec Attenni les dispositions pour les trous de scellement. Corrections rue du Dragon. Toujours aussi peu intéressant de corriger ces gens dont la plupart ne vous comprennent pas du tout et qui se renouvellent tous les trois mois. Cherche-Midi est plus sympathique. Il y avait aujourd'hui une jeune fille remarquablement bien, qui posait. Elle me paraît devoir faire très bien pour le C[antique] des c[antiques] et la figure aux cygnes du monument Fauré. La surveillante me dit que c'est une étudiante en médecine, réduite à poser pour vivre. Enfin correction chez Miss Stout de sa figure aux ours.

Après-midi chez Rosengart. Il mettra le groupe dans son vestibule. Il fera bien malgré un éclairage, comme toujours assez blafard. Le soir je pense que ce sera mieux.

Jugement à l'École des B[eaux]-A[rts] [où] le sujet "Adolescence" n'a guère inspiré les jeunes gens. À l'Institut, séance brève où on félicite Widor de sa cravate de commandeur. Il remercie modestement. Il paraît que Sicard vient d'être très gravement malade. C'était aujourd'hui l'ouverture de l'exposition de son fils. Impossible d'y aller et je le regrette. Ce garçon a un vrai talent. Deglane est très souffrant aussi. Congestion pulmonaire.

Fini la journée à l'École des B[eau]x-A[rts], à la commission des sujets de concours, puis à la réception Bonnier. Je me suis laissé bêtement embringué.

Acheté chez Helms un très bel album de reproductions des dessins de Géricault.

10 [février 1929]

Chez Mauclair, rue du Cherche-Midi, un petit appartement avec quelques bonnes toiles, un Zuloaga, Henri Martin, une jolie aquarelle de Besnard. Sur la cheminée, une réduction d'une des figures des Bourgeois de Calais. Sur le piano, un plâtre de Rodin, magnifiquement patiné. On imaginerait difficilement ménage plus sympathique que les Mauclair. Il est avec Hourticq un des rares critiques d'art courageux qui disent ce que presque tout le monde pense. Il se réjouissait sincèrement de sa cravate de commandeur. Madame Mauclair nous a chanté du Schubert et du Schumann. Cette grande lignée s'arrête à Fauré.

11 [février 1929]

La tête du docteur Terrier, de mieux en mieux. C'est sauvé. Encore toute la semaine à travailler. Le geste de la main jouant avec le lorgnon fait bien. Je ne crois pas qu'un autre eut fait mieux avec ce sujet.

Après-midi, nous avons pris les dispositions pour les crampons du Bouclier[9]. Attenni m'a apporté un échantillon intéressant de granit pour les Fantômes.

Puis l'esquisse Fauré. Tout ce monument se concentrera dans la Femme aux cygnes. Difficile, mais peut donner quelque chose de très heureux. Je me rappelle, tout jeune, avoir souvent longuement regardé des cygnes et admiré à quel point ces bêtes merveilleuses sont faites pour être sculptées. Le défaut de tous les cygnes peints ou sculptés avec Léda est que ces malheureux animaux ont des attitudes absolument fausses. Il serait parfaitement possible de faire le groupe, même dans le geste le plus audacieux, en donnant à l'oiseau son mouvement vrai. Il y a un magnifique bas-relief antique, publié par Faure dans son Histoire de l'art, où le geste du cou est vrai. Ce geste vrai fait[10] toute la grandeur de cette composition. Il a entraîné le mouvement de tête de Léda. Le reste est moins bien. Le vrai drame se trouve dans la vérité. Hier Mauclair m'a montré un article très intelligent sur l'art moderne où l'auteur avait mis en pendant, des images représentant les mêmes sujets traités alternativement par Delacroix et [Dunoyer de] Segonzac, Poussin et Cézanne, etc. Ça fait mal au cœur en vérité d'accoler des noms semblables.

Lettre de M. Javal pour me rappeler son exposition de samedi et me demander les deux nouveaux dessins pour le Dante! Puis téléphone... Je n'ai rien eu le temps de faire. C'est arrangé. Me voici libéré de ce côté.

12 [février 1929]

M. Hull venu me voir avec un grand jeune homme, neveu de M. Macomber. Très contents de l'esquisse Grasse.

Le buste de la petite Citroën vient. Lily venue le voir avec Nadine[11] en fin de journée, sont satisfaites. Mais mon charmant modèle part pour la montagne. Dix jours.

13 [février 1929]

Ce n'est pas seulement au plaisir de composer, que l'on reconnaît le sculpteur. Ce n'est pas non plus à celui de modeler, malgré l'intérêt immense de l'un et de l'autre. C'est à ce bonheur particulier de tailler dans la pierre. Double joie, à la fois physique et artiste. Il y a là comme un sortilège, puisque même une statue comme celle du bon professeur Terrier, finit par vous absorber [12] avec autant de passion que si c'était le plus noble des Dieux. Le volume d'une main sur le plan d'une manche, voilà à quoi on reconnaît le sculpteur sculpteur. Savoir exécuter une longue robe, avec ses plis et que ces plis ne comptent pas. Que tout l'intérêt aille à la tête et aux mains. Que ces points-là seuls comptent. Mais que tout le reste cependant soit parfaitement fini. À cela on reconnaît le sculpteur. On peut dire qu'il y a composition dans la composition. Car un pli, une manche, tout cela doit être composé dans la composition d'ensemble. Ce sont des sots[13], ceux qui disent que tel sujet est ou n'est pas intéressant. Tous les sujets sont intéressants. Mais il faut les penser en sculpteur.

Repris cet après-midi, l'Icare du monument Ader[14]. Bonne figure. Mais M. Vincent Auriol me téléphonait aujourd'hui que les pierres n'étaient même pas annoncées. Que de petits à-côtés ennuyeux! Elles sont commandées depuis le mois d'août! Il me parle aussi d'un article pour l'Illustration.

La dorure du Bouclier est commencée. Cela fera très bien. Ce petit ouvrier qui y travaille est excessivement sympathique. Avec sa barbe ronde et rousse il semble descendre du portail sud de la cathédrale de Chartres. Il a la mentalité de ces bons artisans de jadis.

Le jeune Rouge venu en fin de journée. Je lui ai remis tous les documents pour la butte de Chalmont[15]. Je pense que la collaboration avec Taillens ira bien.

Un peu préoccupé à cause du cher Ladis[16] qui a été ennuyé que je sois allé chez Bonnier samedi dernier. Comme ça se présentait, je ne pouvais pas ne pas y aller. Mon Dieu! Que c'est ennuyeux toutes ces brouilles de famille. Comme si la vie n'était pas assez compliquée et difficile. Mais pour moi une chose domine tout. Ne rien faire qui puisse déplaire à Ladis. Surtout dans ce cas là, où les Bonnier se conduisent si bêtement. Il n'y a pas de plus laid sentiment que la jalousie. Là est l'origine de l'animosité subite des Bonnier contre Wanda.

14 [février 1929]

Toujours statue Terrier. C'est maintenant une bonne statue. Il est presque impossible de composer directement dans la pierre. Mais exécuter une pierre directement d'après un modèle petit, à condition d'y travailler beaucoup soi-même est excellent[17]. L'exécution prend quelque chose de direct et de nerveux qui est unique, parce que ce n'est pas une copie. Tous ces modeleurs et tripoteurs de plâtre (Despiau, Niclausse, etc.), sont incapables d'aller plus loin. Leurs travaux valent surtout par la superficie, un certain charme de surface. La faiblesse[18] de leur travail, ils la démontrent eux-mêmes puisque leurs ouvrages perdent toujours dans l'exécution en matière.

15 [février 1929]

Visite de Ladis et Lily à Terrier et au Bouclier. Ladis trouve Terrier trop amène. Il en a conservé le souvenir d'un homme agressif. Chercher à rendre ce sentiment eut produit une singulière statue.

Téléphone de Dezarrois. F[rançois]-Poncet est un homme d'action. C'était la conséquence de sa visite : le bronze du Héros ira au Luxembourg. On le mettra dans une salle de peinture. Enchanté.

16 [février 1929]

À Vincennes, avec l'ami Pinchon, chez Collins qui a exécuté en granit de Bourgogne une tête des Fantômes. Matière d'un caractère énorme. Mais difficulté considérable d'exécution. Ces braves praticiens ont l'air un peu affolé. Ce granit, plus dur peut-être que celui du Maine-et-Loire me paraît avoir plus d'allure encore. J'ai obtenu tout à l'heure, dans le rendez-vous d'organisation du travail à Chalmont, de m'occuper de l'exécution du groupe et statue Victoire et de la fourniture du granit. Ainsi je suis libre pour toute cette partie et de mener mon travail comme je veux, partie en carrière, partie à Chalmont. J'espère que tout cela pour moi sera signé d'ici une dizaine de jours. Mais je suis bien ennuyé à cause de Taillens qui malgré tout, va se trouver un peu éliminé. J'espère qu'on peut avoir confiance dans ce jeune Rouge.

Chez Javal et Bourdau où mon Héros bronze est exposé. Je vois Verne. Je lui parle de la visite de François-Poncet et téléphone de Dezarrois. Il semble faire des difficultés. Je lui dis :

— Vous savez, je ne sollicite rien. C'est le ministre qui a trouvé regrettable qu'il n'y ait rien d'important de moi au Luxembourg.

Verne très gentil d'ailleurs craint les difficultés de transport. Il me dit d'en parler à Rey. J'y répugne. Cet homme me semble à fond dans les mains des bandes marchandes. Comme Verne, en partant de chez Javal, devait justement aller à une réunion pour le nouveau Luxembourg, il est demeuré convenu qu'il allait en parler avec Dezarrois et à Rey.

Je me suis amusé ce soir au banquet de la Fanfare boulonnaise! Morizet présidait, avec P. Vidal et Delmas. Le bon Henripré a annoné un petit discours impayable de naïveté, Vidal a lu pour son gilet. Morizet a parlé comme un ministre de palmes et de décorations. Delmas, d'une voix qui semble lui venir des pieds en passant à travers de nombreuses boîtes de résonance, a prononcé quelques paroles. Et je me suis sauvé pour chercher Lily chez les Pontremoli.

17 [février 1929]

Téléphone de Weissweiller. L'inauguration du Bouclier est remise à la fin mai, commencement juin, pour avoir Poincaré. Ils veulent demander à Brandt de leur faire une chaîne pour l'entourage... Maintenant voilà aussi qu'ils craignent que ce ne soit trop haut. Alors que se sont eux qui au début m'ont demandé de hausser, hausser.

Je parie que l'inauguration Terrier va aussi être retardée.

Bouglé accompagné d'un de ses normaliens, M. Thomas, vient voir la médaille Lanson. Tout va bien.

Avant de se rendre au Tour du Monde, Paul Léon vient et je lui montre tout l'atelier. Devant l'esquisse de Grasse, il me dit avoir reçu la visite du ministre des Affaires étrangères. Donc voilà une affaire qui va, j'espère bien, marcher vite. J'en serais fort content. Voilà un monument que j'aimerais exécuter entièrement moi-même. Je ne le pourrai probablement pas.

Nous sommes tous partis ensemble au Tour du Monde où François-Poncet me reparle du Luxembourg. Isay me dit qu'il avait été enchanté de sa visite. Il me parle aussi de l'article qu'il aura maintenant le temps de finir et pourrait passer par exemple au mois de juin dans la Revue de Dayot.

À l'atelier je trouve quarante personnes, le groupe Art et Travail, que préside un certain M. Vallée, bien sympathique. Public très chaud, très sensible. J'ai plaisir à tout leur montrer. L'Icare séduit un M. Mercier, qui est paraît-il un gros industriel. Visage remarquablement fin et intelligent. Il avait vu le monument d'Alger et me dit en avoir été très ému.

Chez Réau où nous allons en fin de journée, je vois Vitry, René-Jean bien gentil, Schneider à qui je dis mon ennui de ne pouvoir encore lui envoyer une bonne photographie du Héros et ensemble. Nous parlons longuement avec M. Aubert du beau Midi où il possède une très belle propriété près du fort de Bregançon. Nous nous verrons à Pâques.

Enfin chez Henry Alice, orchestre jazz et jeunes gens et jeunes filles dansent très correctement collés ventre à ventre.

18 [février 1929]

Journée heureuse : J'ai trouvé le modèle pour le Cantique des cantiques : la jeune Russe qui pose à mon atelier de la rue du Cherche-Midi. C'est la fille d'un médecin de l'Ukraine, échappé de Russie et réfugié en Lituanie. La jeune fille venue à Paris pour obtenir à la Sorbonne, un diplôme de professeur de français à l'étranger. Cette malheureuse petite travaille le soir dans les bibliothèques et gagne sa vie en posant dans les académies de femmes et chez quelques artistes. Dans la pose du Cantique elle est merveilleuse. Tout convient. Il n'y aura qu'à copier. La tête à type un peu asiatique sera étonnante. J'ai commencé avec elle la femme aux cygnes du mon[umen]t Fauré. Tandis que je travaillais, je me disais : "Et dire qu'il y a des peintres cubistes et des sculpteurs cubistes." Je comprends que ces gens-là soient si venimeux, car cela doit être surtout embêtant quand on est devant tant de beauté, de s'efforcer de l'enlaidir. Quelle singulière mentalité de s'infliger pareil supplice. Après-midi passé dans la joie du travail, comme un jeune homme commençant sa première œuvre.

Interrompu par la visite de MM. Berthod et Raffin que j'ai emmenés voir Terrier, qui cette fois leur a donné toute satisfaction. Téléphone de M. Thaleimer confirmant inauguration Terrier pour dimanche.

Télépho[ne de] Masson pour le musée du Luxembourg. Le Héros sera porté jeudi. Affaire réglée, sauf la question financière...

Mais voilà encore ma vie compliquée! Il ne faut pas que je laisse échapper cette jeune fille. Il faudrait commencer tout de suite le Cantique des cantiques. Comment! Avec tout ce que j'ai déjà sur les bras! C'est le moment d'être plus énergique que jamais.

19 [février 1929]

En sculpture il est vrai de dire qu'on ne finit pas. On abandonne. Ainsi en est-il aujourd'hui de la statue du docteur Terrier qui part demain pour l'École de médecine. Un moment, j'ai craint le désastre. Maintenant c'est plus que sauvé. C'est une bonne statue.

En revenant de Billancourt, je trouve la carte de M. Pelletier, le sous-préfet de Montreuil[-sur-Mer], statue du maréchal Haig. Très ennuyé de ne pas m'être trouvé là. Mais aussi pourquoi ne pas avoir téléphoné?

20 [février 1929]

Repris Icare pour le monument Ader. Bien. Corrigé la silhouette du dos qui[19] était lourde. Statue traitée très librement avec des exagérations qui agrandies donneront beaucoup d'allure et d'élan. Beaucoup regardé ce soir la divine Nuit de Michel-Ange. Cette figure et la Cumae de la Sixtine sont des modèles à avoir toujours présents à l'esprit. Tandis que je travaillais, Vincent Auriol me téléphone. Cet homme si intelligent, si artiste, si sympathique est comme les autres lorsqu'il s'agit d'inauguration! Voilà qu'il voudrait inaugurer en septembre! J'ai répondu que je ferai mon possible, mais je sais bien que c'est impossible. Le modèle d'Icare n'est pas fini et celui d'Ader n'est pas commencé...

Visite d'Attenni à propos des granits. Grosse difficulté presque insurmontable pour avoir celui du Maine-et-Loire. Carrières trop mal exploitées. C'est bien ennuyeux. Il propose le Bavène. C'est bien rose, sans caractère. Je serai peut-être contraint de me rabattre sur ceux de Bourgogne. Beaucoup de caractère, mais quelle difficulté d'exécution!

Terrier en place à l'École de médecine. Il faisait nuit quand je suis arrivé. Même le soir l'éclairage sera mauvais. Il y a une grosse lampe derrière la tête qui donne un éclairage à contre-jour. Le jour ce sera l'éclairage de face et d'en dessous. Autrement tout irait bien. Les proportions sont bonnes.

21 [février 1929]

Lettre de Mme Monroe que me transmet M. Chassé. Cette dame venue avec le groupement américain que conduisait M. Digeon et qui m'a dit vouloir m'aider à élever le Temple. Elle me demandera en mai de revenir à l'atelier[20].

À l'École de médecine, statue Terrier en place. S'éclaire abominablement mal. Se présente bien dans l'architecture. Il ne reste que ça. Autrement on ne voit rien. Je m'y attendais. Mais pas à ce point là. Il ne faut quand même pas regretter la peine que je me suis donnée. Si un jour on la change de place, on aura une bonne surprise.

De là je vais au Luxembourg pour voir le père Masson. Le père Masson n'est pas là. Je suis reçu par ce type si antipathique qui s'appelle Robert Rey. Quelle pitié de voir des hommes aussi quelconques et prisonniers de marchands, à la tête d'un aussi important musée. Ce Rey est ce garçon qui chaque semaine fait un article d'éloges payés à propos d'un de ces ridicules dessins que publie l'Europe Nouvelle. Avec l'indication que les œuvres de l'auteur sont en vente chez Bernheim. Ceci devrait suffire pour que cet homme soit éliminé de la direction d'un musée national. Je demande à Rey, en attendant Masson, de jeter un coup d'œil sur les salles de peintures. Il me dit que c'est formellement interdit. Je m'incline et me contente de revoir la sculpture. Là peu de changements. Ils sont suffisants cependant pour être choquant. En place d'honneur voici, réalisé en pierre, cet énorme Ours blanc de Pompon, cet Ours blanc, avec lequel Roux-Spitz avait essayé de boucher l'entrée de ma salle à l'Exposition des Arts Décoratifs. C'est du mauvais Copenhague[21] agrandi. La tête est exécutée tellement bêtement. Je crois bien d'ailleurs que c'est un bibelot agrandi mécaniquement. Voilà l'animalier à la mode du jour. Plus grave : En pendant avec le S[ain] Jean de Rodin et son Âge d'airain on a mis deux bronzes de Joseph Bernard. Une Femme dansant avec un enfant et sa Porteuse d'eau. L'ignorance dans une statue d'animal n'apparaît pas avec trop d'éclat. Dans la figure humaine il en va autrement. Voir au Luxembourg, ces deux figures si mal construites, ces bras, ces jambes, qui semblent sculptées par un débutant, c'est incroyable. La tête de la femme qui danse est sur l'épaule droite. Il me semble que c'est une tête prise autre part et rajustée, mal. Car tout autour de la base du cou, il y a un cerne d'au moins un centimètre. J'aperçois dans une des salles de peinture où était jadis la collection Caillebotte, l'Ève de Despiau, cette figure d'École, également agrandie à la machine, l'Héraklès de Bourdelle, toujours à la même place, fait bien. C'est sa meilleure chose. Enfin arrive le père Masson. Il me montre la place où je serai, dans la grande salle de sculpture. L'éclairage est bon. J'aurais préféré une salle de peinture. J'emmène le père Masson à cette Commission de l'Exposition Coloniale. En route, Masson me dit tout le mal qu'il a eu à empêcher ses directeurs (Verne et Rey) d'encombrer le Luxembourg d'horreurs :

— Si vous aviez eu le temps de venir dans mon bureau, vous auriez vu ça, vous auriez vu tout ce que j'ai retiré. Ils se moquent de moi, me disant que je suis "vieux jeu".

À cette Commission, nous sommes une toute petite minorité d'artistes. Elle est présidée par Lyautey, secondé par le sénateur Bérenger, Paul Léon. Tandis que nous attendons, je vois entrer Chavance de La Liberté, Thiébault-Sisson, Vaudoyer, etc., et Bernheim, le marchand de tableaux!... Lyautey fait un discours d'introduction, d'où il ressort que notre Commission n'est que consultative, c'est-à-dire que nous ne sommes là que pour couvrir des décisions prises depuis longtemps. Cela n'a d'ailleurs aucune importance. Il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Si une Commission aussi hétéroclite que celle-ci avait à entrer dans des discussions, où irions-nous? Mais je suis assez stupéfait d'entendre Lyautey, cet homme courageux, se mettre à son tour à parler de "l'art moderne", avec timidité, avec inquiétude, s'excuser de ne pas "le comprendre" parce que "âgé", "aimant les belles choses anciennes". Tout ça parce qu'une minorité de braillards ignorants, sans fond et surtout sans scrupules tient la Presse par le jeu de je ne sais quelles louches combinaisons. Le maréchal manque de cran pour une fois. Après ce discours inaugural, Lyautey s'en va. Second discours, du sénateur Bérenger. Méthode de travail. Quel travail? On nous lit des listes de commissions. La séance est levée. Léandre Vaillat me dit :

— Je suis venu pour défendre la combinaison Bourdelle-Janniot.

Il me montre une esquisse du projet, la combinaison Bourdelle-Janniot-Laprade. Car Laprade est l'architecte. Il est d'ailleurs là dans les couloirs. Devant ce projet, j'ai un coup au cœur, véritable. Ce projet, c'est un démarquage flagrant de Mon Mur du Héros. Ils en on fait la façade du futur palais-musée des Colonies. Bien entendu, ce ne sont pas les mêmes sujets. C'est absolument la même disposition, en beaucoup plus grand. Un grand mur criblé de sculptures d'où émerge au centre une grande figure. Au lieu des scènes de la vie du Héros, ce sont des scènes coloniales et exotiques. La statue du Héros est remplacée par un figure de la France. Pour Bourdelle la statue. Pour Janniot le mur. J'ai horreur de ceux qui se plaignent qu'on les copie. Dans ce cas-là c'est pourtant grave. Quelle tristesse de n'avoir pu exécuter mon Temple. Si comme je l'espérais un moment, j'avais pu le commencer aussitôt après l'exposition, il serait presque terminé maintenant... Pourquoi les Blumenthal, si gentils pourtant, après s'être spontanément tellement avancés[22], se sont-ils dérobés ensuite?

22 [février 1929]

Fini le nu du mon[umen]t Ader. Je crois que ça fera très bien en grand. Collins le praticien de S[ain]-Mandé m'apporte[23] la tête que je lui ai fait faire dans un autre granit que celui du Maine-et-Loire. Taché, aspect charbonneux.

Pinchon qui vient me voir me dit que la statue du maréchal Foch a été payée 7 000 000  à Malissard, cet amateur sans aucun talent qui n'est pas même capable de sculpter les têtes de ses statues équestres. Il me l'a avoué lui-même.

L'architecte Rouge vient aussi me voir. Ne me plait pas. Depuis qu'il semble assuré de travailler à la butte de Chalmont, change complètement. Veut se considérer sur le même plan que Taillens, profitant de ce que celui-ci ne peut figurer en nom. Je suis très ennuyé.

23 [février 1929]

Revenant des corrections, j'essaye de voir Bernheim pour lui parler de Thibésart. Je ne vois que le fils. Je fais un tour dans les salles. Est exposée une toile exécutée en dix minutes par Foujita et Van Dongen, dans une soirée. C'est sans aucun intérêt. Ce n'est même pas excentrique. À l'Institut, cet après-midi, ces messieurs étaient très excités par le nouveau Luxembourg dont l'inauguration a lieu lundi. Tous se promettent d'y aller. Le bruit court que ce n'est pas si "excessif que ça".

Passé chez Bouchard pour voir son groupe central du monument aux Colons d'Algérie. Bien sûr c'est bien exécuté. Mais ce n'est d'aucune émotion. Il y avait autre chose, autrement dramatique à faire. Tous ces gens en uniforme ou en redingote expriment bien peu l'esprit colonial. C'est cherché pour le côté portrait, individus, ça ne peut intéresser personne, et ça a dû être bien embêtant à exécuter. Mais B[ouchard] est épatant, il exécute n'importe quoi avec toujours la même énergie.

24 [février 1929]

Visite de Tchang Tchiao. Il commence à être très content. Puis à l'École de médecine, inauguration Terrier. D'excellents discours, se répétant forcément un peu. Gosset très bien. Il est très content. Tant mieux. Mais il n'est pas très difficile, car l'éclairage est abominable.

Dans l'après-midi visite de M. et Mme Bouisson, des Clément Simon, Victor Loewenstein, etc. Bouisson qui le premier m'avait parlé de son buste ne m'en parle plus. Il est sous l'influence de sa femme, charmante, qui est sous l'influence de Bourdelle.

25 [février 1929]

Donc ce fut l'inauguration du nouvel arrangement du Luxembourg. Pour tout le monde, j'imagine, ce fut une déception... On s'attendait à des excentricités. On n'a trouvé que des médiocrités. Cela vaut-il même la peine de parler de cette misère. La triste vérité c'est qu'il n'y a pas parmi les jeunes générations un seul vrai grand peintre. Les bons paysagistes foisonnent. Mais devant quelle toile s'arrête-t-on avec le coup au cœur? Pas une. Je préférerais presque une toile absolument abracadabrante. Peut-on vraiment parler de peinture devant les coloriages de ce Van Dongen, cette Marval, ce Matisse ou ce Seurat etc. Ce choix me faisait l'effet d'un mauvais Salon d'automne. Faut-il vraiment que tous ces gens sachent s'y prendre pour faire tellement parler d'eux. Tous ces artistes devraient-ils être considérés autrement que comme des pitres de music-hall. Ils font penser à ceux de Flaubert qui poussent leur "cocorico" pour amener les bourgeois. Aussi, tout le monde était-il terne, comme la peinture que l'on voyait. Les uns regrettaient de ne pas trouver plus d'audace pour l'admirer, les autres pour protester. Deux toiles à mon avis, sont là comme les témoins de cette faiblesse, de cette ignorance. Ce sont les deux grandes toiles à portraits collectifs de Gervex et de Maurice Denis. Gervex fut en son temps considéré comme le grand peintre du moment. Sa toile Rolla quoique un peu creuse me plaît. Elle a du charme et la sensualité qui s'en dégage fait un peu oublier la peinture. Mais un portrait collectif comme sa Leçon d'anatomie, ne peut valoir que par la qualité de la peinture. Alors... c'est triste... L'hommage à Cézanne, de Denis est pire. On est à un degré plus bas. C'est encore plus triste. Peut-on dire qu'il n'y a plus de peintre sachant peindre? Il y en a. Je ne crains pas de dire que Guirand de Scévola en est un. Mais le plus fort est mort, c'est Déchenaud. Ses toiles un jour seront recherchées comme aujourd'hui les Ricard. Les trois têtes sont peut-être le meilleur morceau de vrai peinture du musée. Il y a Simon. Il y avait Cottet. Mais sa peinture noircit (mauvaise technique). Il y avait William Laparra. Les Portraits de Benjamin et de son frère Édouard sont de premier ordre. Mais il y a Besnard et Henri Martin. Henri Martin grandira de plus en plus. Il a réalisé ce que les impressionnistes ont cherché en vain. Pour la sculpture il en est un peu de même : Un Joseph Bernard, un Maillol, un Despiau, un Pompon sont des gens très faibles. Despiau est incapable d'aller plus loin qu'un buste. À Bourdelle on doit beaucoup pardonner à cause de son Héraklès. Mon Héros modèle demi grandeur est très bien éclairé quoique dans un plan secondaire.

Convocation pour demain à la Commission de l'Exposition coloniale. Est-ce que j'attache trop d'importance à cette ressemblance entre mon Mur du Héros et cette façade du Palais Colonial?

26 [février 1929]

Au Grand Palais, les murs de la salle de la Commission sont tapissés de photographies énormes des œuvres de Janniot. C'est maniéré, sans émotion directe et profonde, loin de la nature. Une photographie immense et confuse est celle, paraît-il, du monument de Nice. Du sous Bourdelle. Un fragment du futur bas-relief de la façade de l'Exposition Coloniale, un éléphant suspendu dans le vide et des nègres suspendus sous l'éléphant. Si on enlève toute la sauce qui est autour de la composition Laprade (piliers, soubassements, escaliers) il reste un parti décoratif absolument semblable à mes Murs. Voilà le véritable esprit "moderniste", c'est-à-dire plagiat. On pille les archaïques et les contemporains et cela constitue "l'avant-garde". Je me domine cependant. J'ai horreur de ces gens qui se plaignent qu'on les copie. Et puis, à quoi cela aurait-il servi? Tout est réglé, j'aurais été ridicule[24]. Je m'en aperçois bien en écoutant la lecture du rapport bien médiocre de Hermant concluant à l'adoption du projet, adopté déjà par les commissions techniques et administratives. Le délégué de la Ville, Martzloff nous dit que les marchés sont prêts. Tout est réglé. Pendant la séance Laprade est assis à côté de moi. Il semble déliquescent, Laprade. On ne sait pas ce qu'il est, même physiquement. Est-il gros ou maigre? Il a toujours l'air tremblant, prêt à s'écrouler, prêt à se sauver, bredouillant, bavotant, clignotant derrière ses lorgnons glissants. Mais [25] sous le sourire timide apparaissent des dents robustes, larges [26], rebondies. Il me dit :

— Ah! Quel calvaire depuis un an, ce projet!

J'ai envie de lui répondre : "Évidemment si vous manquez de parole à tous, les uns après les autres [27], vous devez avoir des embêtements. Et si calvaire il y a, n'est-il pas plutôt pour celui à qui on chipe ses idées." Mais je ne suis plus combatif. Je me suis contenté de lui recommander Pinchon, et Bouchard qui me l'avait demandé. Après tout, cela vaut mieux.

Écrit à Vincent Auriol. Je suis bien ennuyé. Il est tellement gentil. Je lui explique l'impossibilité d'arriver pour cet automne.

Lily me conseille d'écrire à Laprade.

J'ai beaucoup de mal avec ce monument Fauré. Je n'arrive pas à me décider pour un parti pour la figure sur les cygnes.

Madame Bokanowski venue nous voir. Beaucoup mieux physiquement. Moralement... quel effondrement!

27 [février 1929]

Retour de la butte de Chalmont. Impression bien meilleure que la dernière fois quant à l'emplacement. Par contre impression de plus en plus mauvaise de ce Rouge. Du point de vue professionnel, il me paraît se perdre dans de toutes petites questions de détail avant de penser aux grandes questions d'ensemble. Pour la question Taillens, me paraît décidé à jouer un vilain jeu. Très antipathique.

Mais toujours bien préoccupé pour ce mur de l'Exposition Coloniale.

28 [février 1929]

Lettre de Moullé me demandant des précisions sur le projet de Grasse et l'adresse de M. Macomber. Téléph[one] de Pinchon demandant à me voir d'urgence. Téléph[one] du sous-préfet de Montreuil-sur-Mer me disant que la décision est prise de me confier la statue de Douglas Haig. C'est un si gros travail que j'en suis à moitié content. Ceux-là aussi vont être terriblement pressés.

Rendez-vous à l'ambassade d'Amérique avec Bentley Mott et M. Hull où nous nous félicitons de l'aboutissement rapide des démarches pour l'emplacement du monument du comte de Grasse. Puis je rejoins Pinchon aux "Gauffres". Il est très excité, parle de faire une protestation contre l'attribution de la sculpture à Janniot, de mettre la chose au concours, fulmine contre Laprade qui, dit-il, a refusé de me prendre pour sculpteur. C'est possible. C'est probable. Après ses déclarations c'est fort. Mais je calme le bon Émile.

Seconde lecture à ma conférence sur la technique de la sculpture à l'Association philotechnique. Froid. Salle immense. Public terne et sincère.

 


[1]    Barbedienne.

[2]    . Restaurant, rue Royale.

[3]    . Au lieu de : "histoires", raturé.

[4]    . Suivi par : "je n'ai pas donné suite", raturé.

[5]    . Au lieu de : "le chinois", raturé.

[6]    . Au lieu de : "de faire partie", raturé.

[7]    Le Bouclier aux morts.

[8]    . Hameau situé dans l'Allier où, en 1924, un paysan découvre dans une fosse divers objets préhistoriques, dont l'authenticité est controversée.

[9]    Le Bouclier aux morts.

[10]  . Au lieu de : "donne", raturé.

[11]  Amélie et Nadine Landowski.

[12]  . Au lieu de : "prendre", raturé.

[13]  . Au lieu de : "Il est sot", raturé.

[14]  . Au lieu de : "l'Icare de Vincent Auriol", raturé.

[15]  Les Fantômes.

[16]  Ladislas Landowski.

[17]  . Suivi par : "C'est le cas de dire que", raturé.

[18]  . Au lieu de : "critique", raturé.

[19]  . Suivi de : "manquait de", raturé.

[20]  . Mrs Anne Shannon Monroe, journaliste et conférencière américaine de Portland dans l'Oregon, ne reviendra pas à l'atelier comme elle le désirait. Par contre, P. L. l'a remercie pour : "l'intéressant article que vous avez publié dans The Sunday Oregonian, qui contient des lignes qui m'ont beaucoup touchée, sur ma statue de Sainte Geneviève, et sur la visite que vous avez faite à mon atelier." (lettre du 3-10-29).

[21]  Céramiques.

[22]  . Suivi par : "ont-ils battu en", raturé.

[23]  . Suivi par : "l'échantillon de", raturé.

[24]  . Au lieu de : "je serais ridicule", raturé.

[25]  . Suivi par : "le sourire laisse passer des dents avançantes", raturé.

[26]  . Suivi par : "arrondies", raturé.

[27]  . Suivi par : "mais je me retiens, je me contente de lui parler", raturé.