Cahier n° 35
31 décembre 1934 - 1[er] janvier [19]35 [Rome]
Encore une journée à peu près perdue. Matinée, achats de bibelots divers pour les jeunes femmes des pensionnaires. À déjeuner le jeune Boppe. Il venait très obligeamment me porter le livre des adresses de l'ambassade pour m'indiquer les personnes intéressantes ou utiles à inviter. Comme en le recevant, je lui disais que nous allions enfin bientôt recevoir[1] la visite tant attendue de Laval, il me regarde d'un air sinistre et désolé :
— Il ne vient plus. Tout a craqué.
L'agence Havas[2] allait communiquer cette nuit une note[3] terrible, rejetant de manière violente et méprisante sur l'Italie l'échec des négociations. Cette note avait été donnée à Havas par nos Aff[aires] étr[angères]. Heureusement, elle put être arrêtée à temps, sur la réaction de l'Italie. Laval fit dire que cette note était un faux. On arrivera paraît-il à savoir de qui elle émanait. En attendant, Suvich fit parait-il dire à Chambrun que cette note leur rendait à tous deux leur position impossible, et qu'il valait mieux arrêter les conversations. Aloisi est de son côté désolé. Depuis deux jours téléphones et télégrammes n'arrêtaient pas. Émile Mâle me disait ce soir que toutes les nuits les fenêtres du palais Farnèse restaient allumées jusqu'à trois heures du matin. L'écueil, c'est toujours l'Europe centrale, la question autrichienne compliquée du différend roumano-hongrois. Dans l'entente envisagée, la France veut faire entrer la Roumanie. L'Italie ne veut pas et par contre veut faire entrer la Pologne, dont la France ne veut pas. Du moins, c'est ce que j'ai compris de ce que disait Boppe. Donc à midi, on en était à l'arrêt complet. Cette nuit, Anglès me disait que les conversations Suvich-Chambrun ont repris. Que rien n'est tout à fait perdu, mais que le voyage Laval est certainement reculé, jusqu'à quand?
— On verra ce qui en est demain, par le discours de l'ambassadeur, me disait aussi Émile Mâle cette nuit.
Mais lui est très hostile aux Italiens. À mon avis, il les juge mal, n'apprécie nullement ce peuple à sa valeur, mésestime sa volonté (esprit général ici d'ailleurs. La Rozière ce matin — 1er janvier — critiquait violemment la mesure d'interdiction des trompes d'auto, trouvait méprisable la façon dont l'ordre avait été suivi. Mais s'il s'agit d'une collective volonté de discipline? C'est un très important signe de force.) Il paraît que la fameuse note Havas était une subtile et brutale manœuvre française. Elle ne glissa jusqu'à Rome que juste assez pour laisser croire que la France ne craignait pas la rupture. Mais elle ne glissa qu'à Rome. Pas un journal français ne la soupçonna. Aux dernières nouvelles de ce matin les choses s'arrangent. Il semble qu'en fin de compte tout se ramène à ceci : Mussolini voudrait que Laval vienne, en laissant dans le vague les points difficiles (Autriche, Hongrie, Abyssinie, accord naval). On verrait après. En attendant signons les accords acquis (statut tunisien, chemin de fer Djibouti, frontières sud-tunisien, etc.). La France ne demande qu'à venir, mais veut que des principes [4] d'accords soient déjà acquis, quitte à préciser les modalités ensuite. La France a souvent eu tort ces dernières années, mais cette fois-ci je crois qu'elle a raison. Chez M. Charles-Roux, le commandant de la Rozière me résumait ainsi la situation, confirmée par un de ces messieurs de la chancellerie. Laval, avant d'annoncer en quelque sorte son voyage pour le 3, avait envoyé une note résumant le programme d'un accord. Il comprenait en plus des connues conventions pour l'Afrique, des propositions de pactes de protection de l'Autriche, et une sorte de garantie du maintien de la situation territoriale du centre Europe. La petite Entente garantissait les frontières de l'Autriche et petite Entente et Hongrie et Autriche signaient des pactes de non-agression et aide mutuelle en même temps que France et Italie. Accepté en principe, répondit Mussolini à condition que suffisent pour la garantie autrichienne les signatures des puissances limitrophes. Accepté, aurait répondu Laval. L'Italie se refuse en fait à reconnaître cette petite Entente qui la barre en Europe centrale. Bref les choses s'arrangeaient par des compromis que le temps aurait fixés. Et Laval laissait de plus en plus annoncer son imminente arrivée. Mais à la dernière minute, l'Autriche fait savoir qu'elle se refuse à laisser garantir ses frontières par ses anciens sujets : Yougoslavie et Tchécoslovaquie. L'Italie fait alors savoir qu'elle ne peut aller contre les désirs de l'Autriche. La Hongrie fait savoir qu'elle ne veut entrer dans aucun pacte fixant définitivement ses frontières. La Roumanie fait savoir qu'elle considère les traités comme intangibles. Bref, toute la combinaison Laval est par terre. À Paris, on accuse l'Italie d'avoir suscité l'opposition autrichienne. D'où la fameuse note de la nuit du 30 [décem]bre. Mauriac[5] disait chez Charles-Roux, tout à l'heure, qu'à Paris on lui assurait que Laval jouait supérieurement. Oui, disait Ch[arles-]Roux, il a joué supérieurement tant qu'il n'a pas fixé la date de sa venue. À partir du jour où il a fixé un jour (3 janv[ier]), il n'a plus joué supérieurement. Il joue sur cette conviction que l'Italie ne peut plus se rapprocher de l'Allemagne, que sa situation financière est telle que si elle ne s'entend pas avec nous ce sera un effondrement, que les circonstances lui imposent donc l'Entente. Toujours la partie de poker. Mais dont dépend la vie de nos enfants! Attendons…
Direction : Préparation de la petite soirée traditionnelle. Quelques invitations supplémentaires que j'étendrai l'année prochaine si nous sommes encore ici. Achats de bibelots.
Visite d'une jeune sculpteur espagnole, Signorita Jans-Jordi qui vient ici faire le buste de l'infante d'Espagne dont le mariage doit avoir lieu dans une dizaine de jours. Elle ne sait où s'installer. À l'Académie d'Espagne, impossible, bien entendu. Elle me demande de l'aider. Je ne vois aucune autre solution que de lui donner un coin de mon atelier (cela hier 31).
Aujourd'hui visites protocolaires ordinaires. Bon discours de Chambrun, habile, prudent, plein d'espoir, mais il est désolé de n'avoir pu annoncer la visite Laval. Bon discours Charles-Roux. En allant signer chez le Roi, j'avais oublié mon chapeau dans la voiture. En sortant j'avais l'air fort idiot, ainsi nu-tête, seul sur cette immense place du Quirinal, qu'une foule parquée loin entourait pour voir arriver les gens chamarrés. Quoi de plus impressionnant qu'un grand larbin!
Nouvelle visite de la sculpteur espagnole.
Visite de Bozza et sa femme. Je suis persuadé que ce gaillard a l'intention de l'installer à la Villa. Préoccupation de directeur. Comme c'est peu intéressant.
2 janvier [1935 Rome]
J'installe la Signorita Jans-Jordi pour son buste de l'infante Eulalie.
Je termine l'armature pour le groupe Nocturne, mon[umen]t Fauré.
À déjeuner Schneider et Fr[ançois] Mauriac. Celui-ci raconte sa visite au cardinal Pacelli. À propos de quoi Mauriac juge sévèrement le rôle de l'A[ction] F[rançaise]. C'est un esprit libre. Visite à Charles-Roux. La situation s'améliore. La visite Laval devient certaine.
Après-midi, visite de Pierre Lyautey. Il me parle d'un mon[umen]t à Lyautey pour Casablanca. Malissard et Cogné intriguent. Alors on parle d'un concours. Je dis que je ne le ferai certainement pas. La seule chose qui m'intéresserait, ce serait le groupe des 4 cavaliers arabes avec les 4 drapeaux dressés perpendiculairement. Le groupe sur un arc de triomphe carré (arcus Quadrifons de Rome).
3 janvier [1935 Rome]
L'annonce officielle de la venue de Laval comble les journaux de satisfaction! Il arrive demain. J'en suis avisé par le palais Farnèse.
4 janvier [1935 Rome]
Nous étions à la gare pour recevoir Laval. Mon Dieu qu'il est vilain. Tout noiraud avec sa mèche sur le front. Il descend du train suivi de ses collaborateurs et d'une bande de journalistes. Et Mussolini était là, à l'attendre.
[1] . Suivi par : "enfin", raturé.
[2] . Suivi par : "avait envoyé", raturé.
[3] . Suivi par : "fausse avec", raturé.
[4] . Au lieu de : "modalités", raturé.
[5] . François Mauriac suit la visite de Pierre Laval pour le Journal.