Mars-1936

Cahier n° 36

8 mars 1936 Boulogne

Journée au Moulin[1]. Temps gris. Néanmoins charme toujours aussi grand de cette propriété. Le jeune Maurice a fait du bon travail. Les arbres fruitiers commencent à être tous transplantés. J'en viens à l'âge où l'on voudrait vivre tranquille, près de la nature, où les choses évoluent lentement. Regarder une plante pousser…

Et pour changer, ce soir à la T. S. F., un discours d'A[lbert] Sarraut, dont le moins qu'on puisse dire, à première vue, est qu'il était bien inutile. Je souhaite de me tromper.

9 mars [1936]

Terminé le modèle du buste Dubail.

Écrit à M. David-Weill pour ma demande d'argent pour mes pensionnaires mariés.

Écrit à la bonne Madame Riou pour lui annoncer enfin le départ du dernier bas-relief.

Et bien d'autres lettres. Mais pas encore renvoyé l'engagement demandé par le comité Thomas pour le 1er mai 1937. Il faudrait fin juin.

Bon travail, après-midi à la Mère du groupe de la Paix (Briand).

Visite de Lemaresquier qui me dit la joie enfantine de Boucher[2]. Il en veut à Bouchard de son opposition :

— C'est un tigre, cet homme, mais j'en ferai ma descente de lit…

Il persiste à me conseiller de démissionner de Rome.

— Tant que tu étais là, ma foi, comme tu es bon camarade, on ne cherchait pas trop à te nuire. Mais ta direction est un fameux prétexte pour te classer en retraite. Crois-moi, reviens.

Il paraît d'ailleurs que les candidatures se manifestent en sourdine.

À déjeuner, la tante Henriette[3] et Isay. Il me demande de le présenter à R[ené] Baschet pour un article qu'il voudrait faire dans L'Illustration sur mes fontaines[4] et les fontaines de Paris (Bouchardon, Jean Goujon, Carpeaux, etc.). Il me demande aussi de le présenter aux de Fels, pour d'éventuels articles dans la Revue de Paris. Il me montre une lettre fort élogieuse que vient de lui écrire Doumic pour un article sur le décor moderne que la Revue des Deux Mondes va lui publier. Il me parle encore fort sévèrement de Huisman, de plus en plus inféodé aux groupes "avancés" et même, assure-t-il, homme d'argent. Cela je n'en crois rien. Mais sa prédilection pour les artistes "de gauche", comme il dit assez puérilement, est navrante. Snobisme ou lâcheté devant les journalistes? Ou mauvais goût réel? Quelle que soit la raison, c'est bien dommage. Il paraît que son intention serait de nommer Mallet-Stevens à la direction de l'École des beaux-arts! Il l'a déjà nommé à Lille où il fait ses armes. Et voilà comment rapidement l'art en France se trouvera ramené au niveau de tout se qui se fait autour, perdra la direction et la suprématie qu'il avait. Ici, comme en politique, l'origine du désastre est dans l'importance donnée à la presse, dont tout le monde a peur.

10 mars [1936]

Ch[arles] Prince me téléphone : il est optimiste. Par contre Marthe de Fels converse avec Lily et est très pessimiste. [François]-Poncet téléphonerait de Berlin conseillant la fermeté. Hitler ne serait pas si solide que cela.

Aux fontaines[5] : léger travail à la Ville de Paris. Mais on travaille mal ainsi, anecdotiquement. Les mosaïques de Labouret ne sont vraiment et décidément pas belles. Ça n'a pas l'air d'un type bien épatant. Mais je suis étonné que des jeunes artistes[6] ne s'occupent pas eux-mêmes de ces dessins.

On est, paraît-il, à l'École, très surexcité par le jugement du concours de Rome des architectes où les élèves de Bigot sont montés en loge grâce à des tricheries. Une protestation serait faite.

Bonne, excellente séance à la femme agenouillée du groupe de Briand.

D'une certaine ironie en ce moment. Il paraît que Sarraut a fait un très bon discours à la Chambre et que seule la droite n'a pas applaudi. Toujours la mentalité des émigrés.

10 [mars 1936]

J'ai fini le grand buste du général Dubail. Il est bien. Travaillé à la tête de la Ville de Paris, à la porte de S[ain]t-Cloud. Encore les affreuses mosaïques de Labouret. Ce petit Pommier est vraiment paresseux et insuffisant. En fait il ne savait que faire et quels conseils donner à Labouret. Il compte trop sur les autres pour lui arranger son affaire. Voilà qu'il est allé me chercher ce brave Breton pour les dalles de bronze sculptées (Armoiries de la V[ille] de P[aris] et de S[ain]t-C[loud]) du centre. L'idée première d'ailleurs n'est pas bonne de mettre en plein centre d'un passage un motif ouvragé qui risque de faire tomber les gens.

Il paraît qu'au concours de montée en loge des architectes, les élèves de Bigot ont furieusement triché. Les jeunes gens pensaient même un moment protester. Mais il y a des choses qu'on sait et qu'on ne peut pas prouver.

Et je travaille au groupe La Paix du mon[umen]t Briand. La figure agenouillée dont le sentiment est bon, je crois. Je n'entends plus parler de ce comité trépidant. Pour moi, je travaille et ne leur donne pas signe de vie.

11 [mars 1936]

Donné aux jeunes Masson-Destourbet et Tambuté une bonne idée essentielle pour le décor de leur mail : au lieu de chercher des formes compliquées, partir de formes élémentaires et géométriques. Je leur propose d'énormes dés sculptés sur les quatre faces. Et aussitôt, en croquis rapides, nous nous sommes rendus compte que ça faisait très bien. Ils sont partis enchantés et me soumettront bientôt des dessins précisés[7].

Visite de Büsser qui me dit le plus grand bien de notre petit Marcel.

À la galerie Charpentier, je tombe en pleine inauguration des maquettes du paquebot Normandie. Je vois trois panneaux que je crois de Jeanniot. Mais j'apprends qu'ils sont chacun d'un différent auteur qu'aucun n'est Jeanniot, mais que ce sont Poisson, Pommier, Delamarre. Devant les cartons de Dupas, je trouve Huisman qui me dit avoir horreur de ça et préférer le cubisme… Sans doute je n'aime pas le côté maniéré de Dupas, mais il y a là de jolies trouvailles imaginatives, et même des morceaux très sensibles.

Les dessins de la chapelle Schn[eider][8]. Peut donner quelque chose de bien intéressant. Mais cela se fera-t-il? J'aimerais bien que l'on me confie tout, c'[est-]à-d[ire] aussi la chapelle elle-même.

Charpentier me parle de l'exposition rétrospective de mes œuvres. Je fixe 1938. Mais si je pouvais avoir le Jeu de Paume ou même l'École des b[eau]x-arts.

12 [mars 1936]

Courte visite chez Marthe de Fels, qui semble fort inquiète de ce qui se passe à Londres. Et elle est renseignée. Les Anglais seraient très disposés à traiter. Paris est intransigeant. Paris aurait complètement raison si tant d'erreurs n'étaient pas à la base de l'actuelle situation, et si nous étions sûrs de l'appui total et sans réserve de ceux qui nous ont sauvé en 1914-1918. Mais nous ne sommes très bien ni avec l'Angleterre, ni avec l'Italie, ni avec l'Amérique. Alors?

Dîner chez Marguerite Long, en l'honneur du pianiste Sauer. Il se donne des allures de Liszt. Il y avait son élève-maîtresse, Mme Moralès, jeune mexicaine, à laquelle il a fait un enfant il y a deux ans. Il a soixante dix-huit ans, elle, une trentaine d'années : c'est une belle petite brunette grassouillette. Il y avait l'ex-ambassadeur français en Turquie, M. Kammerer, qui me parle de l'Abyssinie pour me dire son incompréhension totale de l'effort italien qui ne rapportera rien de réellement substantiel. Les Européens ne peuvent même pas s'y acclimater sur les hauts plateaux.

13 [mars 1936]

Je reçois, à la porte de S[ain]t-Cloud, la visite de mes charmantes élèves, N[inette] Lemaresquier et Josette Halphen. Pommier[9] (qui n'est au fond qu'un petit arriviste assez mufle et combinard) me dit qu'il a demandé à Breton de sculpter les dalles de bronze encastrées au centre du dallage! Je souligne l'inconvenance du procédé, car le sculpteur de ce monument ne peut être que moi. J'insiste seulement pour qu'on me soumette les dessins. Le projet premier dessiné par Pommier n'est pas bien. Et puis c'est idiot, dès la conception, de coller des motifs à reliefs dans un passage. Il fallait là une mosaïque, comme à Genève[10]. Mais ces jeunes architectes ne travaillent pas. Ils s'agitent et ne pensent qu'à traiter des affaires.

Dîner chez Jacques. Il y avait Huisman et sa femme. Huisman est inquiétant. Il cherche le vent. En art, où il a malheureusement influence prépondérante, il va à fond aux coteries dites de gauche, parce que la presse les soutient et les marchands. Je me rappelle sa liste des peintres pour les décorations des palais à l'Exposition. Rien de plus amusant à observer que H[uisman] devant des tableaux. Il ne regarde pas, réellement pas. Il bavarde[11], parle de tout autre chose. En politique il est également en train d'évoluer, mais en sens inverse, parce que là le vent semble souffler vers la droite. Il s'est mis à critiquer de manière si singulière la Société des Nations que sa gentille femme elle-même n'a pu s'empêcher de souligner son brusque retournement :

— Mais tu disais tout le contraire, il y a deux jours.

Il a été très gêné. C'est que, quand on veut garder une place, il faut être prêt à bien des palinodies.

Il y avait l'ambassadeur de Turquie, M. Suad. Il considère très important notre pacte avec les Soviets, sur lesquels, dit-il, on peut absolument compter. Il juge très sévèrement l'attitude actuelle de Tardieu qu'il qualifie d'antipatriotique. Ce n'est pas dans un moment dangereux comme celui-ci[12] qu'on doit venir attaquer la forme de gouvernement de son pays. C'est lui nuire et l'affaiblir en pleines négociations. Il juge aussi stupide l'entreprise éthiopienne qui n'apportera aucune richesse et ne résoudra certainement pas le problème démographique.

Il y avait Baty, directeur du théâtre Montparnasse. Homme intelligent qui a dit des choses intelligentes sur la formation des comédiens.

14 [mars 1936]

À dîner les Lemaresquier. Très gentils. Lui me pousse beaucoup à revenir de Rome.

15 [mars 1936]

Visite de Gaumont, à propos d'une modification qu'aurait proposé Bouchard au jugement du concours de Rome, modification qui consisterait à revenir à l'ancien système qui permettait plus facilement de reconnaître les figures (simplification des tricheries). N'étant pas ici, je ne peux rien faire. Mais comme on n'a plus triché avec le nouveau système, je ne crois pas qu'il faille attacher d'importance à ces fluctuations. Il voudrait aussi beaucoup que je revienne de Rome.

Charmante journée au Moulin. J'aimerais pouvoir m'occuper de près de ce joli endroit. Le vieux bonhomme sympathique qui taille mes arbres me dit :

— Vous avez une petite fortune en arbres fruitiers.

Le fait est qu'il y en a une énorme quantité et beaucoup de qualité.

Au retour, visite à Paul Léon[13], avec qui je voulais parler[14] de mon départ de Rome. Il y a beaucoup réfléchi et me conseille de revenir. Les inconvénients à y rester sont plus grands que de démissionner. L'essentiel est de s'assurer d'avance du successeur éventuel. Si Devambez voulait y venir, ce serait parfait. Car les deux autres, Leroux ou Aubry, et le troisième larron Maurice Denis ne seraient pas fameux. Denis a du prestige, mais détruirait. Leroux et Aubry sont sans prestige.

(Jacques[15] me donne sa dernière mouture de Simone Dolly[16]. Il a bien abîmé la scène du couvent.)

16 [mars 1936]

Chez Pontremoli, avec qui je voulais parler de mon départ de Rome. Ça n'a pas été possible. Il s'en doute, mais y est hostile. Peut-être pense-t-il que je vise l'École, à laquelle je ne pense pas et que je ne sais pas si j'accepterais si on me l'offrait, et que d'ailleurs on ne m'offre pas. La conversation n'a pu s'accrocher de ce côté-là, d'autant moins que Suzanne est arrivée et s'est installée. Alors parlé de succursale de la bibliothèque, pour quoi il m'a donné un bon conseil : faire non une seconde bibliothèque, mais un dépôt de livres.

Commencé les gueulards de la seconde fontaine[17] dont les thèmes seront marionnettes et pantins. Fini le bas-relief de Thomas à la tribune.

17 [mars 1936]

Visite de M. David-Weill pour le buste de Dubail. Bien. Je le remercie encore de son don promis de 10 000 F pour les pensionnaires mariés.

Enfin mis au point la base du tombeau Foch. J'en suis content. C'était difficile.

Presque fini la figure agenouillée du monument Briand avec la petite Combet.

Visite de Gosset pour les bustes de Terrier et de Proust. Il pense tout à fait comme nous aussi bien pour l'affaire italienne et l'affaire actuelle de la Rhénanie. Puis visite de Maurice de Rothschild pour le buste de sa mère[18], mais qui me parle surtout de sa candidature comme membre libre à l'Académie. Il connaît l'âge de tous les membres libres actuels et leur état de santé.

Téléphone de Ladis qui me dit savoir de source sûre que les choses s'arrangent à Londres.

18 [mars 1936]

Hier soir, au cinéma, vu Les Temps modernes de Charlie Chaplin. C'est plein de trouvailles, mais ce sont des drôleries qui se succèdent, sans grand lien. Il en sort cependant une mélancolie et une critique assez émouvante d'une époque dure.

Ce matin, Rudier est venu me chercher pour Le Berger qui doit aller à l'exposition de Venise. Nous avons déterminé la patine. Il m'a fait visiter ses salles d'exposition. Il y a des Rodin, qui reste un homme considérable. Avec Cons[tantin] Meunier, c'est le grand sculpteur de l'époque, et même avant Meunier, plus limité et moins savant… quoique… enfin ne comparons pas. Il y a là l'Heraklès de Bourdelle qui est sa seule bonne chose, bien loin de Rodin. Mais, vraiment sans parti pris, quand on voit les nus de Maillol et de Despiau on est stupéfait de l'importance qu'on veut donner à ces médiocres. Maillol, réellement, ça ne dépasse pas la fabrication décorative d'ouvriers de maisons de commerce où l'on fait du Louis XIV antique à travers Versailles. Despiau, c'est peut-être encore un peu plus bas. Ça ne dépasse pas les rondes-bosses d'atelier que les élèves débutants de l'École font en fin d'année. C'est d'une faiblesse! On ne peut s'empêcher d'avoir un sentiment d'irritation quand on pense que Huisman a dépêché à Maillol dans le Midi un émissaire pour le supplier de donner une œuvre à L'Exposition de 37 et qu'il a confié à Despiau la statue centrale des Musées. Quelle lâcheté devant la presse. Le rôle qu'aura joué la critique dans la décadence de l'art serait à bien mettre en valeur.

Behrendt me raconte l'histoire suivante, à propos de son Sisley qu'il a fait rentoiler. Il l'avait confié à un nommé André, rentoileur, qui la lui rapporta, bien revernie. Une quinzaine de jours après, il reçoit un coup de téléphone de Durand-Ruel qui demande à venir le voir. Visite des tableaux. Le lendemain, nouveau coup de téléphone :

— Votre Sisley est un faux. J'ai le vrai ici chez moi.

André avait copié le Sisley, avait renvoyé à Behrendt la copie et vendu le vrai. L'acheteur avait porté son acquisition à Durand-Ruel pour expertiser. Le hasard faisait que c'était lui qui l'avait jadis vendu à Behrendt. Mais le plus amusant est que Behrendt ne s'était pas aperçu qu'on lui avait remplacé son vrai par un faux.

19 [mars 1936]

Fini la figure agenouillée (pour être habillée) du monument Briand.

Les nouvelles de Londres sont bonnes.

20 [mars 1936]

Visite de Dezarrois à la porte de S[ain]t-Cloud, puis journée au ravissant et fructueux Moulin. Cet endroit contribue beaucoup à me faire désirer revenir de Rome.

Il paraît que l'attitude violente de Ribbentrop à Londres a beaucoup contribué[19] à l'accord final des Locarniens. Lors de son entrevue avec Eden[20] il fut d'une incroyable violence, donnant des coups de poing sur la table, menaçant.

21 [mars 1936]

Dernières instructions à la porte de S[ain]t-Cloud[21] et à l'atelier avant mon départ pour Rome demain. J'ai bien fait de prolonger d'une semaine mon séjour ici. J'ai pu mener à bonne fin mon travail, suffisamment pour qu'on puisse avancer pendant mes deux mois où je vais être absent. La base du sarcophage Foch est tout à fait trouvée. Le nu agenouillé pour le monument Briand est à point pour qu'on le monte en grand.

Sur les fontaines [22], mes hommes ont tous leur besogne bien tracée.

Maintenant à Rome, il faudra que je finisse mon Nocturne.

Mais au point de vue direction, ça ne va pas si bien. Fournier m'envoie le budget à signer. Il en envoie une série d'exemplaires directement aux Beaux-Arts. C'est assez idiot. Enfin, ça ne va pas durer.

22 [mars 1936]

Voilà encore un article dans l'Œuvre où on parle d'inaugurer le monument Briand en juin! C'est incroyable. Je me demande si je ne devrais pas écrire une lettre publique pour en finir avec cette pression.

Madame Malaterre téléphone à Lily. Il paraît que le gouvernement anglais a de grosses difficultés. L'opinion publique ne le suit pas du tout dans la voie de l'énergie. On ne comprend pas alors, pourquoi elle était si ardente contre l'Italie. Incohérence partout. On recule de plus en plus la présentation de l'accord aux Communes, car on n'est pas du tout sûr d'avoir une majorité.

Passé chez Nadine. Son tableau s'arrange.

Départ pour Rome.

23 [mars 1936 Rome]

Avons voyagé avec la charmante Madame Daliétos. Elle n'aime pas M[ussolini]. Elle dit que son mari en a horreur. Accord complet.

Je trouve un gros courrier! De la pauvre Mme Riou qui me dit que son mari est mourant. De Lamond[23] qui me demande à organiser un concert des pensionnaires français et américains à la Villa. D'élèves de Paris. De la revue Latina qui me demande un article[24]. Du ministre Guernut qui me délègue des pouvoirs pour la signature de la cession du bout de terrain de porta Pinciana, etc. Mais pas de réponse de Carlu à la demande que je lui ai faite sur le sort réservé aux monuments de Grasse et Paul Adam[25]. Muflerie de l'époque.

24 [mars 1936 Rome]

Repris immédiatement le travail à mon Nocturne. Impression bonne, quoique ce soit moins avancé que je croyais l'avoir laissé[26]. Maintenant je vais le mener jusqu'au bout sans plus bouger. Visite à Jérôme. Il ne va pas mal. Il me dit qu'il ne se sent pas mal du tout. Son tableau vient bien. Il y a même de très belles qualités, vérité et émotion et de beaux[27] rapports de tons. Mais encore, notamment dans la muraille[28], des tons communs et faciles. Je le lui dirai.

Réunion avec les musiciens pour l'organisation de notre annuel concert. Il paraît que Dupont durerait trop longtemps. Au lieu de son Concerto pour violon ses camarades préféreraient celui pour piano ou ses Mouvements symphoniques. Yvonne Desportes donnera son ballet. Elle est restée après le départ de Bozza, Challan et Planel pour me demander de pouvoir demeurer quelques mois à la Villa après la fin de sa pension. J'aurais préféré qu'elle partît, car sa situation avec Gem[ignani], alors que son divorce n'est pas prononcé, est ennuyeuse et un peu ridicule.

Thé avec tous les pensionnaires. Les pauvres jeunes gens sont bien inquiets. Ce moment me rappelle celui où j'étais pensionnaire et le coup d'Agadir. Les choses alors se sont arrangées. Mais les États n'étaient pas menés alors par des fous sanguinaires comme cet Hitler ou celui d'ici. Il vient de prononcer aujourd'hui un discours terrifiant de conformisme. Non. Ce n'est pas un grand homme. Apporter la guerre, vraiment, cela n'a rien de nouveau, hélas! S'y résigner avec orgueil, cela n'a rien de nouveau non plus. Et tout ça, pour maintenir ce peuple dans cette servitude, cette ruine et n'avoir pas à lui donner d'explications.

Il paraît que des avions allemands auraient survolé Strasbourg.

Demain visite aux ateliers.

25 [mars 1936 Rome]

Le grand tableau de Cheyssial a le tort d'être grand! Il n'y a pas de point central (la scène capitale dans une pièce de théâtre). S'il était la moitié de ce qu'il est, ce serait bien. Ça ne méritait pas cette dimension (les bords du Tibre, des baigneurs, des baigneurs du dimanche). Son autre toile, Maternité, bien mieux. Sorte de composition en frise très bien. Exécution un peu superficielle et formes parfois vides. Les grands nus n'ont pas donné ce que j'espérais. Cela doit tenir à certains procédés techniques qu'on ne sait plus. En somme assez faible. Mais du travail.

Gemignani a beaucoup fait progresser son Dionysos. Mais je ne pense pas qu'il y ait un gros avenir chez ce garçon. Il y en a beaucoup plus chez Bouscau. Ce qu'il fait est, en ce moment, influencé de Bourdelle. Ça lui passera. C'est intelligent et puissant. Lagriffoul aussi a devant lui de grands espoirs. Il est travailleur et imaginatif. Bouquillon[29], je le trouve moins intéressant. Il me fait l'effet d'un chien de chasse. Son bas-relief, Baigneurs, a des morceaux pas mal, mais il est incapable d'aller aussi loin qu'il faudrait, et toutes les têtes sont assez bêtes. Il vient de faire un bon buste de Charles-Roux. Il y a ici un garçon très fort, c'est Lemagny. Il l'est presque trop. Nous voici en présence de cette fameuse question de la perfection[30], qu'il est à la mode aujourd'hui de qualifier de nuisible : c'est un sophisme de plus. La connaissance parfaite de son art et de toutes ses ressources techniques ne sera jamais nuisible. Elle n'enlèvera pas la sensibilité à qui l'a en soi. Elle donnera[31] aux ouvrages de qui n'en a pas tout au moins la valeur de la chose bien faite. Il y a de la froideur dans ce que fait Lemagny. Il a des idées et de l'imagination. Son étourdissant métier donnera toujours de l'intérêt à ce qu'il fait. Il ne travaille qu'à la mine de plomb et en tire des effets surprenants. Il avait eu une idée heureuse. Un jeune moine sur une route, croise une belle fille qui porte une cruche. Il se concentre en prière et passe son chemin tandis que la jeune fille se retourne. Composition bien équilibrée, les deux figures faisant comme deux colonnes de chaque côté du dessin. Dans le fond une fontaine où les femmes viennent remplir leurs cruches. Son autre grand dessin s'appelle Les Vierges. Trois vieilles filles fanées par l'abstinence regardent trois jeunes filles dont deux sont nues, et ne se sont abstenues de rien. Comme dans le premier dessin il y a un côté maniéré, à la fois trop arrangé et pas assez.

Je ne sais trop que penser de Jaeger. Il me paraît faible.

Montagné me montre des dessins cotés, qui me semblent soigneusement faits du théâtre de Delphes et du Theseion. Quant à Courtois, il n'en fiche pas lourd. Il dessine bien, très bien même.

Doguereau qui vient régulièrement travailler son piano, nous disait que le récent discours du Duce est un bluff. Il n'y a rien de consistant; leurs matières de remplacement synthétiques n'ont pas donné de bons résultats. Les phrases affirmatives cachent le vide.

26 [mars 1936 Rome]

Au déjeuner des Anciens combattants, je suis à côté de La Rozière. Conversation des plus intéressantes que j'essaye de résumer :

Position de l'Italie : Il y a d'abord une chose dont on peut être sûr, malgré les rodomontades et les affirmations contraires, c'est que les sanctions agissent, lentement sans doute, mais effectivement. Ce sera entre octobre et janvier prochains, si on les maintient, que l'effet s'en fera irrésistiblement sentir. À ce moment, on ne sait comment on réagira ici. C'est pour cela qu'on est très réservé sur l'attitude à tenir[32] au point de vue locarnien. "Il est certain que des tentatives répétées et même pressantes ont été faites vis-à-vis de l'Allemagne. Elles ont été repoussées. Les raisons de l'Allemagne seront dites plus loin. Alors on s'est accroché plus complètement avec l'Autriche et la Hongrie; car on est pris d'une terrible peur de l'Allemagne." On n'en oublie pas pour cela sa rancune contre l'Angleterre[33]. D'où le refus de signer le pacte naval d'une part et la poursuite accélérée à outrance de la construction de sous-marins, seule arme efficace contre l'Angleterre, tandis qu'on a mis en sommeil le programme coûteux des gros bateaux (à ce propos, la France devrait faire attention. Elle vit sur le dogme que sa flotte s[ou]s-marine est la première du monde. Elle pourrait avoir une surprise.)

Position de l'Allemagne : On est persuadé ici que l'Allemagne prépare un coup de force. Mais que le coup ne sera porté ni à l'ouest, côté France, ni à l'est, côté Russie ou Pologne. En occupant la zone démilitarisée, l'Allemagne ne vise qu'à se garantir. Elle élèvera face à la ligne Painlevé une ligne fortifiée semblable. Son pacte avec la Pologne la garantit à l'est. L'ambassadeur de Pologne me disait qu'en Allemagne il y a eu un mot d'ordre recommandant les plus grands égards vis-à-vis des Polonais. C'est donc au sud qu'aurait lieu le coup, reprise du programme centre européen. C'est ce programme qui empêche le rapprochement allemand-italien. Certains ici le regrettent[34] car, disent-ils, l'Italie n'a rien à espérer de substantiel de la France et de l'Angleterre, tandis qu'une guerre victorieuse où elle serait alliée de l'Allemagne donnerait à se partager de fameuses dépouilles (Tunisie, Égypte, Corse, Congo belge, etc.). Pour cette entente il faudrait abandonner Autriche, Hongrie, en somme toute influence italienne sur le bassin danubien. D'autre part l'Allemagne veut se rapprocher de l'Angleterre. L'expérience de la dernière guerre lui a appris qu'il faut aussi avoir avec soi l'Angleterre et l'Amérique.

La position de la France se trouve donc nettement indiquée : rester étroitement unie à l'Angleterre et au pacte de sécurité collective. Toute autre attitude pourrait être mortelle. Ainsi étayée, ne pas craindre une révision du traité de Versailles… Perspective pleine d'embûches, mais pas plus inquiétante que la situation actuelle.

M. de Chambrun qui dînait ce soir avec nous au G[ran]d Hôtel, au gentil dîner offert par les Montabré, avait vu Mussolini dans la journée et semblait content de sa visite. Je suis étonné de l'attitude de nos diplomates qui semblent guetter les mouvements d'humeur d'un chef d'État étranger comme s'ils étaient ses sujets. Il y avait plus de quinze jours qu'on n'avait plus aucun contact. Il y avait à ce dîner S. E., M. Raggi et sa femme. Il est ministre de la Presse étrangère. Petit et gros, il incarne la satisfaction et la vanité qui caractérisent les profiteurs de ce régime. Hors cela, homme fort agréable et femme charmante.

27 [mars 1936 Rome]

Assez fatigué par une longue journée de travail. Mais ça marche.

Le journal B[eau]x-A[rts] publie sous le titre "Leurs raisons de vivre" une interview de ce médiocre Gimond, d'un invraisemblable pathos. La façon dont ces gens se prennent au sérieux est comique. Mais le plus comique est que ces soi-disant modernes ne parlent que des Grecs; ils sont dans l'impasse académique (dans le mauvais sens du terme), poursuivent avec moins de talent et de savoir le même but que les Canovistes ou les Thorvaldsen, se gargarisent avec des phrases, jugent de haut Léonard de Vinci qui lui, fut bien de son temps, etc. La préoccupation de chercher qui imiter apparaît là naïvement. Tout cela mis au point par un nommé Diolé. En même temps, dans le journal l'Amour de l'Art, un article sur la photographie, où voilà aussi qu'on divise les photographes en photographes de gauche et photographes de droite, et toujours avec cette phraséologie prétentieuse de la critique contemporaine. C'est touchant. Dommage de n'avoir pas le temps d'entreprendre quelques articles pour remettre tous ces gens à leur place.

28 [mars 1936 Rome]

Longue journée de travail. Interruption pour des questions budgétaires.

Dîner chez les Charles-Roux, toujours charmants. La jeune Cyprienne assistait au dîner, ravissante petite jeune fille vraiment. Longuement parlé avec le ministre anglais près le S[ain]t-Siège. Il parla avec mépris poli de la presse française. C'était pénible mais juste et n'ai pu qu'approuver. Il ne semble pas que les injures de nos journaux les aient beaucoup impressionnés.

Peut-être, si j'en ai le temps, vais-je faire le buste de la jeune Cyprienne.

29 [mars 1936 Rome]

Nocturne[35], matin, après-midi. Nous préparons une soirée pour faire entendre Doguereau.

Nous avons essayé d'entendre le discours Flandin. Je n'aime pas ces communications dans d'aussi graves moments. Et puis du moment qu'il s'agit de sécurité et de mesures collectives, il faut là laisser les vieilles idées de souveraineté et ne rien faire que collectivement.

Reçu le rapport de l'Académie sur les envois. Je n'aime ni celui de Schmitt qui est injuste dans les deux sens (critiques sur Planel, éloges pour Desportes) et encore moins celui d'Umbdenstock qui est d'un gâteux. On dirait un robinet qui fuit.

30 [mars 1936 Rome]

Toute la journée à Nocturne. Cette fois-ci je tiens mon affaire.

Nous organisons pour vendredi prochain un petit concert pour faire entendre Doguereau. J'ai demandé à mes musiciens d'y participer. Aussitôt complications, prétentions, jalousies. Quel drôle de monde que ce monde de la musique. Je crois bien que c'est le plus mesquin de tous les milieux d'artistes. Ça a fini par s'arranger.

Nous n'avons pas encore le discours de Flandin de dimanche. Seulement des extraits tendancieux dans les journaux italiens mais qui, malgré cela, ne semblent pas mauvais.

Toute la journée des avions volent sur nos têtes. Le progrès scientifique, est-ce la civilisation?

 

[1]    . Le moulin de Genevray en Seine-et-Marne.

[2]    Jean Boucher.

[3]    Henriette Thomson.

[4]    Sources de la Seine.

[5]    Sources de la Seine.

[6]    . Suivi par : "confient", raturé.

[7]    . Précédé par : "plus", raturé.

[8]    . Projet non réalisé.

[9]    . Suivi par : "toujours", raturé.

[10]  . Au Monument de la Réformation.

[11]  . Suivi par : "se retourne immédiatement", raturé.

[12]  . Au lieu de : "maintenant", raturé.

[13]  . Suivi par : "qui me dit", raturé.

[14]  . Au lieu de : "causer", raturé.

[15]  Chabannes.

[16]  La glorieuse carrière de Simone Dolly, Arthème-Fayard, 1930.

[17]  Sources de la Seine.

[18]  . La baronne Edmond de Rothschild.

[19]  . Suivi par : "à l'entente", raturé.

[20]  . Anthony Eden.

[21]  Sources de la Seine.

[22]  . Suivi par : "mes équipes", raturé.

[23]  . Orthographié : "Lhamond", dans le manuscrit.

[24]  . Article sur les travaux des pensionnaires de l'Académie.

[25]  . Ces deux monuments sont déplacés le temps des travaux du palais.

[26]  . Au lieu de : "l'avoir fait", raturé.

[27]  . Au lieu de : "jolis", raturé.

[28]  . Suivi par : "une couleur de ton un peu", raturé.

[29]  . Suivi par : "par moment", raturé.

[30]  . Suivi par : "En vérité", raturé.

[31]  . Suivi par : "à qui n'en a pas tout au moins", raturé.

[32]  . Suivi par : "dans le cas", raturé.

[33]  . Suivi par : "Comme on sait", raturé.

[34]  . Suivi par : "et se demandent", raturé.

[35]  Fauré.