Février-1933

Cahier n°32

1[er] février [1933]

Visite de Sabatté. Il ne faudrait pas qu’il entre à l’Académie. C’est un terrible agité. Il pense surtout à se créer une sorte de clientèle. Apporterait là ses mœurs d’intrigant, son goût des luttes d’influence, et ses mains sales, ses ongles noirs.

2 [février 1933]

Mauclair continue avec sa femme ses intéressants et intelligents concerts-conférences. Celui d’aujourd’hui, consacré à nos poètes et musiciens ayant chanté le Maroc et le Proche-Orient fut très réussi.

Dîner chez les F[erdinand] Dreyfus. Il y avait là Cain, Simiand[1], G. Mauss[2]. On me félicite beaucoup de ma nomination à Rome. Ferdinand Dreyfus me dit que Mistler s’était rendu impossible à tous, qu’il ne reviendra probablement jamais aux B[eau]x-A[rts]. Que même ses protecteurs étaient lassés de lui.

4 [février 1933]

Élection d’Albert Laurens. Ce n’est pas un très grand peintre, mais en dehors des quelques grands[3] qui sont à l’Académie[4], qu’avons-nous comme réellement grand peintre en France? Vuillard évidemment a une valeur réelle, sorte de néo-impressionniste qui a su adapter au portrait la sensibilité impressionniste, originalité de présentation dans son apparence de non arrangement qui vient de Degas. Marquet souvent très remarquable. Tout le reste se vaut et aucun n’égale nos Besnard, H[enri] Martin, Baschet, Simon, Devambez, etc. Dommage que Guirand de Scévola rencontre une telle opposition personnelle. Je le considère comme l’un de nos meilleurs.

Pour l’élection d’un membre correspondant étranger dans la section des Membres libres, j’ai lancé la candidature Blumenthal. Chabas a bondi avec une fureur farouche. Antisémitisme? Rancune, justifiée d’ailleurs, de ne pas faire partie du jury de la Fondation? J’ai tâché de lui expliquer que Blumenthal n’était pour rien dans la constitution des jurys. Rien eu à faire. J’ai rengainé ma proposition, mais je la reprendrai.

Très bonne exposition de Devambez à la galerie Charpentier.

Dans Beaux-Arts, article de Hautecœur sur l’exposition de Belgrade. Comme Focillon et quelques autres, Hautecœur est un lâche. Bouchard et moi exposions. Il ne parle bien entendu ni de l’un ni de l’autre, mais de ces quelques petits serins qui vont dans le sillon de Maillol, comme si vraiment leurs pauvres et médiocres études d’écoliers représentaient quelque chose de nouveau. Ignorance et lâcheté. Pour dire comme les autres.

5 [février 1933]

À notre réception d’aujourd’hui, grosse impression de La France[5]. Louis Artus, tout particulièrement.

Naturellement on parle beaucoup de Rome. Nous y partons dans une dizaine de jours. En suis-je content? Par moments, très. À d’autres pas. Dans deux ans j’en serai, je crois content. Jusque-là j’aurai une existence fort compliquée.

7 [février 1933]

Notre échange de lettres "poétiques" a amené le président Bouisson à me donner quelques séances. Recommencé avec lui ce matin. Il considère la Chambre actuelle comme ingouvernable. Une concentration est impossible. Donc la dissolution est fatale. La faute en sera aux socialistes intransigeants; s’ils ne maintiennent pas leur soutien aux ministères de gauche. Il paraît que Mistler est fou furieux de n’être plus aux B[eau]x-A[rts].

Audience chez de Monzie. Sans grand intérêt. Il se fout complètement de l’Académie de Fr[ance]. Il est sous l’influence de la bande qui en médit, tout en voulant en profiter à l’occasion (voir Maurice Denis). Il m’a paru cependant favorable à la suppression du mariage. Il m’a annoncé qu’il avait délégué comme grand conseiller auprès de Jouvenel, Lagardelle…!?!? Il paraît que Jouvenel a du mal. Il voulait ces jours-ci revenir à Paris. Ce serait de Monzie qui l’en aurait empêché. Ici, naturellement, comme contrecoup de son départ en fanfare, on raconte qu’il a complètement échoué, que Mussolini n’a même pas voulu le recevoir. Notre prochain voyage sera intéressant. Jouvenel, évidemment, a fait au moment de son départ, trop de déclarations publiques. De Monzie est amusant avec les airs profonds qu’il cherche à prendre. Ça ne va pas du tout à son genre de beauté! Peu de têtes à expression aussi matérielle. Du type de ces jouisseurs méridionaux sans scrupule, les Lautier, etc.[6]

8 [février 1933]

Donné au buste de Mme Briey son mouvement. Mieux. Ce buste me donne beaucoup de mal. Je n’en ai pas encore trouvé le secret.

9 [février 1933]

Renseignements chez M. Lamblin sur le budget de la Villa. Il n’est pas gros, mais me paraît suffisant. Je tenais à être renseigné d’avance, avant mon prochain voyage de prise de contact là-bas, dans une semaine. Le traitement de directeur, avec ses frais de représentation et la compensation du change est en somme très satisfaisant. Atteint près de 140 000 F, ce qui fait 110 000 lires. Pour un directeur qui n’aurait pas les charges de famille que j’ai, c’est suffisant, en travaillant. Il faut que nous arrivions à une organisation économique à Paris. Si je pouvais arriver à Rome à ne faire que des travaux pour moi, ce serait merveilleux, avec exposition après le sextennat. Ne rien montrer avant. Mais à ce moment, faire une grande rétrospective avec des morceaux inédits.

Déjeuner chez Madame Simon. Il y avait sa fille, il y avait Mme Cuttoli, la femme du député d’Alger, l’acteur Hervé, Gaston-Gérard l’ancien député, ancien ministre je crois, et Gabriel Boissy, l’homme de Comœdia qui, me voyant entrer vient à moi le premier, me tend la main avec grande amabilité, me dit qu’il est fort content de me rencontrer, que cette rencontre devançait un article qu’il voulait écrire pour dire que je serai un excellent directeur, qu’il connaissait maintenant mes idées sur Rome, qu’elles étaient pareilles aux siennes, donc excellentes, etc. C’est curieux, ce type, jusqu’à ce jour n’a jamais été que désagréable pour moi, je le trouve quand même assez sympathique. Il y a de la bonté chez lui, de l’enthousiasme et puis, comme tous les hommes, [il] préfère les gens qu’il connaît personnellement. Pendant le déjeuner, on a beaucoup parlé de dictature. Beaucoup trop de gens aspirent à jouer la fable des grenouilles. Boissy me disait d’un air connaisseur et rassurant :

— Il ne faut pas craindre la dictature.

Gaston-Gérard prédit des cabrioles ministérielles successives, s’en réjouissant d’ailleurs. Boissy me parlant des relations franco-italiennes m’affirmait que l’Italie n’ayant pu obtenir de la France certaines rectifications de frontières dans le sud tunisien avait occupé les zones réclamées par elle et que la France n’avait pas plus bougé pour protester que pour accorder. Ce n’est pas impossible.

Rendez-vous rue de Coligny pour les essais de jeux d’eau. Bien, quoique les jets soient trop puissants. J’insiste sur mon point de vue. Je crois qu’il triomphera pour des raisons d’économies. Mais il y avait là trop de gens à donner leur avis. Alors j’ai fini par ne plus rien dire.

Passé à la direction des B[eau]x-Arts où j’ai vu Verdier déchu, installé dans un petit bureau donnant directement sur l’escalier. Toujours même conversation depuis des années sur les routes, l’inauguration. Si rien n’a encore abouti de ce côté, c’est bien à cause de son inertie. Il parait que le monument de Bigot est en suspens. Ministre et bureaux n’approuvent pas les devis. Affaire ennuyeuse. La bande en ce moment au pouvoir considère que tous leurs prédécesseurs ont été des idiots, des ignorants, etc. Tout leur est prétexte pour arrêter, transformer, mettre leurs gens à la place des autres. L’éternel jeu de bascule. Pourvu qu’ils ne restent pas trop longtemps. Le plus grave ne sera pas ce qu’ils empêchent de faire, ce sera ce qu’eux feront faire, achèteront. Pauvres collections de l’État. Nos musées seront comme les musées de province allemands.

10 [février 1933]

Billets pris pour Rome! Nous partons vendredi.

11 [février 1933]

Avec Taillens dessins pour projet définitif du Temple.

Déjeuner chez Mme Thomson. Valentine parle avec autorité de la situation internationale. Ah! si on l’écoutait, tout s’arrangerait… Tandis que les gens qu’on envoie de ci, de là ne savent rien, ratent tout. Ainsi ce Jouvenel, quel gaffeur. Il a complètement échoué. Elle qui connaît Mussolini, ce n’est pas comme ça qu’elle aurait agi, etc.

12 [février 1933]

Longue visite au sénateur Bérenger, qui est fort inquiet de la santé de sa femme. Il ne dit pas ce qu’elle a, mais cela doit être bien grave. Il semble très, très affecté. Et c’est très triste de le voir ainsi, dans ce somptueux bureau, arrivé au faîte de ce qu’il espérait… Mais n’en est-il pas presque toujours ainsi, car ce n’est jamais qu’au seuil de la vieillesse qu’on atteint les buts convoités.

Il parle de l’Italie très intelligemment et judicieusement, de la mystique et du puritanisme fascistes. De Jouvenel, il est lui, fort satisfait, explique la raison des bruits que l’on fait courir à Paris de son insuccès par la fureur des réacteurs et de ceux de "la carrière" vexés. Quant à Herriot :

— C’est un fou dangereux, dit-il.

Herriot ayant fait dans un discours des avances à l’Italie attendait une réponse officielle de Mussolini, des remerciements, des témoignages de gratitude. Qui n’a pas bougé.

— Je suis ulcéré, déclare à présent Herriot. J’ai fermé définitivement le livre de l’Italie.

— Il faut qu’à Rome Jouvenel donne l’apparence d’être toujours satisfait, me dit-il. Je crois que c’est assez la manière de Jouvenel.

En me quittant il me donne un pli mystérieux à remettre.

14 février [1933] Rome

Je devrais ouvrir un cahier spécial : "Mon Directorat". Mais mon directorat n’est qu’un épisode dans ma vie, j’espère un charmant épisode, un super-prix de Rome.

J’ai cherché en vain, en approchant de Rome, de regarder la campagne. Il faisait nuit. Je n’ai vu dans le lointain qu’une ligne rigide de réverbères qui se perdait à l’infini… Une autostrada, paraît-il.

À la gare attendait Puech en avant de l’escouade des pensionnaires. Tout le monde s’est mis en marche à ma rencontre. On me présente. Je serre des mains. J’en connais plusieurs, Joffre, Leygue. Il y a une petite femme brune[7] à qui je serre la main sans qu’on me la présente. Dans l’auto directoriale, Puech me dit que c’est la femme de Leygue. La gare est fort agrandie et la place qui l’entoure fort développée. Elle ne fait presque plus qu’une immense place avec celles où les femmes de Bistolfi se tortillent sur des monstres antédiluviens. Je m’y retrouve un moment. Puis nouvelles perspectives. Le Triton du Bernin ne projette plus son étonnant jet d’eau perpendiculaire au centre d’une petite place fermée. Des avenues nouvelles y déversent autobus, autos et piétons. Si l’encadrement est moins pittoresque, la fontaine est toujours belle. La meilleure chose, peut-être la seule bonne chose du Bernin. Nous attaquons la via Sistina. Pas changée. Si, tout de même. Il n’y a plus les volets mystérieux d’où guettaient le passant imprudent de brunes Romaines inquiétantes. La rue est plus éclairée. Je devine un tea-room, très moderne. Je cherche en vain la boutique où[8] le scalpellino  sculptait des Pauline Borghèse en albâtre. Un coiffeur lumineux le remplace. L’obélisque de la Trinité dei Monti. L’escalier d’Espagne. La haute muraille de la Villa, aux pieds de laquelle[9], tout petits le concierge et sa famille attendent. C’est Nazzareno, engraissé, flanqué d’une épouse au visage agréable et de trois belles jeunes filles qui me font penser aux filles du père Fabre[10]... Nous débarquons devant la loggia, bientôt suivis de plusieurs autres autos : celles des pensionnaires. Sous la lumière blafarde nous nous séparons et Puech nous emmène dans le salon encombré de meubles rangés dos à dos comme [dans?] une impériale des anciens omnibus. Un tapis d’un horrible rouge succède là au tapis bleu de la salle à manger. On s’assied et nous continuons d’écouter les lamentations en zigzag de Puech sur ses histoires avec Joffre, sa maîtresse et la famille de sa maîtresse, ou avec le secrétaire général[11], qui me paraît un drôle de type de bureaucrate, si ce que Puech en raconte est exact. Je l’ai aperçu tout à l’heure. Ce personnage m’intéresse, il jouera dans ma vie de directeur un rôle important.

Et maintenant nous sommes dans la chambre dite du Cardinal, sous le plafond à lambris, tout orné de peintures. J’entends le bruit du jet d’eau du jardin. Comme il y a trente-deux ans, quand j’arrivais. J’avais vingt-cinq ans. J’en ai cinquante-sept[12]. Je ne me sens réellement pas changé mentalement, si je le suis physiquement. Je pense à des envois, déjà! Je pense aussi, avec Lily[13], à mieux installer toute cette maison. Nous pensons comment l’organiser pour les visites[14] des enfants[15]. Nous pensons aux pensionnaires qui ne doivent pas être si différents de ce que nous étions. Mais comme je pense aussi à tout le travail que j’ai laissé à Paris, je ne suis pas fâché de ne commencer mon règne qu’au mois de juin.

15 [février 1933 Rome]

Dès mon lever, coup d’œil sur le jardin. Il me semble déplumé. Les pelouses de la villa Borghèse sont encombrées de baraquements qui font un bien vilain effet. C’est beau quand même, mais dans mon souvenir, c’était plus touffu[16].

Au déjeuner, Puech m’informe que les pensionnaires nous invitent à dîner chez eux vendredi, et que demain Jouvenel et sa femme viendront visiter la Villa et les pensionnaires. Il ne parle lui d’aucune invitation. Moi qui arrive avec le souvenir de traditions, je ne comprends pas que le directeur ne prenne pas le premier cette initiative.

Mon élève Leygue me montre son projet d’envoi, une scène de courses cyclistes. S’il travaille, ça pourra être bien, mais c’est bien peu avancé. Il ne semble pas, jusqu’à ce jour, avoir beaucoup travaillé. Peut-être y a-t-il dans mon impression une sorte de prévention parce qu’il est marié. Je ne crois pas cependant me tromper en trouvant que le modèle est très peu employé, et qu’on cherche à faire un peu trop d'économies.

16 [février 1933 Rome]

Le thé offert aujourd’hui par les pensionnaires, l’allure de rigolade qu’a prise la visite de Jouvenel ne sont pas faits pour changer mon opinion pour le mariage des pensionnaires et surtout l’habitation de leurs femmes à la Villa. Par un invraisemblable abandon de son rôle, Puech m’avait déclaré à déjeuner :

— Comme l’ambassadeur vient visiter les pensionnaires, je leur ai dit de le recevoir. C’est eux qui lui offriront un thé. Nous nous contenterons d’assister.

Ceci dit avec cette singulière façon de parler que je qualifierais : à l’écrevisse. Ça consiste à répéter après chaque nouveau mot de la phrase en cours, les deux ou trois mots précédents, cela plusieurs fois de suite. Ce n’est pas un bégaiement. C’est une façon de parler. Ça avance lentement, lentement… Quand vers 3 heures et demie on nous a appelés pour la visite Jouvenel, nous arrivons sous la loggia et trouvons groupés pour recevoir l’ambassadeur et sa femme, non seulement les pensionnaires mais toutes les femmes de ceux qui sont mariés. Elles sont individuellement gentilles, quoique donnant toutes l’impression d’intelligence ordinaire, mais l’ensemble avait une allure de rigolade. Ces petites dames, si on laisse aller les choses, grignoteront la Villa et feront tout effondrer. Ai-je cette impression parce que j’ai conservé le souvenir de ce qu’était la Villa de mon temps, dans les occasions de ce genre? Alors a commencé une invraisemblable balade à travers les jardins et les ateliers, l’ambassadeur et sa femme conduits par les pensionnaires, Puech et moi et Lily suivant. On a fini par arriver dans un atelier où on a trouvé un type couché. C’était un aide de Niermans, l’architecte. Chez Joffre, on a été reçus par sa maîtresse, une brave femme, semble-t-il, qu’il présente à l’occasion dans la Villa comme sa femme. On est revenu prendre le thé dans la bibliothèque, thé offert par les pensionnaires, Puech invité. Et après, une visite au musée des anciens pensionnaires, idée heureuse jadis émise par Besnard, réalisée par Puech avec l’argent d’un Américain ami, M. Fry; l’ambassadeur et sa femme sont partis, invitant à déjeuner à l’ambassade tout le monde pour samedi prochain.

À dîner le soir chez Puech, Vizanova, le photographe de Paris. Il s’occupe ici du catalogue du musée.

17 [février 1933 Rome]

Visite à la fameuse exposition fasciste. Dans son genre, c’est bien fait[17]. C’est surtout une exposition de journaux, de photographies documentaires agrandies. La salle[18] du cénotaphe est émouvante. La mort, pour quelque cause que ce soit, est toujours émouvante… L’ensemble de tout cela est d’une immense tristesse. On en sort comme[19] d’un cauchemar. Dehors une foule sans cesse renouvelée regarde entrer et sortir, avec l’expression de gens qui regardent passer un grand enterrement. Devant chaque pilier de la façade, des soldats, la baïonnette au canon, tiennent leur fusil en diagonale, immobiles[20], tout noirs. Ça a grande allure[21]. Une émotion sort de cette évocation historique et s’étale pour un moment alentour avant de se diluer dans le soleil de Rome. La prise en filature à notre sortie[22].

Le soir dîner des pensionnaires, invités par eux, avec Puech[23]. Joffre, massier, présidait. En face présidait sa maîtresse, Puech à droite, moi à gauche. Lily à la droite de Joffre. Je me promets bien, dès que je serai en fonctions, de remettre ça en place. Je me rappelle que la pétition en faveur du mariage était faite au nom de la morale…

18 [février 1933 Rome]

Déjeuner à l’ambassade. Toute l’Académie. Je me demande qui a envoyé la liste à Jouvenel. Je me fiche pas mal qu’on soit marié ou non. Cependant je ne trouve pas admissible de voir ici, à la droite de l’ambassadeur, la maîtresse de Joffre. C’est d’un toupet excessif. On sait ce que sont ces liaisons d’artistes. Voilà une des conséquences de l’autorisation du mariage. Tant il est vrai, une fois de plus je le constate, que les actes des hommes ont rarement les conséquences prévues. Ce n’est pas, certes, que j’aie à reprocher à l’amie de Joffre. Elle a l’air d’une brave femme. Je la recevrais volontiers chez moi. Mais les conséquences de pareille légèreté pourraient être fort ennuyeuses si leur situation irrégulière s’apprenait. Le laisser-aller de Puech est invraisemblable.

Donc ce déjeuner avait lieu dans le salon des Carrache, sous ce fameux plafond. Au fond bien laid ce plafond. C’est vulgaire à tous les points de vue. On dit que c’est beau par habitude. Ce n’est que de l’habileté. Je crois que ce sont les Carrache les fondateurs des premières académies de peinture, plutôt de la première. Je crois que c’est l’oncle ou le cousin d’Annibal (celui du palais Farnèse) qui eut cette idée, à Bologne. C’était pour enseigner à la jeunesse de son temps le bon goût, par un retour à l’étude de la nature… Qui le dirait en voyant ce plafond!

19 [février 1933 Rome]

Puech nous emmène déjeuner à l’hôtel Ambassadeur chez M. Fry. Invités par ce M. Fry. C’est un vieil et riche Américain qui a fait de très beaux dons à l’Académie. Cinquante mille francs pour le musée. Cinquante mille francs pour la bibliothèque. Il a comme égérie une fort jolie dame française, Mme de…, vraiment jolie et sympathique. M. Fry est un ancien élève de l’Académie Julian, de Jules Lefebvre.

20 [février 1933 Rome]

Voici mes impressions de spectateur, ici, où bientôt je serai acteur principal : Puech, vieillard bien conservé et rusé, me paraît n’avoir aucun contact profond avec la jeunesse, mais il a su[24] se faire donner beaucoup d’argent[25]. Il a d’ailleurs tout dépensé. Quand il me montre un tapis, une tenture, il dit :

— J’ai acheté ça avec les dons.

Il me semble qu’on aurait peut-être pu faire beaucoup mieux, car le salon est affreux et bien usé. Les tapisseries sont toujours traversées par d’affreuses appliques style 1865 en cuivre doré. Puech a obtenu 100 000 F de Coty avec lesquels il a acheté une automobile et une T. S. F. Il a obtenu 100 000 F de M. Fry pour sa représentation et 50 000 F pour le musée et 50 000 F pour la bibliothèque, avec quoi on a fait un catalogue. Il y a eu d’autres dons. Il m’a demandé de lui rembourser la casquette du chauffeur que celui-ci a perdu en voyage et l’assurance de l’auto…

Gauthier, c’est le secrétaire général. C’est un homme à l’aspect inquiet. Une allure de vieux rat. Semble incapable de sourire. Il est très mal avec Puech. Puech raconte que dernièrement comme il avait donné je ne sais quel ordre à un domestique, Gauthier est venu le trouver :

— M. le Directeur, vous m’avez humilié. À partir d’aujourd’hui je ne vous saluerai plus.

Le lendemain de notre arrivée il est venu trouver Lily et lui a dit :

— Madame, depuis deux ans nous avons fait près de quarante mille francs d’économies qui seront à votre disposition pour refaire le mobilier de vos appartements. Ils ont été spécialement réservés dans ce but. Il faudra les dépenser tout de suite sans quoi vous ne pourrez vous en servir que dans deux ans, ou même plus du tout, car il faudra peut-être les reverser au Trésor.

Le soir même nous avons vu arriver des monceaux d’échantillons d’étoffes. Il m’a dit :

— Il faudrait choisir tout de suite.

J’en ai parlé à Puech. Puis-je, n’étant pas directeur en exercice, commander ainsi des étoffes? Et puis, commander ainsi à toute vitesse pour près de quarante mille francs de tissus, ça me paraît difficile, inutile, sinon singulier. Qui signerait ces dépenses? Puech me dit que c’est la manie de Gauthier, d’acheter en gros. Il a ainsi encombré le magasin de kilomètres de tapis qu’il distribue ensuite à tire-larigot aux uns et aux autres. J’ai donc décidé de lui demander de faire reprendre ses échantillons. À ma prise de possession en juin, nous examinerons tranquillement ce qui a besoin d’être refait et commanderons le nécessaire.

Les pensionnaires. Le massier : Joffre, sculpteur, élève de J[ean] Boucher, c’est un garçon d’aspect robuste, visage brutalement taillé, aussi bavard que son patron. Il vit ici avec sa maîtresse qu’il présente comme sa femme. Comme Puech refusait de l’inviter avec lui, Joffre a refusé à son tour d’accepter les invitations de Puech. Elle vient aussi de temps en temps engueuler Puech. Elle est aussi large que haute et doit être plus vieille que Joffre. Il travaille en ce moment à une figure en marbre qu’il appelle Vénus et qui n’a vraiment de Vénus que le nom. Mais il fait des phrases et des phrases, et à sa seconde conversation on a déjà entendu plusieurs fois tout ce qu’il est capable de dire, toute la pauvre littérature qu’il a échafaudée autour de sa statue. Voilà ce que c’est, d’avoir un patron ivrogne.

Giess, peintre. C’est un gros Alsacien. Il est arrivé ici à Rome avec une femme et un enfant. Il quitte Rome avec une femme et deux enfants et une petite bonne. En arrivant, il s’est enfermé dans son atelier avec sa femme et l’a copiée de face la première année, de profil la deuxième, couchée la troisième. Il ajoutait un enfant au fur et à mesure qu’il en arrivait. Peinture très appliquée, très finie, sans aucune sensibilité et dont il émane une forte impression d’obstination butée. Je ne crois pas que jamais ce garçon donne quelque chose d’intéressant. En tout cas ce ne sera jamais émouvant.

Bizette-Lindet, sculpteur. Un petit jeune homme blond et mince, tout en sourires et en timidités. Il est dans mon ancien atelier de S[an]-Gaetan où j’avais fait les Débardeurs, tenté[26] le Héros et Prométhée, fait la Danseuse. Il travaille à une statue couchée qu’il appelle, La jeune fille aux nattes. C’est une figure d’un geste absolument faux, qui ne veut rien dire. Elle est couchée à peu près sur le dos, soulève légèrement une jambe et de chaque main une lourde natte de cheveux. Il dit dans un sourire retenu :

— Je cherche des silhouettes aériennes.

C’est d’une exécution faible. Il a eu le grand prix trop tôt. Je ne crois pas qu’il y ait là beaucoup de tempérament ni d’avenir. Les quelques autres ouvrages en cours dans l’atelier sont tous dans un formule néo-Bouchard qui lui-même est souvent dans une formule néo-romano, à la page.

Brayer. Peintre. C’est un grand, long, pittoresque garçon. Bien sympathique. Au moins celui-là est vivant. Il ne s’immobilise pas dans des théories. Il est dans la rue, le meilleur des ateliers. Il a toutes sortes d’importantes qualités : esprit d’observation, sens du pittoresque, audace de la déformation, fécondité, de l’intelligence et de l’esprit. Il est sensible à la couleur, mais pas assez à la forme dessinée. Il lui manque ce qu’on apprend jeune, qu’on n’a pas su lui apprendre et qu’il n’apprendra peut-être plus. Tel quel, c’est une belle force dont il ne faut atténuer aucune des qualités.

Lengrand. Graveur en taille douce. Un homme réservé, très beau visage à la barbe taillée à la persane. Semble triste. Fait gravement d’excellents dessins d’une amertume, d’une ironie pénible. Tout frôle la caricature, non la caricature gaie et drôle, mais la caricature impitoyable. Certaines choses d’une grande sensibilité indiquent un vrai artiste.

Tondu. Peintre. Un grand type, l’œil noir et pénétrant, une chevelure noire dressée en avant sur le front, une impression d’être en défense [27]. Ce qu’il montre est d’un jeune homme en période de grand trouble. Il me paraît intéressant, mais ce doit être difficile d’entrer en confiance avec lui. Je m’y efforcerai. Il me paraît vivre trop dans son atelier, être trop préoccupé uniquement de recherches techniques, de faire ici ce qu’il ferait tout aussi bien dans son atelier de Paris. Je crois que cet homme-là donnera quelque chose de bien.

Les autres pensionnaires sont Aubin, le fils d’Antony. Enfant gâté, avec sa femme fort gentille. Leygue, mon élève, marié aussi, et qui ne me donne pas l’impression de travailler très sérieusement. Il dit :

— On a fait le prix de Rome pour se sortir de sa mouise de Paris.

Il commence un bas-relief dont le sujet est "Des Coureurs en bicyclette". Je ne crains pas un sujet de ce genre, mais il faut que ce soit remarquablement exécuté. C’est un têtu plein d’arrière-pensées intéressées. On a avec lui l’impression qu’il vous dit des blagues et cherche à vous rouler en tirant de vous le maximum. Ça compensera dans la vie son fond qui doit être paresseux. Il a épousé lui aussi une petite femme de l’École, très jolie et gentille petite femme.

Lagriffoul, mon autre élève. Celui-là est plein d’avenir. Travailleur et sincère. Intelligent. Désireux de faire quelque chose de bien et le fera. Il est dans le grand atelier appelé "La Chapelle" à côté de mon ancien où est Joffre. Il me dit qu’il faut qu’il me fasse une confidence. Je devine qu’il s’agit de mariage. Il ne peut pas faire autrement, car il s’agit d’une jeune fille de bonne famille qu’il a mise enceinte. Il s’agit de la petite Resseguier, l’élève de Sicard. Il me confie qu’elle est venue à son atelier à Paris après son prix. C’était un flirt assez ancien qu’il avait d’ailleurs rompu. Mais à la faveur du concours et du prix, la jeune personne avait fini par réussir à se faire faire un enfant. Les parents du pauvre garçon sont désolés, et lui-même aurait bien préféré n’être pas ainsi contraint. Voilà des opérations qui ne tenteraient pas ces jeunes personnes de l’École si le mariage n’était pas autorisé. Le pauvre va être bien gêné dans son travail avec cette charge prématurée. Cependant il m’a paru décidé à ne pas se laisser encombrer et pour commencer va partir en Afrique et en Grèce seul avec l’architecte Niermans.

Niermans. Architecte. Marié aussi avec une ravissante petite femme blonde. Elle dit :

— Oh! C’était très amusant, la Villa, il y a deux ou trois ans. C’était une vraie nursery. Il y avait untel et untel et untel qui étaient là avec leurs enfants. C’était une vraie nursery.

Si c’est pour ça le prix de Rome. Mais Niermans va envoyer sa femme faire son enfant à Paris. Il finit sa pension et termine un très intéressant travail sur la maison dans l’antiquité et au Moyen Âge.

Des autres architectes il n’y a que le dernier, Montagné, un petit Méridional gascon, qui ne me paraît pas très sérieux. Protestataire et arriviste. Son prix a été mal accueilli par ses camarades, tout l’atelier L. s’étant mis avant l’exposition au travail pour lui dans les dernières 24 heures. Il déclare que le prix de Rome est idiot. Pourquoi faire le concours alors? Personne n’y est forcé.

Carlier et de Dengler, les autres architectes, ils sont en Égypte ou en Belgique… On ne sait pas très bien. Leurs camarades en parlent comme de personnalités invisibles[28].

Du dernier peintre je n’ai rien vu[29]. C’est Cheyssial, un solide Auvergnat à bonne mine qui vient ici en voyage de noces. Il a épousé une toute petite bonne femme[30], qui parle de sa chambre et de son installation comme une cliente d’un hôtel dont elle ne serait pas enchantée.

Il y a encore Pinson, graveur en taille douce, marié également, et qui avant son départ pour l’Italie était dans une telle purée qu’il a fallu que l’Académie lui donne un secours immédiat. Ça n’empêche pas sa femme de resplendir de puissance et de santé. C’est un très charmant garçon.

Il y a Müller, graveur en médailles. Très bien. Très sérieux. C’est un bon élève de Bouchard et de Dropsy. Bouchard en dit le plus grand bien. Il semble[31] être dans les termes les plus amicaux avec Mlle Y[vonne] Desportes, la dernière musicienne.

Y[vonne] Desportes. C’est une grande fille maigre, à cheveux assez dorés et qui fait d’abord assez d’effet. Elle roule des yeux grands et noirs dans une carnation claire. Ça porte assez. Mais les traits sont moins heureux et, pour l’Italie, son profil n’a réellement rien de classique. Elle se déclare elle-même très ambitieuse.

Enfin il y a Jacques Dupont, charmant homme, pianiste remarquable et dont j’avais beaucoup aimé le concours.

Dans l’ensemble tous me paraissent unis par une excellente camaraderie. Ils m’ont tous accueilli tout à fait gentiment. Comme disait la vieille Laetitia :

— Pourvu qu’ça doure!

22 février [1933] Paris

Repris le travail. Montaigne et Foch.

Une lettre de Pommier m’annonce que les travaux des fontaines[32] sur place vont commencer.

À dîner Jacques[33] et Nadine[34]. On est tout à l’espoir de voir jouer Voyage circulaire que Baty se propose de monter, à défaut de Vel d’hiv en suspens à la Renaissance.

23 [février 1933]

F[ernand] Laurent avait organisé et fixé un rendez-vous sur place pour les fontaines. Il y avait tout l’état-major de la Ville. Fernand Laurent n’est pas venu. Martzloff me prend à part et me demande de la part de M. Renard de faire le buste du père du président Chautemps, pour mettre dans le sq[uare] des Arts-et-Métiers. Entendu.

Vient me voir Flegenheimer qui me demande de collaborer avec moi, mais sans préciser à quoi...

 

[1]    . "Simyan", dans le manuscrit. Sans doute François Simiand.

[2]    . Marcel Mauss (?).

[3]    . Au lieu de : "quelques-uns", raturé.

[4]    . Suivi par : "A[lbert] Besnard et H[enri] Martin", raturé.

[5]    Les Fantômes.

[6]    . Suivi par : "(d'autres noms)", raturé.

[7]    . Suivi par : "C'est parait-il", raturé.

[8]    . Suivi par : "travaillait", raturé.

[9]    . Au lieu de : "à ses pieds", raturé.

[10]  . Suivi par : "voyage circulaire dirait Jacques", raturé.

[11]  . M. Gauthier.

[12]  . Suivi par : "Suis-je changé", raturé.

[13]  Amélie Landowski.

[14]  . Au lieu de : "la venue", raturé.

[15]  . Suivi par : "Au fond, nous", raturé.

[16]  . Suivi par : "il me", raturé.

[17]  . Suivi par : "Théâtre", "Mais on en sort avec une impression de cauchemar. Ces photographies", raturé.

[18]  . Suivi par : "des martyrs", raturé.

[19]  . Suivi par : "on s'éveille", raturé.

[20]  . Suivi par : "tous vêtus d...", raturé.

[21]  . Suivi par : "Nul doute que", raturé.

[22]  . Cette phrase est inscrite en regard, page de gauche, au crayon noir.

[23]  . Suivi par : "Puech, c'est couru, ne fait aucun frais de réception. Ce fut gentil. Il", raturé.

[24]  . Suivi par : "ramass...", raturé.

[25]  . Denis Puech a fait en sorte que la villa Médicis accède à la personnalité civile, afin de pouvoir accepter les dons et legs, ce qui est possible depuis le décret du 28 juillet 1927.

[26]  . Au lieu de : "commencé", raturé.

[27]  . Au lieu de : "perpétuelle défense", raturé.

[28]  . Suivi par : "et assez farceurs", raturé.

[29]  . Au lieu de : "De l'autre peintre, je n'ai rien vu", raturé.

[30]  . Suivi par : "ratatinée avant l'âge", raturé.

[31]  . Suivi par : "au mieux avec", raturé.

[32]  Sources de la Seine.

[33]  Chabannes.

[34]  Jacques Chabannes et Nadine Landowski-Chabannes.